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Gold is the lowliest of metals.

– Peter Blegvad, Gold[1]

Le film franco-mauritanien Timbuktu (Abderrahmane Sissako, 2014) raconte les jours les plus sombres de cette ville légendaire, qui devait jadis sa haute renommée à son rôle de carrefour dans le monde islamique entre l’Europe, l’Afrique orientale et la région subsaharienne. Dans ce film, la ville malienne de Tombouctou est occupée par des djihadistes qui cherchent à faire de leur système de règles absurde le programme d’un appareil répressif, qu’ils nomment « État islamique ». Dans ce contexte, même le football ne peut plus survivre comme pratique ludique et vivante, mais uniquement sous la forme purement discursive d’un rituel secret et masculin consistant à comparer des performances de combattants plutôt que celles de joueurs. Le réalisateur mauritanien Abderrahmane Sissako propose à cet égard une scène qui frappe par son pouvoir évocateur et par son comique grinçant. En jouant au football sans ballon, les jeunes de la ville réinventent ce jeu comme une sorte de danse autour d’une présence absente. Chacun de leurs gestes, chacun de leurs mouvements, réplique la réalité du jeu avec une précision sans faille alors que l’objet même de leur plaisir, à savoir le ballon, est invisible. Le fait que leur ballon demeure radicalement imaginaire permet non seulement aux jeunes d’éviter la prison, mais offre en même temps un reflet éclatant du processus de projection qui fonde notre expérience cinématographique de cette scène. La faculté de représenter dont ils font preuve apparaît alors si puissante et si féconde qu’elle peut transformer, voire transmuer la réalité de l’expérience.

Ce type de transmutation fait certes écho à notre expérience de l’art et du cinéma, mais il renvoie également – lorsqu’on l’envisage du point de vue de l’histoire culturelle et intellectuelle – au projet universel de l’alchimie. Situées à la frontière du matériel et du spirituel, du physique et du métaphysique, de la pluralité divisible de la nature et de l’indivisibilité de son créateur, les opérations de transmutation pratiquées par les apprentis sorciers de l’alchimie nous ouvrent un monde médial idéal. Il est donc devenu urgent de le redécouvrir, et de le réactiver. Du point de vue de la variantology[2] – à savoir l’étude des réseaux de tensions entre l’art, la technique et la science selon la méthode historique qui investit la « temporalité profonde » [Tiefzeit] –, je partirai donc de l’idée que l’heuristique et la pratique expérimentale de l’alchimie portent en elles le potentiel de générer un foisonnement infini de possibilités quant au devenir du monde actuel[3].

Dans un article des Cahiers du cinéma de 1982, Jean-Paul Fargier envisage le double jeu vidéographique Allan and Allen’s Complaint de Nam June Paik comme la toute « dernière analogie avant le digital[4] ». L’une des phrases clés de ce texte a accompagné mon parcours intellectuel durant toutes les années 1980 et 1990 : « Le digital, c’est l’équivalent électronique de la formule alchimique de l’or[5]. » Certes, Jean-Paul Fargier visait ainsi avec justesse à critiquer cette percée nouvelle dans l’esthétique de la production visuelle. Or il suggérait également non sans ludisme que le monde du « digital » pouvait potentiellement ouvrir un nouvel espace expérimental, dont l’exploration pouvait être tout aussi prégnante, stimulante, que ce réseau de complexité et d’illusions qu’est l’alchimie.

Dans les pages qui suivent, j’entends donc provoquer l’entrechoquement de ces deux espaces. La puissance active, génératrice et créatrice qu’est la faculté d’imaginer sera explorée, d’une part, par l’intermédiaire d’un bref parcours dans la philosophie européenne (qui ira de Kant jusqu’à Vilém Flusser en passant par Anton Moratori et Dietmar Kamper) et d’autre part, par une première tentative d’aborder l’alchimie non pas du point de vue de l’histoire des sciences naturelles, mais plutôt comme un modèle d’expérience du monde, de son appréhension et du façonnement de sa surface. Ainsi l’alchimie sera abordée sous l’angle de l’archéologie des médias.

I

Posons d’abord les fondements. La première édition du premier opus de la trilogie kantienne de critique fondamentale pour la refondation de la métaphysique, consacrée, comme on sait, à la raison pure, paraît en 1781. Le philosophe de Königsberg y accorde une attention particulière à la faculté d’imaginer. Elle se voit attribuer dans le processus de cognition une fonction relativement similaire, sur le plan de la valeur et de la signification, à celle que Lacan accordera plus tard à l’imaginaire dans sa conception tripartite du domaine de la psyché[6]. Elle apparaît comme le terrain de jeu d’une pensée dont l’existence ambivalente est tiraillée entre l’instance supérieure de la raison, qui tient lieu de commission disciplinaire, de bureau de censure, et le sensible qui tend pour sa part vers l’anarchie. Grossièrement traduit dans les termes de la conception lacanienne de la psyché, l’imaginaire est donc tendu entre le symbolique et le réel, assumant ainsi un rôle de raccord et de suture, qui le rend notamment si pertinent dans le cadre des théories du cinéma[7]. Pour Kant, la valeur de cette voie tierce de la faculté de penser réside surtout dans son pouvoir (virtus) de synthèse – qui en fait une sorte d’analogue de la réalité virtuelle.

Or en 1787, le chef-d’oeuvre kantien de la métaphysique allemande paraît dans une seconde édition, qui exercera une influence exceptionnelle sur la philosophie des deux siècles suivants. Dans cette réédition, Kant use d’une singulière virtuosité pour recadrer cette virtu épistémique, pour la contenir, la mater et l’endiguer entre le sensible et le rationnel, de façon à ce que son autonomie et sa force de résistance se trouvent considérablement affaiblies. Dans sa dimension transcendantale, la faculté d’imaginer est dès lors exclue du domaine de la raison. Pour préserver le pouvoir absolu de l’instance disciplinaire, Kant fait donc volteface en prenant le parti de la raison pure au détriment de la faculté d’imaginer, qui assumait pourtant un rôle actif dans la première édition de la Critique de la raison pure. Ainsi, la sainte trinité de la pensée qui, jusqu’aux débuts de la modernité, avait modelé la quasi-totalité de l’heuristique européenne des activités du cerveau, se voyait à nouveau réduite à un dualisme de type platonicien entre ratio et sensus, qui confinait l’imaginatio à un rôle de complément accessoire n’ayant plus qu’à assumer sa prestation de service dans l’ombre. Et cela alors que même Descartes entretenait déjà des doutes considérables quant à la pertinence d’un tel dualisme. Il situait la faculté d’imaginer du côté de la chose étendue et de la chose pensante comme c’était le cas mutatis mutandis à l’origine chez Kant.

