Corps de l’article

Introduction

À l’occasion de la publication du n° 29 de la revue Intermédialités, « Cartographier/Mapping », le groupe des hispanistes du laboratoire LLA-CREATIS de l’Université Toulouse-Jean Jaurès a souhaité établir un bilan des travaux qu’il a menés depuis quatre ans en lien avec l’intermédialité. Le présent article est le fruit de cette synthèse, que nous avons envisagée comme un espace de « réflexion » dans lequel pouvaient s’exprimer à la fois nos différences de point de vue et des convergences que nous n’avions pas forcément verbalisées, pour nous interroger sur le chemin parcouru durant les premières années d’un séminaire que nous avons baptisé Intermedialidades.

Tout au long de ce séminaire, il semble qu’une réelle continuité s’est construite entre l’intermédialité et la critique des dispositifs développée au sein du laboratoire durant les dix dernières années (École de Toulouse[1]). Pour beaucoup d’entre nous, l’ouverture à l’approche intermédiale a en effet signifié un approfondissement d’outils d’analyse transdisciplinaires, capables d’envisager des productions artistiques hétérogènes et de tenir compte du contexte de leur réception (Partie 1).

Le séminaire a d’ailleurs mis en évidence le net intérêt des chercheurs du groupe pour des formes artistiques hybrides (performance, haute gastronomie) ou émergentes (websérie, roman graphique, album numérique pour la jeunesse), sans que nous parvenions à déterminer clairement si ce sont les concepts de l’intermédialité qui nous ont conduits vers ces objets ou bien si la nécessité de trouver des outils adaptés à ces productions nous a menés à l’intermédialité. Certains travaux de l’équipe portent également sur des objets ne relevant pas du champ de l’art (le congrès, le cours de langue étrangère) mais pour lesquels le cadre conceptuel de l’intermédialité (envisager le congrès comme média, explorer le réseau d’interactions médiatiques qui sous-tend le cours de langue, par exemple) nous permet d’explorer la transférabilité et l’opérabilité d’outils d’analyse de situations pensés depuis le champ artistique (Partie 2).

Il était particulièrement intéressant pour notre groupe de disposer d’une approche systémique permettant d’étudier, dans le foisonnement médiatique contemporain, les interactions, les frictions, les convergences entre plusieurs supports de communication et de représentation qui s’offrent à l’utilisateur, dans la mesure où elles nourrissent les productions artistiques. Une telle approche permet de révéler l’insuffisance d’une perspective « insulaire[2] » centrée sur les médiums artistiques et, à l’inverse, en mettant en lumière la porosité des frontières entre médias de masse et médias artistiques, de déplacer l’analyse vers les modalités et les effets de ces interactions.

Le caractère systémique de cette approche conduit cependant à une forme de déhiérarchisation entre toutes les formes médiatiques. Or, notre groupe, tout en reconnaissant l’importance d’une approche globale, embrassant de manière équivalente toute production humaine ou sociale, s’intéresse principalement — parce que nous parlons depuis un laboratoire dont les arts sont la spécialité — à la spécificité des productions artistiques. Parce que nous n’avons pas souhaité effacer la tension qui se jouait là, nous avons postulé l’existence de « médias artistiques[3] », c’est-à-dire de supports capables d’établir avec et entre des sujets une communication que l’on peut interpréter en termes d’expérience esthétique, et où se manifeste l’expression, l’intention d’un ou plusieurs artistes. Ainsi, il nous a semblé qu’on pouvait observer l’existence d’objets intermédiaux[4], c’est-à-dire portant la trace d’une pensée artistique intermédiale, réfléchissant sur la porosité, l’articulation, la friction entre les médias et sur la place de la création dans l’espace médiatique où elle émerge (Partie 3). Notre particularité dans le paysage des études intermédiales serait donc peut-être à situer dans la réaffirmation de la spécificité de l’artistique et du propos de l’artiste. Il s’agit là à la fois d’un point de convergence de nos travaux à l’heure actuelle, et d’une piste en cours d’exploration, présentée à la fin de cet article mais qu’il s’agira de théoriser de façon solide dans une prochaine étape.

1. Migrer / Migrar : de la critique des dispositifs à l’intermédialité

L’équipe toulousaine a rencontré le concept d’intermédialité comme une sorte d’évidence épistémologique : au terme d’une quinzaine d’années de développement de la critique des dispositifs, une partie des chercheurs qui avaient participé à l’élaboration de cette théorie (Marie-Thérèse Mathet, Stéphane Lojkine, Philippe Ortel, Arnaud Rykner, etc.[5]) se sont naturellement interrogés sur les liens entre les formes artistiques et les médias de communication. Dans la mouvance de la pensée de Michel Foucault[6], le dispositif artistique est vu comme un réseau de moyens hétérogènes agencés de façon à produire, dans un espace-temps donné, des effets de sens sur le récepteur. Il est constitué de trois niveaux articulés : (I) le niveau géométral ou technique (la disposition des éléments organisés dans l’espace par la fiction); (II) le niveau pragmatique ou scopique (l’interaction de plusieurs actants sous le regard du spectateur); (III) le niveau symbolique (valeurs sémantiques et axiologiques associées à l’organisation spatiale[7]). Le dispositif artistique comportant des éléments hétérogènes (au-delà du rapport texte-image qui était à l’origine de cette nouvelle approche), la diversité du matériau qu’il était susceptible d’agencer a naturellement conduit les chercheurs à s’interroger sur la présence des médias de communication dans les oeuvres, sur le statut médiatique de l’oeuvre, et sur les relations entre eux.

