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Presque tous les films de Harun Farocki cernent la dimension à la fois culturelle et visuelle de l’histoire du travail moderne. Arbeiter verlassen die Fabrik (La sortie des usines, 1995) n’en est que l’exemple le plus explicite. Si le sujet de ce film de montage est le site du travail de l’ouvrier dans l’histoire du cinéma, sa forme opère, par le catalogage et le montage de motifs et de gestes, un travail mnémonique qui insiste sur son propre site : le film. À travers l’oeuvre de Farocki s’esquisse une mémoire audiovisuelle de la civilisation et des machines, avec un sens historique pour les techniques en même temps que pour les images. La transformation, non seulement du travail, mais aussi du mode de son organisation, implique chez ce cinéaste et artiste une réflexion fondamentale sur la société de contrôle, au sens où Gilles Deleuze la distingue de la société disciplinaire analysée par Michel Foucault :

Les sociétés disciplinaires ont deux pôles : la signature qui indique l’individu, et le nombre ou numéro matricule qui indique sa position dans une masse. […] Dans les sociétés de contrôle, au contraire, l’essentiel n’est plus une signature ni un nombre, mais un chiffre. […] On ne se trouve plus devant le couple masse-individu. Les individus sont devenus des « dividuels », et les masses, des échantillons, des données, des marchés ou des « banques »[1].

Pour Farocki, la ville de Lille constitue une sorte de paradigme du passage de l’âge industriel des masses et de la production vers l’âge postindustriel des données et des services. Dans l’installation Gegen-Musik (Contre-chant, 2004)[2], ce passage s’incarne et se redouble dans celui qui conduit de Chelovek s kino-apparatom (Dziga Vertov, L’homme à la caméra, 1929) et de Berlin : Die Sinfonie der Großstadt (Walter Ruttmann, Berlin : symphonie d’une grande ville, 1927) à des images provenant des machines de surveillance d’aujourd’hui. Si certains plans des films des années 1920 montrent encore des « lieux » individuels (chez Vertov, une femme à son domicile), les prises provenant des installations automatiques contemporaines captent avant tout ce que Marc Augé a nommé des « non-lieux » ou des « espaces d’anonymat », c’est-à-dire des « installations nécessaires à la circulation accélérée des personnes ou des biens (voies rapides, échangeurs, gares, aéroports, salles d’attente) », mais aussi bien des moyens de transport eux-mêmes, des centres commerciaux, des parcs de loisir. Ces images chiffrées montrent des lieux de passage dans lesquels ne s’intègrent pas les lieux anciens ou « lieux de mémoire » occupant une place circonscrite. Elles incarnent le contrôle d’identité qui accompagne paradoxalement la fréquentation des lieux anonymes, mais aussi l’excès de temps et la surabondance événementielle et spatiale du monde contemporain qu’Augé analyse comme figures de la « surmodernité »[3].

Par un dispositif de double projection, Contre-chant présente un travail archéologique sur les images d’archives, qui permet d’analyser, à travers un catalogage de gestes, le rapport historique entre corps humain et machines de production, ou encore entre vision humaine et vision technique. Si les machines de vision produisent par leur association à la distribution des corps une idée ambiguë de la fonction mémorielle de l’enregistrement, le dispositif spécifique de l’installation permet de mettre en question cette ambiguïté, en proposant une réflexion qui passe par la construction d’une mémoire au second degré, c’est- à-dire, une mémoire donnant à voir le dispositif de son propre fonctionnement.

Chez Farocki, la mémoire du travail, par ses lieux et ses modes de transformation, ne peut pas surgir de la simple collection des images d’archives ; elle nécessite un travail de mémoire, entrepris par le montage. Passant du cinéma aux espaces d’exposition, depuis sa première installation Schnittstelle (Section, 1995), Harun Farocki a mis à l’épreuve un système complexe de double projection qui met en scène la virtualité du montage filmique[4]. Mais c’est avec l’installation Contre-chant que l’idée de l’intervalle comme fondement du montage est particulièrement accentuée. Il s’agira de montrer comment cette idée vertovienne s’y articule, et en quoi elle rejoint des questions propres au travail de la mémoire.