Deux ans avant cette réédition, comme s’il s’agissait à point nommé de prévenir une volteface dans l’univers métaphysique de la philosophie allemande, un prédicateur universitaire catholique de Göttingen, Georg Hermann Richerz, publiait la traduction allemande commentée (1785) d’un traité italien paru à Venise une cinquantaine d’années plus tôt (1745) : Della forza della fantasia umana de Louis-Antoine Muratori (1672-1750)[8]. Jésuite hautement éduqué en philologie ayant oeuvré pendant des dizaines d’années comme archiviste et bibliothécaire à la Biblioteca Ambrosiana de Modène, cet auteur italien avait publié quelques traités d’importance sur l’histoire (culturelle) de l’Italie qui ont cependant peu de pertinence dans le cadre de notre propos. Au rang de ces publications marginales mais pour le moins exceptionnelles s’inscrit notamment un traité sur la mendicité, qui présente ce phénomène comme une forme dérangeante mais signifiante de l’existence sociale dans l’urbanité émergente de l’Europe moderne. Pour contrer ce problème, il propose une solution aussi simple que difficile à réaliser : assurer à tous les solliciteurs d’aumône un travail qui leur permette de se nourrir et leur accorde à la fois une certaine forme de dignité[9]. L’idée est que la ville elle-même et les citoyens qui s’enrichissent de ses fruits sont ultimement les principaux responsables de la pauvreté, de sorte qu’il devrait être de leur devoir de l’éliminer. Manifestement, ce jésuite, archiviste et bibliothécaire italien n’avait jamais entendu parler d’un certain philosophe du Nord, qui n’avait jamais quitté le froid de Königsberg.

Le traité de Muratori sur la force de l’imagination se présente comme un plaidoyer engagé pour la Forza della fantasia, entendue comme une figure de proue de la faculté de penser fondée dans l’union indissociable du corps et de l’esprit. Le texte est traversé d’une pluralité de métaphores, d’images et de comparaisons qui permettent d’aborder les mécanismes de la pensée humaine comme un appareil médial et de penser les activités cognitives comme un processus de médiation – et cela dans une tonalité qui rappelle en partie celle du passé encore récent de l’analyse discursive des années 1980 et 1990. Mais cette familiarité de ton et de discours est loin d’être le seul intérêt de ce texte.

Le premier chapitre de l’ouvrage de Muratori traite « de la différence entre l’entendement et la faculté d’imaginer ». Non seulement il repousse les dichotomies trop faciles avec une inflexible fermeté, mais il le fait en ouvrant des perspectives stimulantes du point de vue de la théorie des médias. Dans une note de bas de page significative, Muratori se prononce résolument contre l’idée « que le corps se réduise à un simple canal d’extériorisation à la charnière de l’âme […] ou qu’il se limiterait à une causalité contingente [et accidentelle] de certaines représentations de l’âme[10] ». Paru à une époque encore marquée par les écrits polémiques de Julien Offray de la Mettrie, le traité sur la faculté d’imaginer de ce sensualiste catholique s’oppose en somme à l’idée d’une neutralisation du véhicule corporel, car cette approche pourrait entre autres conduire à une hiérarchisation des opérations cognitives, qui n’aurait pour ainsi dire rien de profitable pour la pensée de la pensée. Au contraire, la mémoire (memoria) et la faculté d’imaginer sont toutes deux présentées comme des activités fondamentales, productives, voire matricielles de la pensée, sans lesquelles la raison elle-même ne serait tout simplement rien, et n’aurait d’ailleurs rien à faire.

Muratori présente la faculté d’imaginer comme une instance physique et matérielle qui permet la négociation entre l’entité corps-âme et les différentes stimulations du monde extérieur qui sont appréhendées par les sens. L’imagination devient par là une véritable messagère, une ambassadrice, dont le siège n’est pas encore séparé de son suppôt corporel, comme l’exigera plus tard la conception de la distanciation [Entfernung], la télécommunication.

L’âme reçoit des messages de la faculté d’imaginer. Ainsi elle perçoit les choses qui se trouvent à l’extérieur d’elle avec presqu’autant de précision que si elle les avait directement vues, entendues ou senties. […] Tout le processus de pensée de l’âme se résume donc à contempler les objets représentés dans l’atelier de la fantaisie. Cette copie d’un original extérieur et pourtant distancé de nous [entfernt] peut ainsi nous apparaître avec la plus grande vivacité[11].

Muratori ici formule avec brio ce qui jouera un rôle clé chez Kant et les kantiens, à savoir ces activités de visualisation et de figuration assumées par l’imagination et produites de concert avec l’entendement, et cela même quand l’« original extérieur et pourtant distancé de nous [entfernt] » est, précisément, absent. Cette idée trouve son origine moderne et européenne dans la pensée de Thomas d’Aquin bien qu’on en trouve déjà les traces dès l’Antiquité grecque dans la philosophie naturelle de l’atome.

La faculté d’imaginer fabrique des copies du réel en tant que réminiscences. Cette idée est discutée avec plus de précision dans le deuxième chapitre qui traite « de la faculté d’imaginer, de ses opérations et de son emplacement » et qui s’ouvre sur une description détaillée du processus et des étapes de l’activité cognitive :

Dès que l’impression d’un objet quelconque est perçue par un sens, cette idée, cette image [imago] ou ce caractère [ne pas ignorer ici qu’au terme « caractère », le domaine technique de l’imprimé donne également le sens de lettre, de type] est transmis au cerveau par le biais des nerfs et des esprits vitaux qui envoient pour ainsi dire un signal de cet objet, qui sera déposé et consigné dans les cellules et les petits plis du cerveau[12].

