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Dans Projections, les transports de l’image, ouvrage important paru en 1997 à l’occasion d’une exposition présentée au Fresnoy, Dominique Païni posait la question suivante : « Faut-il en finir avec la projection au terme de ce siècle, au terme de ce millénaire[1] ? » Presque vingt ans plus tard, on peut constater que la projection a parfaitement trouvé sa place dans le troisième millénaire et que, loin d’être obsolète, elle ne saurait se penser aujourd’hui indépendamment de ses développements numériques et du rôle qu’elle joue dans la transposition des savoirs et des oeuvres de la page imprimée à l’écran. De cette actualité de la projection témoigne, ainsi que le relève dans ce numéro double Nathalie Boulouch, la manière dont le modèle de la diapositive hante le vocabulaire de la culture de l’écran numérique qui a adopté, entre autres, les termes « diapositives » et « diaporama ». Dans un article justement appelé « Projection: Vanishing and Becoming » (2007), Sean Cubitt invoquait de fait la projection comme l’une des pistes les plus prometteuses de développement des nouveaux médias[2]. Et déjà s’annonce un avenir dans lequel la projection s’émanciperait même de l’écran qui n’était qu’une étape de son histoire. C’est aussi ce que souligne Céline Flécheux dans sa contribution à ce volume, en mettant en évidence une continuité entre les premières recherches en matière de perspective géométrique et les prototypes de « deskfree computers ». Conçus sans écran et dotés d’un projecteur utilisable sur toutes les surfaces, ces appareils s’apprêtent à faire entrer dans notre quotidien des objets imaginés par la science-fiction. Face à ce développement des techniques de projection numérique, le modèle cinématographique qui se trouvait au coeur de l’exposition de Dominique Païni est en net recul et ne suffit plus pour appréhender adéquatement le phénomène protéiforme que constitue aujourd’hui la projection.

Plutôt que de regretter cet état de fait ou de nous alarmer de l’omniprésence actuelle des supports numériques, nous souhaitons étudier la projection en l’inscrivant dans d’autres généalogies que celle du cinéma. Suivant une démarche inspirée de l’archéologie des médias, il s’agit de dégager la projection de la perspective téléologique dans laquelle l’enferment trop souvent les études cinématographiques qui ont, par exemple, au fil des expositions organisées par les cinémathèques, défini la lanterne magique comme un dispositif précinématographique. Situer la projection dans d’autres parcours historiques implique aussi de l’envisager dans une chronologie longue qui relie un imaginaire archaïque très ancien et la modernité la plus radicale : des peintures pariétales obtenues par projection de pigment[3] au « projection mapping », technique de projection 3D dont Katarina Korola analyse le potentiel et les limites dans ce numéro.

La projection apparaît d’emblée être un « objet » éminemment pluriel et, de ce fait, difficile à saisir. Loin de lui nuire, ce polymorphisme nous paraît être l’une des conditions de la fécondité de la projection. Aussi, tout en nous intéressant de près au dispositif optique de la projection, nous avons souhaité élargir le propos pour inclure d’autres modalités de ce que l’on pourrait nommer le « projectif ». En effet, la projection désigne avant tout le geste de lancer au sens propre et l’extrapolation temporelle au sens figuré, mais aussi une construction géométrique dont Céline Flécheux retrace ici l’histoire ; elle constitue également la dernière étape de la transformation opérée par l’alchimie dont Siegfried Zielinski examine, dans son essai, les enjeux suivant la perspective d’une « temporalité profonde » des médias. Enfin, on ne saurait occulter l’usage que la psychanalyse fait de la notion de projection. Envisagée aussi largement, comme opératrice d’une transformation dans le temps et dans l’espace, la projection assume ainsi une dimension paradigmatique dont on peut identifier la résurgence dans ses usages actuels.