On peut distinguer dans l’installation Contre-chant trois idées de mémoire, qui soutiennent une réflexion sur la société de contrôle. La première idée porte sur la fonction de l’archive, par la remise en cause de l’idée qu’il existe une mémoire « brute » des images du réel, comme « vie telle qu’elle est » et documents purs. D’après Farocki, si l’image est la trace d’un événement, elle est toujours et en même temps signe (qui demande à être lu) ; il n’y a pas de document « neutre » ni d’image « naturelle » ou « nue », car aujourd’hui, toute image est toujours déjà mise en circulation et en discours. La mémoire ainsi se construit à travers un dispositif spécifique, comme processus et non pas comme réservoir inerte, elle n’est pas non plus « naturelle » ; et si elle se construit à partir des images préexistantes, elle est liée à la politique de l’archive. Mémoire filmique du kino-glaz vertovien ou mémoire automatique des nouveaux systèmes de surveillance, elle peut être déconstruite. Ensuite, Contre-chant se présente comme lieu d’exposition des images d’archive, donc comme une sorte de théâtre de la mémoire avec son système topologique d’écarts. Le montage sert à la mise-en-corrélation et au retournement des images, et par là aussi au déplacement des discours. La comparaison des formes et des gestes, la pensée des dispositifs nécessitent des figures complexes de montage. Enfin, on peut distinguer la mise en marche d’une mémoire interne à l’installation (ou au film). L’intervalle y fonctionne comme base d’un montage à distance (au sens d’Artavazd Pelechian[5]) : si l’image est refilmée, remontée, réfléchie, elle est aussi répétée à l’intérieur du film et chaque fois recontextualisée.

1. La mémoire construite par le dispositif des archives

L’image des archives n’est pas innocente, elle n’est jamais pur témoin, mais s’inscrit dans des dispositifs de fabrication et de circulation. Si nous pouvons distinguer chez Harun Farocki une sorte de « fabrique de l’histoire » à travers le réemploi des images préexistantes (par exemple, une histoire de la première guerre du Golfe avec la série de trois installations intitulées Auge/Maschine (Oeil/Machine [2000], Oeil/Machine II [2002], Oeil/Machine III [2003]) ; ou une histoire des hétérotopies d’une ville, des ses espaces différents ou « autres »[6], avec l’installation Contre-chant), il s’agit toujours d’une histoire de deuxième degré : c’est-à-dire, non pas une histoire construite simplement à partir des images-traces, mais plutôt une histoire du regard (Sylvie Lindeperg[7]). Une telle approche suppose une pensée des archives, de la mémoire visuelle et de ses dispositifs, ou encore une description des images actuelles qui implique une réflexion sur la formation historique des relations d’emplacement.

Aleida Assmann a défini l’archive comme lieu de savoir et de mémoire collective, qui remplit ses fonctions de conservation, de choix, mais aussi d’accessibilité[8]. Il convient d’attirer l’attention vers les deux derniers critères : le choix et l’accessibilité. À l’assertion de Jacques Derrida, « pas de pouvoir politique sans contrôle des archives[9] », Aleida Assmann répond : pas de critique ni de débat public sans archives[10]. L’accessibilité des archives est donc un critère décisif pour la construction d’une histoire. Dans un texte publié dans la revue Trafic, Harun Farocki écrit : « Aujourd’hui, les archives militaires ne fournissent plus d’images sur lesquelles figurent des véhicules, d’où l’on pourrait conclure à la présence d’êtres humains dans la zone de feu[11]. » De ce point de vue, on pourrait parler d’une fonction biopolitique de l’archive, et il faut bien entendre l’archive (aussi) dans un sens foucaldien. Chez Foucault, l’archive devient l’ensemble des « systèmes qui instaurent les énoncés comme des événements (ayant leurs conditions et leur domaine d’apparition) et des choses (comportant leur possibilité et leur champ d’utilisation[12]) ».