Le cerveau apparaît ainsi pour Muratori comme un véritable appareil médial : « il n’y aurait aucune explication rationnelle pour que cette masse molle et informe ait sa place dans notre tête si l’on refuse par ailleurs d’admettre qu’elle consigne et conserve les concepts et les impressions du monde extérieur qui lui parviennent par le moyen des sens – qu’elle sert pour ainsi dire d’entrepôt de la mémoire[13] ». Quelques pages plus loin, Muratori revient à nouveau sur l’idée « que les images ou les idées s’impriment dans notre cerveau » et qu’elles y laissent des « traces corporelles » qui sont portées par la faculté d’imaginer[14].

Les rapports entre le corps mortel et l’âme immortelle, entre le fini et l’infini, sont volontiers illustrés chez Muratori par le truchement de métaphores optiques : l’âme devient ainsi un « miroir » qui reflète la lumière structurante de l’imagination, conçue comme « le matériel le plus fin et le plus près de l’esprit qui soit ». Imitant Empédocle, il affirme que : « […] les yeux sont généralement les premiers à nous renseigner sur les objets extérieurs. La lumière qui émane du corps passe ainsi par les yeux et leurs nerfs comme à travers du cristal. Et elle imprime d’une certaine façon l’image du corps dont elle émane sur le blanc tableau du cerveau[15]. » Quelques lignes plus loin, Muratori renchérit d’une remarque tout aussi intéressante du point de vue de l’épistémologie des médias : « En fait, seules les impressions qui nous parviennent par le biais de la vue devraient être désignées comme des images ou des idées. Quant à celles qui nous viennent de l’ouïe, de l’odorat, du goût ou du toucher, elles peuvent être nommées pistes, traces, figures ébauchées ou mouvements du corps [...][16]. »

Dans le chapitre qui porte « sur la mémoire », Muratori reprend cette idée en expliquant que « les images des choses s’impriment dans le cerveau et que le rassemblement de ces images constitue la faculté d’imaginer [fantasia][17] ». Par là, la pensée du jésuite évoque non seulement l’idée kantienne de synthèse, mais elle effectue également un prodigieux tour de force dans l’ordre de la théorie des médias – pour une lecture contemporaine du moins – en présentant la faculté d’imaginer comme un « vaste livre », où les « idées inscrites » prennent effet pour la synthèse, au sens où elles s’expriment, s’extériorisent.

II

Deux siècles après la première traduction allemande de ces quelques lignes de Muratori et près deux siècles et demi après la publication de l’original italien paraissait un ouvrage qui achevait la consécration des droits du corps de façon magistrale : l’Histoire de l’imagination (1981) de Dietmar Kamper[18], auteur qui a également travaillé avec Michael Wetzel dans les années 1980 à l’application de l’« archéologie » au domaine des médias. À cette époque marquée par une crise de la modernité, que d’aucuns appelaient la postmodernité, la chose technologique portait l’abstraction à l’un de ses sommets, devenant de plus en plus imprévisible dans ses effets. Jean-François Lyotard était en plein brainstorming pour son exposition Les Immatériaux, qui allait marquer le versant intellectuel du milieu culturel parisien du milieu des années 1980. Jean Baudrillard peaufinait quant à lui son heuristique des simulacra autour du motif central d’une inexorable Agonie du réel (1978). Et Paul Virilio augmentait sans cesse la cadence de sa dromologie selon un tourbillonnement spiralique de plus en plus rapide qui allait aboutir à l’Esthétique de la disparition (1980) avant de s’apaiser dans l’équilibre troublé de L’Inertie polaire (1990). Quant à Vilém Flusser, il s’exerçait continuellement à un jeu d’abstraction qui visait à dépasser avec ludisme l’insupportable tension entre imagination et programme (abstrait) afin d’ébaucher, d’inventer et de développer du neuf.

Dietmar Kamper s’appliquait déjà depuis la fin des années 1970 à renforcer la présence de la nouvelle philosophie française au sein du discours intellectuel allemand. Sa position était claire et sans équivoque. Il se plaçait du côté d’une logique du pluriel, laquelle était peu développée à l’époque au sein des universités allemandes et attirait encore moins d’attention (surtout dans les domaines de la culture, des arts et des médias) : faire une histoire qui « ne coule pas d’un seul jet [...], mais qui émerge de la pluralité même », telle était l’ambition de son histoire de l’imagination.

L’histoire de la civilisation entendue comme histoire de l’abstraction [s’est] nourrie de cela même qu’elle a refoulé, nié, exclu, exterminé [...]. En tant que faculté qui relève de la vie corporelle, l’imagination existe par [delà] l’objet, dans cette intériorité déniée qui – une fois récupérée par l’analyse – a fait l’objet d’une réappropriation parasitaire[19].

Cela pourrait générer de fâcheux quiproquos comme celui qui voudrait que la fantaisie puisse avoir quelque chose à voir avec le pouvoir.

Dans un chapitre extrêmement dense[20], Dietmar Kamper présente la trajectoire de la faculté d’imaginer comme une sorte de parcours tendu entre « la faculté cognitive inférieure indissociablement liée au corps[21] » et la « cognition procédant selon certaines règles[22] ». Malgré de nombreuses tentatives de dégrader l’imagination aux plus bas étages de l’épistémologie ou de la célébrer à l’inverse comme le plus haut achèvement de la pensée, voire d’en faire l’unique point de raccord conceptuel entre l’expérience sensible et la plus haute abstraction, la tradition européenne continuait obstinément de tenter de discriminer cette faculté, qui est pourtant si importante pour la « pensée de l’être » [Denken des Seins] entendue comme « pensée visuelle » [Bild-Denken] comme le formule Heidegger[23]. Le « verdict [de Hegel] au sujet de l’“insolence” de la faculté d’imaginer » viendrait « de ce qu’elle s’est développée dans l’hostilité par rapport à la fantaisie » sans bien entendu « qu’on puisse en imputer la responsabilité au philosophe[24] ».

