Corps de l’article

Introduction[1]

Au cours des dix dernières années, soit à la suite de la parution de l’article « Transmedial Worlds », de Lisbeth Klastrup et Susana Tosca[2], et du livre Convergence Culture: Where Old and New Media Collide, de Henry Jenkins, la transmédialité est devenue la perspective dominante autour de laquelle se sont ralliés les chercheurs abordant les interactions entre le jeu vidéo et les autres médias dans la co-construction d’un récit ou d’un monde fictionnel*. La notion de transmedia storytelling[3] — traduite alternativement par « récit » ou « narration transmédiatique », selon que l’on focalise sur le processus ou l’objet — est pensée par Jenkins dans l’optique d’une convergence et d’une complémentarité des médias impliquant des effets de synergie et l’idée d’une fluidité dans la circulation de composantes fictionnelles entre les plateformes, chaque texte apportant de manière non problématique sa contribution propre dans la mesure de ses spécificités médiatiques. Ces idées de synergie et de fluidité contribueraient toutefois à masquer un « angle mort intermédial[4] ». Comme en témoignent nombre de recherches récentes portant sur la relation entre le jeu vidéo et les autres médias au sein de franchises transmédiatiques*, elles occultent en effet certaines contradictions, discontinuités et impossibilités narratives qui traversent les récits en raison de l’interaction d’une multitude de dispositifs médiatiques, sans compter les frictions, tensions et conflits entre les acteurs (producteurs et publics) et les technologies impliquées. Dans un tel contexte, on ne peut faire l’économie d’une perspective intermédiale, et les travaux récents, qu’ils mobilisent ou non explicitement cette perspective, témoignent de la nécessité de réduire l’angle mort intermédial.

Nous proposerons ici une cartographie sommaire de l’intermédialité telle qu’elle est mobilisée, implicitement ou explicitement, dans les recherches portant sur les relations entre le jeu vidéo et les autres médias au sein des franchises transmédiatiques. L’objectif poursuivi est d’identifier, grâce à une telle entreprise, plusieurs aspects problématiques du récit transmédiatique. Nous verrons que, pour réduire l’angle mort intermédial que recèle ce concept, il convient de distinguer les phénomènes relevant de la transfictionnalité* et de l’intermédialité qui s’y trouvent impliqués. Dans la première partie de cet article, les termes clés de « récit transmédiatique », de « transfictionnalité » et d’« intermédialité » seront définis. Dans la seconde, nous verrons comment la perspective de l’intermédialité de milieu aborde l’idée de synergie entre les médias et met en lumière une dissymétrie statutaire des textes au regard de leur contribution à un monde fictionnel partagé. La troisième section, enfin, traitera des questions de la complémentarité des médias, de la cohérence narrative et du rôle joué par l’intermédialité formelle et la référence intermédiale à l’égard d’une expérience unifiée du récit transmédiatique.

Le récit transmédiatique, la transfictionnalité et l’intermédialité

Jenkins définit la narration transmédiatique comme un processus par lequel les éléments d’une fiction se voient disséminés dans une pluralité de médias avec pour objectif de créer une expérience de divertissement coordonnée et unifiée. Dans sa forme idéale, nous dit-il, chaque médium apporte sa contribution au récit en fonction de ce qu’il fait de mieux. Chaque occurrence de la franchise doit être autosuffisante afin d’offrir une expérience de consommation autonome, mais constitue une porte d’entrée vers un monde fictionnel[5] qui le déborde et gagne à être consommée aux côtés des autres occurrences du récit transmédiatique, dans la mesure où une approche à multiples niveaux de la narration favorise l’émergence d’un récit plus complexe, sophistiqué et gratifiant[6].

Le récit transmédiatique repose sur des environnements riches, aptes à accueillir une grande variété de personnages, et relève de « l’art de la création de mondes[7] ». Cet art, écrit Schröter, « led to a paradigm shift within media studies and narratology, away from the sole examination of “narrativeˮ in different media toward the discussion of “transmedial worldsˮ[8] ».

Le récit transmédiatique survient dans le cadre d’une triple convergence économique, technologique et culturelle impliquant des interactions entre une multiplicité de médias, de milieux de production et d’acteurs (producteurs et publics). Il relève de la co-création plutôt que de l’adaptation de contenus traversant les médias. Cela implique un contrôle exercé par une seule instance créatrice (un auteur ou une équipe)[9], donnant lieu à un processus de composition unique et à un récit intracompositionnel[10]. Toutefois, il existe de nombreux cas de figure où un récit devient transmédiatique à la suite d’expansions* ultérieures, non initialement envisagées, suivant un « effet boule de neige[11] ». Ce phénomène survient lorsqu’un texte central devient le champ de référence commun aux textes subséquents. Dès lors, si le récit transmédiatique tel que conceptualisé par Jenkins relève d’une coordination des textes, il en existe d’autres, les récits intercompositionnels[12], qui résultent d’une multitude de processus de composition non coordonnés. Il ressort alors, dans nombre de cas, des problèmes de continuité et de cohérence narrative. Des rapports hiérarchiques surviennent également lorsqu’il s’agit de déterminer quels textes peuvent ou non contribuer à un monde fictionnel transmédiatiquement construit. Enfin, le récit transmédiatique fonctionne selon un processus de compréhension additive du monde auquel il se réfère, chaque texte contribuant à sa façon à ce processus[13].