Utilisant (dans certains films ainsi que dans ses installations[13]) des images qu’il appelle « opératoires[14] », c’est-à-dire d’une finalité purement technique et fonctionnelle, Farocki prend en considération le fonctionnement de la mémoire du « visuel » au sens de Serge Daney : des images à usage unique, produites souvent pour une opération précise, destinées à l’effacement, telles les images militaires de surveillance qui vérifient l’efficacité d’un bombardement ou les images de surveillance qui assurent le fonctionnement du trafic citadin. Ces images, dit Daney à propos de la première guerre du Golfe, témoignent justement d’un manque d’altérité : ce sont des images vérificatrices, des images-clichés : « achat d’espace (de publicité, de présence télévisuelle), image-robot, image-vigile, c’est tout un[15] ».

Farocki écrit dans un de ses textes qu’il fut « sensible au caractère déplacé de toutes ces images laborieusement collectées parmi les instituts de recherche, les services de relation publique, les archives de films éducatifs ou autres[16] ». On pourrait dire que le déplacement de ces archives spécialisées vers le milieu d’exposition d’art[17] (ou le cinéma d’art et d’essai) représente en soi une espèce d’acte de ready-made, une prise de conscience de la valeur d’exposition d’une image, une transformation décisive de sa valeur et de son usage.

2. L’installation comme lieu d’exposition et comme site de commémoration

L’installation devient donc une sorte de théâtre de la mémoire, dans le sens topologique du terme, comme spatialisation et comme temporalisation des images recyclées : elle permet de comparer des formes et des gestes provenant d’âges différents, et elle fait circuler les images à l’intérieur de son dispositif d’exposition. Un jeu d’apparitions, de disparitions et de reprises (entre les deux écrans, à l’intérieur de chaque bande, et par la mise en boucle de l’installation), appuyé et ponctué par des intertitres, indique le fonctionnement « processuel » de cette mémoire-archive.

Les images de cette installation proviennent de différents supports et périodes : il y a d’abord des films dits « symphoniques » de l’avant-garde classique (L’homme à la caméra de Dziga Vertov, Berlin : symphonie d’une grande ville de Walter Ruttmann, mais aussi un bref extrait d’un film américain de science-fiction et divers plans de films industriels) ; ensuite, on y trouve, parmi les images recyclées, des images purement fonctionnelles, comme des images d’ordinateur (des images infrarouges ou encore des simulations numériques d’architecture) et des images de la vidéo-surveillance publique. Enfin, Contre-chant présente aussi des plans que Farocki a tournés pour ce film, dans des centres de contrôle, ou autour du nouveau centre d’affaires de Lille.

Contre-chant semble donc se distinguer de l’utopie « symphonique » des films sur les grandes villes des années 1920 : ceci non seulement parce que cette installation se sert du son direct (à la différence des grands films de montage du muet), et utilise celui-ci comme contre-point soulignant le manque de contre-champ d’un certain type d’images (notamment de surveillance) ; mais aussi et surtout parce qu’elle historise l’enthousiasme des années 1920 pour le rythme des machines et analyse le devenir des masses et des hétérotopies de la société de contrôle. L’idée de départ, pour Farocki, est la suivante : « Aujourd’hui, la ville est tout aussi rationalisée et organisée qu’un processus de production[18]. » Ce parallèle a déjà été établi par le montage de Berlin : symphonie d’une grande ville, mais la vision techniciste des systèmes de transport et de la marche des machines est subordonnée dans le film de Ruttmann à un mouvement homogène qui ne laisse justement pas transparaître les hétérotopies ou saisir le fonctionnement des dispositifs.