C’est ainsi qu’en 2013, Philippe Ortel, Monique Martinez et Mireille Raynal lançaient, au sein du laboratoire LLA-CREATIS, un séminaire[8] visant à préparer le croisement entre les deux concepts et l’enrichissement de la notion de dispositif. À cette époque, ils avaient recours à la notion d’intermédialité, car celle-ci paraissait particulièrement féconde pour approcher des productions artistiques qui intègrent plusieurs médias, artistiques ou non. Cette approche, développée par Monique Martinez Thomas dans « Dispositive, Intermediality and Society: Tales of the Bed in Contemporary Spain[9] », permettait un regard nouveau sur l’agencement des différents éléments constitutifs de l’oeuvre : il ne s’agissait plus d’étudier les unes à côté des autres des formes de représentation « codifiées », inscrites dans une histoire des genres et correspondant à des horizons d’attente différents, mais d’analyser comment leurs interactions — convergences, frictions, porosités — généraient des écosystèmes chaque fois renouvelés, uniques, rassemblant des utilisateurs différenciés. Ces interrogations encore largement ouvertes n’étaient pas sans incidence sur l’épistémologie de l’art car à partir du moment où les médias, technologiques ou non (texte, peinture, photographie, gravure, lithographie, télévision, vidéo, cinéma, sculpture, numérisation, publicité, etc.) devenaient matériau artistique, la valeur symbolique de l’art était questionnée. Loin de la représentation sacralisée de la figure de l’artiste, loin de la fascination de l’oeuvre soumise au regard distancié du récepteur, l’interprétation intermédiale permettait de s’interroger sur les nouveaux modes de médiation, l’émergence de propositions artistiques alternatives, sur la notion d’auctorialité en pleine mutation, sur les processus cognitifs d’une perception souvent rhizomatique.

La seconde étape vers l’intermédialité a été le colloque international Création, intermédialité, dispositif, organisé en 2014 à Toulouse, et dans lequel sont également intervenus des chercheurs du CRIalt[10]. Philippe Ortel réaffirmait le lien entre dispositifs et médias dans le programme de cette rencontre :

Au-delà de la coupure — le dispositif est justement ce dépassement de la clôture, puisqu’il sépare et maintient séparé tout en unissant et rapprochant —, coupure des champs disciplinaires, des genres, des pratiques, des modes de communication, il s’agira d’évaluer l’influence réciproque des médiums, l’influence des médiums sur la représentation — le médium nouveau crée une représentation nouvelle de la réalité —, sur l’imaginaire, sur la pensée, sur la façon de voir, de sentir et de vivre[11].

Dans la lignée de ces travaux, plusieurs chercheuses ont approfondi, à partir de 2014, l’articulation entre dispositif et intermédialité[12]. Envisageant le dispositif depuis l’intermédialité, elles montraient que le caractère plurimédiatique et intermédiatique des productions artistiques permettait de porter plus d’attention à la matérialité des éléments agencés dans la forme dispositive (leur support et leur spécificité dans l’agencement de l’espace-temps). Elles dépassaient ainsi, grâce à la notion de milieu[13], le concept de l’individuation de la réception, élément clé de la critique des dispositifs (notamment par le concept d’« autre scène » repris et développé par Stéphane Lojkine[14]). La prise en compte du milieu recentrait l’analyse sur les acteurs sociaux et leurs échanges avec les autres membres du groupe créé par le média artistique. Des usagers de différentes communautés réunis par les oeuvres intermédiatiques étaient susceptibles de se constituer en nouveau(x) milieu(x) doté(s) de problématiques sociétales ou historiques partagées. L’intermédialité permettait alors de renouer avec le politique, souvent évacué par la critique des dispositifs.

La même année, l’équipe des hispanistes du laboratoire LLA-CREATIS recentrait son travail sur l’intermédialité en ouvrant le séminaire Intermedialidades et en accueillant plusieurs chercheurs spécialistes de l’intermédialité[15]. Au-delà de la perception de l’intermédialité comme phénomène, l’équipe a également orienté sa réflexion sur l’intermédialité comme approche, comme regard. La pertinence de l’intermédialité en tant qu’approche tient à sa capacité à ouvrir des théories déjà novatrices ou classiques à la prise en compte de la matérialité et du milieu des productions, ce qui permet de mieux appréhender des objets construits sur un maillage médiatique mouvant et donc difficilement saisissable (le mythe en est un exemple[16]). Si l’on considère que notre conception de toute « réalité », présente ou ancienne, passe par des mécanismes d’interprétation et de représentation, c’est-à-dire par des processus de médiation, le regard intermédial nous offre une acuité toute particulière, alliée en outre à une grande liberté théorique. Et c’est peut-être là l’une des principales forces de l’approche intermédiale, capable, par la souplesse et la transférabilité de ses concepts, de rassembler des chercheurs issus de domaines différents.

Ces trois années de réflexion collective, fondées sur l’herméneutique de textes théoriques[17] mais aussi sur l’appropriation des concepts appliqués à nos corpus de recherche[18], croisés à d’autres théories, ont soulevé de nombreuses questions autour de l’étendue sémantique des termes essentiels que sont l’intermédialité, le média et le médium. De là ont émergé des nuances terminologiques comme la distinction entre « intermédiatique » et « intermédial », concomitantes de notre hypothèse selon laquelle il existerait des objets non seulement intermédiatiques mais également « intermédiaux » — portant la trace d’une réflexion sur les médias et les phénomènes de médiation —, et ce tout particulièrement dans le champ singulier de l’art.

2. Explorer / Explorar : l’intermédialité, pour quels corpus ?

À l’heure de dresser un bilan de nos recherches et d’essayer de repérer des lignes convergentes, force est de constater que la question de l’art a sous-tendu tous nos travaux et que l’intermédialité a joué comme une sorte d’aiguillon, à la fois irritant, en ce qu’il bousculait des définitions établies et des certitudes collectives, et stimulant, en ce qu’il nous a poussés à dépasser nos « zones de confort » habituelles, à approcher des objets plus énigmatiques ou plus foisonnants, plus inattendus, pour lesquels, pourtant, notre point de vue de chercheurs en arts peut s’avérer intéressant.

Nous nous sommes ainsi souvent tournés, durant ces trois années, vers des productions artistiques contemporaines conjuguant une pluralité de modes de représentation et de communication (performances, films, pièces de théâtre, etc.), certains relevant de disciplines artistiques, d’autres non. L’approche intermédiale nous a fourni un cadre de réflexion approprié pour embrasser ces productions plurielles, pour penser les interactions entre différents modes de représentation et de communication en coprésence ainsi que la façon dont ces productions se relient à leurs destinataires. L’hétérogénéité de ces productions, conjuguée à un cadre conceptuel élargi, nous a par ailleurs conduits à ouvrir notre approche disciplinaire, de façon à étudier des productions ne relevant pas des champs traditionnels des arts, comme la haute gastronomie, par exemple.