Dietmar Kamper fait ici explicitement référence au fameux discours heideggérien sur Kant et le problème de la métaphysique (1929)[25]. Selon la démonstration percutante d’Heidegger, Kant procéderait à une « mise en retrait de l’imagination transcendantale[26] » au profit d’une réduction de l’imagination à une faculté sensible limitée, entamée dans son anthropologie et achevée dans la seconde édition de sa Critique de la raison pure (1787). Pour le philosophe fribourgeois, il s’agissait avant tout de tracer les contours de son idée d’un fondement temporel de la métaphysique qui se poserait contre l’héritage de Kant, contre le poids de son image. Ces écrits d’Heidegger ont sans doute bercé Vilém Flusser dès l’époque de sa jeunesse à Prague tant sa pensée en restera fondamentalement imprégnée. Cette tonalité heideggérienne est tout à fait perceptible dans ses écrits tardifs qui reconduisent la conception duale de la faculté d’imaginer qui fonde la critique heideggérienne de Kant : à une imagination pure, transcendantale, qui se distingue par son caractère producteur, voire créateur, s’oppose une imagination reproductive qui assume plutôt un rôle exécutoire, soumis au commandement de la raison et des idées.

III

Avec son idée d’une « nouvelle faculté d’imaginer », Vilém Flusser radicalise cette critique heideggérienne tout en réactivant l’idée kantienne initiale d’une faculté d’imaginer transcendantale. Il réinvestit ainsi « cet “inconnu” où Kant a dû jeter son regard » mais qui l’a aussitôt fait fuir, parce qu’il y aurait aperçu un trouble inquiétant [das Beunruhigende][27] ». Parmi les propriétés classiques du premier ventricule du cerveau qui, selon la construction scolastique, se retrouve à l’avant du crâne, on compte le chaud et le sec. Ces propriétés apparaissent comme les conditions permettant aux sensations de la réalité de s’imprimer dans le cerveau et de se conserver dans la fraîcheur sèche de l’entrepôt de la mémoire. Or la nouvelle faculté d’imaginer forgée par Flusser sur le modèle du computer est, pour sa part, encore plus cool. Intimement liée au système réglé des algorithmes, elle se donne comme une « imagination par programmation » destinée à atteindre ses objectifs par une pure prestation de l’entendement. La dimension productive de la faculté d’imaginer, d’ordinaire si difficile à cerner, est ainsi associée chez Flusser à une capacité calculatrice, ordinatrice, qu’il comprend comme le plus haut potentiel d’abstraction de la pensée. Il s’agit par là comme un moyen de générer des réalités, qui ne seraient en aucun cas identiques à la réalité fugitive du présent.

Composée de pièces fragmentaires éparses recousues par l’éditeur en une marqueterie monographique posthume, l’Éloge de la superficialité (1993)[28] peut être envisagée comme une sorte de témoin avant l’heure de ce qui s’appellera, une fois que le marché de la théorie entre les États-Unis, Paris et Berlin se sera opportunément emparé de ces étiquettes, « réalisme spéculatif » et « object-oriented philosophy ». L’anthropologue culturel pragois se lance dans les pas d’Husserl pour forger une « phénoménologie des médias » radicale qui, dans un geste intransigeant, se dirigerait vers les médias eux-mêmes et non vers la recherche de quelque fondement nébuleux – ou ontologique – qui se cacherait sous la surface. Ces fragments posthumes de Flusser atteignent leur point culminant dans le projet d’une nouvelle faculté d’imaginer. « Computare » signifie « d’abord penser ensemble ce qui est en morceaux[29] ». Par le truchement de l’abstraction et de son potentiel de (ré)évaluation du monde, par l’organisation symbolique de l’univers des chiffres et des algorithmes, véritable dimension zéro de la réflexion flusserienne, les unités de programmation permettraient le développement des mondes alternatifs – et non seulement la simple reproduction de ce qui existe. Cette dernière activité reproductrice est celle de l’ancienne faculté d’imaginer qui se borne, passive, à son rôle d’exécutante. En tant que capacité, elle appartient à l’ère de l’histoire. À l’inverse, la nouvelle faculté d’imaginer est foncièrement posthistorique. C’est d’ailleurs là le titre portugais que Flusser avait choisi pour un recueil de conférences qu’il avait essentiellement données au Brésil dans les années 1970 : Pós-História[30]. Pour Flusser, l’homme posthistorique réside dans chaque projet qui, après Auschwitz, peut encore tenir la route : il n’est plus sujet classique, mais plutôt esquisse, ébauche de ce qui – après la disparition de Dieu derrière le voile de la nouvelle abstraction (alpha)numérique – peut générer derechef un autre monde.

Et voilà encore l’histoire qui réapparaît comme par la porte de derrière « [pour] faire vivre la force de l’image ! » ou plutôt, comme le proclame énergiquement le philosophe pragois en allemand à la fin d’un entretien qui s’était pourtant déroulé en anglais avec les historiens de l’art hongrois László Beke et Miklós Péternàk à Budapest en 1990 : « die Kraft ein Bild einsetzen », levant pour l’occasion le poing en direction de la caméra et du spectateur[31]. Ce geste est précisément celui de la figure de Superman qui s’envole vers un écran d’ordinateur blanc et vide dans le légendaire Dream Machines / Computer Lib (1974) de Ted Nelson. Le brillant anarchiste de la culture de l’hypertexte, qui avait autopublié ce livre double et l’avait façonné de la réunion de deux ouvrages distincts, inaugurait un nouvel espace de réflexion dans lequel l’ordinateur apparaissait comme un instrument universel d’auteur. Dans un texte de la même époque, Flusser expliquait que « ce geste [de la nouvelle faculté d’imaginer] se distingue de toute autre activité de création d’images jamais envisagée jusqu’ici, en cela qu’il n’a rien d’abstrait, de rétrograde, mais qu’au contraire, il concrétise, il projette[32] ».

L’univers de pensée hétérogène de Flusser consiste au fond à réactiver deux activités distinctes que Kant avait réunies en un concept dans sa Critique de la raison pure. La faculté d’imaginer reproductive (I) est celle qui est d’abord active sur le plan de l’appréhension sensible et se limite surtout à restituer ce qu’elle avait assimilé. Il s’agit pour Flusser de l’imagination classique, qui appartient au passé. Elle est rétrospective et passive. Et elle réduit la réalité concrète de la vie à une abstraction, au degré zéro de l’abstraction. L’imagination productive en revanche (II), la facultas imaginandi au sens strict, est celle qui participe d’une réinvention active et processive du monde qui, après les catastrophes incommensurables d’Auschwitz et d’Hiroshima, après la disparition définitive de Dieu, n’est plus pensable à partir de la substance, mais seulement plus qu’à partir de l’abstraction. L’image synthétique, affirme Flusser avec une touche insolente de provocation dans l’entretien cité plus haut, serait donc une réponse à Auschwitz.