Or, si elle peut revêtir une dimension abstraite et servir de modèle pour penser des phénomènes psychiques, la projection est tout d’abord, pour les historiens de l’art, un dispositif technique de présentation de supports visuels qui — et c’est ce qui fait de la projection d’images fixes un objet d’étude si passionnant —, ne s’inscrit pas aisément dans les régimes habituels de l’image. En témoigne de façon exemplaire la diapositive, insituable tant au sens propre qu’au figuré, que Nathalie Boulouch place entre « photographie illégitime » et « cinéma du pauvre » dans son article, et ce non sans rappeler que diapositives et projections, quoique désormais remplacées par leurs avatars numériques, se trouvent depuis plus d’un siècle au coeur de l’enseignement de l’histoire de l’art, discipline dont elles ont considérablement déterminé les évolutions. Dématérialisée, flottant dans l’espace, l’image produite grâce à la diapositive est privée de la légitimité de la photographie sur support papier dont la forme du moins continue de s’inscrire dans une tradition picturale. Mais elle n’appartient pas davantage au domaine de plus en plus sanctuarisé au cours du 20e siècle de la salle obscure cinématographique. Si l’image fixe projetée, comme la diapositive, se prête si mal aux catégories étanches du modernisme, sans doute est-ce aussi en raison de ses accointances profondes avec tout un univers de pensée prémoderne. Sans le savoir peut-être, les artistes qui ont, pendant tout le 20e siècle, recouru à la projection ont ainsi renoué avec une tradition ancienne dont Victor I. Stoichita, dans son ouvrage Brève histoire de l’ombre[4], a brillamment retracé les circonvolutions. Si les images produites grâce aux diapositives et autres lanternes magiques sont bien lumineuses, elles se rattachent aussi de toute évidence à cette « histoire de l’ombre » exhumée par l’auteur qui accompagne souterrainement l’art depuis ses origines.

Le rapport dialectique entre ombre et lumière qu’instaure la projection est envisagé par Dore Bowen, qui situe sa réflexion dans le contexte très spécifique d’un dispositif immersif − le diorama − au moment du développement de l’éclairage public au gaz dans le Paris du milieu du 19e siècle. L’auteure analyse dans sa contribution la duplicité de ce dispositif d’éclairage qui implique à la fois une victoire sur le monde de l’ombre et les dangers de l’usage du gaz. Ayant comme horizon la naissance du Cinématographe, Dominique Païni pointait, lui aussi, les origines quelque peu interlopes de la projection qu’il situe dans le milieu du spectacle et du divertissement populaires, celui des saltimbanques et des magiciens de foire. En même temps, en resserrant le propos sur l’image fixe, il devient désormais possible de nuancer cette vision, ainsi que le fait remarquer Marc-Emmanuel Mélon dans son article. Se penchant sur les usages pictorialistes des projections de plaques de verre photographiques, l’auteur montre comment, à l’orée de l’histoire du cinéma, a pu s’instaurer une hiérarchie entre ces deux modalités d’image lumineuse. Dans ce contexte, la projection de photographies apparaît, en effet, s’opposer au divertissement trivial du cinéma encore à ses balbutiements et souligner une différence de perception sociale d’autant plus frappante en ce qui concerne la représentation de l’univers minier. Cette défense de la fixité contre le mouvement n’est sans doute pas exempte d’un certain platonisme dans lequel la vérité immuable s’oppose à l’illusion des visions changeantes.

Aussi bien, le couple scientificité/illusion est-il central pour comprendre l’histoire et le statut de la projection fixe. Pauline Noblecourt montre comment, au milieu du 19e siècle, le modèle scientifique s’est immiscé au sein du spectaculaire au moyen de la projection. L’analyse qu’elle nous offre repose sur l’étude d’un important catalogue de dispositifs optiques, à partir duquel elle révèle la manière dont on a transposé au théâtre des innovations techniques destinées à mettre en oeuvre des expériences scientifiques et à les vulgariser. On constate alors que cette circulation entre science et divertissement a affecté jusqu’aux conceptions de l’éclairage théâtral. Il faut dire que le potentiel pédagogique des projections a été particulièrement exploité durant cette période où, comme le rappelle Noblecourt, elles constituaient le principal média de communication du discours scolaire. Significativement, ces croisements entre usages artistiques et scientifiques de l’image projetée se retrouvent au moment de l’entrée en force de la diapositive dans le champ de l’art, soit dans les années 1960/1970. Les enjeux cependant sont alors très différents : il ne s’agit plus d’une recherche de légitimité mais, au contraire, d’une volonté de rupture, en l’occurrence avec l’approche institutionnelle de l’art, dont Martha Langford analyse la postérité dans ce numéro.

