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Remixer. Permettez-moi de décliner et de remonter – autant que faire se peut – le titre de ce numéro. Je propose : Monter/prélever/recontextualiser/coaliser – ou comment politiser l’art.

Commençons par le premier terme : monter. Je m’intéresserai au montage non comme technique, qui relève spécifiquement de l’art cinématographique, mais comme pratique. Et en tant que pratique, le montage est transartistique. Il concerne tous les arts. J’extrapole ces deux sens de Walter Benjamin, chez qui on trouve au moins deux concepts de montage : un concept technique qui lui permet de définir le cinéma comme art tactile : « Par sa technique, le cinéma a délivré l’effet de choc physique de la gangue morale où le dadaïsme l’avait enfermé », écrit-il dans « L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique[1] » ; un concept esthétique qu’il définit notamment dans un article consacré à Berlin Alexanderplatz (Alfred Döblin, 1929) où il écrit par exemple : « Le montage véritable part du document[2]. » Il ajoute que le montage fait dans ce cas précis éclater le roman. Retenons de cela une chose, nous aurons l’occasion d’y revenir : par le montage, avec le montage, quelque chose du monde fait irruption dans l’oeuvre et menace de la faire éclater.

Comment ? À notre avis de deux manières qui toutes deux dessinent deux grandes pratiques du montage au vingtième siècle. La première opère par prélèvement-recontextualisation : elle prélève dans un contexte donné des éléments qui seront ensuite recontextualisés dans l’oeuvre ou le dispositif artistique de manière à produire un certain type d’effets. La seconde opère par implantation recontextualisante : elle s’insère ou s’implante dans un contexte de manière à le recontextualiser et à produire ce faisant un certain type d’effets. J’analyserai dans le détail des exemples de ces deux pratiques.

Mais permettez-moi quelques remarques avant de commencer : on ne monte pas pour faire oeuvre même si cela arrive, on monte pour produire un certain type d’effets. Je ne parle pas là de l’action que l’oeuvre ou le dispositif artistique produira ou ne produira pas sur le monde : cette action peut être désirée et programmée, elle demeure contingente et imprévisible. Je parle des effets immanents à l’oeuvre ou au dispositif, effets qui relèvent donc de son fonctionnement. Ils ne sont pas extérieurs à l’oeuvre même s’ils l’engrènent dans le monde, la mettant en péril. Nous verrons comment. Disons simplement que c’est en ce sens qu’il est possible de parler d’une pratique politique du montage. Bien sûr, tous les effets produits ne sont pas politiques, mais certains le sont et c’est sur eux que nous allons nous pencher. Mais il est temps maintenant de remonter Walter Benjamin.

Politiser l’art

À la fin de « L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », texte dont il existe plusieurs versions et que son auteur a donc repris et remanié à plusieurs reprises sur une période assez longue, Walter Benjamin écrit : « Voilà l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme. Le communisme y répond par la politisation de l’art[3]. » Dans quelle mesure cette politisation est possible ? Sous quelles conditions et avec quels moyens ? Ce sont ces questions qui sont à l’horizon du texte et c’est à partir d’elles et seulement à partir d’elles qu’on doit comprendre la chaîne conceptuelle que trame Benjamin. Néanmoins, si ce texte établit la nécessité et explicite les conditions d’une telle politisation, il ne précise pas comment elle fonctionne, quels moyens elle met en oeuvre et à quelles opérations elle recourt. Il se contente – c’est déjà beaucoup – de constater et d’analyser ce qu’on pourrait appeler « un nouveau régime de l’art » : « On s’était dépensé en vaines subtilités pour décider si la photographie était ou non un art, mais on ne s’était pas demandé d’abord si cette invention même ne transformait le caractère général de l’art[4]. »

Ce nouveau régime rompt de manière définitive avec les origines culturelles et religieuses de l’art dont on perçoit encore les traces dans la façon dont nous nous relions aux oeuvres, dans la manière dont elles nous accueillent. Car il y a pour Benjamin une historicité tant de nos manières de percevoir que de nos concepts et de nos catégories. La rupture est perceptuelle et catégorielle : le nouveau régime de l’art inaugure un nouveau régime de la perception et nécessite que nous inventions de nouveaux concepts pour penser cela : le sujet percevant et l’objet artistique de sa perception.

Car cet art est un art sans oeuvre. Il n’y a pas lieu de s’attrister de cette situation, nous n’avons de fait pas le temps de nous en attrister, elle exige de nous une pensée, elle exige de nous que nous la pensions. Un des traits les plus frappants de ce nouveau régime de l’art est sa dimension intrinsèquement politique. Une dimension à double échappement, l’un impliquant l’autre.

Premier échappement : le changement de nature de son public. L’art s’adresse aux masses. Non seulement est-il organisé, produit et conçu pour elles : il a besoin d’elles. Il faut pour amortir l’investissement qu’un producteur engage dans un film qu’il soit vu par des millions de spectateurs. L’économie de l’art exige désormais une consommation massive. Se dessine là bien sûr le thème envahissant de la marchandisation et de la programmation, l’industrie culturelle organisant son emprise économique tant en transformant les oeuvres (en marchandises culturelles) qu’en dressant ses publics.

Second échappement : le changement de nature de l’adresse elle-même. Benjamin décrit ce changement comme un renversement. Le récepteur s’abîmait dans l’oeuvre, il doit désormais accueillir en lui ce qui s’offre sous le nom d’art. S’invitant en lui, l’art le transforme sans lui permettre de thématiser (et de s’opposer à) cette transformation. C’est ce que Benjamin appelle la « réception distraite ». Dans son nouveau régime, l’art fonctionne comme a toujours fonctionné un des beaux-arts, qui lui sert ici de modèle : l’architecture. On peut en effet s’abîmer dans une oeuvre architecturale mais cette manière de la percevoir est accidentelle par rapport à son fonctionnement propre : elle ne se donne vraiment qu’à celui qui l’habite et qui donc la reçoit distraitement, non thématiquement. L’architecture parce qu’elle est le décor constant de nos vies agit sur nous à un tout autre niveau que les autres arts : assourdi et profond. Cette puissance est pour Benjamin celle de l’art en général dans son nouveau régime.