Les plus importantes prises de position dans le dialogue philosophique du 20e siècle sont celles de penseurs dont la famille, les amis ont dû souffrir une passion à la limite du pensable, des philosophes comme Martin Buber, Franz Rosenzweig et Emanuel Levinas. L’idée d’une faculté d’imaginer modelée sur le computer, qui pourrait reconfigurer les champs de possibilités offerts par le monde appréhensible, traverse alors les écrits de Flusser de la même manière que les textes brillants de son ami parisien Abraham Moles[33].

IV

Le modèle anthropologique de Flusser qu’il nomme également, non sans ludisme, jeu d’abstraction et qui trouve son fondement dans la distinction des deux types de facultés d’imaginer, trouve son expression la plus aboutie dans une publication, plutôt brève et au succès somme toute limité, que Volker Bohn a éditée en 1990. Dans sa « tentative de distinguer les deux facultés d’imaginer l’une de l’autre », il insiste sur l’importance de procéder à la différenciation des diverses étapes du projet « d’hominisation » [Menschwerdung], et ce :

[…] comme suit : dans un premier temps, il s’agit de s’extraire hors du monde où nous vivons afin de se l’imaginer. Puis il faut encore s’extraire de la faculté d’imaginer afin de la décrire. Puis il faut à nouveau s’extraire de cet exercice de critique textuelle et linéaire afin de l’analyser. Et enfin, on procède à partir de cette analyse à la projection d’images synthétiques grâce à une nouvelle faculté d’imaginer[34].

Ce texte montre clairement que Flusser lui-même est conscient du faible degré de cohérence de cette faculté d’imaginer (II) par rapport à la fiabilité de la faculté d’imaginer (I). Pour Kamper, l’hésitation que Flusser exprime dans sa critique des « abstractions-corps » [Körper-Abstraktionen] s’interprète comme un appel à lancer au beau milieu cette gageure, de « ce saut périlleux que nous avons tous à effectuer, qui part du linéaire pour atterrir dans la dimension zéro (le « Quantique ») et le synthétisé (l’informatisé) » et qui constitue « un défi que nous nous lançons à nous-mêmes ». Kamper cite à titre de preuve la question rhétorique sur la valeur de la communication que pose le penseur pragois dans la conclusion de son livre : « s’engager dans la communication ne se réduit-il pas, justement, à ceci : appeler autrui au secours ?[35] ».

Au coeur de sa critique du jeu d’abstraction passionné de Flusser, Kamper déplore que la dimension zéro, entendue comme médium de la nouvelle faculté d’imaginer, doive être conçue comme un non-lieu, où devient impossible toute tentative de revenir en arrière ou d’aller de l’avant. La « désescalade » qui part de l’expérience du monde, qui passe par l’imagination (reproductive) et qui aboutit à un univers de « calculs constitués de uns et de zéros » est irréversible[36]. Le paradis est irrémédiablement perdu. Le mouvement qui s’impose désormais comme une nécessité mène vers le bas : « creuser dans le sous-sol de la fantaisie », qui est le siège de la « pensée-corps[37] ».

À vrai dire, aucun écrit ni aucun dit de Flusser n’évoque l’idée d’un retour. Il lui aurait été impossible de rêver d’un retour à un paradis qui lui semblait, après Auschwitz, perdu à jamais. Sa conception de la nouvelle faculté d’imaginer est étroitement liée à une hypothèse qu’il avance dans les Bochuner Vorlesungen (1991) à la suite de sa critique de Heidegger et de son interprétation toute particulière de la catégorie du Souci (Sorge)[38]. À terme, il n’y a plus lieu de nous envisager comme les sujets d’objets, comme les « suppôts du conditionnement »; au contraire, nous nous transformons de plus en plus en « projet(s) de réalités alternatives ». Au cours de l’acte de projection, nous nous lançons nous-mêmes comme des hypothèses [Sachverhalte] et nous pouvons à notre tour, en tant que projets en devenir, lancer des hypothèses [Sachverhalte] « qui ne nous conditionnent plus, mais qui témoignent de nous ».

Par là s’ouvre un potential space[39], un champ de possibilités de communications digitales permettant une qualité particulière de relation à laquelle nous ne sommes pas encore habitués, bien qu’elle soit déjà par ailleurs caractéristique des artéfacts informatisés. Nous en sommes encore loin. Dans une discussion portant sur les aspects épistémologique et esthétique des objets, le jeune théoricien chinois Yuk Jui parle judicieusement à cette fin « d’interobjectivité » pour désigner ce qui remplace progressivement les opérations intersubjectives dans la communication fondée sur la technique[40]. Les objets communiquent avec des objets, ils se reconnaissent et se méconnaissent l’un l’autre; ils s’élisent, s’incluent et s’excluent mutuellement et réciproquement, ils se modifient au contact l’un de l’autre.

À l’époque où on commençait à utiliser les ordinateurs en réseau de façon massive – soit environ au moment où Flusser développait son anthropologie opérationnelle des moyens de communication –, le Parisien Pierre Levy plaçait avec enthousiasme ses espoirs dans la perspective que les techniques culturelles telles que l’hypertexte digital puissent enfin abattre « le rideau de fer ontologique entre l’être et les choses », pour reprendre la formulation de Félix Guattari[41]. Comme ces dernières, « la position “hypertextuelle” de la machine possède de manière autopoétique […] un potentiel pragmatique. Elle permet d’adopter une posture créatrice, une posture de composition machinique face à ce rideau de fer qui place le sujet d’un côté et la chose de l’autre[42]