Le cadre de l’intermédialité nous a également poussés à étudier de plus près certaines formes médiatiques émergentes dans le champ des arts : websérie, roman graphique, album numérique pour la jeunesse, certains dispositifs théâtraux de rue, etc. Si le caractère très confidentiel, très expérimental de certaines de ces productions dans l’ère hispanique n’a pas constitué pour nous une limite à leur pertinence comme objet d’étude, c’est très certainement parce que les travaux d’André Gaudreault, de Philippe Marion, de Rick Altman, etc. nous ont fourni des cadres de pensée à l’aune desquels évaluer le degré d’émergence de ces formes innovantes.

Parallèlement à ces travaux, nous avons également commencé à explorer des sphères étrangères à nos disciplines, ne relevant pas de l’art, afin de voir si nos outils d’analyse (ceux issus de la critique des dispositifs et ceux de l’intermédialité, notamment) s’avéraient opératoires transposés à d’autres situations (le congrès, le cours de langue étrangère, par exemple). Ces pistes de recherche plus applicatives, en cours, s’avèrent extrêmement stimulantes et nécessiteront dans une étape ultérieure un travail réflexif de l’équipe pour voir si, de leur côté, ces situations, ces objets inédits ont transformé notre approche.

2.1. L’intermédialité pour approcher des productions hétérogènes

Les concepts de l’intermédialité se sont révélés opératoires pour aborder des formes artistiques hybrides, issues d’une culture contemporaine résolument interactive et de processus de création et de réception qui ont recours, de façon croissante, aux nouvelles technologies et au numérique. Nous retiendrons pour en témoigner l’exemple des créations de « théâtre performance » de la compagnie catalane Agrupación Señor Serrano ainsi que le « dîner performance » intitulé El Somni de Franc Aleu et Joan, Josep et Jordi Roca (2014).

Les arts de la scène contemporaine multiplient les productions artistiques plurimédiatiques qui impliquent de plus en plus le numérique et qui questionnent souvent le genre théâtral dans sa spécificité, sa supposée « essence ». La compagnie catalane Agrupación Señor Serrano propose ainsi des spectacles qui oscillent entre la performance et un théâtre d’objets connecté aux nouvelles technologies. C’est le cas de A House in Asia (2014)[19] qui dépeint au vitriol notre société mondialisée à travers trois histoires enchevêtrées : l’entêtement des forces spéciales états-uniennes à neutraliser Ben Laden, l’obsession du capitaine Achab à capturer Moby Dick et la guerre contre Geronimo, chef des Apaches, menée par le 7e régiment de cavalerie. L’analyse intermédiale met l’accent à la fois sur l’hétérogénéité médiatique et surtout sur l’interaction inédite et fructueuse entre les nombreux médias convoqués sur scène : figurines, maquettes de maison ou d’avion, table de jeu de société, performers-manipulateurs, danseurs, bande-son, caméras, ordinateur, table de mixage, grand écran à l’arrière-scène. La notion de personnage semble ne pas résister à cette dispersion, à cette atomisation médiatique. Le cowboy, par exemple, s’incarne de différentes façons : personnage physiquement présent sur scène, figurines (en plastique ou de plomb), performer affublé du chapeau typique, danseurs country et, à l’écran, figurines filmées en direct, personnages d’extraits vidéo de western. Il fonctionne comme un révélateur médiatique, obligeant le spectateur à s’intéresser à la matérialité des différentes formes de représentation et aux relations, parfois conflictuelles, qu’elles entretiennent entre elles.

Figure 1

L’exemple du cowboy dans A House in Asia, Agrupación Señor Serrano, 2014.

Photographe : Nacho Gómez[20]

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De la même façon, l’autonomie de l’image et du son ou du texte projeté renforce cette hypermédiatisation, cette exhibition de la médiativité : la danse country se fait sur une chanson pop du boysband « Take That »; les sous-titres / surtitres ne correspondent pas toujours à l’enregistrement sonore dans les vidéos avec les Indiens, etc. La profusion médiatique multiplie la combinaison de ces échanges problématiques entre les médias.

L’écosystème médiatique, en ce qu’il favorise ces phénomènes de disjonction entre les médias, facilite la perception du spectateur pour ce qui est des croisements des trois histoires. Autrement dit, c’est parce que les médias, ne cessant de s’entrechoquer, révèlent leur instabilité, leur relativité ou leur interchangeabilité, que l’on peut plus aisément accepter que « l’Indien » soit équivalent au cachalot Moby Dick et que l’antre du monstre marin n’est autre que la maison de Ben Laden, dont on voit la maquette sur scène et la projection à l’écran.

Figure 2

Maquette et projection dans A House in Asia, Agrupación Señor Serrano, 2014.

Photographe : Nacho Gómez[21]

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À son tour, la version écranique de la maison de Ben Laden se transforme, au contact de médias hétérogènes (sons, textes, images) intégrés par le technicien de la table de mixage, en un salon de la Maison-Blanche. Ce jeu constant sur les réemplois ou recyclages des médias et sur les multiples identités des référents renvoie à la complexité de notre monde surmédiatisé et déconstruit l’apparente transparence médiatique (immediacy).

En exhibant sur le plateau l’hétérogénéité des « ficelles » de la construction de ce récit médiatique pluriel, A House in Asia souligne l’opacité des médias, éveillant chez le spectateur une conscience intermédiale. Qu’en est-il de l’homme dans ce theatrum mundi de bric et de broc ? Il y est représenté — et c’est là la gageure du spectacle et un des apports majeurs de la perspective intermédiale — comme un média à part entière : placé au même titre que les figurines ou la bande-son bigarrée au coeur du maillage intermédiatique, il agit en permanence sur la construction de cette réalité, manipulant et se faisant manipuler par les autres médias. L’intermédialité permet ainsi non seulement d’aborder de manière singulière de telles propositions artistiques difficilement catégorisables mais aussi de mieux appréhender la vision du monde qu’elles véhiculent.

