Corps de l’article

L’un des enjeux qui sous-tendent le renouveau de l’animisme pendant la seconde moitié du 19e siècle est la rétraction des divisions entre domaines épistémologiques et leur plus grande hybridation. Des sciences humaines, telles l’anthropologie et l’ethnologie, jusqu’aux sciences naturelles, comme la physiologie animale et végétale, en passant par les discours géologiques, minéralogiques et cristallographiques, l’idée de l’âme comme un acteur principal de la production de la vie dans tout matériau, organique comme inorganique, dirige également la reclassification radicale des capacités épistémologiques qui explorent leur formation. De la description ethnologique jusqu’à l’expérience scientifique, une anima ou anemos à la fois vagues et palpables semblent in/fuser toutes les manifestations du vivant[1].

Mais à l’intérieur de cette fusion apparemment arbitraire des substances et des disciplines, il faut une ligne directrice conceptuelle, laquelle, même réduite à la métaphore, démontrerait les capacités organisationnelles de l’âme non seulement dans la motivation, mais aussi dans la structuration, la mise en oeuvre, voire la construction d’un corps, qu’il soit objet naturel ou organisme animal. Cette métaphore est, à savoir, l’architecture, cette même pratique dont l’objet premier est de fixer et de stabiliser de la matière, et qui se voit désormais réemployée à la transformation, le déplacement, voire l’animation de matériaux antérieurement morts grâce à ses dimensions tectoniques. Et c’est justement cette science émergente de la tectonique, cette discipline qui examine la formation structurelle des bâtiments, des formations minérales et des organismes animaux, qui nous éclaircit sur les processus de la vie et leur architecturalisation (pour emprunter le terme utilisé au 20e siècle par Le Corbusier) imminente, lorsqu’ils s’efforceront de s’adapter au sein d’un environnement rapidement transformé par l’intervention humaine.

Ici, l’architecture est prise non seulement comme un système qui facilite les processus de la vie, tels le mouvement ou le repos des sujets humains, mais aussi comme une entité elle-même animée — comparable à un enclos qui n’est pas indépendant, mais qui participe activement aux événements qui se déroulent en son sein. Pour les théoriciens du 19e siècle, les deux objets dans lesquels les capacités tectoniques de l’âme sont les plus manifestes sont le corps humain et l’arbre. Les contiguïtés structurelles entre organismes animaux et végétaux témoignent des propriétés de plus en plus architecturales de la vie et deviennent l’objet primaire d’enquête dans une véritable forêt de discours : de la philosophie de la science et surtout de la médecine, jusqu’aux histoires et théories émergentes de l’architecture, lesquelles, à l’époque, sont dans un état naissant et nécessitent un soutien orthopédique enraciné, à l’origine, entre l’arbre et le corps.

I. L’âme architectonique

« L’âme est l’architecte de son propre corps » selon l’affirmation d’Albert Lemoine, philosophe du 19e siècle, dans son « mémoire » sur les théories animistes et vitalistes de Georg Ernst Stahl[2], philosophe de la médecine du 17e siècle[3]. Selon Stahl (via Lemoine), les corps des humains, comme ceux des animaux, possèdent « une âme architectonique[4] » : une âme qui, malgré son immatérialité, est capable d’organiser toute matière vivante; une âme qui, malgré son imperceptibilité, rend possible la perception de tout ce qui se voit ou se ressent; une âme qui, malgré son absence de forme, donne forme à chaque corps qu’elle habite, lequel, en son absence, ne serait qu’un amas de particules inorganisées. Quelles sont donc les structures produites par cet « architecte » intelligent mais invisible ? Les théories animistes et vitalistes de Stahl pourraient-elles former non seulement une nouvelle doctrine philosophique et physiologique, mais aussi une nouvelle théorie de l’architecture ? Qu’est-ce que la redécouverte, ou plutôt la continuité, de ces principes animistes du 17e siècle au 19e siècle nous révèle-t-elle à propos des capacités de reconstruction de cette âme qui refait périodiquement surface, des fragments textuels de l’Antiquité aux pratiques tectoniques et théories psychologiques d’aujourd’hui ?

Pendant le siècle de Lemoine, qui s’est efforcé de redéfinir la nature de la vie et a érigé l’âme (anima ou psyché) en autorité centrale organisatrice de tout processus matériel et immatériel, l’architecture a servi non seulement de métaphore structurelle, mais aussi de cadre épistémologique capable de recadrer la représentation de la vie et sa construction tectonique. La tectonique, sous l’influence des doctrines philosophiques vitalistes et revigorée par les sciences de la vie, devait désormais dans toutes ses formes adopter comme point de départ la vie elle-même. La vie finirait par devenir l’arkhè — mot qui signifie à la fois l’origine, le début, l’autorité et le pouvoir — inhérente à l’architectonique. La tectonique animiste proposée par Stahl se manifeste dans des opérations invisibles, voire « inconscientes », qui sont présentes dans la structure, le plan et in fine la typologie (de construction) d’une espèce entière, en opposition totale avec les vieilles théories physionomistes selon lesquelles l’on pourrait lire l’âme sur la face d’un individu ou d’un immeuble. L’influence de l’âme est catholique en ce qu’elle façonne toutes les parties d’un organisme, depuis sa structure générale à ses plus menus détails, en passant par les appendices quasi ornementaux dans lesquels les mouvements les plus délicats et/ou les plus imprévisibles de l’âme trouvent leur expression. Qui plus est, l’âme confère à chaque organe des propriétés physiologiques, comme la mémoire, qui rendent visible sa vie présente et passée, voire son évolution. L’âme n’est pas seulement architecte, mais aussi historienne de l’architecture.

Pour Stahl, l’animisme et le vitalisme sont contigus : la vie est le processus par lequel la matière organique s’anime, tandis que l’anima ou l’âme est l’auteur créatif qui gouverne tous les processus vitaux. Le corps est « l’organe » de l’âme, le moyen par lequel celle-ci exécute ses opérations tectoniques; l’âme a besoin de ses organes corporels afin de manifester son intelligence et sa sensibilité constructives[5]. Si l’organicisme implique une certaine intégralité ou unité systémique des différents organes constitutifs et interdépendants d’un organisme naturel, architectural ou social, l’animisme, au contraire, présuppose une disjonction ou interdépendance relative entre les organes corporels et l’âme. L’âme n’est pas la vie; comme l’architecture, elle n’est pas « vivante », mais « vivifique » en ce qu’elle permet l’apparition des conditions de la vie[6]. La référence aux architectures animistes pourrait faire penser aux histoires spiritualistes de maisons animées hantées par des fantômes ou d’autres esprits malveillants qui cherchent à détruire l’immeuble et ses habitants impuissants. Mais cela n’est pas le cas dans l’animisme de Stahl. Dans son architecture psychologique, l’anima n’est pas externalisée; l’âme construit le corps de l’intérieur à travers une matérialisation réciproque de sa constitution architectonique.

