Artiste invitéeGuest Artist

L’adoption des orphelines à l’époque de la culture de masse électroniqueLes images orphelines de Louise Merzeau[Notice]

  • Suzanne Paquet

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  • Suzanne Paquet
    Université de Montréal

Ainsi, la magie du voir apparaître, ce moment de la révélation de l’image qui était propre à la photographie argentique, n’aurait pas complètement disparu, une fois fermée la « parenthèse indicielle ». C’est que, semble-t-il, des images qu’il ne suffirait que de capturer, flottent et passent, se perdent et réapparaissent dans le cyberespace – chasse captivante. Les images orphelines de Louise Merzeau sont composées à partir de ces « objets trouvés », surgis quelque part dans le Web pour être « adoptés » par l’artiste. « Dans l’Internet, nous dit Merzeau, les images oubliées ne s’effacent pas. Elles passent à travers les mailles du trafic, et reviennent hanter des interfaces qui ne les attendaient pas. » Ces images indécises, on les imagine traquées, attrapées, puis enserrées dans des oeuvres qui elles-mêmes migrent de support en média : une exposition, un site Web, les pages d’Intermédialités… Louise Merzeau pourchasse (braconne ?) l’image dans des sites où, si on la suit, on se sent soi-même devenir explorateur, d’hyperlien en série d’images, de renvoi en galerie photo. Son terrain de chasse est constitué de galeries Flickr, de blogues et de sites qui ont pour noms « Found Photos », « The Lost Passport Photo Gallery » ou « ifoundyourcamera.net ». Des photographies trouvées dans la rue aux documents numériques repêchés quelque part sur des sites de partage de fichiers, ces « collections » contiennent, entre autres merveilles, des portraits anonymes, des petits chiens perdus, de vieilles images obtenues par des techniques oubliées, des photos couleur d’un kitsch achevé. Et le geste de la photographe ne consiste plus à « presser le bouton » mais à télécharger ou à opérer une « capture d’écran » – manoeuvre pour laquelle le terme anglais screenshot, proche du bon vieux snapshot, est assurément plus évocatrice. Quelques mots, quelques chiffres, eux aussi manifestement repiqués dans des sites Internet donnent l’impression d’indiquer la source ou la clé de certains des montages. Des captures d’interfaces de flux d’images forment quelquefois le fond de ces assemblages ; flux arrêtés, disposés selon des perspectives tout à fait photographiques qui semblent enclore les orphelines. Faut-il regretter ce nouvel état de l’image ? Dans cette culture du partage, on s’autorise à ravir, à s’approprier les images, mais sans qu’elles en soient soustraites. Elles s’en trouvent, au contraire, multipliées. L’adoption de certaines d’entre elles par d’autres images et les ingénieux montages qui les incorporent leur offrent une vie nouvelle, en des lieux où elles acquièrent un petit air mélancolique – comme en attente d’un autre ou d’un éventuel ravissement. Elles habitent désormais (et ce n’est qu’un de leurs destins possibles) des paysages eux-mêmes un peu énigmatiques. C’est là une méditation plastique, celle d’une médiologue et théoricienne des communications qui est aussi artiste. Merzeau, à travers cette série et d’autres, dont In God They Trust (2003), Au jour le jour (2000-2001) ou Souvenirs (imaginaires) d’Europe centrale (1999), éprouve le code et son réseau circulatoire dans un travail qui en réfléchit les strates mémorielles ; elle mesure « l’importance des stratégies de communication, elle les apprivoise, les déborde et les transgresse ». Ces images orphelines, composées à l’image des flux incessants desquels elles procèdent et qui les contiennent, forment une troublante étude sur ce qui circule et se propage dans les cyber-réseaux où représentations et domaines privés et publics s’enchevêtrent, refoulant toute définition fixe des uns et des autres.

Parties annexes