La construction partagée d’un récit ou d’un monde fictionnel à travers un ensemble de médias implique un rapport de transfictionnalité entre les textes en interaction. La transfictionnalité désigne un « phénomène par lequel au moins deux textes, du même auteur ou non, se rapportent conjointement à une même fiction, que ce soit par reprise de personnages, prolongement d'une intrigue préalable ou partage d’univers fictionnel[14] ». Saint-Gelais distingue plusieurs formes de transfictionnalité, parmi lesquels figurent l’expansion, la version* et le croisement*. L’expansion prolonge un univers fictionnel, la version le revisite, proposant un cours alternatif des événements ou de nouvelles interprétations, par exemple, alors que le croisement opère des passerelles entre des univers précédemment autonomes[15]. Les récits transmédiatiques constituent donc des phénomènes transfictionnels impliquant plusieurs médias distincts dont la rencontre favorise des expansions diégétiques, mais aussi, dans une moindre mesure, des croisements et des versions, que ces dernières soient le fait des producteurs de la franchise ou des fans.

Une fois définis le récit transmédiatique et la transfictionnalité, voyons maintenant ce qui caractérise l’intermédialité. Prise dans son acception large, l’intermédialité s’intéresse aux relations entre les médias en considération de leurs caractéristiques techniques et matérielles, soit dans l’optique d’une intermatérialité[16]. Elle désigne des configurations relevant de la traversée des frontières entre les médias[17]. Dans le cadre de notre cartographie des recherches abordant la question du jeu vidéo dans les récits transmédiatiques, nous isolerons trois catégories d’intermédialité : l’intermédialité de milieu, l’intermédialité formelle et la référence intermédiale.

L’intermédialité de milieu

Nombre d’études ayant abordé le jeu vidéo au sein de récits transmédiatiques mobilisent, sans qu’elle ne soit toujours désignée comme telle, une perspective que l’on pourrait qualifier d’intermédialité de milieu, suivant laquelle les médias sont appréhendés comme les moyens nécessaires à une mise en relation inscrite dans un milieu[18], comme le propose Méchoulan lorsqu’il écrit qu’un médium « permet les échanges dans une certaine communauté à la fois comme dispositif sensible […] et comme milieu dans lequel les échanges ont lieu[19] ».

Le récit transmédiatique constitue ce par quoi se rencontrent plusieurs textes à l’aide d’un ensemble de médias mobilisant les technologies qui leur sont propres et les savoir-faire d’une pluralité d’acteurs en interaction. En d’autres termes, le récit transmédiatique (ou, plus spécifiquement, le monde auquel il se réfère) agit à titre de médiation. De cette médiation émerge un milieu, conçu ici, en nous inspirant de Berque[20], comme un tissu existentiel de relations dynamiques, à la fois techniques et symboliques, qui unissent entre eux plusieurs textes, médias, savoir-faire, technologies et acteurs.

La perspective de l’intermédialité de milieu est ici d’un grand intérêt, car elle met en lumière plusieurs aspects problématiques du récit transmédiatique tel que le conceptualise Jenkins : l’idée selon laquelle la convergence dont il procède favorise une synergie entre les médias, mais également que chaque texte possède un poids équivalent dans le processus de compréhension additive du monde fictionnel.

Si le concept de récit transmédiatique repose sur l’idée d’une synergie entre les médias[21], cette synergie ne va pas de soi, comme le souligne Elkington[22]. Ce dernier explique les raisons de l’échec commercial et critique de nombreuses adaptations transmédiatiques[23] de films en jeux vidéo en termes d’« adaptation contre-productive » : des conflits et contradictions surviennent lors de la rencontre d’objectifs incompatibles poursuivis par les différents acteurs d’une franchise. Il en ressort des problèmes de cohérence et de continuité narrative, de même que des synergies négatives entre les médias impliqués. De plus, chaque texte possédant une audience propre, l’adaptation peine à satisfaire les attentes de chacune[24].

Dans une optique similaire à celle d’Elkington, mais en se concentrant sur les seuls discours des publics articulés par une franchise transmédiatique, Hills (2017) analyse l’insuccès du jeu Star Trek: The Videogame auprès des joueurs et des fans de Star Trek par les attentes divergentes et incompatibles de ses différentes communautés interprétatives. Ainsi, les fans de la franchise évaluent le jeu à partir du monde fictionnel de la série télévisée originale Star Trek, alors que les joueurs l’évaluent en le comparant à d’autres productions de l’industrie vidéoludique. Les premiers décrient les infidélités du jeu à l’égard de l’esprit de la franchise, alors que les seconds déplorent le fait qu’il ne soit pas à la hauteur, en termes de jouabilité, des autres jeux disponibles sur le marché.

Johnston et Phillips remettent également en question l’idée d’une synergie entre les médias impliqués dans la construction de récits transmédiatiques britanniques lorsqu’ils mettent en lumière les relations problématiques et hiérarchisées qui unissent leurs producteurs respectifs. Les milieux ainsi constitués se voient traversés par de nombreuses contradictions et mécompréhensions au sujet de la prise de risque et de la mesure du succès, de la question de la paternité des textes et de l’équilibre entre impératifs commerciaux et créatifs. Dans un tel contexte, ajoutent-ils, le jeu vidéo se voit subordonné au télévisuel[25].

Comme on le voit avec Elkington, Hills ainsi que Johnston et Phillips, une franchise articule entre eux différents groupes de producteurs et une pluralité de publics. Le milieu transmédiatique* ainsi créé se voit traversé par des savoir-faire (ou une technique), mais aussi des attentes et des activités interprétatives (ou une symbolique) conflictuelles, voire mutuellement exclusives, qui problématisent la question de la synergie, à quoi il est possible d’ajouter la question du manque d’interopérabilité entre les systèmes technologiques des différents médias, qui façonnent et contraignent la production[26].