Si elle est hautement sensible et intelligente, cette anima n’est ni rationnelle ni consciente. Stahl et Lemoine font valoir que l’âme se donne moins à voir dans les mouvements volontaires et coordonnés des activités quotidiennes du corps; elle se manifeste davantage dans les mouvements involontaires des « passions » et des processus d’imagination qui vainquent souvent la raison et la logique. L’âme se révèle non pas à travers la formation régulière, mais plutôt à travers la « déformation » et la « réformation » extraordinaires d’un organisme vivant lorsque les processus involontaires ou inconscients prennent le dessus[7]. Le même effet (dé)formant peut affecter un corps tiers relativement éloigné, comme le témoigne « l’efficacité des impressions de la mère sur l’âme de l’enfant, d’où naissent des désirs immodérés, d’insurmontables terreurs, craintes, anxiétés de l’imagination de la mère qui, d’autres fois ou dans ces circonstances mêmes, imprime au corps une conformation hétéroclite[8] ». Une telle transmission ou soutien psychologique prend la forme d’une collaboration architecturale : « L’âme de la mère fournit la substance, la matière corporelle et aussi les idées ou le plan général du corps et la méthode de cette architecture humaine; mais c’est l’âme de l’enfant qui met la matière en oeuvre et exécute le plan[9]. »

Les capacités architecturales de l’âme restent toujours vivantes et actives. Invalidant les théories qui postulent une formulation a priori de la vie, Stahl fait valoir au contraire que l’âme est engagée dans un processus formatif du corps tout au long de la vie et redéfinit perpétuellement ses paramètres vivants. Cet animisme anti-téléologique démontre également un biais antifonctionnaliste : Stahl maintient de façon polémique, via Lemoine, que l’architecture corporelle créée par l’âme n’a jamais pour origine la fonctionnalité ou le besoin, mais au contraire, la « volonté » et le « désir »; même la faim et la soif, que nous considérons comme des besoins essentiels du corps, peuvent être surmontées par la force de l’imagination en présence d’« un spectacle » ou de quelque autre distraction, pour ne revenir que lorsque l’âme le désire ou le permet[10]. Cet animisme n’est pas seulement le présage des concaténations baroques des immeubles et des idées, mais prépare aussi clairement le terrain à l’orientation psychologique et physiologique de l’architectonique du 19e siècle.

Selon Stahl et Lemoine, comme l’âme n’est pas seulement « l’architecte » mais aussi « [le] médecin de son corps[11] », elle détient tout pouvoir sur les processus réciproques de la « maladie » et du « remède » : elle peut permettre au corps de tomber malade et ensuite l’aider à se remettre. Elle peut aussi, suivant un désir lugubre, pousser le corps à la décrépitude et à l’inertie inorganique[12]. La mort est effectivement le point terminal de cette architecture « vivante », la destination secrète du plan de l’âme et de ses formations tectoniques. Comme dans les représentations organiques et inorganiques de la ville en termes de maladie et de décrépitude corporelles à la fin du 18e siècle et au début du 19e siècle, voici de nouveau une vision pathologique de la tectonique corporelle et psychologique qui sous-tend et les principes animistes de la fin du 19e siècle et les théories architecturales et urbaines contemporaines. Ici, on se préoccupe moins de la cure draconienne ou de l’amélioration des conditions de vie que de la morbidité essentielle sous-jacente à la structure de la psyché elle-même qui (dé)forme lentement ses expressions architectoniques.

II. Abriter l’âme mobile

L’oeuvre de Stahl serait la source hypothétique du terme « animisme » dans l’étude comparée d’anthropologie intitulée Primitive Culture[13] de Edward Tylor, un livre dont le deuxième tome est presque entièrement consacré à l’animisme et auquel on attribue souvent la résurgence des idées animistes au 19e siècle[14]. Alors que Tylor a quelques références partagées avec Stahl et Lemoine (comme Aristote ou Leibniz), la description de l’anima par Tylor présente certaines différences avec celle du philosophe du 17e siècle. Selon Tylor, les savages voient des âmes partout : « rivers, stones, trees, weapons and so forth, are treated as living intelligent beings, talked to, propitiated, punished for the harm they do[15] ». L’idée même de l’anima est donc associée à un comportement menaçant de la part des objets (« the harm they do ») auquel les êtres menacés répondent par une action ambivalente (punition, conciliation, conversation). Tylor note que cette pratique d’échange réciproque avait déjà été évoquée par les études sur le fétichisme du président de Brosses ainsi que dans The Natural History of Religion de Hume et La philosophie positive de Comte[16]. Mais Tylor opère une distinction entre animisme et fétichisme. Par opposition au fétichisme, l’animisme ne se focalise pas sur un objet en particulier; au contraire, l’anima est une propriété commune à tout corps naturel : humain, animal, végétal et minéral. La valeur spirituelle ne résulte pas de la concentration de la force au sein d’un objet particulier, mais de la redistribution constante de cette force au sein d’une collectivité de personnes et de choses. L’âme de l’animisme n’est pas l’entité dominatrice du fétichisme qui s’empare des sujets et des objets, mais quelque chose de bien plus subtil, une entité migratrice qui traverse les mondes physique et métaphysique :

It is a thin insubstantial human image, its nature a sort of vapor, film or shadow; the cause of life and thought in the individual it animates; independently possessing the personal consciousness and volition of its corporeal owner, past or present; capable of leaving the body far behind to flash swiftly from place to place; mostly impalpable and yet also manifesting physical power and especially appearing to men walking or asleep as a phantasm separate from the body of which it bears the likeness; continuing to exist and appear to men after the death of that body; able to enter in possess and act in the bodies of other men, of animals, and even of things[17].

L’âme est donc le mouvement (dés)incarné. Les corps tridimensionnels ne sont que de simples récipients de cette entité mobile qui est soit invisible, soit clignotante de façon intermittente à l’extrême frontière du visible. Remarquez comme ce récit suit de près le mouvement de l’âme qui, de façon quasi cinématographique, se déplace rapidement d’objet en objet, de la vie à la mort, et du sommeil à l’éveil. La kinésie est le noyau fixe de l’animation. La valeur de l’anima, ou de l’âme, réside dans sa promiscuité sans borne, son incapacité à s’attacher de façon permanente à une personne, une chose ou un concept quelconque. Si l’on adopte comme point de départ Stahl et Lemoine, quel serait donc l’architecture de cette anima mobile ?