Insistons sur son ambivalence. Benjamin critique ce qu’on pourrait appeler la pente naturelle de ce régime : l’arraisonnement de l’art par les capitaux industriels et son détournement par les fascistes. Mais il affirme qu’une autre pratique de ce régime est possible, une pratique qui serait justement politique. Autrement dit, la puissance nouvelle de l’art peut être politisée, et cela est d’autant plus urgent que c’est précisément le contraire qui est en train de se produire. Il s’agit de ce qu’il nomme « l’esthétisation de la politique » et qui n’est pas identifiable à la propagande[5]. Elle ne suffirait pas à détourner les masses de ce qui importe, « le changement de régime de la propriété ». Pour détourner les masses, il faut aller beaucoup plus loin : il faut leur permettre de « s’exprimer ». À terme, il faut leur permettre de partir en guerre.

En creux, une politique de l’art se dessine, qu’on nous permettra de reconstituer ici génériquement. Politiser l’art voudrait d’abord dire : rendre sensibles les conditions d’existence des masses, l’infrastructure socioéconomique de leur vie. Rendre sensible ce que l’esthétisation s’ingénie à dissimuler, lever le voile esthétique qui offusque nos regards et nos consciences. Cela signifie aussi, immédiatement : rendre sensible le détournement économique et politique dont l’art est la victime. Inventer des opérations qui lui permettraient de se jouer de la marchandise qu’il est, d’échapper en partie à la puissance de détermination des industries culturelles. Ainsi, Adorno comprend-il certains aspects de l’oeuvre de Mahler[6].

Dans quel but ? Afin de jouer autrement de cette puissance nouvelle de l’art. Non pour inverser le sens de la transformation en cours, mais pour l’interrompre, la suspendre. Offrir aux masses la possibilité d’un choix, c’est-à-dire les éléments d’un choix possible. Refaire des masses une société. Ce qui suppose de rendre publics les enjeux politiques de la situation historique, de substituer aux faux problèmes, aux problèmes imaginaires et fantasmatiques, des problèmes réels mais inaccessibles, enfouis sous les couches épaisses de la propagande. Politiser voudrait dire désenfouir.

Benjamin n’écrit rien de tel dans « L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », pour la bonne et simple raison qu’il ne dit rien, sinon en creux, de ce qu’il entend par cette politisation de l’art. Mais il en parle ailleurs, à plusieurs reprises, dans différents textes et différents types de texte. Par exemple dans sa « Petite histoire de la photographie[7] » ou dans l’article qu’il consacre au roman d’Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz.

Dans la « Petite histoire de la photographie », il cherche moins à définir la photographie qu’à mettre au jour des régimes de la pratique photographique, des modes d’action de l’image et par l’image. Il y a ainsi une pratique qui embellit, esthétise, transforme par la magie du cadrage et de la lumière toute chose en ineffable beauté. Die Welt ist schön est le titre d’un album de photographies d’Albert Renger-Patzsch paru en 1928 qu’il cite en exemple dans son texte. D’autres pratiques et d’autres modes d’action de la photographie sont possibles. Il ne donne pas d’exemple mais cite Bertold Brecht :

Une photo des usines Krupp ou de l’A.E.G. ne révèle presque rien de ces institutions. La réalité proprement dite a glissé dans le fonctionnel. La réification des rapports humains, par exemple l’usine, ne laisse plus rien filtrer de ces rapports. Il faut donc, en effet, « construire quelque chose », quelque chose d’« artificiel », quelque chose de « fabriqué[8] ».

Cette citation que Benjamin reprend à son compte nous permet de préciser ce que nous disions tout à l’heure. Désenfouir n’est pas un geste simple. Il ne suffit pas de déterrer car rien n’est simplement enterré. Pour désenfouir, il faut « construire quelque chose ». Autrement dit, il faut produire ce qu’on déterre. C’est seulement ainsi qu’on sera à même de donner une réalité à ce qui n’en a plus, qui « a glissé dans le fonctionnel ».

Que nous lègue Benjamin ? La nécessité de penser un art sans oeuvres, c’est-à-dire un art qui fonctionne sous un régime non opéral (c’est-à-dire un régime dont l’oeuvre n’est pas l’horizon ni l’index de son fonctionnement). Car seul un tel art peut être politisé. La politique de l’art ne passe pas par les oeuvres. Elle passe par quelque chose qu’on puisse fabriquer, nous dirions presque bricoler, et qui soit à même de désenfouir, de révéler comme sur un négatif photographique les problèmes réels. J’entends votre objection : en quoi une oeuvre serait-elle inapte à faire ce travail ? Avant de répondre à cette question, permettez-moi de faire une remarque et de prendre un exemple.

Nous ne pensons pas que le mode d’action que Benjamin attribue au nouveau régime de l’art, et que nous pourrions qualifier de « subliminal », soit à même d’en permettre la politisation. On ne voit pas comment une action aux effets à ce point différés et incertains pourrait transformer les masses en société, voire produire le moindre collectif, c’est-à-dire donner lieu à la décision réfléchie et partagée de se réunir pour atteindre un but dont l’art aurait dessiné la possibilité. Pour penser ce type d’effet – et sans ce type d’effet la politisation de l’art n’est qu’un vain mot – il faut penser les conditions d’une action qui soit directe et immédiate, ce que Benjamin ne se donne pas les moyens de penser. Il est possible que cela tienne de l’importance qu’il donne au concept de choc pour penser l’époque moderne. Car le choc est ce qui engourdit le corps et l’esprit, ce qui empêche de penser, c’est-à-dire d’articuler un raisonnement, de construire un point de vue. Il écrit à propos des images du cinéma, art tactile par excellence : « À peine son oeil les a-t-il saisies qu’elles se sont déjà métamorphosées. Impossible de les fixer. […] le processus d’association du spectateur qui regarde ces images est aussitôt interrompu par leur métamorphose[9]. »

On comprend clairement comment le concept de choc lui permet de rendre compte de la manipulation des masses et de l’esthétisation de la politique. Mais son univocité, son manque de plasticité, l’empêchent de penser un rapport politique au récepteur qui soit également direct : un choc positif en quelque sorte, qui éveillerait plus qu’il n’engourdirait. Curieusement, il en donne un exemple dans la « Petite histoire de la photographie ». Il commente la photographie de cette pêcheuse de New Haven, morte peu après la saisie de son image par l’appareil : le réel de ce regard, écrit-il, « brûle un trou dans l’image[10] ». Ce choc-là est très différent de l’autre, mais il n’a de fait rien de politique.