La théorie des mondes transmédiatiques, de Klastrup et Tosca, illustre bien l’idée selon laquelle le monde fictionnel d’une franchise agit à titre de médiation entre les différents acteurs qu’il met en relation. Les deux auteures définissent les mondes transmédiatiques comme des systèmes abstraits de contenus d’où émergent un répertoire d’histoires fictionnelles et des personnages pouvant être actualisés ou dérivés à travers une variété de médias. Ce qui caractérise un monde transmédiatique*, selon elles, c’est le fait que les publics et les concepteurs partagent une image mentale de sa « mondéité » (worldness), c’est-à-dire un nombre de composantes distinctives provenant du premier texte dans lequel il est dépeint, mais enrichies et modifiées en fonction des textes subséquents. Klastrup et Tosca mettent au jour trois composantes centrales du monde transmédiatique : le mythos* comprend les histoires, les mythes et les légendes qui lui servent d’arrière-plan; le topos*, ses caractéristiques géographiques et historiques; et l’ethos*, son éthique, ses valeurs morales et le code de conduite de ses personnages[27].

Les recherches des deux auteures, toutefois, ne rendent pas compte des conflits interprétatifs qu’implique la mondéité, comme si cette dernière faisait toujours consensus auprès des différents producteurs et publics. Elles occultent également le fait que chaque texte possède un poids inégal dans la détermination du mythos, du topos et de l’ethos d’un monde donné, qui dépend du statut accordé au texte en question (est-il jugé canonique ou apocryphe* ?) par les différents acteurs du milieu impliqués (qui juge de la canonicité d’un texte ? ce statut remporte-t-il l’adhésion de tous et contribue-t-il à marginaliser certains producteurs et productions au profit d’autres ?).

La question du statut des textes est également problématique chez Jenkins. Si le récit transmédiatique fonctionne selon un processus de compréhension additive du monde fictionnel auquel il se réfère, il ressort que chaque texte et créateur contribue de manière équivalente à ce processus. Or, comme nous le verrons maintenant, le milieu d’un récit transmédiatique se caractérise par des déséquilibres d’ordre statutaire.

L’analyse des composantes vidéoludiques des franchises Lost et Portal par Mittel montre qu’il existe une relation hiérarchique non seulement entre les acteurs, mais également entre les textes, certains étant privilégiés, généralement issus des industries vidéoludique, télévisuelle et cinématographique, d’autres jouant le rôle de paratextes, à l’instar des nouveaux modes de textualité en ligne[28]. Au centre du récit transmédiatique figure donc un texte mère, les autres textes tenant lieu d’extensions satellitaires dans le cadre d’une franchise.

La question de la distinction entre les textes canoniques et apocryphes d’une franchise devient alors inévitable. À cet effet, Rosendo propose deux manières de matérialiser un monde transmédiatique : la carte et le territoire. Tous deux appellent les notions de « bible » et de « canon* ». Les textes désignés canoniques par une franchise constituent le territoire du monde transmédiatique. La carte (ou « bible »), quant à elle, désigne l’outil dont disposent les producteurs de la franchise pour le structurer. Selon Rosendo, la complexité de mondes transmédiatiques tels que celui de Halo nécessite des lignes directrices et des outils pour en faciliter l’exploration, la compréhension et l’appréciation par l’audience ou, du côté de la production, pour assurer une cohérence et une continuité lors de contributions ultérieures[29].

Notons que cette exigence contribue à marginaliser la contribution de certains textes, dont ceux des fans, ce que remet en cause Parker, qui s’intéresse lui aussi à la question du canon dans le cadre de Star Wars. Selon lui, l’élaboration d’un canon par une franchise en vue de maintenir une cohérence narrative au sein d’une constellation de textes liés transmédiatiquement se fait aux dépens des productions textuelles des fans, qui en sont d’emblée exclues. Aussi remet-il fortement en question l’idée de cohérence narrative défendue par Jenkins, puisqu’elle marginalise les fans en excluant la possibilité que leurs propres textes favorisent l’expansion des mondes transmédiatiques[30].

L’intermédialité formelle

Une fois la question de l’intermédialité de milieu délimitée au sein du récit transmédiatique, il convient d’aborder celle de l’intermédialité formelle. Catégorie proposée par Schröter, cette dernière se fonde sur l’idée de structures formelles non spécifiques à un médium en particulier mais présentes dans plusieurs, telles que la sérialité, l’immersion et la fictionnalité. Les concepts et principes de cette structure sont séparés de la base matérielle du média et relativement autonomes malgré le fait qu’ils s’actualisent à l’intérieur d’un substrat médiatique. Il y a là en jeu des homologies formelles et structurales entre différents dispositifs transmédiatiquement motivés[31]. Le récit transmédiatique repose sur une intermédialité formelle, et la fictionnalité constitue la principale structure non spécifique à l’étude dans un tel contexte ou, plus spécifiquement, un monde construit transfictionnellement à travers plusieurs médias — construction guidée par un ensemble de composantes communes telles que, par exemple, le mythos, le topos et l’ethos[32].

La question de la complémentarité

Au centre de la réflexion de Jenkins sur le récit transmédiatique figure, on l’a vu, l’idée selon laquelle la convergence des supports favorise une circulation fluide des récits. Un monde fictionnel se voit donc construit par-delà les différents types de médias impliqués dans l’opération, même si chacun, suivant une logique de complémentarité, y contribue à la hauteur de ses spécificités médiatiques propres[33].