Alors que l’âme filmique de Tylor a des propriétés organisationnelles et tectoniques moins prononcées que celle de Stahl, cette même substance flexible a la capacité protéiforme d’occuper et d’organiser (ou désorganiser) provisoirement l’intérieur d’une structure architecturale. Les anthropologues notent qu’une pareille substance éthérée, capable d’assumer la forme humaine alors qu’elle est dépourvue de chair et d’os, peut entrer non seulement par les orifices du corps comme le nez et la bouche, mais aussi peut se faufiler ou s’évader à travers « les moindres crevasses et les plus petites fissures[18]» d’un immeuble. Si pour Stahl l’âme est l’architecte du corps qu’il possède, ici l’architecte est indépendant des structures naturelles ou artificielles qu’il s’acharne à convertir. L’âme est une substance malléable alors que l’immeuble est un contenant solide mais transitoire, car l’entité éthérée peut migrer d’un contenant corporel ou immobilier à un autre. L’apparente disjonction entre contenu et contenant est une preuve supplémentaire de l’autonomie inorganique de cette âme qui devient de plus en plus indépendante de l’organisme, naturel ou artificiel, qu’elle anime. Selon Émile Durkheim, la théorie de l’âme de Tylor démontre la « dualité constitutionnelle de l’homme », comme l’illustrent aussi les édifices érigés par l’homme et hantés par son « double[19] ».

La place importante qu’occupe l’architecture dans les travaux ethnographiques sur les coutumes animistes est tout à fait remarquable. Les immeubles, dans de tels discours, ne sont pas de simples enclos d’activité animée, mais sont eux-mêmes animés. Tylor fait valoir que le primitive memorial n’était pas une image, mais plutôt un pilier, poteau, planche ou pierre informe « receiving care and decoration from the neighborhood as well as worship[20] ». Ici, l’objet et le lieu de culte coïncident, comme dans le culte des arbres (dendrolâtrie) animiste et l’usage de la forêt comme lieu de culte. Cela est l’un des motifs centraux de la célèbre étude anthropologique de James Frazer intitulée The Golden Bough[21]. Prenant comme point de départ les travaux sur le culte des arbres du théoricien de l’architecture et archéologue Karl Bötticher, Frazer soutient que les premiers lieux de culte étaient les forêts[22]. Bien des années plus tard, Durkheim sera du même avis que la forêt est le lieu sacré initiatique pour les « néophytes » de la tribu et que même « le mot par lequel on désigne l’initiation dans un certain nombre de tribus signifie ce qui est de la forêt[23]». Faisant écho au mythe fondateur de Vitruve, pour qui le feu et l’abri furent inventés dans la forêt, plusieurs historiens et théoriciens du 19e siècle considèrent « l’initiation » même de l’architecture comme une pratique sociale qui a lieu dans la forêt, ou (comme le dit Durkheim) « est » de la forêt.

Comme le témoigne le meurtre rituel récurrent du roi divin dans le Golden Bough de Frazer, le discours sur l’animisme porte principalement sur les thèmes de l’économie sacrificielle, du renouveau de l’énergie et de l’échange matériel. Les esprits des sanctuaires arboricoles exigeaient souvent de lourds tributs des fidèles en échange des bienfaits qu’ils avaient promis d’accomplir. Tylor décrit les arbres qui se transforment en de maléfiques « demons stretching their arms to capture strangers[24] » et les mutilations et sacrifices humains offerts à l’esprit de la forêt pendant lesquels « human and vegetal limbs would be intertwined[25] ». Frazer revient encore sur la forme hybride de ces architectures macabres dans ses descriptions détaillées des sacrifices humains qui se déroulaient « at the roots of the tree while its boughs served as pulpits[26] ».

Si les membres humains pouvaient être découpés et rafistolés pour suivre la logique structurelle de l’arbre, aucune altération du bois sacré n’était permise, car « no branch should be broken[27] ». Les arbres étaient « animate and sensitive », donc même lorsqu’on se les appropriait à des fins utilitaires et non pas de culte, « cutting them down was a delicate surgical operation, performed tenderly for the feelings of the sufferer who otherwise may turn and punish the careless operator[28] ». Les arbres pouvaient en effet demeurer animés même après leur transformation en bâtiment architectural :

Even when a tree has been felled, sawn into planks, and used to build a house, it is possible that the woodland spirit may still be lurking in the timber, people accordingly seek to propitiate him before or after they occupy the house; when a house is ready they smear the woodwork with blood and abstain from such things as killings[29].

En plus de son rôle d’espace d’initiation à des pratiques sociales, religieuses ou architecturales, la forêt joue aussi celui de support dans les transitions épistémologiques majeures. Tylor et Frazer remarquent que le passage de la vénération religieuse d’un arbre singulier à celle du dieu ou de l’esprit abstraits de la forêt est le signal de la transition du fétichisme au polythéisme[30]; en termes architecturaux, cette même évolution marque la réorientation de la pratique tectonique depuis l’objet monumental et impénétrable (l’arbre) vers le domaine social habitable (la forêt) au sein duquel la vie et la mort des organismes humains et végétaux se retrouvent interconnectées.

Mais les esprits animistes de Tylor ne résident pas exclusivement dans les arbres de la forêt; ils colonisent aussi l’architecture bâtie à travers deux pratiques rituelles dominantes (dont les origines, cependant, se trouvent enracinées dans la vénération des arbres). Je me réfère aux pratiques des « sacrifices de fondation » et au rôle du bâtiment comme « dépositaire de l’âme ». Les deux discours portent sur les oppositions structurelles entre la plasticité et la solidité, la portabilité et la fixité, le danger et la sécurité. Selon bon nombre de descriptions ethnographiques, avant la construction d’un immeuble on égorgeait un animal qu’on ensevelissait sous les fondations « to give strength and stability to the building[31] ». Dans certaines versions du mythe, lorsque les constructeurs se voient confrontés à un ouvrage de génie civil particulièrement ardu, comme la reconstruction d’un pont qui s’était précédemment effondré, le sacrifice humain et l’emmurement du cadavre dans les murs peuvent être nécessaires (souvent la victime était la femme ou un autre parent proche du maître d’oeuvre)[32]. D’autres versions moins sanguinaires de la même pratique impliquaient la capture et l’emmurement de l’ombre ou de l’âme d’une personne[33]. L’anima captive imprégnait le bâtiment et le hantait pour toujours. Cette immobilisation de l’âme annonce l’origine de l’architecture dont la « fondation » même est entachée de manière indélébile par ces histoires sacrificielles.