Les études intermédiales se révèlent tout aussi pertinentes pour étudier des formes d’art culinaire d’avant-garde, par exemple les créations de la cuisine « technoémotionnelle[22] » du début du 21e siècle en Catalogne. L’intermédialité et notamment les concepts de remédiation[23], de médiativité[24] et de transmédialité[25] permettent de saisir non seulement la complexité de l’entrelacs de médias qui constitue ces productions, mais aussi l’inscription plus large de ces dernières dans le maillage médiatique contemporain.

Prenons l’exemple du dîner-performance El Somni (« le rêve », en catalan), créé en 2014 par les frères Roca — les trois chefs cuisiniers du restaurant El Celler de Can Roca à Gérone — et le vidéaste catalan Franc Aleu. Le coeur de ce projet est un dîner gastronomique immersif, qui intègre une grande variété de médias, anciens et nouveaux. Ce dîner, donné au printemps 2014 à Barcelone, au Centre d’art Santa Mònica, rassemble douze personnes, les hôtes, autour d’une table ronde à la surface de laquelle un grand écran est greffé; derrière eux et tout autour, des écrans courbes et des haut-parleurs plongent les mangeurs-spectateurs dans un univers fantasmatique et polysensoriel complexe qui leur raconte — avec des emprunts clairs à l’opéra — une histoire tragique d’amour et de haine, avec des plats, des vins, des musiques et des images créés pour l’occasion.

Figure 3

Le dispositif du dîner performance El Somni, les frères Roca, 2014.

Photographe : anonyme[26]

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Dans cette expérience, on note la coprésence de cinq médias anciens et nouveaux : au restaurant gastronomique — le média englobant, que l’on choisit ici d’appeler le « média hôte » — s’agrègent, invités par le premier, le video art, la musique symphonique, le chant, le design. Le média culinaire se remédie ainsi au contact des autres. Quelle est la conséquence de cette remédiation ? Dans le cas d’El Somni, les convives ont confié que la superposition de signes et de stimuli, si elle a effectivement engendré des émotions fortes, a aussi profondément modifié la dégustation et les échanges. Il semble que, lorsque le potentiel expressif et communicationnel des médias intégrés à la performance culinaire est poussé à son maximum, la médiativité propre au culinaire, avec ses composantes essentielles — la commensalité et le goût —, entre en mutation au bénéfice de l’expérience synesthésique d’un spectacle médiatiquement hybride.

L’approche intermédiale permet aussi de prendre en compte les deux niveaux majeurs de la réception, l’individuel et le collectif, à travers la mise en relation de communautés et de milieux situés à la charnière des différents médias, dans l’« intermédias ». Outre le dîner immersif, le projet El Somni comprend un film, un site internet[27], de la publicité sous diverses formes (trailers, affiches, etc.) et, enfin, un grand livre papier[28] à mi-chemin entre le livre d’art et le catalogue d’exposition. Cette diversité de médias édifie un véritable univers (assimilable au « world making » de Henry Jenkins[29]) et permet à des publics très variés d’accéder à l’expérience — unique et élitiste — du dîner-performance. El Somni est en cela un objet transmédiatique et esthétique complexe, qui fait le pari du mariage « d’amour et de raison[30] » de la création artistique et de la communication.

L’hybridité est également au coeur de l’émergence de médias nouveaux qui se construisent à partir, contre ou avec des médias existants. Par le croisement inédit de genres, ils renouvellent les formes ou en inventent d’autres, qui s’institutionnalisent peu à peu comme des séries culturelles à part entière. Deux de ces médias émergents ont particulièrement retenu notre attention dans la création contemporaine espagnole : le roman graphique et la websérie.

2.2. L’intermédialité pour aborder des médias « émergents » : roman graphique et websérie

En constante mutation, exploration et expérimentation, roman graphique et websérie[31] connaissent dans les années 2000 un tournant définitoire et identitaire : médias en cours de sérialisation, ils se développent et cherchent à se définir essentiellement dans les relations qu’ils établissent, ou rejettent, avec d’autres médias.

Depuis cette date, le roman graphique espagnol affirme sa différence par rapport à la bande dessinée, ses spécificités artistiques ou littéraires, son attachement au « format livre », son caractère intimiste et sa recherche d’un nouveau lectorat. Cependant, la critique continue d’appliquer les outils d’analyse empruntés à la bande dessinée sans développer de théorie à même de prendre en compte l’ambiguïté du média « roman graphique », qui oscille entre bande dessinée, album, carnet de voyage, journal intime, carnet de croquis et se dilue dans ses influences photographiques, théâtrales, cinématographiques, architecturales, etc.[32].

Un propos similaire peut tout à fait s’appliquer aux webséries : c’est en 2005 que le phénomène commence à s’imposer en Espagne, avec la série Qué vida más triste[33]. Depuis, des formes variées se sont développées, explorant les limites, les emprunts possibles, les frictions entre divers médias, de la série télévisée à la cuisine, en passant par le cinéma, le théâtre, le documentaire, etc. Comment, dès lors, se saisir d’un objet aussi mouvant ? Le fait que la plupart des monographies l’abordent depuis les sciences de la communication semble témoigner de la difficulté à l’identifier, à l’explorer en tant que production culturelle et/ou création artistique.

Pour se saisir de ces objets depuis la perspective qui est la nôtre, celle de la création et des arts, l’intermédialité s’est donc imposée. De fait, la critique intermédiale permet d’appréhender pertinemment cette instabilité médiatique, soit en proposant de nouvelles modélisations, soit en réarticulant des concepts préexistants, issus d’autres disciplines et méthodologies.

Ainsi, le recours aux études intermédiales nous a-t-il permis d’étayer notre réflexion sur le statut médiatique du roman graphique et de la websérie. Les classifications telles que celle proposée par André Gaudreault et Philippe Marion d’« une gradation à trois temps […] : apparition, émergence et avènement[34] » ou celle des « trois procédés : la citation, l’exploitation et la séparation[35] », développée par Rick Altman, permettent d’établir le degré d’indépendance du roman graphique par rapport à la bande dessinée, ou de la websérie par rapport à la télévision ou au cinéma.

