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Le lundi 22 juin 2009, le groupe Eastman Kodak annonçait l’arrêt de la production du Kodachrome. Motivée par le fait que les ventes de ce procédé argentique inversible étaient devenues marginales, cette décision entérinait logiquement un processus engagé dès 2004 avec l’arrêt de la fabrication des projecteurs pour diapositives, dont le plus emblématique était le Carousel Kodak commercialisé aux États-Unis à partir de 1961. Si cet événement participe de l’histoire de la migration de la photographie vers les supports numériques, on peut aussi y voir se dessiner en creux une destinée. Présente dans l’histoire des procédés dès le milieu du 19e siècle, grâce à l’invention des frères Langenheim de Philadelphie qui présenteront leur procédé à l’albumine sur support de plaque de verre baptisé « hyalotype » à l’Exposition universelle de Londres en 1851[1], la diapositive a en effet mené une existence discrète au sein de l’Histoire de la photographie. Une discrétion qui surprend lorsque l’on constate une présence en nombre de ce type de photographies au sein des collections patrimoniales publiques et privées.

L’ironie du sort veut qu’à la faveur du passage à la culture de l’écran telle que l’impose la technologie numérique, les termes « diapositives », « diapos », « slide », « diaporama », « slideshow » ont été transférés dans le vocabulaire via les logiciels de présentation comme Powerpoint (Microsoft), Keynote (Apple), ou encore PicturesToExe (Microsoft) plus volontiers utilisé par les réalisateurs de diaporamas créatifs[2]. Cette relocalisation de l’image diapositive dans le champ des pratiques numériques tend à en gommer la définition d’origine et engage à porter un regard rétrospectif sur l’image fixe projetée. Toujours particulière, sa position n’a cessé de créer des zones de frottement qui ont favorisé des processus d’évaluation vis-à-vis de la photographie sur papier et du cinéma. Identifiables pour beaucoup dans un contexte américain révélateur d’une emprise économique (Kodak) et institutionnelle (Museum of Modern Art), quelques moments clés permettent de repérer les paliers où se sont joués des épisodes du destin de cette photographie dont le principal défaut est d’avoir confié son moyen d’existence au flux de lumière d’un projecteur. En effet, en offrant à l’image fixe un mode de réception spectaculaire et dématérialisé, la projection a davantage constitué une entrave qu’un atout pour l’inscription de la diapositive au sein de l’histoire de la photographie.

Image de lumière

Comme le précise de façon laconique le Photo-Almanach-Prisma de 1961, « une diapositive est une épreuve positive sur support transparent, généralement destinée à la projection[3]».  De fait, le support constitue le premier élément distinctif qui définit, de manière générique, une catégorie d’images photographiques caractérisée, comme le rappelle le préfixe « dia », par un matériau (verre puis plastique) se laissant traverser par la lumière[4]. Partant, la qualité de ce support induit un mode de visualisation des images en lumière transmise. Une autre particularité de la diapositive réside dans son caractère d’objet, conféré par la matérialité de la plaque de verre de format 8,5 sur 10 cm ou 9 sur 12 cm cerclée d’un bord de papier gommé noir[5]. Au cours des années 1930, la migration de support qui s’opère du verre vers le film s’accompagne d’une réduction de format. Celle-ci se confirme à partir de 1936 avec l’introduction des procédés inversibles à développement chromogène comme le Kodachrome et l’Agfacolor Neu.

Si la diapositive existe en tant qu’objet manipulable que l’on tient entre deux doigts, qui a une épaisseur et un poids[6], l’image en tant que telle n’existe que dans une dépendance vis-à-vis du moyen qui en permet la visualisation. Avec son support et ses faibles dimensions, la diapositive trouve dans la projection sa meilleure alliée. Le dispositif qui régit l’opération de révélation-monstration de l’image diaphane fait intervenir un appareil de projection (lanterne ou projecteur) dans lequel l’image sur support transparent est glissée pour être traversée par la lumière et agrandie par un système optique. Face au projecteur, le rayon de lumière qui transporte l’image est intercepté par une surface blanche qui lui offre un plan perpendiculaire à son axe sur lequel apparaître. Ainsi, le phénomène de la projection confère une forme à l’image dont l’écran établit le lieu pendant le temps limité de son éclairement. L’immobilisation dans le passe-vue du projecteur permet la traversée du flux lumineux et produit le régime de visibilité de l’image-lumière.

Cette opération, par laquelle s’accomplit la naissance de l’image fixe projetée, se produit dans un lieu plongé dans une atmosphère peu éclairée ou obscure, devant un public et pour un partage collectif. L’image se manifeste sur l’écran, avant de s’évanouir dans l’obscurité pour laisser apparaître la suivante. Soumise à la manipulation du projectionniste, cette durée d’apparition se standardise avec le perfectionnement et l’automatisation des projecteurs dans les années 1960. Enfin, s’ajoute une dimension sonore : le bruit sec du mouvement du passe-vue rythmant chaque changement de diapositive combiné au ronflement de la soufflerie du projecteur.