Par-delà les différences et dissemblances entre deux types d’image (les images filmiques et les images numériques ou numérisées, les images artistiques et les images fonctionnelles), transparaît un processus d’abolition de la vocation représentative de l’image artistique. Jacques Rancière décrit cette « fin des images » comme un projet qui s’est déjà joué historiquement entre le symbolisme et le constructivisme, comme « le projet d’un art délivré des images, c’est-à-dire délivré non pas simplement de la figuration ancienne mais de la tension nouvelle entre la présence nue et l’écriture de l’histoire sur les choses, délivré en même temps de la tension entre les opérations de l’art et les formes sociales de la ressemblance et de la reconnaissance[19] ». Rancière attribue à ce projet deux grandes formes : l’art pur, en tant que réalisation directe de l’idée en forme sensible auto-suffisante (et incarnée parfaitement par la poétique mallarméenne), et l’art simultanéiste, futuriste et constructiviste qui se réalise en se supprimant, « ne séparant plus l’art du travail ou de la politique ». Si Rancière voit « l’oeil-machine vertovien, rendant synchrones toutes les machines[20] » comme exemple de la deuxième catégorie, nous pouvons classer le film de Ruttmann, qui tend à l’abstraction et au rythme pur, dans la première.

Dans Contre-chant, on voit comment l’utopie vertovienne des années 1920 s’est à la fois réalisée et transformée : les caméras sont certes déchaînées et elles sont devenues encore plus omniprésentes que le ciné-oeil de Vertov ; mais les prises automatiques de surveillance, détachées du corps humain des « kinoks », ne font plus l’objet d’un montage (à la limite elles vont subir un traitement fonctionnel d’image). Par ailleurs, ces images ne vont pas passer au cinéma, même pas à la télévision (à la limite, elles vont circuler dans le réseau de l’internet). À travers les archives de la ville, on voit l’état actuel de la technologie de surveillance : le travail du contrôle visuel est en partie assuré par des machines de vision dites intelligentes. Ainsi, l’installation présente des yeux machiniques qui peuvent détecter des mouvements ou des arrêts non prévus, et même réagir.

Dans cette installation en double projection, Farocki montre donc, inspiré par Vertov et Ruttmann, le déroulement d’une journée dans une ville, à partir des caméras de surveillance. C’était déjà l’utopie de Vertov. L’idée vertovienne du « ciné-oeil », avec sa conception des capacités de l’oeil mécanique — qui non seulement saisit la vie « à l’improviste », mais propose une nouvelle perception du monde — n’est pas sans parenté avec les idées de Walter Benjamin sur l’inconscient optique de la photographie : les caméras seraient donc capables de « voir plus » que l’oeil humain; d’un autre côté, son approche matérialiste le rapproche de Bergson. C’est pour cela que Gilles Deleuze appelle le ciné-oeil un « oeil de la matière », comme « agencement machinique des images-mouvement » qui a pour corrélat « un agencement d’énonciation collectif »[21] (lequel, bien sûr, implique l’utopie communiste).

Quand les kinoks portent leurs caméras dans le « tourbillon de la vie », le vouloir-mieux-voir paraît une promesse technologique annonçant déjà les dispositifs actuels de surveillance. Dans sa « carte de visite artistique », Vertov définit le ciné-oeil des kinoks-opérateurs comme omniprésent et analogue à la « radio-oreille » comme « appareil cinématographique pour observation cachée, prises de vues cachées[22] ». Une telle conception de prise de vue cachée et généralisée produit aujourd’hui un immense réservoir de plans sans hors-champs. Ce qui manque à ces plans, c’est justement l’idée vertovienne d’une conception du montage qui commence pour lui dès l’élaboration du sujet[23].

Opérant en partie avec des images préexistantes (de la « reproduction », dit un carton), Contre-chant réétablit en quelque sorte un ordre de passage des prises, en suggérant l’idée d’une recherche thématique en direct (sur l’illumination de la ville par exemple, ou encore sur le système de canalisation, en correspondance métaphorique avec la circulation sanguine). Chez Farocki, la « reproduction » des images-surveillance est opposée à la « production » des images de l’homme à la caméra : « Nous suivons des caméras, déjà dirigées vers les dormeurs », dit un intertitre, visant une comparaison entre le début du film de Vertov et le début de la boucle de l’installation.