En l’absence d’un projet de construction d’un nouvel immeuble, l’âme itinérante peut occuper de façon temporaire une structure immobilière existante. Souvent, cette habitation provisoire est voulue par le propriétaire de l’âme lorsqu’il se trouve confronté à un danger imminent (comme lorsqu’il se prépare pour la bataille) ou, comme le décrit Durkheim, lorsque « dans certains moments critiques où la vie passe pour être particulièrement menacée, il peut y avoir intérêt à retirer l’âme du corps et à la déposer dans un lieu ou dans un objet où elle serait plus en sûreté[34] ». Comme l’explique Frazer, l’influence animatrice « works at a distance and not necessarily in contact as long as the soul remains unharmed in the place in which it is deposited[35] ». Souvent, ce sanctuaire est une colonne ou un arbre avec lequel la personne dont la vie ou la santé est menacée a formé un lien sympathique[36]. Frazer ajoute que dans des périodes de malaise physique ou psychologique où la douleur devient insupportable, le « sufferer often seeks to shift the burden of ill luck » vers un immeuble. L’anthropologue donne l’exemple de la petite chapelle de Saint-Jean-Baptiste à Athènes, bâtie contre une colonne antique et à laquelle ont recours les malades atteints de fièvre, « by attaching a waxed thread to the inner side of the column [they] believe that they transfer the fever from themselves to the pillar[37] ». L’immeuble agit désormais comme un « récipient » pour l’énergie négative qui le hante et en même temps lui confère son pouvoir exorcisant.

Une telle présence animiste dans une structure bâtie n’est cependant pas toujours bénéfique, car souvent dans les discours animistes, les âmes présentes dans un immeuble deviennent maléfiques et finissent par faire fuir les habitants humains. Les descriptions de Tylor et de Frazer regorgent de fantômes, de démons et d’esprits vindicatifs qui hantent les édifices et se livrent à une concurrence animée avec les occupants humains pour la dominance spatiale. Ici, animisme devient animosité pure; l’architecture est le théâtre de cette transformation. L’immeuble n’est plus une enceinte de sécurité : il reproduit, voire amplifie le danger dont il était censé protéger les occupants.

Il est intéressant de noter que les travaux sur l’animisme des cultures tribales et archaïques qui relatent les aventures archéologiques de l’âme ont refait surface à la fin du 19e siècle en raison des craintes et angoisses analogues qu’a fait naître la modernité urbaine : la façon dont les descriptions de Carl Westphal de l’agoraphobie et d’autres maladies psychologiques contemporaines semblables ont été reprises dans les travaux de Camillo Sitte sur l’urbanisme signifie que les menaces psychologiques imposées par les nouvelles conditions urbaines des métropoles occidentales faisaient écho aux « périls de l’âme » de la forêt d’antan[38]. Qui plus est, les analogies entre les effets des expériences scientifiques modernes sur l’électricité et ceux des phénomènes animistes fréquemment évoqués par Tylor et Frazer — comme la comparaison faite par ce dernier entre le fonctionnement des « taboos » et des « electrical insulators[39] » ou sa comparaison du corps du « sacred man » à « a Leyden jar charged with electricity[40] » — révèlent que les forêts de l’ethnographie coloniale semblaient partager une ressemblance bizarre avec les réseaux arborescents d’infrastructure des métropoles récemment électrifiées et les craintes qu’ils inspiraient. Des forêts archaïques de Tylor et Frazier à la Vienne fin-de-siècle de Freud en passant par la jungle de son Totem et Tabou, le présupposé de base que la fin du 19e siècle a légué au 20e est que nous vivons dans un monde externe hostile et que toute relation du sujet humain aux objets externes — y compris aux immeubles — ne peut s’exprimer qu’en termes de maîtrise ou de destruction (qui seront in fine réciproques).

III. La tectonique des arbres

Si en effet l’architecture est le lieu où séjourne l’âme de l’animisme du 19e siècle, quelle influence les théories animistes ont-elles sur la pratique ou la théorie architecturale contemporaines ? Comment l’animisme, une notion principalement mythologique qui refait surface à plusieurs périodes de l’histoire, devient-elle une partie intégrante de l’histoire architecturale ?

Il apparaît que les origines mêmes de la théorie et de l’historiographie architecturales du 19e siècle sont intimement liées aux pratiques animistes. Des textes de base par Karl Bötticher[41] et James Fergusson[42] sur le rapport entre les pratiques architecturales et le culte des arbres révèlent que les racines mêmes de ce que nous appelons « histoire » de l’architecture pénètrent un terrain fertilisé par les études de mythologie et de folklore. Dans leur mélange, nébuleux et fructueux à la fois, de théories tirées des sciences humaines, sociales et naturelles comme la philologie, l’ethnologie et la géologie, les premiers écrits historiographiques de Bötticher et de Fergusson démontrent aussi qu’il est impossible de séparer l’histoire architecturale d’une forme spéculative de théorie anthropologique dont les origines divergentes nous ramènent à la forêt.

La première monographie extensive sur un monument non occidental, intitulée Tree and Serpent Worship de James Fergusson (qui était également l’auteur de la première History of Architecture du monde anglophone), analyse l’ornementation de deux sépulcres indiens des Ier et 4e siècles après J.-C. pour essayer d’identifier des traces « lithiques » d’un culte animiste. Comme Tylor, Fergusson voit dans le culte des arbres et des serpents autant d’anciennes mentalités animistes qui seraient encore profondément enracinées dans certaines races humaines (comme les Touraniens qui vénéraient des serpents, ou les Aryens qui tuaient les serpents, mais vénéraient les arbres) et qui se manifesteraient à travers l’architecture. La plupart de ces cultes animistes ne nécessitent pas d’immeubles d’une typologie ou d’un style particuliers. Dans un temple cambodgien que Fergusson associe au culte des serpents (ophiolâtrie), l’architecture semble être dorique alors que l’ornementation des bas-reliefs est hindoue[43]. Comme dans les études ethnographiques de Tylor, l’anima et son culte semblent pouvoir occuper indifféremment toute enceinte tectonique. Mais alors qu’il est difficile de déceler des signes animistes quelconques dans la typologie architecturale (hormis la présence de réservoirs aquatiques, ce qui, pour Fergusson, est signe du culte des serpents), le culte animiste s’exprime le plus souvent à travers la décoration ornementale de l’immeuble. Organisé de façon rythmique dans des frises horizontales qui animent toute la façade de ces temples antiques, l’ornement figuratif de dieux serpentins (Nagas), que Fergusson dit voir partout, sert d’indice fragmentaire pour l’historien d’un culte animiste anciennement florissant[44]. Dans l’histoire ethnologique de Fergusson, comme dans le travail anthropologique de son compatriote, l’Anglais Tylor, l’animisme est jugé primitif; l’ornementation architecturale est l’expression concrète la plus sophistiquée d’une mentalité aussi peu évoluée.