La logique de la complémentarité et de l’apport spécialisé de chaque médium à la co-construction d’un monde fictionnel soulève plusieurs problèmes, toutefois, lorsqu’il est question du jeu vidéo. Nous en aborderons deux : la spécialisation limitative du jeu et sa participation non problématique à un récit cohérent, non contradictoire.

Plusieurs auteurs ont négligé la capacité du jeu vidéo à oeuvrer d’une manière qui lui est propre à l’expansion de mondes fictionnels par le biais de la narration. Ils ont limité son rôle à la seule possibilité d’expérimenter ces mondes par le biais de l’exploration et de l’interactivité. Ce qui distingue alors le jeu vidéo des autres médias est sa capacité à simuler les dimensions matérielles du monde fictionnel. Hutcheon avance, à l’aide d’une analogie cartésienne, que, si le roman transpose aisément ce qui relève, dans un récit, du res cogitans (les pensées et motivations des personnages, par exemple), le jeu vidéo transpose quant à lui ce qui relève du res extensa, soit les dimensions matérielle et physique d’un monde fictionnel, lequel se voit ensuite expérimenté grâce à une interactivité multisensorielle. Ainsi, pour Hutcheon, le cinéma se fonde sur le « montrer », le roman, sur le « raconter », et le jeu, sur « l’interagir[34] ». Klastrup et Tosca abondent dans le même sens lorsqu’elles concluent que ce qu’incarne le mieux un jeu tel que The Lord of the Rings Online est le topos de l’univers de J. R. R. Tolkien — ses caractéristiques spatiotemporelles, géographiques et historiques —, puisqu’il permet au joueur de l’explorer librement et de rencontrer ses lieux et personnages clés, lui procurant un sentiment d’agentivité (c’est-à-dire la sensation éprouvée par le joueur lorsque le monde du jeu répond expressivement et de manière cohérente à son engagement avec lui[35]) et une expérience immersive[36].

Il y a lieu de parler de spécialisation limitative lorsque le jeu vidéo se voit restreint aux questions d’exploration et d’interactivité d’un monde fictionnel sans égard pour sa capacité à l’enrichir de nouveaux récits. Or, si l’on s’appuie sur Jenkins, cette capacité est bien réelle et repose sur la nature foncièrement spatiale du jeu. Ce dernier propose l’expression « narration environnementale[37] » pour en rendre compte, et qualifie la conception de jeu vidéo « d’architecture narrative[38] ». Plus récemment, Veugen démontre, avec la franchise Assassin’s Creed, que les jeux vidéo peuvent constituer le véhicule principal d’un récit transmédiatique, alors que les romans, bandes dessinées et films d’animation y occupent un rôle de soutien, proposant, par exemple, des informations complémentaires sur le monde fictionnel et les personnages[39]. Ainsi le jeu concourt-il de plein droit à l’expansion d’un monde fictionnel et ne se voit-il pas limité à la seule réitération de récits préexistants sur la base d’une expérience interactive.

Si la spatialité constitue une caractéristique essentielle du jeu vidéo à examiner lorsqu’il est question de sa contribution à un récit ou à un monde transmédiatique, on ne peut faire l’économie de ses autres propriétés, que sont, selon Murray, la participation (qui implique l’interaction entre le joueur et le jeu), la capacité encyclopédique (la structure du jeu comprend une base de données que des procédures mettent en relation) et la procéduralité*. Murray qualifie de procéduraux* les comportements générés par un processeur à l’aide de règles[40]. La procéduralité se définit alors comme  « sets of constraints that create possibility spaces, which can be explored through play[41] ». Bogost a proposé le concept de rhétorique procédurale* pour rendre compte de la capacité du jeu vidéo à exprimer un message à caractère persuasif à l’aide de modèles dynamiques reposant sur un ensemble de règles[42] : une démonstration par la simulation, en d’autres termes. Pour ce chercheur, le jeu vidéo s’avère particulièrement approprié pour exprimer des idées abstraites.

La procéduralité constitue une autre propriété essentielle du jeu vidéo en fonction de laquelle il peut participer à l’expansion d’un monde transmédiatique. C’est ce qu’il advient lorsqu’un jeu transpose l’ethos d’un monde (ses lois, ses valeurs éthiques et morales, les codes de conduite de ses personnages) en termes de règles et de procédures. Puisque ces dernières encadrent l’ensemble des interactions du joueur avec les autres personnages et l’environnement du jeu, il ressort de la procéduralisation* de l’ethos la possibilité d’émergence de nouveaux événements fictionnels (ou « récits émergents[43] ») à même de favoriser son expansion.

Jacobs propose une analyse du jeu Left Behind, pendant vidéoludique de la série romanesque éponyme. La structure de la simulation mise au jour dans ce jeu épouse une forme labyrinthique homologue au système de la doctrine théologique du dispensationnalisme, qui se trouve au fondement de la franchise. Ainsi, le haut degré d’ouverture dans les choix de navigation des joueurs se voit limité par une opposition binaire entre la bonne voie menant au salut et la multitude des chemins conduisant à l’erreur[44]. Comme le montre l’analyse de Jacobs sans qu’il en soit explicitement fait mention, le jeu transpose à même ses procédures l’ethos du monde transmédiatique de Left Behind, et les récits émergents qu’il génère concourent à son expansion.

La question de la cohérence narrative

Les travaux de Jenkins et Veugen suggèrent que le jeu participe de manière non problématique à un récit transmédiatique cohérent, non contradictoire, dans le cadre de relations fluides avec les autres médias. Or, une telle idée occulte la réalité des écarts entre les médias, c’est-à-dire d’une résistance médiatique : d’un médium à l’autre, rappelle Besson, il se produit des transformations, des pertes et des impossibilités; il existe une opacité propre à chacun[45].