Ceci dit, la reprise et le réemploi des archives faisaient aussi partie de la méthode de Vertov dans d’autres films — ce qui a conduit le formaliste Victor Chklovski, son contemporain, à critiquer précisément le fait que dans Shagay, sovet ! (En avant, Soviet !, 1926), la majorité des plans n’a été tournée « ni par Vertov lui-même, ni suivant ses instructions[24] ». À l’époque, Chklovski exprimait même une sorte de mal d’archive face aux pratiques du film de montage[25]. Aujourd’hui, dans Contre-chant de Farocki, il s’agit de montrer le mal d’archive d’un nouveau type : les murs d’écrans dans les centres de surveillance du trafic ferroviaire dépassent largement la capacité d’attention des surveillants professionnels, et ces images sont, comme toute archive, en composition et en décomposition permanente. Même si les images de surveillance sont aujourd’hui automatiquement datées et localisées, donc virtuellement repérables et classables, il leur manque justement une organisation du monde visible comme processus de montage, qui commencerait avec le moment de l’observation par « l’oeil désarmé » et qui passerait aussi par le tournage, pour le dire dans les mots de Vertov[26] (en contradiction partielle avec sa pratique).

Si Farocki recourt ici de façon significative à L’homme à la caméra de Dziga Vertov (plus qu’au film de Ruttmann), il donne à ce film une fonction spécifique qui dépasse l’analyse comparative de la vision idéologique et technique d’une ville. Il emprunte, et je vais revenir sur ce point, certaines idées de Vertov, d’ailleurs incarnées par le cinéma plutôt que par les écrits de celui-ci : des idées qui résident dans la conception formelle de la vision et du montage.

Figure 1

Harun Farocki, Gegen-Musik/Contre-chant, 2004.

Harun Farocki, Gegen-Musik/Contre-chant, 2004.
Copyright Harun Farocki Film Produktion

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Tout d’abord, dans Contre-chant, il s’agit de comparer des formes et des gestes semblables : les anciens ouvriers quittent l’usine à pied pour se diriger vers les habitations, les foules d’aujourd’hui prennent le métro pour rejoindre leur lieu de travail ; des machines à tisser en plan large ou une aiguille à clapet en gros plan incarnent un travail industriel qui s’estompe ; la disparition de ce type de production va entraîner la création de nouveaux centres, où les mouvements des individus vont encore être cadrés et réglés : à Lille, ce centre s’appelle « Euralille[27] » (fig. 1).

Parmi les architectes qui y ont participé, figure Christian de Portzamparc avec la tour surnommée la « Chaussure de ski » (la tour du Crédit lyonnais), qui surplombe la gare. Cette tour figure à plusieurs reprises dans l’installation de Farocki, dans des plans cinématographiques bien détachés, et opposés, du point de vue figuratif et plastique, aux prises de surveillance et aux cartes diagrammatiques, mais aussi aux modèles et aux enseignes du centre.

Figure 2

Harun Farocki, Gegen-Musik/Contre-chant, 2004.

Harun Farocki, Gegen-Musik/Contre-chant, 2004.
Copyright Harun Farocki Film Produktion

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On peut décrire l’opposition entre ces deux types d’images par ce que Jacques Rancière appelle l’image « ostensive », qui se réclame d’une présence pure au nom de l’art et ce qu’il appelle l’image « nue » vouée au seul témoignage. Comme projet de l’art contemporain, selon le diagnostic dialectique de Rancière, au-delà de l’image ostensive et de l’image nue, il ne resterait que l’image « métaphorique » qui jouerait sur l’ambiguïté des ressemblances et l’instabilité des dissemblances. Le travail de l’art serait désormais « d’opérer une redisposition locale, un réagencement singulier des images circulantes[28] ». C’est en ce sens que Contre-chant, non seulement souligne une dimension historique (par l’intégration des films des années 1920), mais aussi propose une réflexion face au statut et à la vocation ambiguë des images contemporaines (fig. 2).