On peut donc établir que le roman graphique n’a pas encore atteint « l’avènement » mais est en voie de « séparation[36] ». Quant aux webséries, la place croissante qui leur est accordée dans les festivals, l’intérêt avéré d’un public sensibilisé, la création de structures de production dédiées, etc., sont autant de signes qui nous amènent à penser, après avoir interrogé le stade d’émergence de la websérie, qu’il s’agit d’un média en cours d’« avènement », sinon advenu.

Lorsque l’on choisit de centrer l’étude sur des oeuvres en particulier, qu’il s’agisse de webséries ou de romans graphiques, l’analyse des relations intermédiales qui les sous-tendent s’articule à différents niveaux, que l’on peut organiser à partir de la division micro/méso/macro. Le niveau micro-intermédial permet d’étudier l’intégration d’un média ou d’un procédé médiatique hétérogène en un point donné. Par exemple, dans le roman graphique En segundo plano de Josep Busquet, Pedro J. Colombo et Aintzane Lane (2015), un appareil photo numérique fait écran entre les personnages photographiés et le photographe, et certaines cases rappellent le contour d’un objectif photographique, créant ainsi une rupture médiatique[37].

Figure 4

L’appareil photographique crée une rupture micro-intermédiale dans En segundo plano, Josep Busquet, Pedro J. Colombo et Aintzane Lane, 2015, Madrid, Diábolo Ediciones.

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Dans ce micro-niveau de relations intermédiales, le recours notamment aux notions de transparence (immediacy) ou d’opacité (hypermediacy) médiatiques exposées par Jay David Bolter et Richard Grusin[38] permet d’analyser le régime de visibilité et les tensions intermédiales, ainsi que le degré d’intégration du média extérieur à la websérie[39] ou au roman graphique.

À l’échelle d’un épisode, ou d’un ou plusieurs chapitres d’un roman graphique, se tissent des relations méso-intermédiales qui sous-tendent l’organisation de l’oeuvre à travers la présence d’un média ou d’un procédé médiatique étranger à la websérie ou au roman graphique. Dans Duelo de caracoles de Sonia Pulido et Pere Joan (2010), les nombreuses coupes anatomiques et le discours médical sans cesse subverti reconfigurent la mise en page et l’organisation de l’oeuvre pour proposer au lecteur un voyage intracorporel intimiste[40].

Figure 5

Coupe anatomique en pleine page dans Duelo de caracoles, Sonia Pulido et Pere Joan, 2010, Madrid, Ediciones Sinsentido.

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Un procédé assez comparable est à l’oeuvre, par exemple, dans l’épisode « Los nunca para dummies » de la websérie colombienne Susana y Elvira[41]. Dans cet épisode — conformément à ce qu’annonce le titre —, font irruption des plans, mais aussi une séquence, reprenant visuellement la typographie et les codes couleur de la célèbre collection d’ouvrages For Dummies (Pour les nuls). Se trouvent également reproduits, dans les dialogues et la construction même de l’épisode, les procédés rhétoriques, le rythme, l’esprit de la collection. Ce croisement avec un phénomène éditorial international vient ainsi structurer l’épisode et le reconfigurer, entre production audiovisuelle, blogue de conseils et ouvrage de développement personnel, pour questionner nos sociétés et nourrir l’humour de la websérie.

Les relations macro-intermédiales, enfin, en ce qui a trait aux oeuvres elles-mêmes, mettent en évidence une telle porosité qu’elles induisent fréquemment une réflexion sur les différents médias mis en jeu. De nombreux romans graphiques oscillent ainsi — d’un point de vue matériel, pragmatique, formel, conceptuel, éditorial et symbolique — entre roman graphique et carnet de croquis (Shhh de Nacho Casanova, 2015), ou entre journal intime et roman graphique (El hijo del legionario d’Aitor Saraiba, 2015, et Los Juncos de Sandra Uve, 2006).

Figure 6

Macro-porosité intermédiale entre roman graphique, journal intime et carnet de croquis dans El hijo del legionario, Aitor Saraiba, 2015.

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Pour aborder ce niveau aussi, le jeu sur le degré de présence des médias évoqué plus haut est intéressant : si l’on prend l’exemple de la websérie Chicas del montón[42], hommage explicite autant que parodique à l’univers almodovarien[43], non seulement elle joue sur la relation avec le média cinéma, mais elle en exhibe une partie des ressorts, se plaçant plutôt dans un rapport d’hypermediacy, là même où le rapport au théâtre, média bien présent lui aussi, est moins exhibé, interrogeant la notion d’immediacy.

S’ils sont à première vue différents, websérie et roman graphique ont donc en commun d’être des médias que l’on pourrait qualifier, à l’aune des travaux d’André Gaudreault sur le cinéma notamment, de médias non plus « émergents », mais « émergés ». L’intermédialité permet d’envisager leur complexité et leur richesse avec la souplesse et la profondeur de champ requises. De cette approche renouvelée des arts sont nés des concepts qu’une partie des chercheurs de l’équipe, qui développent des programmes de recherche orientés, ont transposés à des domaines d’application non artistiques (mais néanmoins liés à notre métier d’enseignants-chercheurs) : la didactique des langues, et le congrès comme espace de formation.

2.3. L’intermédialité pour analyser, depuis les disciplines de la création, des objets non artistiques

L’intermédialité, en tant qu’approche, permet d’enrichir les travaux qui, depuis 2009, visent à mobiliser les théories et pratiques artistiques autour de projets d’innovation[44]. Dans le cadre du Laboratoire commun RiMeC (Réinventer le média congrès)[45] qui associe le laboratoire à l’entreprise Europa Organisation[46], l’approche intermédiale ouvre de nouveaux angles d’analyse et apporte ainsi un éclairage pertinent à un objet de recherche singulier : le congrès[47].