Dans le cas du jeu vidéo, l’accent mis sur la cohérence et la non-contradiction du récit neutralise certaines des possibilités narratives qu’il est susceptible d’offrir, à commencer par la coexistence de plusieurs récits mutuellement exclusifs dans un même monde fictionnel. Parker montre, avec l’exemple de Star Wars, que les jeux vidéo appartenant au canon de la franchise peuvent occasionner des problèmes de continuité narrative, témoignant de la résistance médiatique du jeu dans le cadre d’une franchise transmédiatique. Il convient, selon lui, d’évaluer leur canonicité en fonction non seulement de ses composantes fictionnelles, mais également de ses règles. Si le récit de ces jeux s’accorde avec le canon de Star Wars, ses règles et ses mécaniques sont susceptibles de s’en écarter. On ne peut les considérer comme des éléments sans impact sur le récit, car leur influence se fait également sentir à ce niveau : la possibilité d’abandonner ou d’échouer lors d’une mission, par exemple, contrevient au canon, de même que le caractère non linéaire de la narration vidéoludique, qui met à mal la continuité narrative[46].

Ce problème est d’autant plus visible lorsqu’un jeu propose plusieurs dénouements en fonction des choix effectués par le joueur tout au long d’une partie (épargner ou éliminer un ennemi, agir égoïstement ou de manière altruiste, etc.) et de sa performance (nombre de points accumulés, de quêtes réalisées, d’artefacts découverts…). En effet, lorsque le récit d’un tel jeu sert de point de départ à une expansion proleptique[47] du monde fictionnel, la coexistence de dénouements mutuellement exclusifs s’avère problématique[48].

Problématiques également sont les expansions vidéoludiques d’un monde fictionnel produites par des fans, qui échappent à la logique d’un récit intracompositionnel et à son exigence de cohérence narrative[49]. C’est ce qui se produit dans le cas des jeux de rôle goréens organisés dans l’environnement virtuel multi-usagers Second Life, que nous avons étudiés[50], où les questions de l’intermédialité de milieu, de l’intermédialité formelle et de la transfictionnalité s’avèrent interdépendantes. Créations amateurs élaborées par des fans, ces jeux, qui se déroulent sur une multitude de serveurs, proposent une expansion du monde de la série romanesque The Chronicles of Gor, de John Norman (1987). Les modalités de procéduralisation de l’ethos des romans divisent la communauté des joueurs. Les romans sont porteurs d’une thèse, la loi de l’ordre naturel, qui structure l’ensemble du monde fictionnel de Gor et, au premier chef, ses lois, ses moeurs et son organisation sociale. Les tenants d’une application littérale de la loi de l’ordre naturel dans les jeux de rôle s’opposent à ceux qui remettent sa validité ou sa pertinence en cause et qui modifient les règles et procédures du jeu en conséquence. Aussi, les événements fictionnels émergeant du jeu et contribuant à l’expansion du monde de Gor se montrent contradictoires, mutuellement exclusifs. Une lutte oppose alors les joueurs sur la question de la validité des événements fictionnels, selon qu’ils respectent ou non les romans vus comme textes canoniques. Cette lutte s’appuie sur un ensemble de textes exégétiques[51] diffusés sur des blogues et forums, textes où l’ethos et les romans de Norman font l’objet d’interprétations divergentes.

Les formes d’intermédialité formelle occultées dans l’expérience unifiée d’un récit transmédiatique

Une autre dimension problématique du concept de récit transmédiatique mise en lumière par l’intermédialité formelle est la limitation d’une expérience de divertissement unifiée à la seule dissémination d’éléments fictionnels entre les textes d’une même franchise. Comme nous le verrons maintenant, d’autres composantes favorisent une telle expérience et soulignent la pertinence de l’intermédialité formelle en dehors de la seule question de la transfictionnalité.

Si certaines caractéristiques propres aux jeux vidéo rendent problématique leur apport à la construction d’un monde transmédiatique, il existe néanmoins des homologies formelles qui facilitent l’expansion vidéoludique de récits issus d’autres médias. C’est ce qu’a observé Schröter au sein de la franchise A Song of Ice and Fire (Game of Thrones). Le texte mère de la franchise, la série romanesque de G. R. R. Martin, adopte selon lui une logique quasi vidéoludique, alors que l’algorithme organisant le topos, les événements et les personnages de son monde peut être décrit en termes de résultats, d’objectifs et de conflits plutôt qu’en termes de continuité narrative, de réalisme et de psychologie des personnages. Toutefois, des jeux vidéo de la franchise que Schröter examine, seul A Game of Thrones : Genesis transpose adéquatement cette logique quasi vidéoludique dans sa mécanique de jeu lorsqu’il participe à un récit axé sur la guerre et la politique médiévales, tablant sur l’interruption narrative, l’émergence d’événements aléatoires et la présence d’un ensemble de possibilités narratives[52].

D’autres auteurs étudient les récits transmédiatiques en termes d’intermédialité formelle et relèguent les considérations fictionnelles au second plan, au profit, cette fois, de la sérialité. C’est le cas de Denson et Jahn-Sudmann, qui s’intéressent à la sérialité numérique des jeux vidéo vue comme un ensemble de formes esthétiques et de pratiques culturelles. Parmi les formes de sérialité distinguées, la sérialité paraludique, qui déborde les limites d’un seul texte et d’un seul médium, concerne directement le récit transmédiatique, par opposition à la sérialité intraludique (présente dans les limites d’un seul jeu) et à la sérialité interludique (présente dans deux ou plusieurs jeux)[53]. C’est en termes de sérialité paraludique que Beil et Schmidt analysent The Walking Dead : The Game, de Telltale Games. Proposant une mécanique de jouabilité minimale et une expérience fortement axée sur le récit interactif, le jeu enrichit conséquemment le monde transmédiatique initialement développé dans la bande dessinée The Walking Dead en reprenant son principe d’une sérialité axée sur le développement à long terme des personnages, de même que son ton émotionnel[54].