L’architecture contemporaine ou « postmoderne » est censée incarner l’idée du flux citadin, un espace transparent et léger, un espace d’en haut, que Farocki oppose à l’espace obscur et rocailleux des souterrains[29] (fig. 3). Si Vertov a montré l’homme nouveau comme « une sorte de centre nerveux organisé, reflet de l’ère industrielle et de la société socialiste[30] », Farocki a aussi recours à la métaphore du corps et du métabolisme pour montrer l’organisation de la société contemporaine et les systèmes de circulation dans une ville d’aujourd’hui.

Figure 3

Harun Farocki, Gegen-Musik/Contre-chant, 2004.

Harun Farocki, Gegen-Musik/Contre-chant, 2004.
Copyright Harun Farocki Film Produktion

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Contre-chant montre la cité comme lieu de la gouvernementalité, au sens que Foucault donne à ce terme : comme mode spécifique d’exercice de pouvoir résultant du processus de technicisation et de rationalisation, et comme fondement des dispositifs de sécurité[31]. La division des espaces y est essentielle : « Nous sommes à l’époque du simultané, nous sommes à l’époque de la juxtaposition, à l’époque du proche et du lointain, du côte à côte, du dispersé[32]. » La gouvernementalité ne date pas d’aujourd’hui. Pour montrer cela, un simple parallélisme ne suffit pas.

Dans Contre-chant, les motifs sont soumis à une répétition complexe à l’intérieur de chaque bande, mais aussi entre les deux bandes de la double projection. Ainsi, l’installation confronte par exemple, à travers des alternances horizontales et verticales, les techniques anciennes et contemporaines de cadrage des individus et du contrôle à distance de leurs conduites. Par cette comparaison entre travail manuel industriel et travail de vision postindustriel, la double projection suggère un rapprochement : l’association des plans d’un film industriel des années 1920, constituant aujourd’hui une mémoire culturelle des gestes propres aux ouvriers de l’industrie textile, avec les plans que Farocki a tournés dans un centre de contrôle ferroviaire, transforme ceux-ci en trace future d’un travail de visionnement humain en cours de rationalisation, notamment par des programmes numériques d’analyse d’images que Farocki présente tout au long de la boucle. Le champ visuel du film industriel montre la marche des machines comme conséquence de l’intervention physique des ouvriers, tandis que le plan du centre de surveillance-vidéo indique la suprématie d’une vision en voie d’auto-régulation. Les nouvelles images dotées de chiffres et d’inscriptions fonctionnent comme tableaux de bord. Leur régime relance un automatisme déjà présent dans le cinéma des années 1920. Gilles Deleuze décrit le corrélat digital de l’assemblage homme-machine des avant-gardes de la façon suivante : « C’est le couple cerveau-information, cerveau-ville, qui remplace oeil-Nature[33]. » L’image numérique est en réorganisation perpétuelle, elle abolit les vecteurs du plan filmique et devient surface opaque. Face à cette transformation, la volonté d’art est un défi à renouveler, mais elle dépend d’une esthétique, dit Deleuze, avant de dépendre de la technologie.