En proposant de s’intéresser non seulement aux médias eux-mêmes mais aussi aux relations entre les médias, l’intermédialité nous offre des outils d’analyse appropriés pour percevoir, décrire et analyser le réseau médiatique foisonnant que constitue le congrès (il s’agit ici d’un premier niveau d’analyse que l’on pourrait qualifier d’« intra-congrès »); pour envisager ce dernier comme un élément d’un système qui peut et doit être pensé au-delà des limites spatio-temporelles du seul événement (ce second niveau d’analyse replace le congrès dans une offre médiatique proposée par l’entreprise) et, enfin, pour l’inscrire dans un environnement médiatique riche et complexe (ce dernier niveau d’analyse dépasse le seul cadre pensé par l’entreprise).

Le corpus théorique issu des recherches intermédiales a permis de définir le congrès comme un média et d’en identifier ainsi quatre dimensions : un espace, une durée, des acteurs sociaux et des supports[48]. Dès lors, l’approche intermédiale a pu se traduire en démarche critique, au cours des missions d’observation[49], en orientant le regard spécifiquement sur ces quatre dimensions et sur leurs articulations. Elle a ainsi permis d’identifier, dans un premier temps, certaines problématiques susceptibles d’être explorées pour générer des innovations[50]. Ainsi, l’approche intermédiale a mis en lumière l’existence et le fonctionnement de « pré-sessions » et de « post-sessions ». Si l’organisation du congrès s’articule largement autour de « sessions », pensées comme des médias autonomes, des espaces-temps émergent également, entre ces sessions, et deviennent, à leur tour, des formes médiatiques, non sans intérêt ni sans incidence sur les fonctions de formation et de socialisation assignées au congrès. Ces « pré-sessions » et « post-sessions » fonctionnent selon un régime spécifique basé principalement sur l’apparition de sous-espaces de communication interpersonnelle, sur l’absence des marqueurs de formalisme au bénéfice d’une dimension informelle des échanges, ou encore sur la présence d’objets intermédiaires fonctionnant comme lien entre les participants (une tasse à café, une feuille de papier, un smartphone personnel, etc.).

Ces observations de l’existant ont permis aux chercheurs, dans un second temps, de proposer une session innovante à l’entreprise et de l’expérimenter in vivo[51]. Cette session, dite « en trois temps », application directe des résultats de recherche, s’ouvre sur un premier temps visant à faire émerger les attentes et les besoins réels des participants. Pour ce faire, plusieurs sous-groupes sont constitués et prennent place dans un espace où les marqueurs de frontalité sont effacés au bénéfice d’une ambiance plus conviviale, propice aux échanges informels. Le deuxième temps est un temps de présentation, nourri du recueil des attentes et des besoins. Il se déroule dans un autre espace et renoue avec les codes classiques d’une session (formalisme des présentations, frontalité entre intervenants et participants, écran central avec diaporama, etc.). Enfin, le troisième temps invite les participants à dresser le bilan des présentations et à poser les questions qui resteraient en suspens. Il est marqué par le retour dans un espace moins formel, de manière à favoriser les échanges interpersonnels[52].

Cette session prétend intégrer à l’intérieur de la session le régime médiatique des « pré-sessions » et « post-sessions » (niveau 1) et se veut, par conséquent, en adéquation avec les usages constatés. Fruit de l’application d’une recherche intermédiale, elle constitue un format nouveau, susceptible d’être développé et commercialisé par l’entreprise.

Au sein du LabCom, l’intermédialité permet également d’inscrire l’événement congrès dans un système médiatique plus vaste, composé d’autres événements, de ressources numériques, de publications, etc., concourant à la visée de formation des professionnels concernés. Les notions de convergence, de friction, de migration ou encore de transmédia semblent tout à fait opérantes pour caractériser les relations que le média congrès entretient avec les autres médias qui l’environnent. Cette approche « systémique » a pris la forme d’une « carte médiatique » permettant à l’entreprise de mieux penser la cohérence de son offre de services (niveau 2) mais aussi de mieux déterminer son positionnement vis-à-vis de la concurrence (niveau 3).

La portée intégratrice de l’approche intermédiale nous est apparue tout aussi intéressante pour la didactique des langues. Lors de la Journée d’études « Mettre en scène l’intermédialité : une approche de La Grieta de Gracia Morales et Juan Alberto Salvatierra[53] », organisée par le laboratoire LLA-CREATIS en février 2017, l’enseignement d’une langue étrangère a été analysé depuis une perspective intermédiale[54]. Cela a mis en évidence le réseau de médiations et d’interactions médiatiques qui peut sous-tendre le cours de langue et la constitution du « cours » lui-même comme un milieu construit sur des relations complexes et mouvantes entre divers médias, parfois eux-mêmes intermédiatiques[55]. Cette étude du phénomène du cours de langue étrangère s’appuyait sur une expérience pédagogique pluri- et intermédiatique menée durant le second semestre 2016–2017 dans le cadre d’un enseignement d’espagnol pour l’acquisition du niveau B2[56]. Cette expérience s’articulait sur une séquence consacrée au projet artistique La Grieta (websérie et pièce de théâtre, 2016[57]), de la compagnie andalouse Remiendo Teatro, conçue pour un public hétérogène d’étudiants de licence et de master spécialistes d’autres disciplines que les langues (arts, psychologie, sociologie, etc.). La nature intermédiatique de cette séquence tenait aux activités proposées aux étudiants, qui croisaient des médias de différentes natures, pour certains interdépendants. À partir d’un dossier mêlant textes, images, documents audiovisuels et ressources en ligne (espace en ligne associé au cours et Internet), les étudiants ont visionné et analysé un chapitre de la websérie La Grieta et un extrait du spectacle La Grieta. Entre animales salvajes (captation vidéo réalisée par la troupe). Ils ont été amenés à réfléchir sur les contraintes institutionnelles et matérielles de la création de la websérie et du spectacle, ont réalisé des lectures dramatiques en classe et ont composé, en groupes, des fins alternatives à la pièce qu’ils ont mises en scène devant leurs camarades (certains de ces textes ont été envoyés à l’un des deux auteurs de la pièce). Cette séquence, menée sur trois séances de deux heures, avait pour but, dans une recherche d’authenticité linguistique et culturelle et de décloisonnement pédagogique, d’amener les étudiants à comprendre les modalités de création du projet artistique et à l’investir comme lecteurs, acteurs, apprentis auteurs, mais aussi comme spectateurs puisqu’ils ont assisté, dans le cadre du festival Universcènes de l’Université Toulouse-Jean Jaurès, à la représentation de la pièce en langue originale, surtitrée en français et interprétée en langue des signes française[58]. L’analyse de ce cours d’espagnol a montré l’intérêt pédagogique, social et même politique d’un enseignement intermédiatique, conçu depuis une intention intermédiale. Cela est d’autant plus évident dans le cas d’un enseignement de langue et culture étrangères, car la démarche intermédiale permet que les étudiants travaillent assez naturellement plusieurs compétences communicationnelles[59] et se trouvent immergés plus facilement dans une réalité linguistique et culturelle spécifique. La perspective intermédiale, préalable à la conception du cours ou postérieure, dans un but analytique, incite à adopter une vision plurielle de la communication, de l’enseignement et de l’apprentissage, qui prenne en compte l’hétérogénéité des instances à l’origine des médiations, leur matérialité, le type de message transmis, leur(s) fonction(s) (pragmatique, linguistique, métalinguistique, culturelle, esthétique, politique, etc.), leur milieu et les lieux physiques ou virtuels (espaces universitaires ou extérieurs à l’université) pouvant prolonger et enrichir la pratique pédagogique non plus limitée à la seule salle de classe mais resituée dans son contexte[60].