Plus profondément encore, cette cooptation du diaporama par le monde de l’art au cours des années 1960 participe d’un désir général d’émancipation ainsi que le révèlent les expérimentations de l’expanded cinema dont Noémi Joly analyse dans ce dossier une manifestation emblématique : Prolifération of the Sun d’Otto Piene. Mettant l’image projetée au service d’utopies d’élargissement de la conscience, de communication sensorielle, de transfert d’énergie, cette oeuvre joue avec la lumière modifiée par son passage à travers des diapositives et amplifiée par le changement d’échelle qu’opère la projection. Cependant, dès son titre, cette oeuvre trahit aussi les inquiétudes qui hantent la période de l’après-guerre en évoquant la prolifération d’armes nucléaires. De manière comparable, Larisa Dryansky démontre, dans son texte, en quoi la projection est pensée par Dennis Oppenheim comme un dépassement de soi et une extériorisation d’une énergie mentale puissante et, en ce sens, comme le modèle théorique même de la création artistique. Cependant, loin d’un romantisme tardif et naïf, l’artiste situe en même temps ses expériences avec l’image projetée dans l’actualité difficile de son temps, marquée à la fois par la guerre du Vietnam et les débuts de l’informatisation.

Comme le rappelle pour sa part Olivier Lugon, l’essor de la projection dans les années 1960 est aussi indissociable de celui de la mécanisation perçue comme une figure potentielle d’aliénation du sujet. L’auteur analyse ainsi la démarche d’automatisation qui a accompagné les nombreuses projections présentées dans le cadre de l’exposition nationale suisse de Lausanne en 1964. Reliant la projection à la rationalisation des activités et de la pensée humaine, ces spectacles s’apparentaient par le caractère mécanique du dispositif de divertissement visuel aux machines-outils développées dans l’industrie. On pourrait effectuer un rapprochement entre cette critique de la projection automatisée et les études portant sur des périodes plus anciennes, comme celle de Jill Casid qui, dans son livre récemment paru (Scenes of Projection: Recasting the Enlightenment Subject[5]), associe projection, rationalité des Lumières et asservissement du sujet.

Chez Casid, l’une des figures importantes de cette rationalisation aliénante est la perspective linéaire. Céline Flécheux, néanmoins, montre les limites de cette interprétation dans son article. En détaillant la façon dont la méthode de la projection a participé de l’émergence de la construction perspective, elle revient sur quelques idées reçues (telles que la confusion entre le point de fuite et ce qu’elle nomme le « point d’émergence ») et, à partir de là, propose une conception de la perspective selon laquelle tout s’organise autour d’un point de vue fixe. Loin de la figure d’un sujet dit cartésien qui dominerait le monde de son regard impérieux, l’auteure démontre que la perspective est, tout au contraire, ce par quoi nous nous projetons dans le monde environnant.

En ce sens, la projection peut revêtir une portée sociale, voire politique. C’est à cet aspect que s’attache Claudia Polledri dans son étude d’une installation de l’artiste libanaise Lamia Joreige, dans laquelle la projection est mise au service d’une réflexion sur l’Histoire et, en particulier, sur les strates temporelles qui se chevauchent dans le paysage chaotique de cette ville mutilée par la guerre qu’est Beyrouth. En s’intéressant aux transformations des façades urbaines opérées par le 3D projection mapping, Katerina Korola, quant à elle, fait porter sa réflexion sur la possibilité de créer ainsi une forme d’« architecture performative » en interaction avec le site. Si cette technique est souvent utilisée comme un simple ornement et si elle a de nombreux usages publicitaires, l’auteure postule qu’il est possible également de la mettre au service d’une démarche architecturale critique. Pour cela, cependant, la projection doit opérer en « ouvrant » la façade, transformant celle-ci en un « seuil » où l’intérieur et l’extérieur se pénètrent. Tout aussi attentive aux enjeux de la matérialité architecturale, Catalina Mejía Moreno observe comment, bien en amont, la projection a pu influencer les conceptions de l’architecture en analysant les rares traces d’un événement important de l’histoire de cette discipline : une conférence prononcée par Walter Gropius en 1911 au cours de laquelle furent présentées pour la première fois les célèbres photographies de silos dont l’architecte fit le modèle d’un art de bâtir moderne. L’auteure fonde son interprétation sur les enjeux spécifiques de la projection de photographies pendant cette conférence et montre en quoi ce dispositif, ainsi que la matérialité des plaques de verre utilisées, ont partiellement déterminé la réflexion théorique de l’architecte, en particulier en ce qui concerne la notion de Körperlichkeit. Ce faisant, Catalina Mejía Moreno pointe une autre ambiguïté caractéristique de l’image projetée, dont la nature se situe entre matérialité et immatérialité.