3. Intervalle et mémoire interne

L’idée de l’intervalle de Vertov que Farocki semble adopter dans son installation n’est pas directement liée à la mémoire. Mais par l’intervalle comme principe de répétition, comme système d’analogies et de corrélations, la mémoire interne à la bande affecte le spectateur. Comment peut-on spécifier l’intervalle dans une double projection ? Dans son sens premier, l’intervalle signifie, dans l’espace, la distance qui sépare deux éléments d’une suite (d’où sa signification dans le domaine des chemins de fer, où l’on découpe les trajets en sections contrôlées par la télégraphie, figure de communication importante chez Vertov). Ensuite, l’intervalle signifie, en musique, l’écart entre deux sons, mesuré par le rapport de leurs fréquences[34]. Vertov a transposé l’idée de l’intervalle dans le cinéma. La conception de l’intervalle qu’il esquisse dans ses textes (notamment sur le « ciné-oeil ») définit celui-ci tout d’abord comme « mouvement entre les images[35] ». Ce mouvement vise en principe les deux significations premières de l’intervalle : la différence de deux plans ou photogrammes d’une même série (ce que Vertov appelle « la transition d’une impulsion visuelle à la suivante »), et un écart (plus grand) entre deux plans distants, ce que Vertov appelle « la corrélation visuelle des images » (en ce qui concerne la composition plastique, par exemple la lumière, l’angle et la vitesse des images, les mouvements à l’intérieur des plans, etc.). Si on reste dans la théorie de la musique, on peut aussi, comme le suggèrent Jacques Aumont et Michel Marie, distinguer chez Vertov, notamment dans L’homme à la caméra, des intervalles du type harmonique (donc simultanés, dans les surimpressions par exemple) et du type mélodique (donc successifs)[36]. Mais c’est surtout l’idée vertovienne de la « corrélation visuelle des images » que je voudrais ici retenir. Gilles Deleuze le souligne bien, quand il conceptualise, avec Bergson, la notion de l’image-perception :

L’originalité de la théorie vertovienne de l’intervalle, c’est que celui-ci ne marque plus un écart qui se creuse, une mise à distance entre deux images consécutives, mais au contraire une mise en corrélation de deux images lointaines (incommensurables du point de vue de notre perception humaine)[37].

On peut bien voir comment Farocki reprend, par un système complexe de montage d’alternances, de simultanéités (deux images parallèles, parfois plus) et de répétitions, ce principe de l’intervalle comme corrélation entre deux images lointaines. Mais il y a encore un autre aspect de l’intervalle que Farocki retient de Vertov : c’est le rapport dialectique entre mouvement et fixité. Gilles Deleuze définit l’idée de l’intervalle de L’homme à la caméra en ce sens :

La ville-désert, la ville absente d’elle-même, ne cessera pas de hanter le cinéma, comme si elle détenait un secret. Le secret, c’est un nouveau sens encore de la notion d’intervalle : celle-ci désigne maintenant le point où le mouvement s’arrête, et, s’arrêtant, va pouvoir s’inverser, s’accélérer, se ralentir. […] Il faut atteindre au point qui rend l’inversion ou la modification possible[38].

Aux photogrammes, agencés chez Vertov à travers des arrêts-sur-images qui rythment le point de départ d’un mouvement ou d’une accélération, Farocki fait correspondre le traitement numérique de l’image de surveillance, le moment de l’isolation d’un mouvement, ou le repérage d’un intervalle. Ainsi, la reprise de l’image de l’enfant, introduite au début de la double projection, constitue en même temps un effet de mémoire interne à la boucle de l’installation. Si au début de Contre-chant, nous avons vu cet enfant comme image quasi fixe et énigmatique, et mis en rapport avec les dormeurs de L’homme à la caméra, il y représente virtuellement un plan de cinéma. Ce plan sera montré une deuxième fois, associé à la naissance du trafic urbain. Dans la troisième et dernière reprise, il incarne donc, comme une sorte de plan-conducteur (au sens que Pelechian[39] donne à ce terme), la mise en mouvement à la fois d’un film, d’un corps et d’une ville. Cette fois-ci, Farocki dramatise le moment de l’éveil, en transposant la méthode de Vertov (l’alternance du mouvement du train et de la toilette de la jeune femme) vers l’installation. Mais dans la double projection, l’enfant n’apparaît plus en plein écran, et son image sera aussitôt intégrée dans une table d’information, pour devenir, comme la vue automatique d’une machine de transport, la matière de la représentation diagrammatique de ses mouvements. Chiffré, il devient dividuel, pourrait-on dire avec Deleuze. Donc, ici, l’intervalle (comme mouvement entre les images) est créé pour présenter un déplacement du sens à travers la mémoire interne de la double bande. De l’animation de l’homme électrique de Vertov, on passe vers les nouvelles technologies de l’isolation d’un mouvement. Le stoppage devient le signe de la gouvernance, et on voit, par la décomposition du mouvement, à quel point la vision médicale de l’enfant appartient également à un dispositif de contrôle, comparable aux traitements numériques des images-vigiles des transports publics.