Si, pour Fergusson, le culte animiste peut se résumer à l’ornementation de la façade d’un bâtiment, pour l’architecte et philologue Karl Bötticher, dans son étude volumineuse de 1856 intitulée Der Baumkultus der Hellenen (Le culte des arbres chez les Hellènes), l’animisme est à l’origine d’une opération tectonique qui va bien au-delà de l’ornementation superficielle. Bien que presque entièrement oublié au profit du livre antérieur Die Tektonik der Hellenen (La tectonique des Hellènes, 1844-1852), Baumkultus est une étude précieuse qui offre une interprétation nouvelle et radicale des origines de l’architecture à travers l’optique de pratiques animistes et fétichistes[45]. Les opérations tectoniques associées au culte des arbres telles que décrites par Bötticher font partie d’une Ur-Architektur englobant les catégories d’objet naturel, d’immeuble, de statue, d’image, d’outil, d’habillement, d’ornement et de décoration. Cette tectonique arboricole primale témoigne d’une architecture non pas immuable et rigide, mais extrêmement plastique, versatile et ingénue, allant à l’encontre des divisions structurales souvent associées à la tectonique de l’Antiquité classique. Même en tant que fragments d’un culte d’antan, ces structures arboricoles composées insufflent à la tectonique grecque la vitalité d’un passé architectural qui témoigne d’un sens sans précédent de la connectivité entre l’homme et la nature.

Baumkultus peut paraître de prime abord comme une simple curiosité scientifique — une oeuvre hybride entre le traité philologique et l’étude botanique qui classifie les différentes espèces d’arbres de la flore grecque et détaille leurs propriétés horticoles, médicinales et miraculeuses pour les mettre en parallèle avec leurs « sympathies » et les correspondances avec les dieux et demi-dieux du panthéon grec qu’ils représentent : Zeus « aime » le chêne; Aphrodite, le myrte; Apollon, le laurier[46]. Mais cette même étude peut également se lire comme une théorie alternative de l’architecture. Comme le suggère Bötticher, les premiers « vestiges monumentaux » sont dans la nature, comme les montagnes, rivières, caves et forêts qui sont les lieux de naissance ou de résidence des dieux; ainsi, les premières traces du culte de ces dieux dépeignent ces monuments naturels[47].

L’arbre a une place particulière parmi ces lieux en ce qu’il est à la fois la représentation corporelle et la résidence du dieu; il est à la fois figure et cadre, objet et endroit au sein duquel ce même objet est hâtivement situé. L’arbre abrite aussi tous les objets associés au culte d’un dieu particulier et qui lui sont offerts par les fidèles pendant les sacrifices religieux et autres rites. Dans les premières pages de son introduction comme dans la dernière page de son épilogue, Bötticher souligne que les arbres « étaient les premiers objets représentatifs et premiers temples des dieux ainsi que les dernières structures de culte » des « peuples préchrétiens[48] ». Les arbres et leur tectonique arboricole marqueraient donc le début et la fin de l’ère de la mentalité animiste païenne qui précède et supplante la naissance de la tectonique classique.

Bötticher décrit l’arbre comme « un appareil religieux compréhensif » (Apparat) qui englobe la statue (agalma) et la maison-temple du dieu[49]. L’effigie sculpturale et la structure tectonique se trouvent unies au sein d’une même entité. L’olivier, par exemple, était l’image (Bild) et le temple figurés d’Athéna[50]. Cet appareil hybride a plusieurs fonctions religieuses et peut abriter dans ou sous ses branches une pléthore d’objets offerts à la divinité. Ce même organisme végétal est paré d’images plastiques comme des bustes, des reliefs ou des statues du corps entier (sur piédestal) du dieu auquel il est associé. La structure arboricole est de plus ornée par l’ajout de toute une série d’objets architecturaux abstraits comme des petits poteaux, colonnes ou piliers (Pfeiler) qui représentent les « attributs » du dieu[51].

Qui plus est, l’arbre nu est pour Bötticher un organisme tectonique dont les membres — tronc, branches et brindilles — forment des connexions structurelles ou « liens » (Binde) qui sont analogues aux membres du corps humain tout en les dépassant, car les branches des arbres sont utilisées comme appareils prosthétiques pour soutenir d’autres objets ou sont coupées et réassemblées pour créer des « anneaux », des couronnes et d’autres structures composites[52]. Les hommes rajoutent à ces membres végétaux des appareils artificiels à caractère décoratif comme des ficelles, des guirlandes et des bandes de tissu (tainiai) qui relient les branches de plusieurs arbres sacrés entre eux afin de former un réseau tectonique plus vaste[53].

Cet enclos végétal abrite les offrandes faites au dieu de l’arbre, y compris les membres corporels des victimes égorgées pendant les sacrifices animaux ou humains. Comme l’a clairement démontré Frazer quelques décennies plus tard dans The Golden Bough, l’arbre sert de support pour le recyclage de l’énergie de source humaine et naturelle. Bötticher consacre un chapitre de son livre à l’offrande faite par les jeunes Grecs à l’arbre de leurs premiers poils de barbe, qu’il voit comme un symbole de ce recyclage périodique[54]. L’arbre se situe à la frontière entre la mort et la régénération, car plusieurs dieux grecs seraient réincarnés sous forme d’arbre pour assumer définitivement une forme végétale (comme la métamorphose de Daphné en laurier). Même s’il s’agit d’un organisme végétal, l’arbre sert aussi de point médian entre les processus organiques et inorganiques — Bötticher fait mention de la fabrication par les Perses d’arbres métalliques à des fins de culte[55] — et peut ainsi traverser et relier bon nombre d’états ontologiques.

Le statut mutable de l’arbre peut s’étendre aux catégories architecturales qu’il englobe. Alors que Bötticher loue l’arbre pour ses qualités tectoniques soi-disant abstraites, il souligne également la tendance figurative caractéristique des cultes grecs de l’Antiquité qui s’exprime à travers un mode anthropomorphique d’habillement et de décoration. Dans le chapitre intitulé « Habillement de l’arbre à la manière d’une image anthropomorphique » (« Bekleidung des Baumes in der Weise eines anthropomorphischen Bildes »), Bötticher décrit comment, par l’emploi de vêtements et de masques attachés à son tronc et à ses branches, on transformait l’arbre en statue anthropomorphique du dieu : l’arbre passe d’un enclos tectonique de culte à l’objet même du culte[56]. À première vue, on pourrait croire à une forme régressive d’anthropomorphisme, mais ici il s’agit d’une forme de réification tout autre dans laquelle un objet naturel atteint ostensiblement la catégorie des vivants par l’adjonction d’une série d’accessoires inorganiques.