3. Enraciner / Arraigar : quelle place pour l’intentionnalité intermédiale de l’artiste ?

La critique littéraire et, de façon plus large, la critique en arts, est à la recherche de nouveaux modèles, de nouvelles théories, de nouveaux outils, pour (re)penser la création. Les réflexions qui ont précédé ont essayé de montrer comment l’intermédialité avait constitué, pour notre groupe, une façon d’enrichir, de renouveler notre regard, tenant davantage compte de l’environnement médiatique, culturel, social, dans lequel émergent les oeuvres, et de la façon dont elles entrent en relation avec leur public.

Mais, à ce stade, nous nous sommes demandé si l’adoption de ce point de vue plus « panoramique », moins centré sur l’oeuvre, n’était pas d’une certaine façon un retour en arrière critique, une façon de renouer avec les approches « l’homme et l’oeuvre » antérieures au structuralisme. L’emploi d’une terminologie nouvelle ne masquerait-il pas en réalité un mouvement de va-et-vient de la critique entre des périodes où l’on privilégie un regard rapproché sur les oeuvres — au risque de les décortiquer à l’excès — et des périodes où le point de vue est plus distancié, où les études sont moins artistiques que culturelles —, quitte à échouer à saisir la spécificité de la création observée ?

De fait, il faut reconnaître que, dans les études intermédiales, l’attention accrue portée à la matérialité du média, aux processus de médiation, aux conditions techniques ou technologiques d’émergence des médias, s’accompagne d’un effacement progressif de la frontière entre médias de communication et ce que nous avons choisi d’appeler les « médias artistiques ». Un nivellement s’opère dans le discours critique, qui semble réintroduire le geste artistique dans le tissu des actions humaines, sans le considérer comme ontologiquement différent.

William John Thomas Mitchell revendique ainsi, dans le cadre de l’émergence des visual studies, de pouvoir parler de cartes de voeux et de paquets de cigarettes tout autant que de cinéma ou de peinture[61]. Et pour accompagner le caractère protéiforme, mouvant de son « objet », il invoque la nécessité de dédisciplinariser, voire d’« indisciplinariser[62] » les approches.

Henry Jenkins fonde, quant à lui, sa réflexion sur la « culture de la convergence » en s’appuyant exclusivement sur des événements et des phénomènes médiatiques populaires (Star Wars, Matrix, Harry Potter, etc.) dont il ne s’agit pas de questionner la valeur artistique, mais plutôt de voir comment ces produits sont symptomatiques d’un changement culturel dans lequel le spectateur-consommateur joue un rôle clé. Le rapport à la culture est exclusivement pensé comme un rapport de force entre les entreprises détenant les médias et les utilisateurs de ces médias. Le seul espace laissé aux « créateurs » — on ne parle pas d’artistes — ne déroge pas à cette logique :

Ceux qui font les médias ne pourront résoudre leur crise actuelle qu’en renégociant leur relation avec leurs utilisateurs. Le public à qui on a donné le pouvoir grâce à ces nouvelles technologies et qui occupe désormais un espace à l’intersection des anciens et des nouveaux médias exige de participer à cette culture. Les créateurs qui ne parviendront pas à aller au rythme de cette nouvelle culture participante verront leur public et leurs bénéfices décliner[63]. [Nous soulignons.]

L’un des avantages d’une telle approche est de mettre davantage en lumière la façon dont l’oeuvre se construit en fonction, à côté ou contre les autres médias qui l’environnent. Ainsi, Hervé Tullet, dans l’album pour enfants Un livre[64], convoque-t-il les gestes de la communication tactile sur tablette ou smartphone. Secouer, appuyer, faire glisser, etc. : chaque geste du lecteur transforme, à la page suivante, la couleur, la forme, le nombre ou l’ordre des figures géométriques représentées. Ce faisant, Hervé Tullet montre à quel point le mode de communication dynamico-tactile du jeune enfant a servi de source d’inspiration pour penser une utilisation intuitive de ces interfaces relevant d’une technologie extrêmement complexe. Mais le propos d’Hervé Tullet consiste aussi à repoétiser avec humour, dans un livre de papier, ces gestes quotidiens, en les déconnectant de leur utilité directe[65], en leur donnant le pouvoir de provoquer surprise et émotions.