S’insérer/recontextualiser

Le 20 juillet 1964, jour du vingtième anniversaire de l’attentat manqué contre Hitler, a lieu, dans l’amphithéâtre de l’Université technique d’Aix-la-Chapelle, le Festival der Neuen Kunst. Il réunit des artistes du mouvement Fluxus qui accompliront ce jour-là un certain nombre d’actions dont quelques-unes sont passées à la postérité. Joseph Beuys est parmi eux. Il publie dans le programme du festival cette proposition étrange : « Beuys recommande qu’on surélève le mur de Berlin de 5 cm (meilleure proportion)[11] ! » Un peu plus de deux semaines plus tard, à la suite d’une plainte déposée à l’encontre des organisateurs du festival par un groupe de commémorateurs, le ministre de l’Intérieur du Land de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie somme Joseph Beuys de s’expliquer. Et il s’explique, dans une note qu’il envoie au ministère et qu’il performe à Aix-la-Chapelle le 7 août. Il y écrit notamment ceci, justifiant non le choix de la date et les actions accomplies, mais la proposition qui figurait dans le programme : « L’observation du mur de Berlin devrait être permise d’un point de vue ne prenant en compte que les proportions de cet édifice. Désamorcé aussitôt, le mur. Par un éclat de rire intérieur. Détruit, le mur[12]. »

En recommandant de surélever le mur de Berlin, de le rendre beau, Beuys veut exactement faire ce que faisait Albert Renger-Patzsch. À cette différence près que ce dernier voulait déployer la beauté du monde alors que Beuys se contente de vouloir améliorer les proportions du mur, d’en faire une belle chose. La beauté dont il s’agit ici n’est pas cette qualité inhérente aux oeuvres d’art qui assure leur distinction au sein du monde sensible. Le beau est ici de convention, de représentation. Nous pourrions dire qu’il s’agit d’un idiolecte formel que nous parlons tous et dont l’un des traits majeurs est une certaine mise en oeuvre de la proportion, une certaine manière de proportionner, ce que Winckelmann appelait « la variété dans la simplicité[13] ». C’est d’ailleurs pour cette raison qu’Albert Renger-Patzsch pouvait rendre beau tout ce qu’il photographiait, parce qu’il appliquait à ses prises de vue les principes de cet idiome conventionnel. Plutôt que de représenter le mur, Beuys recommande officiellement et publiquement, en tant qu’expert assermenté de fait par l’instance régionale, qu’on le surélève, autrement dit qu’on le transforme, qu’on agisse concrètement et matériellement sur sa structure et ses proportions. Ce faisant, il entend changer la manière dont le mur est perçu, changer son contexte de réception : il ne le représente pas, il le recontextualise. Et d’une certaine manière, il le fait déjà en le disant et l’écrivant. Le mur demeure intouché (et cela aurait été le cas même s’il avait pu le surélever tant cette surrection est infime). Ce qui change donc, c’est le regard. Beau, le mur se met à faire sens tout autrement, il devient un élément dans l’ensemble des choses belles et acquiert une série de qualités nouvelles. Beau, le mur peut être représenté : peint, chanté, mis en vers libres ou en bouts-rimés. Et beau de cette beauté de convention, le mur devient insignifiant comme le sont tous les beaux édifices de nos vieilles cités : le mur devient un monument.

En quoi cette action est-elle politique, me demanderez-vous ? En ce qu’elle ne se contente pas des deux manières qu’on avait de se rapporter au mur : la critique et l’indifférence. Il recommande aux Allemands de le transformer matériellement et donc de se l’approprier. Ce qui pourrait se résumer en une phrase, injonction pour un art performatif : puisqu’on ne peut le détruire, transformons-le. Ce qui est une manière de formuler très concrètement le problème que posait le mur de Berlin : un scandale contre lequel on demeure rigoureusement impuissant. Les deux réponses habituelles, critique et indifférence, ne font qu’amplifier et le scandale et l’impuissance. L’action de Beuys revendique au contraire une forme de performativité : il s’agit d’être efficace, de faire quelque chose qui change réellement le mur et le rapport que nous avons avec lui.

Et pour opérer cette transformation Beuys ne fait pas oeuvre, mais simplement deux opérations.

  1. Il profite d’une sommation officielle, il s’insère donc dans le fonctionnement normal d’une instance gouvernementale, mais il choisit de mal l’interpréter. Il fait comme si le ministre lui demandait pour quelle raison il recommandait l’élévation du mur. Il fait comme si le ministre avait pris sa proposition au sérieux. Il la justifie donc et place le ministère du Land de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie dans une position impossible : il ne peut répondre, car ce serait admettre qu’il a considéré la proposition ; il ne peut pas ne pas répondre car Beuys de fait ridiculise l’action du ministère;

  2. Il recommande qu’on observe le mur en ne prenant en compte que ses proportions.

Il utilise la logistique gouvernementale d’un côté et l’idiolecte conventionnel de la beauté de l’autre. Il travaille dans un double contexte qu’il redispose : un contexte administratif qu’il redispose en formulant une recommandation impossible et un contexte représentationnel qu’il redispose en y incluant un objet particulièrement hétérogène. Le mur est donc doublement recontextualisé : il devient l’affaire du Land de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie et il devient beau.