Fig. 1

Illustrations de « l’habillement de l’arbre (Bekleidung) à la manière d’une image anthropomorphique » (« Poteaux de bois et colonnes portant des masques de Dionysos » — « Tige d’arbre fruitier vert à l’image de Dionysos ») dans Karl Bötticher, Der Baumkultus der Hellenen: Nach den gottesdienstlichen Gebräuchen und den überlieferten Bildwerken dargestellt, Berlin, Weidmännische Buchhandlung, 1856.

-> Voir la liste des figures

Cette transformation de l’objet en espace, image et surface est une preuve supplémentaire de la polyvalence ontologique et morphologique de l’appareil arboricole, car son identité et sa fonction tectonique sont entièrement dépendantes des objets supplémentaires qu’il s’approprie. Alors que les masques et les habits transforment l’arbre en statue anthropomorphique, les outils et les armes déposés à ses racines ou pendus à ses branches le font devenir un appareil à fonction martiale ou autre[57]. Bötticher explique aussi que pendant les fêtes religieuses, on pendait des instruments musicaux comme des cymbales, des lyres et des syrinx aux arbres associés au culte des dieux de la musique (Apollon) et de la danse (Pan)[58]. Les sons produits par ces instruments ainsi que les réverbérations produites par l’arbre lui-même — comme le ruissellement et le craquèlement de ses branches et de ses feuilles — achèvent de transformer l’appareil tout entier en instrument musical. Comme dans les passages sur les croyances animistes des cultures tribales que l’on trouve dans l’oeuvre des ethnologues et anthropologues plus tardifs, comme Tylor, l’anima s’offre à la perception principalement à travers certaines sensations auditives, comme le chuchotement des coquilles près de l’océan ou les gémissements des bambous la nuit[59]. L’arbre met en scène une forme d’architecture non seulement animiste mais aussi animée, en ce que le mouvement de ses accessoires marginaux fait vivre l’essence plastique de son noyau statique.

La vive impression d’animation émanant de l’arbre est accentuée par l’usage d’un appareil à balançoire en forme de harnais, appelé oscilla (en grec, aiora) que Bötticher décrit comme un filet fermé en forme de goutte suspendue à la branche d’un arbre et qui contenait souvent une marionnette à forme humaine[60]. Grâce à ces accessoires mobiles, l’arbre tout entier ondule et réverbère comme un pendentif vivant. En ce qu’il englobe plusieurs formes d’architecture et de nature dans son hybridation des sens, l’arbre-temple pré-architectonique de Bötticher est un instrument intermédial parfaitement accordé. Ici, l’intermédialité ne se comprend ni comme une simple concaténation de nature et d’artifice, ni comme une agglomération de plusieurs surfaces médiatiques et de structures en trois dimensions; l’intermédialité est plutôt projetée comme la synchronisation tectonique des éléments périphériques et centraux dont les correspondances ontologiques animent l’organisme végétal et réaniment l’appareil humain. L’acte même de (ré)animation se base sur un processus d’intermédialité pendant lequel certaines qualités se réverbèrent entre le domaine naturel et artificiel et où l’architecture joue le rôle d’interface perpétuel et de seuil matériel.

L’ornementation est au coeur de telles transpositions animées. Lorsqu’on contemple les illustrations du livre de Bötticher, qu’il a assemblées à partir de différentes sources philologiques contemporaines, on remarque quantité de structures composites dans lesquelles des troncs d’arbres, des bustes anthropomorphiques, des branches d’arbre et des guirlandes de tissu se combinent entre eux et avec une multitude d’autres objets pour former des ensembles incongrus.

Fig. 2

L’arbre comme « appareil » (Arbre de Dionysos avec liens sacrés, Thyrsos et tympanum) dans Karl Bötticher, Der Baumkultus der Hellenen: Nach den gottesdienstlichen Gebräuchen und den überlieferten Bildwerken dargestellt, Berlin, Weidmännische Buchhandlung, 1856.

-> Voir la liste des figures

La nature est aussi inséparable de l’artifice que l’est l’ornement de la structure. Si Bötticher est connu pour la distinction tectonique qu’il opère entre « forme essentielle » (Kernform) et « forme artistique » (Kunstform) comme étant deux entités indépendantes concernant, d’un côté la forme de la structure intrinsèque et la décoration et l’ornement périphériques de l’autre, quelques-unes des structures arboricoles dépeintes dans Baumkultus démontrent la continuité essentielle, ou l’identité partielle, des deux[61]. Ici, Bötticher décrit des structures (pré)architecturales qui sont dépourvues de noyau, qui ne sont qu’ornement, surface, extension. C’est l’articulation d’une nouvelle forme de tectonique ornementale.

C’est à partir de ce ramassis de fragments naturels et artificiels (comme un Merzbau archaïque ou du 19e siècle) que l’architecture émerge comme un enclos solide, mais dont la fonction originale était supplétive à l’organisme végétal : Bötticher décrit comment, afin d’abriter la surabondance d’offrandes pour lesquelles il n’y avait plus de place au pied de l’arbre, on érigeait une petite structure à côté de celui-ci. Ce petit trésor deviendra plus tard le temple du dieu, lequel sera toujours construit à côté de l’arbre personnel du dieu. Bötticher souligne que dans la Grèce antique et plus tard à Rome, il ne pouvait pas y avoir de tombe, de temple ou même de maison sans arbre planté devant son entrée[62]. L’arbre représente un axe structurel et symbolique qui soutient l’édifice et établit un lien avec les origines naturelles de l’immeuble. Mais par ce même développement, l’arbre finit par perdre son statut original de structure composite et d'ornement et devient simplement un ornement devant une autre structure, devenue objet à part.

Même séparée de l’immeuble, la circonférence architecturale de l’arbre s’accroît, car sa fonction semble avoir été de soutenir non seulement les fondations d’un temple ou d’une résidence donnés, mais aussi l’établissement de villes entières. Bötticher mentionne la présence d’arbres sacrés, comme l’antique olivier dans le château d’Athènes qui servait de centre symbolique pour la ville tout entière[63]. La proximité de ces arbres des édifices d’institutions importantes, comme le prytanée d’Athènes, témoigne de leur rôle politique[64]. Qui plus est, lorsque la ville accroît son pouvoir à travers la fondation de colonies dans des territoires éloignés, il est nécessaire de planter ou d’adopter un arbre avant de fonder le nouvel organisme urbain. C’est à un chêne (drys) que la colonie attique de Milet, l’une des plus importantes villes ioniques de la côte anatolienne, doit sa fondation[65]. Bötticher souligne la nature indispensable de l’arbre comme le support de l’autorité symbolique : une forme de pouvoir enracinée (en tant que genius loci) et mobile à la fois, capable de relier des territoires éloignés. Bötticher insiste également sur les parallèles entre les arbres familiaux et les arbres servant d’emblème à un individu ou à un groupe, comme lorsqu’un enfant héroïque adopte un arbre qui, par la suite, protège toute sa progéniture[66]. À l’instar de la représentation sociale de Durkheim du totem tribal, l’arbre antique abrite les âmes de tous les membres d’un groupe social et, plus tardivement, d’une population urbaine.