En procédant au renversement du concept de projection, Flusser sème les germes d’une idée phénoménologique avec un art, une aisance et une clarté jamais atteints dans le champ du réalisme spéculatif new-yorkais et parisien contemporain. Grâce à la « machine transclassique » (Max Bense), grâce à la « machine abstraite » (Noam Chomsky), grâce à l’alliance entre les mathématiques et la « poésie visuelle » (une expression que Flusser employait volontiers pour décrire les nouvelles réalités au-delà de l’image et du texte), il nous devient possible « d’échafauder des mondes imaginaires » destinés à « remplacer ce monde-ci, dont nous supposions jusqu’à présent qu’il allait de soi ». Tout en lançant à nouveau un appel à l’aide (ce qui n’est pas nécessairement incompatible avec la posture du missionnaire), Flusser précise que ces mondes alternatifs existent d’abord à l’état de démarches à peine saisissables, de vagues prévisions « difficilement visibles sur les écrans ». Il parle d’une « manière de penser et d’une technique dont les conséquences [...] ne peuvent pas encore être prévues[43] ». Nous ne pouvons que spéculer sur le fait qu’il entende là par exemple les réalités sémiotiques de conception diagrammatique, ces cartes dynamiques, ces entreprises fantomatiques qui opèrent entre les réalités du texte, de l’image et du nombre. La temporalité joue un rôle décisif dans de tels mondes. S’il s’agissait là d’images, ce seraient des images inscrites dans le temps, générées avec le concours de machines transtemporelles. Lorsque Henning Schmidgen décrit la manière et la technique en question, tout comme le faisaient Deleuze/Guattari dans leur ouvrage collectif Capitalisme et schizophrénie afin de repenser la technique[44], on n’a d’autre choix que de constater le parallèle avec Flusser : « elles placent l’abstraction avant le concret, le processus avant le produit, le devenir avant l’être[45] ». Et dans un autre contexte, Schmidgen synthétise un argument central dans la philosophie de Günther Anders en une image télématique : « par le biais de la synchronisation [Vergleichzeitigung], l’image oscille en une sphère située entre être et paraître » ; elle devient un « fantôme » [46].

Les « Schemata » de la conception kantienne des jugements synthétiques ont peut-être quelque chose à voir avec tout ceci. Flusser n’a absolument aucun problème avec le fait de ne pas pouvoir définir ces représentations imaginaires avec précision. Il sait qu’elles peuvent seulement être développées et acquises par l’expérience. « Dans la période de transition actuelle », seules importent « les affirmations fantastiques. Ce qui n’est pas fantastique, c’est de faire de l’obsolescence une affaire de contexte ». Et quelques lignes plus haut, il mélange de façon tout à fait volontaire les deux types de faculté d’imaginer : « soit les mondes imaginaires [engendrés par l’entremise de la nouvelle faculté d’imaginer] sont aussi concrets que ce monde qui est prétendument le nôtre, soit celui-ci est tout aussi imaginaire que les premiers[47] ».

V

L’alchimie s’est développée comme une véritable langue mondiale de la matière et de l’expérimentation avec ces mondes. Dans l’Antiquité grecque, Khumeia désignait la manipulation des matières liquides ou en termes technologiques, la métallurgie et la teinture. Manipuler une matière encore brute pour lui prêter une forme liquide puis la durcir, ou encore pour changer les coloris de sa surface et pour donner plus d’attrait à son aspect, voilà autant de manières d’investir la projection en tant qu’activité. La tradition de théorie et de praxis alchimiques remonte aux temps les plus reculés dans la haute culture chinoise, égyptienne et byzantine, dans l’Antiquité européenne ou dans l’âge d’or des cultures intellectuelles arabo-musulmanes. Après un essor fulgurant dès les premiers siècles du christianisme, cette tradition est réinvestie et réinterprétée aux 8e et 9e siècles par la haute culture arabo-musulmane. Aux traités et aux expériences alchimiques, la culture arabe donnera le nom d’Al-kimyá.

Les apports de cette tradition hermétique de philosophie naturelle atteignent le Moyen Âge européen par l’Espagne, où ils s’établissent en tant que programme d’alchimia. Dans une Europe pétrie de christianisme, la tradition alchimique alors à son apogée était profondément pénétrée de croyances divines. Les opérations de transformations chimiques étaient conçues en analogie avec le processus de purification des mécréants ou de ceux qui devaient être délivrés du doute. La trajectoire qui part de l’expérience physique (des sens) jusqu’à la perception méta-physique pour mieux atteindre son apogée dans l’union mystique suivait une ligne rouge qui s’articule en lien étroit avec l’idée de projection. « La formidable diversité de ce qui n’est pas et ne peut pas être, mais qui peut cependant être pensé et cru[48] » avait ainsi trouvé, dans le monde merveilleux et sauvage de la faculté d’imaginer et de l’expérimentation naturelle, le lieu d’une floraison sans précédent, où pouvait s’épanouir jusqu’au dernier des bourgeons, et cela jusqu’à ce que la civilisation moderne n’entame son mouvement inexorable de standardisation et d’universalisation.

L’alchimie n’a pas été inventée pour affûter des concepts. Elle se caractérise plutôt par une chatoyante pluralité de sens de ses fragments sémantiques. L’alchimie est transmutation du particulier, de l’individuel; c’est également ainsi qu’elle se manifeste dans les textes qu’elle a générés. Il se trouve encore des traités alchimiques qui posent de si hautes difficultés linguistiques que seule une poignée d’adeptes et d’exégètes tardifs ont pu les lire et les comprendre[49]. C’est en ce sens que l’alchimie est une théorie et une pratique d’élite. Elle « est un rêve qu’on ne peut qu’entrapercevoir et qui, une fois mis en récit, n’est que bredouillement. Quand l’homme cessa de rêver de fourneaux et de s’entrevoir dans les matériaux, le rêve de l’alchimie se dissipa dans la nuit[50]. »

Dans cette sorte d’oscillation des connotations qui permet la création de quelque chose de véritablement neuf en termes qualitatifs et qui a partie liée avec la projection, l’alchimie expérimentale trouve un terreau fertile et une pluralité de moyens d’expression. À l’aube de la modernité, la théorie et la praxis de l’alchimie offraient un outil de compréhension (de soi) pour un sujet qui était encore incertain, flottant, qui était a fortiori empirique et peut-être même, éventuellement, tout à fait provisoire, et qui voulait encore se positionner par rapport à l’autre, par rapport à ce qui n’est pas ou n’est pas encore compris – par rapport aussi à la Nature. Le cosmos murmurait, et lui tendre l’oreille était vécu comme une sorte d’enivrement. Il se projetait par voie acoustique dans l’âme des adeptes de l’alchimie qui s’étaient engagés à participer au monde, et non pas seulement à l’observer. Comprise comme un nouveau modèle d’expérience et de transformation du monde, l’alchimie ne se tournait pas vers un passé magique, mais plutôt vers l’avant, dans un avenir possible.