Chaque photographie projetée existe comme entité visuelle, avec sa durée, sa spatialité, mais aussi son échelle puisque c’est la distance qui sépare le projecteur de l’écran qui décide de la taille de l’image en fonction de son coefficient d’agrandissement. Lorsque l’usage de deux projecteurs combine les diapositives dans des fondus-enchaînés, le défilement des images se rapproche davantage des effets cinématographiques. L’expérience de la projection revêt le caractère d’un événement. Dans ce cadre, la diapositive semble relever de la catégorie des images temporalisées identifiée par Jacques Aumont comme celles qui incluent le temps dans leur existence même[7], à l’égal de l’image filmique ou vidéographique. Si elle partage la puissance lumineuse et la dimension spectaculaire de la projection[8] avec ces deux autres régimes d’images, elle s’en distingue par sa fixité. Tout autant, son support diaphane qui en fait un phénomène lumineux l’oppose à la matérialité opaque de la photographie sur papier. La diapositive trouve alors sa place à la lisière de la photographie et du cinéma[9].

Sur l’écran

Dès le milieu du 19e siècle, les plaques positives projetées vont s’insérer dans des pratiques culturelles déjà installées qui sont celles de la lanterne magique. Dans ce cadre, la valeur d’objectivité qui est rapidement accordée à la photographie va orienter les projections vers des destinations scientifiques et didactiques au détriment des usages antérieurs plus fantasmagoriques qui avaient prévalu depuis Robertson[10]. Incarnant un nouveau moyen de pédagogie visuelle, les plaques de projection vont apporter leur contribution à l’élan de vulgarisation encyclopédique en plein essor dans le dernier tiers du 19e siècle[11]. La valeur éducative des projections, qui touche aussi bien les tenants de l’instruction laïque que religieuse, s’impose[12]. Comme le souligne l’abbé Moigno, grand promoteur en France de la vulgarisation scientifique par l’image :

« [l’]intime alliance [des projections] avec la photographie rend leur champ d’application illimité. Sans la photographie, en effet, on en serait à montrer encore des images dessinées ou peintes, longues à produire, dispendieuses et quelquefois invraisemblables. Au contraire, la mise en jeu simultanée d’appareils d’optique très perfectionnés, d’une lumière vive et pénétrante, et de la photographie sur verre, fournit tous les éléments nécessaires au développement de l’enseignement scientifique le plus complet qu’on puisse imaginer, le plus élémentaire aussi et le plus souverainement efficace[13]

Le commerce des vues pour projections se développe et prospère en Europe et aux États-Unis à travers l’activité de maisons spécialisées. Ainsi de la maison Molteni, fabricant français de lanternes magiques depuis 1782, qui va considérablement développer sa production de plaques photographiques de projection[14]. Au tournant du siècle, l’usage de l’image dans l’éducation populaire, en particulier dans l’école du soir pour adultes et dans les conférences populaires[15] se généralise en prenant appui sur un réseau de prêt incluant la location d’appareils de projection et de conférences avec vues complétées par un livret qui permettait à l’enseignant d’apporter un commentaire[16]. Les projections sont désormais considérées comme « autant nécessaire[s] qu’un tableau noir[17]. »

C’est à ce moment que la projection de photographies sur plaques de verre joue aussi un rôle dans la reconfiguration de l’enseignement de l’histoire de l’art. Occupant la chaire d’histoire de l’art de l’Université de Berlin à la fin du 19e siècle, Hermann Grimm est parmi les premiers à adopter la projection de diapositives comme l’instrument idéal pour l’étude des oeuvres : « Les images deviennent visibles en même temps, l’observation comparée peut immédiatement produire ses effets[18]. » Parce qu’il focalise l’attention sur une image agrandie, le dispositif de la projection impose en effet une médiation visuelle des oeuvres qui modifie les pratiques discursives et pédagogiques. Il reviendra à son successeur, Heinrich Wölfflin, de développer l’usage des possibilités de rapprochement, de confrontation, de comparaison rendues particulièrement démonstratives par la double projection. Dans cet enseignement « où l’on travaille avec des diapositives[19] », la projection modifie les méthodes et les modes de pensée comme le note Roland Recht : « Avec les projections lumineuses, les caractéristiques formelles de l’oeuvre d’art peuvent devenir un véritable contenu du discours et il est alors nécessaire de leur consacrer un vocabulaire, c’est-à-dire des concepts[20]. »