La question du ton émotionnel comme principe de renforcement d’une expérience de divertissement unifiée est ici intéressante, car elle met en lumière une autre question susceptible d’intéresser l’intermédialité formelle : la représentation esthétique des états psychologiques des personnages. Ainsi, Beil propose une comparaison intermédiale du film Batman Begins, de Christopher Nolan, et du jeu Batman: Arkham Asylum afin de montrer comment les deux médias représentent la psychologie de Batman, axée sur la peur, en mobilisant une forme de visualisation propre à chacun. Selon l’auteur, la subjectivité du personnage constitue le principe esthétique unifiant les deux médias, bien que leurs propriétés techniques génèrent des résultats visuels différents[55].

Nous l’avons vu, les récits transmédiatiques ne sont pas unifiés uniquement par le fait d’une référence à un même monde fictionnel; ils partagent d’autres caractéristiques structurelles qui renforcent la cohésion de l’ensemble. Toutefois, l’inverse peut être également vrai, comme dans le cas du jeu de rôle sur table Warhammer 40,000 et de ses expansions transmédiatiques, que Baumgartner aborde dans la perspective d’une « ludologie transmédiatique ». Les textes de la franchise renferment des éléments structuraux communs tels qu’un équilibre géopolitique, un système de factions et des combats à grande échelle. Baumgartner signale un conflit entre une conception statique du monde fictionnel promue par le jeu de rôle — marqué par un équilibre des forces entre les factions en présence dans le contexte d’une guerre perpétuelle — et le déséquilibre créé par les récits dynamiques des textes satellites (romans, jeux vidéo, etc.)[56]. Il y a là en jeu une réelle résistance médiatique qui s’oppose à l’idée de fluidité dans la co-construction d’un monde fictionnel cohérent.

Cette résistance peut aller parfois jusqu’à menacer l’identité d’une franchise, comme le montre Hennig avec les cas de Resident Evil et Silent Hill. À la suite des adaptations cinématographiques des premiers jeux vidéo à l’origine de ces franchises, les jeux ultérieurs ont cessé de correspondre aux caractéristiques de leur monde fictionnel respectif pour converger vers celui des films, délaissant dans le processus les éléments qui ont fait leur succès auprès des joueurs. Selon Hennig, chaque monde possède un ensemble de règles (pensées en termes de décors, de personnages, de conflits, etc.) pouvant varier dans une certaine mesure lorsqu’il y a adaptation (ou expansion) transmédiatique. Toutefois, il constate que les jeux vidéo possèdent des règles proprement vidéoludiques dont la violation est perçue par les joueurs comme une rupture dans la cohérence structurelle du monde fictionnel. Le résultat de la convergence des derniers épisodes vidéoludiques de Resident Evil et Silent Hill avec les adaptations cinématographiques antérieures est qu’ils ne sont plus liés transfictionnellement aux premiers jeux[57].

La référence intermédiale et l’expérience unifiée du récit transmédiatique

Nous clorons cet article avec la question de la référence intermédiale au sein des récits transmédiatiques. Suivant Rajewsky, cette forme d’intermédialité intervient lorsqu’un médium mobilise ses propres moyens afin de se référer à un autre texte issu d’un autre médium, à un autre sous-système médiatique ou à un autre média. Il y a lieu de parler de référence et non de présence effective de l’autre texte, sous-système ou médium. L’incapacité de passer effectivement d’un médium à l’autre donne lieu, affirme-t-elle, à un écart intermédial, qu’il soit ouvertement montré ou dissimulé[58]. Les analyses traitant de la référence intermédiale abondent lorsqu’il est question des relations qu’entretient le jeu vidéo avec les autres médias. Une grande part d’entre elles abordent plus spécifiquement la remédiation[59] (la référence intermédiale du jeu à d’autres médias ou sous-systèmes médiatiques, et l’inverse, selon les termes de Rajewsky).

Nous en avons fait mention précédemment, les principales caractéristiques du jeu vidéo, suivant Murray, sont la participation, la spatialité, la capacité encyclopédique et la procéduralité[60]. La référence intermédiale et le phénomène de convergence numérique mettent en lumière une cinquième caractéristique essentielle, que nous pourrions qualifier, en nous appuyant sur Kay, de « métamédialité* ». La métamédialité rend compte de la faculté du jeu vidéo de simuler de manière dynamique les composantes appartenant aux autres médias[61]. Dès lors, il serait plus opportun de parler de métamédium* vidéoludique que de médium pour rendre compte du jeu vidéo, comme le fait Kay. Et, conséquemment, il serait plus que jamais nécessaire de cartographier de manière exhaustive les études consacrées au jeu vidéo dans la perspective d’une référence intermédiale. Mais afin de ne pas nous écarter de notre propos et de faire écho à la section précédente, nous nous bornerons ici à relever quelques études rendant compte de cas où les jeux vidéo absorbent d’autres textes issus de la même franchise ou certains de leurs éléments stylistiques afin de renforcer l’expérience d’un récit transmédiatique unifié.