Pour désigner l’ultime étape de transformation permettant à la matière vile d’acquérir le lustre brillant et la haute noblesse tant convoitée, nombre de traités recourent explicitement au terme de proiectio. Suivant l’architecture particulière de chaque modèle alchimique, il s’agit tantôt de la septième, tantôt de la douzième étape du processus de transformation. D’un point de vue expérimental et pratique, proiectio renvoie à l’acte de lancer. Ainsi la lapis philosophorum (la pierre philosophale), pulvérisée et amoncelée dans des volumes soigneusement calculés, était enveloppée avec de la cire chauffée puis versée sur le métal précieux en ébullition. Dans le cas où la lapis parvenait à exercer la vertu transformative qu’on lui prêtait, la métamorphose désirée devait avoir lieu au terme de cette ultime union. La lapis philosophorum remplissait la fonction d’un parfait médium – de la métamorphose, de la transformation.

Dans un traité du Moyen Âge tardif traduit dans un allemand très approximatif en 1608, Roger Bacon insiste fortement sur la nécessité que le matériel servant à la « projection », à savoir la lapis philosophorum, contienne déjà elle-même quelque substance précieuse. Afin de revêtir l’aspect désiré, celui de la lune (l’argent) et du soleil (l’or) qui sont en outre conçus dans le texte de Bacon via les attributs des sexes opposés, la pierre philosophale doit contenir en partie ce qu’elle doit atteindre : « C’est pour cette raison que nous recherchons la projection, pour créer un ouvrage blanc ou rouge, il faut emprunter à l’or[51]. »

Ce tour d’horizon, quoique modeste et imparfait, n’en est pas moins éloquent, car nombreux sont les philosophes de la nature qui exploraient l’optique et les techniques de la médiation tels Roger Bacon ou Giovanni Battista della Porta, tout en pratiquant à la fois l’alchimie et en maîtrisant le corpus théorique qui lui est rattaché. Nombreuses également sont les expériences, comme celles d’Isaac Newton, qui se nourrissaient manifestement des apports de l’alchimie[52]. Son célèbre Experimentum crucis, portant sur la décomposition de la lumière blanche du soleil en une série de couleurs indivisibles, à savoir le spectre lumineux, suivait la disposition expérimentale d’un genre particulier de camera obscura. Seulement, dans ce cas-ci, la lumière du soleil ne servait pas à la projection d’objets à l’extérieur de la boîte noire, mais en traversant le verre prismatique, elle faisait plutôt l’objet d’une réfraction à l’intérieur même de la camera. L’une des variantes textuelles et interprétatives de la pratique de transformation alchimique consiste à modifier la qualité substantielle des couleurs. On peut en apprécier de jolies adaptations dans la peinture de Mark Rothko (1903-1970), ainsi que dans les oeuvres d’Yves Klein ou encore de Sigmar Polke[53].

Le champ sémantique de l’alchimie est ainsi étroitement lié à une tradition dont on cherche encore et toujours à exclure des penseurs tels que Vilém Flusser. Il s’agit du monde de la pensée magique de la philosophie naturelle, et plus particulièrement de sa forme expérimentale. Les amateurs de hiérarchies rigides s’appliquent encore à disqualifier cette pensée comme étant épistémologiquement inférieure. Pour eux, l’heuristique poreuse et codée d’un Flusser par exemple est de toute façon non scientifique, hérétique et dès lors inutilisable. Les historiens des sciences et de la technique à la pointe de la recherche commencent cependant progressivement à s’apercevoir que cette part d’imprécision peut être une source importante de découvertes productives. Nous ne devrions donc pas l’ignorer dans notre domaine sous des prétextes idiots. La ville d’où était originaire Flusser possède en son coeur même une rue qui porte encore aujourd’hui le nom de Rue des Alchimistes; cette ville, c’est Prague.

VI

En envisageant ce que Flusser nomme la dimension zéro du calcul et de l’ordinateur comme un (non-)temps – en analogie avec le non-lieu –, l’anthropologue berlinois Dietmar Kamper insiste implicitement sur ce qu’il conçoit comme étant caractéristique du travail intellectuel dans le champ élargi de l’imaginaire depuis la philosophie religieuse de Thomas d’Aquin jusqu’à la philosophie existentielle de Sartre : la faculté d’imaginer « comme capacité de présentification [Vergegenwärtigung] ». Cette capacité à appréhender ce qui est absent pour le moment mais qui était présent dans le passé, à saisir l’actualité du passé dans le Maintenant, joue un rôle significatif dans la conception initiale de la faculté d’imaginer de Kant, comme une sorte de compétence d’actualisation. Dans le système kantien, cette présentification [Vergegenwärtigung] devient figuration [Bildlichkeit]. En présentant pour sa part la faculté d’imaginer comme un « temps temporalisant » [zeitigende Zeit[54]], Heidegger accentue manifestement la temporalité. C’est là sa tentative de faire face à ce que Kant, dans son système, n’avait pu supporter. Dans la philosophie du dialogue d’Emmanuel Levinas, le temps apparaît comme la présence immédiate de l’Autre. Il reste que le prix à payer pour la reconfiguration heideggérienne est particulièrement lourd, car elle implique que la figuration (laquelle me paraît depuis longtemps impossible à penser dans sa matérialité en excluant sa dimension temporelle) ne devienne plus qu’une affaire secondaire pour l’imaginaire.

Flusser effectue une refonte de l’idée de figuration développée par Kant dans sa conception initiale de la faculté d’imaginer, il procède à la virtualisation de la promesse de corporéité faite par Muratori et il l’articule en lien étroit avec sa propre idée de la temporalité, où la faculté d’imaginer s’inscrit au second plan dans le domaine de l’impossible, dans ce temps qui est encore à venir. Le futur serait alors ce qui se réalise soi-même, un Sich-Verwirklichen, et le passé, ce qui est devenu irréel, un Unwirklich-Gewordensein. Voilà une perspective qui fait reposer le fondement de l’existence et de la pensée sur un abîme, sur la Bodenlosigkeit. Développée dans l’autobiographie de Flusser, cette dernière catégorie sert à illustrer une pensée oscillant entre deux extrêmes, entre l’horreur de l’absurde et l’exaltation de la promesse, qui est aussi une forme de mé-connaisance. Aussi, il marque par là la différence entre une pensée d’avant et une pensée d’après la catastrophe. Il pose la distinction entre la conscience qui a vécu Auschwitz comme événement ontologique et la simple présence spirituelle qui n’a pu qu’assister à Auschwitz et qui a été capable de supporter cela.