L’introduction du Cinématographe intervient dans ce contexte fortement marqué par la présence des projections fixes. C’est lors du congrès de l’Union nationale des Sociétés photographiques de France (UNSPF) qui se déroule à Lyon en 1895 que la rencontre entre projection fixe et animée se manifeste publiquement. Le 10 juin, la séance débutée par des projections de plaques monochromes de plusieurs photographes éminents tels qu’Albert Londe, Maurice Bucquet et Georges Balagny, est complétée par huit « scènes animées saisies par le Cinématographe de MM. Lumière[21] ». Pour un public déjà familier des projections, ce qui fait percevoir les vues du Cinématographe comme un phénomène nouveau, identifiable à « une autre sorte d’image », pour reprendre les termes de Léon Vidal, c’est le mouvement, la « transposition de la vie[22] » comme le note Jules Claretie. Désormais, deux états d’images projetées (fixe ou animée) vont coexister.

L’autre du cinéma, l’autre des épreuves sur papier

Si le Cinématographe surprend et enthousiasme, il ne fait pas pour autant remiser les lanternes de projection. Toutefois, autour de 1910, une situation de concurrence commence à se faire sentir dans les cercles de photographes amateurs où les projections, aux côtés des excursions, des concours et des expositions, constituent l’un des principaux facteurs de la cohésion associative. Depuis le tournant du siècle, en effet, les soirées de projections s’inscrivent dans les pratiques de sociabilité des associations de photographes qui fleurissent en Europe et aux États-Unis. Permettant une visualisation collective des photographies, ces séances sont le lieu privilégié des discussions techniques et de l’échange convivial et divertissant. Car comme le note un auteur dès 1889, « ceux-ci [les photographes] commencent à s’apercevoir qu’il n’y a pas de meilleure méthode, pour montrer à leurs amis les épreuves qu’ils ont faites, que de les projeter au moyen de la lanterne[23]». Les collections personnelles peuvent être complétées par l’achat de plaques commercialisées par les éditeurs spécialisés ou encore en pratiquant des échanges avec d’autres photographes[24]. En outre, le cadre associatif permet l’accès au matériel coûteux que représente un appareil de projection d’un ampérage puissant. À certaines occasions, ces projections qui réunissent un public nombreux sont agrémentées d’intermèdes musicaux ou chantés. Il arrive également que le commentaire ne soit pas un simple exposé documentaire mais une suite de textes littéraires ou poétiques, parfois même un accompagnement musical, qui viennent relever l’intérêt esthétique des projections et déportent le divertissement vers le spectacle à part entière.

Mais dans le contexte du pictorialisme où la valeur esthétique de l’image réside dans l’interprétation de l’épreuve au moment du tirage, comment une plaque positive peut-elle trouver sa place ? Le Britannique George Davison apporte un point de vue éclairant :

[…] il n’y a aucune raison [...] pour que les mêmes qualités artistiques et le même sentiment ne puissent se manifester aussi bien sur les épreuves sur verre que sur les épreuves sur papier. Les conditions d’éclairage de l’image ne sont pas les mêmes, il est vrai, mais nous ne voyons pas les éléments qui peuvent empêcher ces productions d’être des oeuvres d’art. Le vrai motif de l’aversion contre les diapositives pour projection des artistes qui ne s’occupent de photographie qu’au point de vue pictorial, doit être cherché dans ce fait [...]. Nous avons besoin de contempler les oeuvres d’art à la lumière du jour et sans l’aide d’appareils encombrants. Voilà la véritable raison pour laquelle les épreuves sur verre ne pourront remplacer les épreuves sur papier[25].

Davison identifie avec beaucoup de discernement le noeud sur lequel va se jouer le sort de la diapositive : l’enjeu de la reconnaissance artistique d’une photographie tient en effet à son mode de diffusion. S’il est possible de concevoir le rôle de la projection dans la circulation des images et des idées au sein du pictorialisme, il est bien plus difficile d’accepter qu’une photographie puisse trouver sa place hors de l’exposition ou de la publication. Or, en accédant à la visibilité sur un écran grâce à la puissance de la lumière d’une lanterne de projection, la photographie montrée sous forme de plaque positive entre dans la sphère d’influence du spectacle et du divertissement populaire.

Dans ce débat, Alfred Stieglitz intervient de manière symptomatique. Reconnu pour la grande qualité de ses positifs sur verre, il est très impliqué dans le développement de la pratique des projections au Camera Club de New York. En 1897, il précise sa position en se distinguant des représentants européens du mouvement international :

Many of our best amateurs devote themselves exclusively to this branch of work […] notwithstanding the fact that most of the leading pictorial photographers of Great Britain and the Continent look down upon slide making as outside the « art limits », and therefore beneath their artistic dignity. It has become an accepted fact that the process is purely mechanical […] As for the declaration that slide making is purely mechanical, permit me to say, that after a conscientious winter’s work in this line of photography, I have come to a different conclusion, and claim that the technique of slide making may be quite as interesting as that of the known printing processes, even including the gum methods which are now coming into vogue[26].