Nous pouvons maintenant répondre à l’objection de tout à l’heure : en quoi une oeuvre serait-elle inapte à faire ce travail ? Précisément pour les raisons qu’évoquait Benjamin : le rapport que le récepteur entretient avec l’oeuvre est un rapport indicible, magique. Elle l’accueille, il s’abîme en elle. Ses effets sur le récepteur et sur le monde en général sont impossibles à évaluer et difficiles à décrire. Au mieux, l’oeuvre nous donne accès à quelque chose dont notre monde aurait fait le deuil, une forme de présence, d’ouverture à une vérité qu’on ne pourrait dire qu’ainsi, singulièrement, à quelques-uns, à travers des formes ou un langage qui ne peuvent exister qu’au seuil de l’incommunicabilité. Une des conséquences de cela est le caractère autotélique de l’oeuvre. Elle doit en dernière instance reposer sur elle-même, tenir seule debout. Elle est la réserve de sens et de valeur où les hommes iront boire quand le processus de réification des rapports humains sera arrivé à son terme. L’action de Beuys, elle, ne peut exister seule. Elle doit s’implanter dans des contextes pour exister, pour fonctionner devrions-nous dire. Alors et alors seulement, elle est en mesure d’être efficace. C’est un autre de ses aspects : elle entend produire des effets concrets et mesurables. Ce qu’elle fait en pratiquant des opérations adaptées à son but et aux contextes au sein desquels elle agit : en l’occurrence, des recontextualisations. Recontextualisé, le mur change de sens.

Nous pourrions dire que Beuys bricole un dispositif. J’entends ce terme au sens que lui donne le poète et théoricien Christophe Hanna. Un dispositif a selon lui trois grandes caractéristiques : « l’hétérogénéité interactionnelle », « la contextualité » et « l’opérativité » :

  1. « un dispositif est un agencement de pièces rapportées, de natures différentes, composées dans le but de produire un effet, de “fonctionner[14]”»;

  2. « le dispositif est fait pour s’adapter à un contexte cognitif cible […] hors duquel il ne fonctionne plus, ou moins efficacement, et qu’il transforme en fonctionnant […][15] »;

  3. « le dispositif comme objet se définit par le fait qu’il effectue une opération qui lui est propre. En cela, il n’est pas une machine qui exécute un programme prévu à l’aide de pièces expressément adaptées à son plan de montage, mais un bricolage assemblé en vue de circonscrire un problème local et tenter de le surmonter[16]. »

Les exemples que prend Christophe Hanna appartiennent majoritairement au champ de la poésie contemporaine, mais la généralité de sa définition rend tout à fait possible son application à d’autres pratiques artistiques. Que fait en effet Joseph Beuys ? Il repère un problème : le mur est un scandale qui nous laisse impuissant. Ce problème est insoluble par la critique et par l’indifférence. Il faut donc inventer autre chose et l’inventer avec ce qu’on a sous la main : autrement dit, bricoler un dispositif ad hoc, adapté au contexte cible, c’est-à-dire qui soit à même de rendre le problème public et de lui donner une réponse possible.

Prélever/composer

Dans « La crise du roman », Benjamin utilise, pour décrire le roman d’Alfred Döblin, le concept de montage : « Le montage fait éclater le “roman”, aussi bien du point de vue structurel que du point de vue stylistique, créant ainsi de nouvelles possibilités très épiques, notamment au plan formel[17]. » Et il ajoute une phrase que nous avons déjà citée : « Le montage véritable part du document[18]. » Pour que le roman éclate effectivement, il faut partir du document. Le document, c’est-à-dire les faits divers, les évènements sensationnels de 1928, les imprimés petits-bourgeois, rengaines, statistiques, etc. Tout ce qui est accessible, présent quotidiennement dans l’environnement immédiat d’un Berlinois à la fin des années 1920. Des fragments prélevés dans cette masse fluante, dans le disponible, sont recontextualisés dans le livre, faisant éclater le roman. Benjamin voit là une nouvelle forme d’épopée, Döblin substituant aux « vers stéréotypés » des épopées anciennes des énoncés stéréotypés contemporains, nos « aurore-aux-doigts-de-rose ». On les trouve dans les journaux, les chansons, les conversations de café, etc. L’oeuvre est attaquée, éclatée, traversée de langages hétérogènes, de registres de discours, de formats textuels et typographiques, mais elle tient, elle résiste. Elle n’accueille plus seulement le lecteur, elle accueille le monde tout entier. Elle se fait monde. C’est là une des fonctions possibles du montage : inclure dans la trame de l’oeuvre les bruits du monde. Mais jusqu’où peut aller cette tension ? Jusqu’où est-elle allée ?

Pour répondre à cette question et observer une autre manière de travailler les effets du montage, nous allons prendre un autre exemple, musical cette fois-ci : La fabbrica illuminata de Luigi Nono, une oeuvre mixte composée en 1964, la même année que l’action de Joseph Beuys, pour voix et bande sonore[19]. La fabbrica illuminata en question se trouve à Cornigliano, un quartier de Gènes : il s’agit d’une usine sidérurgique de la société Italsider. On l’appelait « l’usine des morts » à cause des conditions de travail des ouvriers. Le sujet de l’oeuvre est donc l’usine, ses ouvriers, leur vie, mais aussi et surtout : que peut ici la musique ? Qu’irait-elle faire là-bas ? Que peut-elle bien composer avec ce matériau-là ?

La voix est incarnée par une chanteuse, une soprano; elle est seule sur scène. Face à elle, la bande qui est composée des sons enregistrés dans l’usine – bruits des laminoirs et des hauts fourneaux, conversations entre les ouvriers; de sons de synthèse réalisés au studio de phonologie de la RAI à Milan; d’enregistrements du choeur de la RAI dirigé par Giulio Bertola. Les textes chantés par la voix et le choeur ont été écrits par Giuliano Scabia à partir de témoignages d’ouvriers et de tracts syndicaux recueillis dans l’usine. L’oeuvre est composée de trois mouvements qui sont trois manières de rendre sensible le rapport entre la voix soliste et son Autre, l’usine[20].

Le premier mouvement met en présence les trois types de sons : le lyrisme élégiaque de la voix seule – mélodique, expressive, tout en legato ; le choeur enregistré qui représente le peuple ouvrier encore indifférencié, non individualisé; les bruits, enregistrés dans l’usine et fabriqués à la RAI – clusters, masses sonores complexes, écrasantes, inhumaines.