Les aspects sociaux du culte des arbres se manifestent le plus dans les descriptions animées que Bötticher fait des processions religieuses lors des fêtes annuelles, comme la procession panathénaïque à Athènes pendant laquelle les fidèles portaient des branches de laurier et d’olivier sur leurs bras et leurs épaules (daphnéphoroi et dendrophoroi) et dont le point de départ ou d’arrivée était l’arbre à côté du temple du dieu[67]. Pendant ces processions festives, les fidèles, portant des guirlandes ou couronnes décorées, passaient également par les monuments importants de la ville afin de faire rentrer tout le territoire urbain à l’intérieur de la circonférence spatiale et symbolique de l’arbre. L’appareil arboricole urbain de Bötticher démontre qu’une structure animiste subsiste dans son potentiel infini de croissance, son expansion virtuelle, physique et institutionnelle par la bifurcation, la transportation et la diffusion. Selon Bruno Latour, l’appareil arboricole de Bötticher pourrait être qualifié d’« actant » ou de « quasi-objet », mais on pourrait également faire valoir que le théoricien du 19e restitue inconsciemment une époque où les distinctions épistémologiques entre sujet et objet n’avaient pas encore été démarquées, et que, pour cette raison, un tel mimétisme ne pouvait pas avoir lieu[68]. Tout en suivant la logique tectonique des Lumières, telle que reflétée dans les travaux des historiens du début du 20e siècle, comme Emil Kaufmann, l’architecture a tout de même consolidé la compartimentation du savoir en blocs individuels de facultés épistémologiques discrètes. Au milieu du 19e siècle, la tectonique de Bötticher restitue une époque profondément marquée par l’absence de différenciation radicale entre facultés naturelles et techniques[69]. C’est précisément l’architecture originaire de l’arbre qui simultanément encadre et arrête cette hybridité épistémologique.

IV. Animisme comme paysage

L’architecture mobile de Bötticher, en ce qu’elle trouve un point d’équilibre entre la fixité originale de l’arbre et la plasticité et la mobilité d’un groupement social, a plusieurs points en commun avec les théories de l’architecte Gottfried Semper, lesquelles ont souvent été rapprochées de celles de Bötticher (surtout sa Tektonik, mais très rarement son Baumkultus)[70]. En partant du domaine de la tectonique, ces correspondances versent dans une nouvelle conception de l’ornement comme une entité qui définit l’espace et qui est chargée de sens social, historique et culturel. Sous l’influence de diverses sources ethnologiques et philologiques, des références aux antiques croyances animistes et aux cultures tribales de cette époque sont très présentes dans les travaux de Semper, comme le sont les théories philosophiques vitalistes qui avaient alors cours[71]. Vue comme une étude évolutive de la forme dynamique qui résulte de l’influence des forces naturelles et indépendante de la volonté subjective, plutôt que comme une théorie statique du beau basée sur des principes mathématiques préconçus, la conception esthétique de Semper peut en effet correspondre à une conception animiste de la nature et de la formation architecturale. Dans Style, faisant référence à Bötticher, Semper décrit le masquage et l’habillage de la structure des temples helléniques comme un processus qui les transforme en « formes dynamiques, voire organiques; une manière de les doter d’une âme[72] ». Semper conçoit la forme architecturale comme le produit de forces naturelles, telles la « force vitale » (Lebenskraft) et la « force de croissance » (Wachtumskraft). Même si sa conception se base en grande partie sur la philosophie naturelle de Schopenhauer, elle paraît également très proche de ce que les anthropologues appelleront plus tard une conception « préanimiste » du monde dans laquelle tous les objets de la nature sont animés par des forces impersonnelles et abstraites qui n’ont pas encore été compartimentées dans les âmes individuelles[73]. Une telle tectonique « pré-animiste » est basée moins sur la psychologie subjective que sur la dynamique sociale qui sous-tend plusieurs des principes philosophiques de Semper, comme son idée du « foyer » (der Herd) qui, pour lui, est le premier des « quatre éléments de l’architecture » en raison de son rôle de noyau vital qui sustente le groupement humain établi autour de lui[74]. La société est désormais l’architecte et l’âme de son « propre corps ».

Mais ce n’est pas avec Semper ou aucun autre théoricien de l’architecture que se termineront les travaux sur la tectonique animiste à la fin du 19e siècle. Ce sera plutôt avec un lecteur de Semper, à savoir Aby Warburg, historien allemand de l’art et de la culture qui a cultivé tout au long de sa vie un intérêt pour les survivances de l’Antiquité païenne dans les cultures modernes. Avant de commencer sa thèse, Warburg avait déjà connu les travaux de Semper pendant qu’il était un jeune étudiant en histoire de l’art au Kunshistorisches Institut in Florenz où il étudiait sous l’égide du théoricien et historien de l’art et de l’architecture August Schmarsow[75].

Bien qu’enracinée dans la philosophie subjective et très dépendante de l’esthétique néo-kantienne, l’historiographie de Warburg est évocatrice de l’oscillation fin-de-siècle entre les mentalités animistes et empathiques; cette oscillation épistémologique est caractéristique d’une époque à laquelle le statut ontologique de l’objet est entièrement reconsidéré. Les notes de recherche de Warburg comprennent en effet une grande variété de références à l’animisme et à l’animation dans les écrits de l’évolutionniste Tito Vignolo, ainsi que ceux de Darwin et de Tylor[76].

L’expérience la plus directe et catalytique de Warburg avec les survivances des pratiques animistes a eu lieu pendant son voyage chez les Pueblos du Sud-Ouest américain (1895-1896)[77]. Au début de la conférence sur ses mémoires de ce voyage (tenue en 1923, soit vingt-six ans après le voyage), Warburg explique que le culte des serpents des Pueblos et leurs autres croyances animistes paraissent être aux observateurs occidentaux une forme de « superstition » observable dans la « vénération religieuse des phénomènes naturels, des animaux et des plantes, auxquels les Indiens attribuent des âmes actives qu’ils croient pouvoir influencer principalement par leurs danses de masques ». Il continue : « Pour nous, cette coexistence de magie fantastique et d’activité pragmatique apparaît comme le symptôme d’une contradiction interne; pour l’Indien cela n’a rien de schizoïde, au contraire, c’est l’expérience qui libère d’infinies possibilités de relation entre l’homme et son environnement[78]. » L’animisme ici apparaît non seulement comme une identification empathique ou comme un échange contesté entre sujet et objet, mais plutôt comme un réseau infini de communication, d’analogie et de correspondance entre les corps vivants et leur environnement dans une plus vaste équanimité de l’être.