À cet effet, Bertrand montre comment le jeu The Walking Dead, de Telltale Games, adopte les normes et techniques télévisuelles (inclusion de composantes issues de la série télévisée telles que les récapitulatifs des épisodes antérieurs) et bédéiques (l’ombrage de celluloïd, par exemple) afin de renforcer son appartenance à la série télévisée et à la bande dessinée de la franchise, dont elle partage le monde fictionnel.

Suivant la même logique, Dusenberry s’intéresse à la manière dont le jeu vidéo Epic Mickey exploite les connaissances du joueur en matière de films, d’émissions télévisées et de marchandises appartenant à la franchise Disney afin de l’immerger dans son monde et de l’expérimenter. Le processus nostalgique dans lequel le joueur se voit impliqué initie ou renforce un engagement à long terme avec un récit transmédiatique plus large. Ce processus fonctionne, notamment, sur la base de références intermédiales aux dessins animés du répertoire Disney des années 1920 à 1950[62].

Enfin, Sinervo propose une cartographie transmédiatique de la ville fictive de Gotham dépeinte dans la franchise Batman, focalisant plus spécifiquement sur la série vidéoludique Arkham. Il montre comment cette dernière encourage la navigation du joueur dans une ville composée d’un palimpseste de modes esthétiques et d’espaces architecturaux issus des bandes dessinées et des films de la franchise[63]. Au cours des près de 80 ans d’existence du personnage de Batman, Gotham, lieu emblématique de la franchise, s’est vue représentée de manière fragmentaire, ne suivant aucun plan d’ensemble. Dans un tel contexte, nous pourrions affirmer que l’assemblage de références intermédiales proposé par la simulation de Gotham dans les jeux de la série Arkham, présenté sous la forme d’un espace continu, cohérent et navigable, constitue un véritable palais de mémoire et favorise une expérience unifiée de la franchise Batman tout entière. Un palais de mémoire permet de mémoriser une grande quantité d’informations en les associant aux différentes composantes d’un espace architectural projeté mentalement. Lorsque le joueur navigue dans la ville-palimpseste de Gotham et qu’il identifie les références intermédiales auxquelles il est confronté, les récits de la franchise auxquels il est fait référence sont rappelés à sa mémoire. Son expérience de jeu devient alors une expérience transmédiatique unifiée, alors que les textes cités accompagnent et enrichissent ses déambulations.

Conclusion

Dans cet article, nous avons entrepris une cartographie sommaire des recherches portant sur les interactions entre le jeu vidéo et les autres médias dans le cadre de franchises transmédiatiques. Notre objectif était d’identifier, à travers les spécificités médiatiques du jeu vidéo, plusieurs aspects problématiques du récit transmédiatique, et ce, afin de distinguer ce qui, dans ce concept, relevait plus spécifiquement de l’intermédialité et de la transfictionnalité, dont l’indistinction s’avère problématique. À la suite de notre exercice cartographique, et dans le but de prévenir cette indistinction, il serait plus judicieux, selon nous, de préférer les termes « transfiction intermédiale » à ceux de « récit transmédiatique » pour qualifier le fruit d’entreprises de construction de mondes fictionnels à travers différents médias, et « intermédialité transfictionnelle » plutôt que « transmédialité » pour désigner la perspective qui en rend compte.

La catégorie de l’intermédialité de milieu nous a permis de remettre en cause l’idée de synergie entre les médias et de mettre en lumière une dissymétrie statutaire entre les textes constitutifs d’un récit transmédiatique au regard de leur contribution à un monde fictionnel partagé, ce dernier étant conçu comme médiation entre textes, médias, savoir-faire, technologies, producteurs et publics.

À l’aide de la catégorie de l’intermédialité formelle, nous avons montré que la question de la complémentarité des médias limitait l’apport du jeu vidéo à l’exploration et à l’interaction du monde fictionnel d’une franchise. Or, il se montre tout à fait apte à contribuer à l’expansion de ce monde, notamment en raison de ses qualités spatiales et procédurales et du fait des transpositions de son topos et de son ethos. Dans le cas de franchises telles qu’Assassin’s Creed, Dead Rising, Drakengard/NieR, Halo et Mass Effect, le jeu vidéo constitue même le principal véhicule du récit. Toutefois, au-delà de son rôle — central ou périphérique — dans l’élaboration d’un récit transmédiatique, il ne va pas sans occasionner des problèmes de cohérence et de continuité dans le récit, en raison notamment de sa capacité à actualiser différentes avenues narratives mutuellement exclusives, si bien qu’il remet en question l’idée d’une relation fluide entre les médias dans la co-construction d’un monde fictionnel.

Nous avons également vu que, si la dissémination d’éléments fictionnels à travers plusieurs textes favorise une expérience unifiée du récit transmédiatique, d’autres structures formelles circulant entre les médias, souvent occultées, remplissent une fonction similaire, telles que la sérialité, la représentation esthétique des états psychologiques des personnages et un certain nombre d’effets stylistiques. L’absence de circulation de certaines composantes abordées par l’intermédialité formelle au sein d’une franchise transmédiatique peut également en menacer l’identité. Enfin, l’expérience unifiée du récit transmédiatique ne passe pas exclusivement par des phénomènes relevant de l’intermédialité formelle; la référence intermédiale peut également y contribuer. Et à ce titre, le caractère métamédial du jeu vidéo en fait un instrument particulièrement efficace pour assurer la cohésion des textes d’une même franchise.