La voix est isolée. Son lyrisme est « expression de soi à soi sur soi[21] » : l’émetteur est en effet à la fois le récepteur et l’objet du message. Le lyrisme est ici, musicalement, élégie : amoureux, plaintif, pathétique. Cette voix parle mais ne s’adresse qu’à elle-même. Et si l’on parle de soi à soi, c’est que la communication est morte, qu’autrui n’est plus accessible. La voix alors se complaît : c’est le sens de cette plainte élégiaque. La voix représente la musique, les oeuvres musicales, l’art réduit à l’impuissance. À l’autre bout du spectre sonore : les bruits, le monde ouvrier saisi dans sa dimension aliénante. La musique et ces bruits se contredisent, s’annulent. Ou plutôt, la voix ne peut être qu’écrasée par ces sons, par la violence de l’usine et des rapports qu’elle détermine entre les hommes : réifiés, déshumanisés[22]. Entre les deux, à mi-chemin, il y a le choeur, le peuple. Il n’est ici que possible, à venir ou bien ancien, originel. Quel que soit son statut, il est sur un autre plan : pur effet de montage. Car le montage est ici le procédé qui permet de disposer l’une à côté de l’autre des réalités incommensurables, c’est-à-dire incompatibles dans un même monde. Le premier mouvement rend sensible l’incommensurabilité entre la musique et l’usine, ce qui est plus qu’un truisme : c’est admettre qu’une partie du monde est inaccessible à la chose musicale, soit comme sujet soit comme auditoire. Dans un monde où des hommes vivent dans l’aliénation, la musique n’est plus qu’un art partiel, limité, réduit à un domaine congru. Vous me direz, Luigi Nono a bien composé une partition pour le choeur, il a bien fait chanter le peuple. En effet, mais ce choeur est enregistré, il partage la bande avec l’usine et ses bruits. Et il sera bientôt broyé par eux. Le premier mouvement raconte la destruction du peuple et non sa rédemption par la musique. Ne demeure que la voix, seule, isolée, autotélique, impuissante face aux bruits envahissants. Ce qui est accompli symboliquement dans le premier mouvement le sera musicalement dans le troisième où la voix se retrouvera effectivement seule, cernée par le silence.

Le second mouvement se penche sur deux vies, un couple d’ouvriers, dont le quotidien est raconté par la voix. Le texte de Giuliano Scabbia recompose des témoignages recueillis à l’usine. Il s’agit de documenter leur vie et de mettre à l’épreuve les conditions d’une subjectivation possible. Pris dans ce dispositif disciplinaire, ces individus ont-ils les moyens de devenir sujets de leur vie, sujets politiques par exemple ? Le texte de Scabia montre qu’il n’en est rien. Car les bruits demeurent et s’insinuent, intrusifs, dans tous les moments de leur existence. Le dispositif de l’usine s’étend bien au-delà du lieu proprement dit. C’est toute leur vie qu’il discipline et régit – il travaille le jour, elle travaille la nuit – jusqu’à leur sexualité, jusqu’à leurs orgasmes[23]. La voix soliste se fait silencieuse, murmurante, on l’entend souffler. Les bruits ne cessent pas, la voix se dédouble, passe de la bande à la scène sans qu’il soit toujours possible de distinguer sa source. Puis on entend un cri, il se répète, mais il est étouffé par le traitement sonore, comme écrasé, réduit à l’impuissance. Le cri est à la fois celui de la musique à qui il ne reste comme registre d’expression disponible que le son inarticulé et celui de la subjectivité ouvrière réduite au minimum d’expressivité possible.

Le troisième mouvement est une élégie pour voix seule, composée sur un quatrain de Cesare Pavese. La voix est libre, elle s’est émancipée, elle est même consolatrice. Le quatrain dit : « les matins passeront / les angoisses passeront / mais pas pour toujours / quelque chose restera[24] ». Elle promet mais sa promesse reste vague. Et surtout, elle est seule, sans lieu. Ce qui revient à dire que ces promesses ne peuvent s’énoncer qu’en dehors de l’usine, d’un autre point de vue, encore inconnu. La musique promet, mais elle ne s’adresse plus à personne.

La fonction du montage qui confronte ici la voix soliste aux documents de l’usine, la musique à la réalité de la société aliénée, est triple :

  1. Il est bien sûr critique. Il s’agit de révéler la réalité des conditions de vie des ouvriers italiens et d’émouvoir les auditeurs quant à leur sort, de susciter colère et révolte morale avant d’être politique;

  2. Mais il est aussi d’étudier les conditions d’une subjectivation possible, les liens qui peuvent exister entre le choeur qui est du côté du peuple et les individus dont la vie est prise dans les rets de l’aliénation. D’où le jeu très subtil entre les voix qui tantôt font choeur, tantôt se disséminent dans l’espace sonore ou sont couvertes par le bruit des machines;

  3. Il est enfin de confronter la musique aux questions qu’elle doit poser sans jamais pouvoir vraiment le faire. C’est une oeuvre sur les limites de la musique, réduite au double bind du cri et du bruit : elle ne peut dire ce qu’elle doit dire qu’en criant ou en passant dans son autre, en s’aliénant. C’est le combat de la musique et du non-musical, le réel ne cessant d’interrompre et de couvrir l’élégie vocale, la musique ne parvenant jamais à musicaliser les bruits de l’usine.

Luigi Nono compose ici l’irréconciliable et l’incommensurable : les bords changeants de la musique et de la non-musique, de l’art et de la société, de l’oeuvre et de ses dehors. Sa grandeur est d’intérioriser cette lutte, d’en faire le sujet même de l’oeuvre. Une oeuvre déchirée ou blessée, d’une blessure dont on ne guérit pas.