Le mémoire de Warburg comprend également de longues descriptions de l’architecture des Pueblos, du profil topographique et géologique particulier du paysage rocheux du Sud-Ouest américain aux intérieurs des maisons et lieux de culte indigènes, comme le kiva, théâtre de plusieurs cérémonies rituelles. Warburg décrit avec minutie les outils, les poupées fétiches (katchinas) et les autres objets qui peuplent ces lieux, comme le balai de paille que Warburg interprète comme « le symbole de la pénétration de la civilisation américaine[79] ». De l’ornementation de la poterie aux outils en passant par le costume et l’architecture, Warburg décrit un appareil spatial continu qui s’anime grâce au noyau de la croyance animiste.

Comme l’étude antérieure de Fergusson intitulée Tree and Serpent Worship, la conférence de Warburg sur le culte des serpents parle également du culte des arbres, et il décrit un petit temple arboricole, orné de plumes, placé au centre de l’une des danses religieuses. Surpris par la petite taille de cet arbre, Warburg a interrogé un chef de tribu pour en connaître la raison. Il a répondu : « Autrefois nous avions un grand arbre, maintenant nous en avons pris un petit, parce que l’âme de l’enfant est petite[80]. »

Fig. 3

Aby Warburg, « Danseurs Hemis Kachinas devant un temple-sapin », Oraibi, Arizona, mai 1896.

© The Warburg Institute, Londres

-> Voir la liste des figures

Ici encore, l’animisme et son âme évoluent autour du potentiel de croissance humain et/ou végétal. Ici, Warburg mentionne les études sur le culte des arbres (Baumkultus) faites dans la foulée de Bötticher, comme celle de Wilhelm Mannhardt, auteur d’une étude très complète sur le culte des arbres des Germains[81] :

Nous sommes donc ici dans le domaine du culte de l’arbre et des âmes sous sa forme achevée, tel que nous le connaissons depuis les travaux de Mannhardt; on le trouve de façon continue dans le paganisme européen, et il a survécu dans les coutumes actuelles qui accompagnent les récoltes; c’est une pensée religieuse des peuples primitifs, propre à l’espèce humaine. Il s’agit d’établir entre la force de la nature et l’homme une connexion, c’est-à-dire le symbolon, l’élément de liaison, l’acte magique qui établit des liens concrets – en déléguant un médiateur, dans ce cas un arbre, plus proche de la terre que l’être humain parce qu’il s’enracine en elle. Cet arbre est le médiateur donné, qui conduit vers le monde souterrain[82].

L’arbre fonctionne donc comme le véhicule « parfait » pour l’animisme en ce qu’il est à la fois un agent et un (inter)médiateur qui relie le ciel et la terre, le sujet humain avec les forces de l’univers vivant. Par sa petite taille, l’arbre-temple en miniature devient le symbole de la communicabilité et de l’expansion infinies. Sous l’arbre git l’élément souterrain et chthonien du serpent qui représente l’âme des morts. Comme Ferguson, Warburg se méfie du serpent (présent dans différents ornements pueblos, y compris dans leur symbole de la « maison-monde ») parce qu’il serait une survivance de la mentalité animiste et de son attachement à la superstition. La culture pueblos, ainsi perçue, oscille entre la magie et la tectonique, le serpent et l’arbre : c’était précisément cet attachement à une forme organisationnelle tectonique qui un jour permettrait à cette antique culture animiste d’atteindre l’illumination. Ici encore, c’est l’architecture et la structure prototectonique de l’arbre qui organisent la transition d’une condition épistémologique à l’autre.

Le paysage urbain contemporain sur lequel se concentre la conclusion de la conférence n’est toutefois pas moins magique. L’animisme survit dans la métropole moderne à travers les pouvoirs accrus de la technologie qui permettent désormais au « serpent de cuivre d’Edison » de se déplacer sur la terre sous forme de fil électrique[83]. Une photographie connue prise par Warburg représente la figure barbue de l’Oncle Sam en haut-de-forme se promenant parmi les câbles électriques de la Market Street à San Francisco, laquelle est couronnée par le dôme d’une rotonde style (néo-)renaissance qui, à cause du cadrage hâtif de Warburg, apparaît bancal.

Fig. 4

Aby Warburg, « L’Oncle Sam », San Francisco, 1896.

© The Warburg Institute, Londres

-> Voir la liste des figures

Aujourd’hui, l’animisme survit dans la ville moderne; ses appareils technologiques constituent la nouvelle ornementation vivace du corps urbain. Cette ornementation est dérivée des lois de la gravité (comme le présage le cadrage bancal de Warburg). L’ornementation du paysage urbain contemporain est de la vision pure, de la luminosité pure, de l’extension pure; elle n’a ni forme, ni contour, ni direction identifiable. Si l’âme ne possède plus les capacités tectoniques rationnelles que Stahl et Lemoine lui ont attribuées, elle possède encore la capacité protéiforme d’animer les objets, ces substances mutables déformées par le dynamisme et l’effervescence de leurs contours souples. Cette hybridation totale entre l’homme et l’environnement, l’espace, l’objet et la surface, décrit les propriétés ambiantes de la tectonique animée contemporaine entre la forêt ancienne et la ville moderne.

Les histoires de l’architecture modern(ist)es caractérisent souvent le 19e siècle comme une époque de mouvements historicistes faisant écho aux styles du passé : néoclassique, néogothique, ou de la néo-Renaissance (le style préféré de Semper). Cependant, la tectonique arboricole de Warburg, de Bötticher ou de Tylor nous permet de repenser entièrement l’histoire architecturale de cette période en termes des survivances : des vestiges de systèmes épistémologiques que l’on croit révolus, que l’on ne peut identifier en termes d’un style historique particulier, mais que l’on retrouve dans les fossiles d’une mentalité prémoderne, qui continuent à bifurquer dans les fondations bâties des milieux modernes. À une époque qui voit la naissance (ou la renaissance) de « l’ontologie de l’objet », les théories de la « matérialité vibrante » et les études anthropologiques du « nouvel animisme », les environnements architecturaux du 21e siècle semblent hantés par les possibilités irréalisées de la réinvention de l’animisme au 19e siècle[84]. L’âme est peut-être encore « l’architecte » du « corps » humain, comme le dirait Lemoine via Stahl, mais ce corps n’appartient peut-être plus tout à fait à « la chose » de l’âme. Comme l’anima itinérante de Tylor, les agents intelligents dessinent, construisent et habitent des structures (in)organiques dont ils ne sont pas les propriétaires à perpétuité, mais seulement les occupants passagers, jusqu’à ce qu’ils déménagent au prochain abri disponible.