Tel que l’étudie Erik Verhagen dans son article, c’est aussi un rapport de polarité, entre geste et pensée cette fois, que met en jeu l’oeuvre de Franz Erhard Walther. Les travaux menés par cet artiste dans les années 1950 et 1960 sont aujourd’hui reconnus comme des jalons de l’art participatif. Pourtant, comme le rappelle Verhagen, l’activation physique ou la manipulation de l’oeuvre n’est chez Walther que l’une des deux modalités possibles d’appréhension par le spectateur, la seconde reposant sur la seule projection mentale. En éclairant ce point, l’auteur réintroduit la question taboue du rôle de l’imagination dans le contexte minimaliste et conceptuel.

Il est vrai que Mel Bochner, dans des réflexions datant de la période entre 1967 et 1970, s’étonnait déjà de ce qu’il n’était plus possible de parler d’imagination en lien avec l’art :

Imagination is a word that has been generally banned from the vocabulary of recent art. Associations with any notion of special power reserved for artists or of a « poetical world » of half dreams seems particularly unattractive. There is, however, within the unspecified usage of the word a function which infuses the process of making and seeing art. […] Imagination is a projection, the exteriorizing of ideas about the nature of things seen. […] We cannot see what we cannot imagine[6].

À peu près à la même époque, Vilém Flusser, comme l’explicite Siegfried Zielinski, posait l’existence de deux types d’imagination : l’une, classique, qui est simplement reproductive et tournée vers le passé, autrement dit qui se contente de restituer ce qui a déjà été éprouvé; l’autre, productive et tendue vers l’avenir. Cette faculté d’imaginer nouvelle, le philosophe la relie à la programmation informatique, une association qui ne peut que sembler paradoxale à tous ceux qui associent imagination et rêverie, mais dont Zielinski montre la puissance créatrice. La projection en effet retrouve ici pleinement son lien avec la notion de projet. Elle devient un moyen de produire des réalités radicalement nouvelles.

Par sa capacité à mettre la pensée en images, la projection est aussi propice à l’objectivation dont Philippe Despoix fait apparaître le rôle thérapeutique dans son analyse de la conférence-projection présentée par Warburg à Kreuzlingen en 1923. Analysant le texte de cette conférence sans en occulter la dimension performative, et en prêtant une attention particulière au rapport entre la parole et l’image que trahit notamment l’usage des déictiques, l’auteur soulève des rapports d’analogie entre le processus psychique et le dispositif visuel, notamment en ce qui concerne la faculté de la projection à mettre à distance. Évoquée comme un « théâtre de la mémoire », la conférence donnée par Warburg apparaît aussi être le lieu d’une triple réminiscence : celle de rites ancestraux, mais aussi celle de son propre voyage et celle des premières présentations publiques de ses images. Bien que tournée vers l’avenir, la projection peut ainsi devenir un objet de mémoire.

C’est justement à Warburg et à son atlas Mnemosyne que Valentin Nussbaum emprunte, dans son article, l’un des exemples précurseurs des « murs d’images », autre modalité de la pensée par l’image. Chers aux fictions policières cinématographiques, ceux-ci permettent de réunir sur un plan synoptique les éléments visuels d’une enquête ou d’un projet, et ont donc une double fonction : mémorielle et projective. À rebours de la dématérialisation de l’image à laquelle se livre la projection via la diapositive, le mur d’images matérialise la réflexion située au coeur de la trame narrative et anticipe sa concrétisation dans la suite du récit. Bien qu’il ne s’agisse pas là d’un dispositif de projection au sens strict du terme, le « mur d’images », en tant qu’espace de projection imaginaire, entretient avec la projection des accointances qui permettent d’en mesurer toute la portée paradigmatique, mais aussi de mettre en évidence sa place dans l’imaginaire médiatique, tant le « mur d’images » se rapproche des nouveaux écrans numériques.

C’est donc en termes de passage du mur à l’écran, mais aussi, comme on peut le lire tout au long de ce numéro, de circulation entre psyché et matière, mémoire et projet, art et science, ombre et lumière, aliénation et affirmation du sujet, que peut se concevoir le déplacement à l’oeuvre dans l’acte de projeter. Circulation qui permet en même temps de mettre en lumière la nature projective de toute image ainsi que le rappelle James Coleman. En effet, en renversant la proposition habituelle selon laquelle une projection se fait à partir d’une image déjà fixée, l’artiste fait remonter à la surface la projection préexistant à toute activité imageante.