Enquêter/documenter

Une exposition est programmée au Musée Guggenheim de New York. Hans Haacke est l’artiste exposé. Une des oeuvres s’intitule Shapolsky et al. Manhattan Real Estate Holdings, a Real-Time Social System, as of May 1, 1971[25]. L’histoire est célèbre. Le directeur du musée, Thomas Messer, découvrant les oeuvres annule l’exposition six semaines avant le vernissage, arguant à propos de trois d’entre elles, dont Shapolsky et al., qu’il s’agit là non d’art mais de « journalisme ». Ajoutant qu’il se devait de rejeter une « substance étrangère qui avait pénétré l’organisme du musée » (« an alien substance that had entered the art museum organism[26] »). Une polémique s’ensuit. On manifeste. On soupçonne le musée d’être financé par la personne cible de l’enquête, Harry Shapolsky. Hans Haacke exposera ailleurs son travail[27]. Puis il proposera trois années plus tard un travail dont le sujet sera le musée Guggenheim lui-même : Solomon R. Guggenheim Board of Trustees.

L’exposition prévue au Guggenheim est clairement un dispositif d’enquête. Haacke a reconstitué les activités immobilières de Harry Shapolsky de 1951 à 1971, retraçant la plupart des transactions auxquelles il a pris part sous son nom propre ou à travers une des nombreuses sociétés qu’il possédait directement ou indirectement, dressant la liste des cent quarante-deux immeubles dont il est ainsi propriétaire au 1er mai 1971 dans les quartiers new-yorkais de Harlem et du Lower East Side. Ce faisant, Haacke n’a fait que réunir des informations disponibles au greffe du tribunal de commerce de New York, mais qu’il a dû prélever parmi la masse gigantesque des données disponibles.

Plutôt que d’attaquer Shapolsky, de produire à son sujet des jugements ou des représentations axiologiques, il s’est contenté de réunir des faits qu’il a ensuite organisés afin de les exposer. Le moment véritablement créatif de ce processus de travail est celui qui sépare le prélèvement des données de leur exposition qui est tout sauf un mode de présentation des faits en question. D’abord, il ne force pas les données dans un format qui leur serait préalable, il doit au contraire inventer ce dernier en fonction d’elles, produire le dispositif adéquat. Ajuster les formats aux données : il faut trouver les bonnes connexions, celles qui font voir ce qui est en jeu. Ensuite, les données – bien qu’elles existent quelque part, où il a été les quérir – ne sont pas encore des documents. Elles ne le deviennent que reliées et exposées, ce n’est qu’à ces conditions qu’elles sont à même de documenter. Cette puissance documentaire, il faut la construire.

Qu’expose-t-il ?

  1. Cent quarante-deux photographies légendées des immeubles dont Shapolsky est le propriétaire. La légende comprend : adresse, numéro du lot, code du bâtiment, société propriétaire, date d’acquisition, précédent propriétaire, s’il est hypothéqué, valeur correspondant aux prix du marché;

  2. Deux cartes signalant l’emplacement dans la ville des immeubles en question par de petits cercles noirs tracés à la main;

  3. Six tableaux diagrammatiques documentant les achats et les ventes des immeubles photographiés, figurés de manière à ce qu’on puisse visualiser sur deux colonnes disposées en vis-à-vis acquéreurs et vendeurs. Le visiteur s’aperçoit assez vite que les mêmes noms figurent dans les deux colonnes, comprenant que ce sont les mêmes sociétés qui achètent et qui vendent, toutes propriétés de Harry Shapolsky.

Hans Haacke fait, nous semble-t-il, deux choses :

  1. Il expose un problème public en tant que tel, il ne dit pas qu’il y a un problème, il le donne à voir et il le fait en fabriquant un dispositif qui articule des données de nature hétérogène dans une diversité de formats, faisant d’elles des documents;

  2. II compose un récit, le récit des transactions, achats et ventes, qui ont abouti au « système social » décrit au 1er mai 1971. C’est la constitution de ce « système social » qui l’intéresse mais il ne s’agit pas d’en faire le récit en ayant recours à l’une des formes qu’offre la tradition littéraire. Car cela altérerait la puissance documentaire de son dispositif. Il doit raconter cette histoire en réduisant son intervention au minimum, qui va consister simplement à connecter des données : il relie des photographies à des faits concernant les immeubles photographiés ; il couvre deux cartes de petits cercles ; il trace des lignes entre deux colonnes de noms qui se font face.

Ainsi minimalement connectées, les données font document, ou plus précisément sont converties en document. On remarque qu’il utilise à cette fin des formats existants qu’il détourne : la photographie légendée (la légende dit beaucoup plus de choses qu’une légende habituelle, le document est dans la légende plus que dans l’image); les cartes griffonnées comme on peut le faire lors d’une visite touristique afin de construire le parcours idéal; les schémas connecteurs en théorie des ensembles. Trois types de format : magazine, quotidien (amateur), mathématique élémentaire; immédiatement lisibles par n’importe quel visiteur; et qui possèdent un grand pouvoir référentiel. Autrement dit, ils désignent immédiatement ce qu’ils mettent en rapport : immeubles, quartiers, transactions.

Et que voit-on finalement ? Un grand nombre d’immeubles qu’un même homme possède dans un espace urbain très circonscrit; qu’il a presque tous hypothéqués; qu’il ne cesse de se revendre et de se racheter à travers des dizaines de sociétés écrans. Il peut ainsi décider de l’évolution du prix des loyers, gagner sur les deux tableaux en hypothéquant et en louant à des relais locaux qui sous-loueront à des tarifs artificiellement hauts, blanchir l’argent de ces sous-locations en s’achetant et en se vendant les biens, l’argent circulant librement d’une société à l’autre. Le dispositif est à la fois l’enquête et son résultat. Et bien sûr l’enquête pourrait se poursuivre. Elle n’est qu’arbitrairement arrêtée au 1er mai 1971. Le dispositif est donc en droit ouvert : à de nouvelles données et à de nouveaux formats.

Le dispositif est tout cela : prélèvement de données publiques mais dispersées; recontextualisation de ces données dans des formats existants immédiatement reconnaissables, mais détournés pour s’ajuster aux données; construction de documents qui, réunis et articulés, font apparaître le problème, en l’occurrence ce que Haacke appelle un « système social » exploitant les habitants des quartiers pauvres de Harlem et du Lower East Side.