Ce changement de perspective sur les productions médiatiques a conduit certains chercheurs, notamment au CRIalt, à définir l’intermédialité comme une approche, une interdiscipline, un « axe de pertinence[66] », un ensemble d’outils critiques en construction. L’intermédialité consiste en une mise en relation, en une étude des relations entre l’objet et son environnement, en un refus de considérer les oeuvres de façon insulaire[67]. Mais elle n’est pas considérée comme une qualité possible des oeuvres elles-mêmes. Rémy Besson dans son article de synthèse écrit que « l’intermédialité n’est [...] pas pensée comme une propriété relative à un objet, mais comme correspondant à un changement de perspective de la part du chercheur/de celui qui observe le monde[68] ». Il ajoute en note qu’« il n’est pas possible de dire qu’un film, une série télévisée ou un site internet est (ontologiquement) intermédial. Il est, par contre, envisageable de concevoir/d’analyser une production culturelle en adoptant une approche intermédiale[69] ». Même s’il précise que « ce dernier point fait débat au sein de la communauté scientifique[70] », c’est là une position assez marquée au CRIalt, ainsi que le revendique Philippe Despoix, dans son introduction au n° 20 de la revue Intermédialités :

Depuis ses débuts, la revue s’est fixé d’aborder l’intermédialité non comme un objet mais comme un réseau complexe de relations, matérielles, techniques, sociales et sémiologiques, permettant de dessiner a posteriori des formes de médiation culturelle de fait toujours hybrides[71].

Et c’est peut-être là que le nivellement entre médias de communication et médias artistiques peut perdre, selon nous, de son efficacité. Il est difficile, en effet, depuis ce point de vue, de parvenir à montrer que le propos d’un artiste peut précisément consister à penser sa relation aux médias qui l’environnent.

Le propos — et la difficulté — est en réalité ici de reconnaître — et peut-être de légitimer — l’intention artistique, celle-là même que la tradition plaçait en amont de la confrontation avec la matière (plastique, sonore, verbale, etc.) et que l’ère contemporaine semble ramener au présent du geste créateur, dans une sorte de délégation aux appareils techniques qui président à notre société hypermédiatique. Dès lors, l’intention de l’artiste se trouve-t-elle liquidée, anéantie par les forces plurielles du réseau médiatique et la présence toujours plus importante du récepteur à l’intérieur de son oeuvre ? Ou bien est-elle simplement déplacée vers l’aval, gardant alors une existence propre que le récepteur pourrait encore identifier, alors même qu’il intervient toujours plus lui-même comme cocréateur des dispositifs artistiques ? Michel Guérin, pour sa part, continue de souligner la place à part de l’art immergé dans un tissu de médialités en tous genres :

L’activité artistique est seulement l’une des branches de ce nouvel arbre de la connaissance d’un genre particulier, et, au-delà du multimédia (c’est-à-dire d’une hybridation de techniques) et de l’inter- ou transmédialité (c’est-à-dire de passages de médiums les uns dans les autres, interactions ou transpositions), c’est le modèle d’une société en réseau qui s’impose partout[72]

En ce sens, dans la complexité des événements médiatiques actuels, comment savoir où se situe l’intentionnalité d’un geste artistique ? À cette question, on pourra répondre de deux manières, qui se font écho.

D’une part, la figure de l’artiste continue d’être le dépositaire de « l’équipement » (entendu par Walter Benjamin comme à la fois la technique et la culture[73]) propre à son époque. Qu’il traduise ou qu’il éprouve les éléments constitutifs de son environnement (social, politique, moral, etc.), le créateur contemporain peut difficilement échapper à une pensée critique par et sur les médias qui imprègnent si fortement son environnement[74]. Il y a donc fort à parier que son oeuvre (ou ses propositions artistiques) soit à recevoir comme un questionnement sur l’ère médiatique et les phénomènes de médiation, à part entière ou de façon périphérique. Il en va ainsi des oeuvres qui mettent explicitement le médiatique en leur centre (thème)[75], ou de celles qui mettent en oeuvre une médiativité complexe dans une sorte de mise en abyme à effet critique[76], ou encore de celles qui épousent par analogie les codes médiatiques pour une (re)poétisation du média choisi.

D’autre part, à l’ère du transhumanisme, voire du post-humanisme, où la technologie conduit à la prégnance de l’artificiel sur le naturel, revient en force la question des sources archaïques de l’art, qui lient celui-ci au corps, aux pulsions, aux sens et aux émotions, là où la technicité autonomisée ne proposerait que froideur programmatique, loin de toute intention artistique. En ce sens, la tentation est grande de revenir aux sources de l’intentionnalité artistique, qui assume une certaine opacité de la genèse créatrice, son caractère fondamentalement énigmatique.

Ainsi, une oeuvre d’art est-elle située au carrefour d’une intention naturelle en partie impénétrable et d’une intention choisie, qui met en perspective critique certains éléments du monde dans lequel elle fait irruption et, en particulier, les médias eux-mêmes, qui, tout à la fois, la constituent dans son environnement et font l’objet de son discours critique. En ce sens, une oeuvre artistique (qu’elle soit objet, geste, événement, etc.) peut être envisagée comme intrinsèquement intermédiale, car douée, pour ainsi dire, de la conscience d’être un média réfléchissant.

Conclusion et perspectives

Ce parcours rapide des différentes orientations qu’ont pu prendre les travaux de notre groupe au fil des dernières années[77] montre combien le défi — un peu fou — d’embrasser l’intermédialité est venu bousculer de façon féconde nos travaux, renforçant l’opérabilité critique du dispositif artistique en l’ouvrant aux médias dans leurs multiples dimensions (inscriptions, supports, milieux), invitant à un recul historique nécessaire à l’heure de comprendre les grands changements sociétaux induits, entre autres, par la révolution numérique, et révélant une dimension politique de façon plus directe. Ce déport vers les champs des sciences sociales a permis, parallèlement, de faire un retour sur l’art et de (re)questionner la spécificité du média artistique, dont les modalités d’émergence répondent à un processus intentionnel doué d’une capacité de questionnement pour ainsi dire métamédiatique à travers des oeuvres, des actions, des événements concrets. Dès lors, la place du média artistique dans le vaste maillage intermédiatique dans lequel tout un chacun est désormais pris pourrait s’envisager comme étant à part, distincte; elle est surplombante, « intel-ligente » car l’art sait et permet de faire retour sur l’humain.

Cette vision nous a séduits. Il reste à l’éprouver solidement[78]. Les deux années qui viennent seront dédiées à étayer cette hypothèse. Au risque — passionnant — de la voir battue en brèche à l’occasion de débats que nous appelons de nos voeux, particulièrement avec les coauteurs du présent numéro consacré à la cartographie actuelle des travaux sur l’intermédialité.