Pour l’expert de la mystique islamique iranienne Henry Corbin (1903-1978), le monde intermédiaire auquel appartiennent les images « à fluctuation libre » de la faculté d’imaginer active et cognitive se laisse décrire comme un mundus imaginalis. L’Être du monde intermédiaire de ces corps raffinés, tel qu’il consiste en un non-lieu (terme que l’on sait être un synonyme d’utopie), est ainsi conçu chez lui comme un « Être en suspens ». Il se fait « situatif », encore et toujours constitué et reconstitué. Pour Corbin, l’imaginaire de la faculté d’imaginer trouve ainsi son achèvement dans un « monde imaginal » qui servirait de messager, d’ambassadeur « entre le monde intelligible et le monde sensible ». « Ainsi peut-être aurons-nous un peu moins de difficulté à saisir les catégories de figures qui n’appartiennent ni au “mythe” ni à “l’histoire”, et peut-être aurons-nous aussi trouvé quelque chose comme un mot clé capable de nous mener vers “le continent perdu[55]”. »

Pourquoi pas : repeupler le monde de l’imaginal ? Dans le cadre du débat devenu célèbre en histoire des sciences entre le physicien Wolfgang Pauli (1900-1958) et le psychologue Carl Gustav Jung (1875-1961), la voix de Hans Primas du laboratoire zurichois de chimie-physique se livre à un véhément plaidoyer : les sciences naturelles ne doivent pas se voir bloquer l’accès à l’inconscient et elles doivent pouvoir rendre compte de l’expérience extérieure et de l’« expérience intérieure » (concept également utilisé par Georges Bataille pour désigner la plus haute forme de la pensée) avec la même intensité. Dans ce contexte, l’imaginal apparaît explicitement comme cette région ensevelie de la psyché qui « ne pourrait pas être appréciée à la pleine lumière de la compréhension scientifique, mais [devrait] plutôt être reconnue en tant qu’ombre[56] ».

À cela je souhaiterais simplement ajouter que la perspective d’un monde comme projection ne doit pas nécessairement émerger de cette profonde négativité qui a été assignée à l’ombre dans le contexte de la philosophie occidentale. Car en continuité avec l’Éloge de la superficialité, l’ombre peut aussi être célébrée comme quelque chose d’autonome, de résistant et partant, de positif. Il s’agit là d’une perspective ouverte par la philosophie antique chinoise que j’aimerais brièvement explorer pour conclure ces quelques considérations sur la « temporalité profonde » de la projection.

Dans les profondeurs de la culture de la connaissance chinoise, le savoir sur la mesure du temps dans son jeu d’alternance entre le jour et la nuit, entre le clair et l’obscur, n’est pas considéré comme une héliologie ni même comme une héliologique, mais bien comme une gnomonique. Cette appellation fait référence à cette jauge plantée à la verticale dans le sol ou à cet obélisque s’élevant sur plusieurs mètres dans les airs, afin de pouvoir refléter le passage des heures sur la surface plane où il s’élève. Le gnomon est donc cet agent de liaison artificiel entre la lumière naturelle du soleil et le résultat d’une mesure abstraite qui se laisse lire sous la forme d’une échelle; cette sorte de jauge de l’ombre fonctionne en somme comme un médium dans la projection gnomonique.

Véritable chef-d’oeuvre dans la « temporalité profonde » de la philosophie naturelle chinoise, dont la genèse textuelle s’étendrait entre le milieu du 3e et la fin du 5e siècle, le Canon des Mohistes, ainsi désigné d’après son fondateur Mo-tzu, est notamment consacré aux phénomènes optiques. Le Canon mohiste tardif consiste en une diversité de courtes proposita sur différents thèmes qui concernent surtout la vision du monde et forme un système de pensée réputé comme un concurrent primitif du confucianisme. Si à peine huit de ces propositions au style serré sont consacrées à l’optique, elles n’en sont pas moins éloquentes.

Même en survolant la surface du texte, on peut déjà s’en faire une image spectaculaire. Alors que les occurrences du caractère renvoyant à la lumière (kuang) demeurent relativement sporadiques, le signe linguistique désignant l’ombre (yang) est pour sa part présent dans chacune des huit propositions, et cela, à plusieurs reprises. Pour Nathan Sivin – chercheur dont les études sur la « temporalité profonde » de l’optique en Chine représentent une avancée tout aussi significative que celles de Gérard Simon sur la conception du regard et de l’optique dans l’Europe antique[57] –, cette distribution particulière des occurrences se laisse expliquer par cette formule : « The Mohist optics is primarily the study of shadows[58]. »

Dès ses premiers pas, la physique du visible célèbre déjà l’ombre comme une qualité positive. Il s’agit ainsi de déterminer si une ombre peut se mouvoir par elle-même. « A shadow does not shift », affirme le Canon mohiste, qui propage l’idée que l’ombre est sans cesse générée et régénérée dans le moment. Elle est l’événement sensationnel d’un instant, que le texte explique cependant en termes spatiaux : « Where the light reaches, the shadow disappears » et à l’inverse « where the shadow is born the light disappears[59] ». Au moment où la lumière tombe sur elle, l’ombre est détruite et n’existe plus. Tout comme ces traces fugitives laissées sur le sol à la suite du vol d’un oiseau planant un bref moment devant le soleil, l’ombre est d’abord ce qui est arraché à la lumière, ce qui n’existe encore et toujours que le temps d’un battement de cils. Aussi peut-on la décrire comme une projection naturelle. S’il fallait la voir confinée dans un espace sombre, qui n’accuse la lumière qu’à travers une brèche minuscule, on y reconnaîtrait presque un certain artéfact de la technique de projection, à savoir la camera obscura.