Un tel dispositif a des ambitions beaucoup plus mesurées qu’une oeuvre d’art. Il renonce à l’universel. Une oeuvre d’art en effet donne à ce dont elle traite, à son sujet, aux histoires qu’elle raconte, une portée très générale. Elle extrait l’universel du quotidien, du banal, du simple fait. Et Alfred Döblin fait exactement cela : une épopée de la vie en elle-même très commune de Franz Biberkopf. C’est à cela que Hans Haacke renonce. Il ne cherche en rien à transfigurer les données dont il part car son but n’est pas d’émouvoir ou d’éveiller les masses, il est de rendre public un problème spécifique et localisé et de permettre ainsi à ceux qui le souhaitent de se coaliser pour le résoudre. Conversion et non-transfiguration. Non pas transformer les masses, mais rendre possible, inviter à la constitution de collectifs, de groupes d’individus réunis par un même objectif. Car Haacke pense, non sans raison, que l’action sera d’autant plus efficace qu’elle sera localisée, déterminée. Ne pas chercher à changer la société, mais attaquer le « système social » qui a pour nom Shapolsky.

Demeure une question néanmoins, qu’on se posera d’ailleurs et qu’on posera au musée Guggenheim. Qu’en est-il de l’institution d’accueil ? Elle n’apparaît pas dans le dispositif, son rôle et sa place ne sont pas interrogés. Elle est ici l’élément neutre, au fond indifférent, qui permet au dispositif de devenir public. Qu’il s’agisse d’un musée importe bien sûr, le contexte de réception propre à ces institutions du monde de l’art est ce dont a besoin Hans Haacke ici. Il assure à ce qu’il montre un regard attentif et détaché, désintéressé, qui considérera sans a priori moral ou politique, en tout cas dans un premier temps, les objets exposés. Mais un musée est aussi une institution sociale, elle a des mécènes, elle gère un budget, elle entretient des relations avec d’autres institutions et sociétés à travers le monde, elle a une histoire. Tout cela est particulièrement vrai du Guggenheim. Haacke n’en dit rien. Il est vrai que ce n’est pas son sujet. Mais n’en disant rien, il soulève sans le vouloir la question : qu’en est-il du lieu d’exposition ? Car ce lieu ne peut pas être abstrait du dispositif. Le dispositif, c’est ainsi qu’il fonctionne, intègre tout ce qu’il touche car il n’a pas de limite prédéfinie. Donc, naturellement, il inclut ce à quoi il se relie. Mais il n’est pas interrogé dans Shapolsky et al. On supposera donc que Guggenheim et Shapolsky sont connectés d’une manière ou d’une autre. C’est la paranoïa propre aux dispositifs et qu’ils génèrent spontanément. Car il n’est pas dans une position d’isolement ou d’autonomie comme l’oeuvre peut l’être. Il n’est pas à côté ou au-delà du monde, il est multiplement connecté à lui, prélevant en lui, agissant sur lui.

Deux ans plus tard, Hans Haacke adressera un dispositif spécifique au musée Guggenheim[28]. Une suite de listes (sept panneaux de 50,8 cm sur 61 cm) le connectant à travers son conseil d’administration et ses mécènes à un certain nombre d’entreprises, dont la société minière Kennecot Corper qui fut nationalisée par Salvador Allende avant d’être restituée à ses propriétaires et grassement dédommagée par le régime d’Augusto Pinochet quelques années plus tard.

Implanter/suspendre

Dans tous les cas que nous avons étudiés, l’action qu’oeuvres et dispositifs sont censés produire demeure potentielle, espérée, à venir. Car bien sûr on ne peut inscrire dans une oeuvre ou un dispositif artistique l’action qu’elle produira sur ses récepteurs. On ne peut qu’en faire le voeu. À moins que l’oeuvre ou le dispositif soit imperceptible, non thématiquement identifiable, et néanmoins agissant. C’est le cas d’une « oeuvre » – c’est ainsi que son auteur l’appelle – de Max Neuhaus, Times Square. Installée en 1977 (elle fut interrompue de 1992 à 2002) à Times Square, au milieu d’un triangle piétonnier situé au carrefour de Broadway et de la 7e Avenue[29]. Un drone – une résonance de son de cloche bouclée sur elle-même – sort d’une grille d’aération du métro new-yorkais et se perd dans l’ambiance de la place.

Max Neuhaus a très tôt organisé des marches sonores – des sound walks. La première eut lieu en février 1966 avec des amis. Par la suite, il substitua des marches à ses conférences. « LISTEN », imprimait-il sur les mains des marcheurs. Qu’est-ce à dire ? S’agit-il d’écouter la ville comme si elle était un concert ? Une musique de bruits et de sons ? Comme John Cage dit qu’il écoute la ville depuis sa fenêtre, préférant cette écoute à celle de Mozart ou de Beethoven, dont les oeuvres sont trop prévisibles[30] ? Ou bien s’agit-il d’autre chose ? Avec Times Square quelques années plus tard, il renverse la situation. Les marcheurs ne sont plus prévenus. Les marcheurs sont désormais les passants. C’est-à-dire rigoureusement n’importe qui. Une oeuvre on le sait s’adresse à tout le monde. Celle-ci affecte n’importe qui. C’est un cas assez rare de décadrage radical. Dans le contexte qui est le sien, non esthétique au sens où rien n’indique aux passants qu’une telle attitude pourrait être de mise en ce lieu, le son musical n’est pas perceptible comme tel. Ainsi contextualisé, il est inaudible comme musique. La recontextualisation, l’effet de montage, est ici telle qu’elle fait disparaître l’oeuvre.