Pour conclure, au regard de l’importance que prennent les phénomènes d’interaction entre le jeu vidéo et les autres médias, et des contraintes d’espace auquel cet article est soumis, nous avons limité notre entreprise de cartographie de l’intermédialité à des recherches portant sur les franchises transmédiatiques. Nous avons donc écarté nombre de contributions essentielles portant sur l’adaptation vidéoludique d’oeuvres littéraires, musicales, bédéiques et cinématographiques, sur la remédiation des médias par le jeu vidéo et sur le phénomène inverse, la question de la ludification des médias, notamment. L’exercice d’une cartographie exhaustive de l’intermédialité du jeu vidéo reste donc toujours à faire.

GLOSSAIRE

Apocryphe, texte apocryphe : voir canon.

Canon, canonique : Terme issu des discours de fans et de l’industrie du divertissement. Désigne l’ensemble des textes concourant officiellement à l’élaboration du monde fictionnel d’une franchise transmédiatique suivant des critères d’authenticité et de légitimité, mais également de qualité et de cohérence fictionnelle[64]. Cela inclut les expansions avalisées par les détenteurs des droits de propriété intellectuelle de la franchise. Le canon s’oppose au fanon, soit l’ensemble des textes se rapportant au monde fictionnel d’une franchise produits par des fans qui n’en détiennent pas les droits de propriété intellectuelle. Il s’oppose plus largement aux textes apocryphes (produits dans ou hors d’une franchise), dont les éléments fictionnels ne participent pas officiellement à l’élaboration du monde fictionnel, à l’instar des versions, puisqu’elles proposent des événements fictionnels alternatifs contrevenant à l’exigence d’une cohérence narrative.

Croisement : Procédé transfictionnel par lequel deux ou plusieurs mondes fictionnels autonomes se rencontrent. C’est le cas dans le jeu vidéo Lost Planet II, par exemple, où figurent des personnages issus des mondes de Gears of War et de Dead Rising.

Ethos : Éthique, valeurs morales et code de conduite des personnages propres à un monde transmédiatique donné.

Expansion : Procédé transfictionnel par lequel un texte prolonge un monde fictionnel préexistant (ajout de personnages, de nouvelles intrigues, etc.). C’est le cas des jeux vidéo NieR et NieR: Automata, deux expansions proleptiques du monde de Drakengard se présentant comme une série dérivée.

Fan fiction : Fictions (films, romans, nouvelles, etc.) produites par des fans et se rapportant au monde fictionnel préexistant issu d’autres textes (transmédiatiques ou non) par le biais de différents procédés transfictionnels (croisements, expansions, versions, etc.).

Franchise transmédiatique : Ensemble de textes transmédiatiques se référant à un monde fictionnel commun et régis par une même entité commerciale qui en détient les droits de propriété intellectuelle.

Métamédialité, métamédium : La métamédialité rend compte de la faculté du jeu vidéo de simuler de manière dynamique les composantes appartenant aux autres médias, par exemple les prises de vues, le montage, les cadres et les mouvements de caméra du cinéma. Cette faculté s’étend jusqu’à la simulation du milieu propre à un médium, à l’instar de ce que propose Grand Theft Auto V avec l’industrie du cinéma ou, comme le démontre bien Hélène Sellier[65], le champ littéraire dans la franchise vidéoludique The Elder Scrolls.

Milieu transmédiatique : Tissu existentiel de relations dynamiques, à la fois techniques et symboliques, qui unissent entre eux plusieurs textes, médias, savoir-faire, technologies et acteurs dans le cadre d’un récit transmédiatique.

Monde fictionnel : En paraphrasant la définition de la « diégèse » de Gérard Genette[66], elle-même inspirée par Étienne Souriau, il s’agit de l’univers spatiotemporel désigné par un récit de fiction. Dans le cadre d’un récit transmédiatique, il relève d’une construction transfictionnelle. Marie-Laure Ryan (après David Herman) emploie le terme « storyworld[67] », Matt Hills, « hyperdiegesis[68] », et Hutcheon (s’appuyant sur Doležel), « heterocosm[69] ».

Monde transmédiatique : Système abstrait de contenus d’où émergent un répertoire d’histoires fictionnelles et des personnages pouvant être actualisés ou dérivés à travers une variété de formes médiatiques. Publics et producteurs partagent une image mentale de sa mondéité, qui se caractérise par un mythos, un topos et un ethos.

Mythos : Histoires, mythes et légendes circulant au sein d’un monde transmédiatique.

Procédural, procéduralisation, procéduralité : Est qualifié de procédural un comportement généré par un processeur à l’aide de règles. La procéduralité constitue une propriété du médium (ou métamédium) vidéoludique en vertu de laquelle il peut générer un ensemble de contraintes d’où émerge un champ des possibles à l’intention d’un joueur qui l’explore par le jeu. La procéduralisation, dans le cadre du récit transmédiatique, désigne alors la transposition, sous forme de règles et de procédures vidéoludiques, de composantes appartenant à un monde fictionnel donné (les comportements d’un personnage ou d’un objet, une forme d’organisation du social, des lois, des moeurs, etc.).

Topos : Caractéristiques géographiques et historiques d’un monde transmédiatique.

Transfictionnalité : « Phénomène par lequel au moins deux textes, du même auteur ou non, se rapportent conjointement à une même fiction, que ce soit par reprise de personnages, prolongement d'une intrigue préalable ou partage d’univers fictionnel[70]. »

Version : Procédé transfictionnel par lequel un texte revisite un monde fictionnel en proposant un cours alternatif des événements ou de nouvelles interprétations. Ce procédé est par exemple employé dans Dead Rising 2: Off the Record, une relecture de Dead Rising 2 dans laquelle le principal protagoniste confronté aux événements du jeu n’est plus Chuck Greene, mais Frank West, personnage principal de Dead Rising 1 et 4.