Dans le système de comparaison que Farocki établit à travers son montage, nous percevons les transformations de la vision comme affectations des corps : à la mobilité accrue et automatisée des capteurs d’images correspond l’immobilité des regardeurs, assis devant leurs machines de simulation ou leurs écrans de contrôle, ou encore une déshumanisation intégrale de la vision, le remplacement du regard par une prothèse, un oeil machinique, un programme numérique de traitement d’image.

4. La mémoire des images comme base du travail de l’art (en guise de conclusion)

L’articulation complexe de cette installation produit donc un travail artistique portant sur sa mémoire externe en même temps que sur sa mémoire interne, sur le dispositif des archives en même temps que sur son propre mode d’exposition. Ainsi s’articule le passage d’un type de société vers un autre, d’un type de travail vers un autre : le passage des sociétés disciplinaires qui opère encore avec le couple masse-individu, incarné par la foule ouvrière de l’âge industriel, vers ce que Deleuze appelle la société de contrôle : des sites où les individus deviennent chiffrables et où les masses ne sont plus que des échantillons. Cette transformation, Contre-chant l’expose bien, est doublée par le passage d’un certain type de plan filmique, conçu comme fenêtre sur le monde avec son « cache » bazinien, avec sa profondeur de champ, vers un certain type d’image digitale, décrite par Deleuze comme « table d’information », produisant plutôt des couches et de la surface.

La confrontation, par cette double projection, des matériaux provenant de différentes périodes, produit des anachronismes et des écarts qui visent à la fois des ressemblances et des dissemblances : l’organisation de nos villes à l’époque du travail industriel et leur transformation par la délocalisation et les machines de vision récentes. Aux « espaces autres » des films de la modernité succèdent les « non-lieux » captés simultanément par les machines de la surmodernité. Ce travail de comparaison correspond à une réflexion sur la fonction des images dites nouvelles, mise en rapport avec les utopies des années 1920. Ainsi ne se produisent ni une opposition simple ni une homologie entre images photographiques et filmiques de l’ère cinématographique et images de surveillance de l’ère numérique, mais l’analyse critique d’une idée de la « fin des images » que Rancière décrit comme projet historique entre les années 1880 et les années 1920, entre l’art pur et l’art constructiviste. Aujourd’hui, selon les constatations de Rancière face à l’art contemporain, ce qui était naguère « la critique des images » devient la nouvelle tâche de l’art[40]. Si Rancière propose par son analyse une lecture de l’esprit des expositions actuelles, nous pouvons, mutatis mutandis, l’approcher du dispositif de l’installation de Harun Farocki, qui se donne lui-même comme un principe d’exposition des images circulantes.

Dans Contre-chant, les montages suggèrent des homologies entre corps humain et ville, entre réseaux de trafic ferroviaire et réseau des canaux souterrains, mais aussi une homologie diagrammatique (c’est la fin de la boucle) entre le fonctionnement d’un centre de surveillance civile et militaire. Pour Farocki, et là aussi, on trouve une différence par rapport à Vertov, l’importance des systèmes de transports et des médias est liée à la logique des guerres modernes. La prise en considération de la forme symbolique et la distinction sensible interviennent par le montage, opération essentielle de pensée entre image et image, mot et image, son et image. La mémoire surgit de ce montage. À travers l’exposition des dispositifs des archives, à travers la corrélation des mouvements et des gestes, et par la répétition complexe des termes.