Partons de l’hypothèse que nous connaissons l’existence de cette oeuvre. Nous la cherchons. Et même en la cherchant, nous aurons du mal à la trouver. Mais nous la trouverons, nous mettrons l’oreille sur ce drone. Que ferons-nous alors ? Il est presque impossible de l’écouter comme tel, exposé qu’il est à Times Square au bruit de fond assourdissant de ce carrefour. Mais nous pouvons nous servir de lui pour écouter. À travers lui, cette brume sonore qu’il constitue, depuis la zone d’écoute qu’il dessine et où il agit, nous pouvons écouter. Quoi ? Le reste. L’environnement sonore. Times Square. À travers lui, Times Square s’écoute. Ce que nous ne faisons jamais. Ce qu’aucun passant ne fait jamais, à part John Cage depuis sa fenêtre. Dans un tel environnement, l’écoute est toujours intéressée, ciblée, stratégique, indicielle. Mais dans ce nouveau contexte, on écoute Times Square pour lui-même, comme s’il s’agissait d’une musique. N’y a-t-il pas une analogie entre ce que Neuhaus fait ici et ce que Beuys faisait au mur ? Une suspension. Par le drone, c’est Times Square qu’on déplace.

Mais qu’arrive-t-il à ceux, de loin les plus nombreux, qui, ignorant qu’il y a là une oeuvre, se contentent de passer ? La plupart, la grande majorité, ne remarquent rien. Ils passent. Mais certains – des photographies l’attestent et vous pouvez vous-mêmes le constater en vous rendant sur place – ralentissent, comme s’ils traversaient soudain un air plus dense, d’un degré plus grand de viscosité. D’autres encore s’arrêtent, lèvent la tête, écoutent. On ne sait pas s’ils identifient le drone et cherchent sa source (qui comme pour tout son grave est très difficile à localiser) ou plus simplement ont l’étrange impression qu’ici, dans cette zone un peu floue, les sons se donnent différemment à entendre. Pour eux, Times Square n’est certes pas une musique, il faut une intention esthétique clairement affirmée pour qu’une écoute devienne musicale, mais il devient quelque chose à quoi l’on peut désormais se relier, et qu’on se prend à écouter autrement qu’on le faisait. Times Square demeure ce qu’il est, non musical, non composable, mais on s’y rapporte, on se connecte à lui d’une façon non prévue. On le recontextualise par l’écoute.

Comment Max Neuhaus fait-il cela ? En utilisant les moyens sonores du lieu qu’il cherche à suspendre. Il bricole un son qui ressemble au bruit de fond que produisent toutes les villes, cet agglomérat de sons hétérogènes innombrables qui, malgré sa présence constante, n’est vraiment audible que la nuit, quand il n’est plus couvert par le brouhaha des premiers plans. Un bruit de fond amplifié mais qui, du fait de sa complexité – de la richesse de ses harmoniques notamment –, a l’air d’être le son résultant du bruit ambiant. Neuhaus rejoue les sons de l’environnement immédiat afin de déplacer celui-ci, il s’insère dans le contexte pour en faire sa cible.

Comme chez Joseph Beuys, l’effet produit par le dispositif, action ou installation, est l’effet qu’il produit sur ses récepteurs : désamorcer le mur ou suspendre Times Square. Et il suffit pour ce faire de surélever l’un en pensée et d’envelopper l’autre d’une brume imperceptible. La politique est là. Elle ne vise pas à transformer le récepteur ou la société, seulement à modifier son regard ou son écoute car il suffit de cela pour en effet, d’une certaine manière, changer le monde.

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Nous avons hérité de Walter Benjamin, ai-je écrit au début de ce texte, « la nécessité de penser un art sans oeuvres ». Car, ajoutais-je alors, « seul un tel art peut être politisé ». Il nous faut maintenant, au terme de notre parcours, nuancer quelque peu ces affirmations. Les exemples que nous avons analysés se présentent en effet, à l’exception notable de l’action de Joseph Beuys, comme des oeuvres à part entière. La fabbrica illuminata de Luigi Nono, Times Square de Max Neuhaus et même Shapolsky et al. Manhattan Real Estate Holdings, a Real-Time Social System, as of May 1, 1971 de Hans Haacke, conçue pour être exposée au musée Guggenheim, sont sans aucun doute des oeuvres d’art. C’est qu’il y a là une profonde nécessité. Le régime de production et de diffusion de l’art depuis le début du 19e siècle est un régime opéral : l’oeuvre est son horizon et l’index de son fonctionnement. La pérennité et la puissance de ce régime tiennent à sa plasticité : l’oeuvre n’étant pas un concept ontologique, mais historique et régulateur, il est susceptible d’une grande variété de contenus[31]. Sous certaines conditions – épistémologique, critique, institutionnelle, etc. – n’importe quoi est susceptible de fonctionner comme oeuvre, mais ces conditions sont très contraignantes. Les exemples que nous avons étudiés relèvent de ce régime et pour cause : ils n’auraient pu être produits et diffusés autrement. Ce qui ne veut pas dire qu’ils fonctionnent tous exclusivement comme des oeuvres. La fabbrica illuminata est, comme on l’a vu, une oeuvre qui s’interroge sur son caractère opéral et qui conséquemment se laisse envahir par ce qui vient contredire ce régime de composition et d’adresse. C’est une oeuvre qui expose l’impuissance de l’art et elle ne peut le faire que depuis un point qui se situerait au-delà de l’opposition entre art et non-art – c’est le rôle du quatrain de Pavese que chante la voix dans le dernier mouvement que de montrer ce qu’il pourrait y avoir au-delà. Times Square, bien que son auteur y voie une oeuvre, ne l’est que pour une infime minorité de ses auditeurs et demeure imperceptible comme telle pour tous les autres. Son régime adéquat de fonctionnement échappe donc, comme nous l’avons montré, aux conditions qui régissent conventionnellement le monde de l’art. Le dispositif conçu par Hans Haacke est sans doute le plus explicite des trois dans la mesure où il inclut, potentiellement, son contexte d’exposition. Celui-ci cesse dès lors d’être la condition implicite de l’oeuvre pour devenir une des cibles de l’agencement qui prend son nom et occupe sa place – annuler son exposition fut en ce sens une manière raisonnable, institutionnellement parlant, de répondre à cette situation.

On le voit, l’art n’est sans oeuvres que conditionnellement : il l’est sous couvert d’un régime qui fait de tout dispositif une oeuvre à venir et qu’il faut donc toujours à nouveau subvertir. La politisation de l’art est à ce prix.