Toutefois, il abandonne cette pratique vers 1900. Symptôme de l’impossible changement de destin de la diapositive à cette époque, c’est par sa publication imprimée dans la revue Camera Work en 1911 sous la forme d’une photogravure que la plaque de projection réalisée en 1893 sous le titre Winter Fifth Avenue[27] connaîtra sa fortune critique.

En 1907, la commercialisation de l’autochrome par la Société Lumière et ses fils va relancer le débat autour de la projection. Caractérisé par son support de plaque de verre, ce premier procédé industriel de photographie couleur nécessite l’apport d’un faisceau de lumière qui traverse l’image pour lui donner ses couleurs par synthèse additive. Ainsi, comme le remarque Cyrille Ménard : « l’autochrome ne donne toute sa saveur que dans l’image agrandie et […] c’est là seulement qu’il faut juger de sa valeur esthétique[28] ». Pour l’autochromiste, la projection lumineuse est davantage qu’un mode de visualisation, de diffusion et de réception : elle est un moyen d’expression. En France, le secrétaire général de la Société française de photographie, Antonin Personnaz, sera celui qui tentera d’en être le propagateur et théoricien. Refusant que ses autochromes soient présentées selon un autre moyen que la projection, il développe une argumentation esthétique qui place l’usage de la projection au coeur de la démarche créative du photographe. Toutefois, l’autochrome ne parviendra pas à s’imposer comme un médium artistique dans un contexte photographique qui a déjà fait le choix de l’image de papier[29].

En revanche, le succès de l’autochrome auprès des amateurs laisse penser qu’il est possible de maintenir la position des projections photographiques relativement au développement du cinéma à une période de transition qui, grâce à la stratégie des firmes et au soutien d’une presse spécialisée, marque le début de l’institutionnalisation de ce dernier[30] : « Ne voyons-nous pas […] les anciennes ombres d’antan renaître de leurs cendres et grâce aux perfectionnements de la photographie, des couleurs et des appareils de projection, se dresser déjà debout en face du cinématographe auquel elles semblent déjà signifier que le Soleil, nous voulons dire la lumière luit pour tout le monde[31] ! »

Durant l’entre-deux-guerres, le développement du cinéma didactique qui, comme la projection d’images fixes, répond au maître mot d’« apprendre en s’amusant[32] » va complexifier les relations.

Dans cette période charnière, qu’advient-il de cette cohabitation ? Dans un contexte où va s’imposer le dogme moderniste de la spécificité des médiums, les rôles se répartissent : au cinéma, la lumière de la projection; à la photographie, l’opacité du papier de tirage. La destinée de la diapositive reste incertaine dans une telle géographie. À partir de la fin des années 1930, le Kodachrome ou l’Agfacolor Neu qui font une rupture technologique dans les modes de production de la photographie couleur, repositionnent à nouveau la valeur de la projection : « Des milliers d’amateurs font enfin connaissance avec la beauté de la projection chez soi. Peut-on en déduire que la photographie transparente et projetée supplantera la photographie sur papier[33] ? »

Parmi les premières à utiliser ces nouveaux procédés, Gisèle Freund projette ses portraits d’écrivains, en mars 1939, dans le contexte semi-privé de la librairie parisienne d’Adrienne Monnier puis à l’occasion du cocktail d’adieu donné lors de la soirée de fermeture de la galerie de Peggy Guggenheim à Londres le 22 juin de la même année[34]. Elle reprendra le principe de la projection lors de l’exposition qui lui est consacrée au Musée d’art moderne de la ville de Paris du 9 avril au 5 mai 1968.

Une photographie illégitime ?

Dans les années 1950-1960, on assiste au développement significatif des usages de la diapositive couleur dans les pratiques amateurs mais aussi dans les domaines de la photographie appliquée et de la communication visuelle. Par ailleurs, quelques artistes proches de l’art conceptuel, comme Dan Graham[35], Robert Smithson et Jan Dibbets s’en emparent. « The fact that the slide had a denigrated quality made it more acceptable[36] » rappelle Mel Bochner. Dans les années 1960, la diapositive se situe toujours dans la périphérie de l’histoire de la photographie. Elle est perçue comme la « parente pauvre[37] » de la famille audiovisuelle. La position qui lui est assignée est plus proche des pratiques culturelles de masse que de la catégorie des beaux-arts. La projection de diapositives apparaît comme un moyen alternatif de création. Elle retient l’attention de ces artistes par son caractère sériel et automatisé. La possibilité de créer des séquences d’images organisées par le défilement dans le panier du projecteur se rapproche à certains égards de celle du cinéma, mais présente une plus grande malléabilité. En outre, la diapositive dépasse les paramètres formels des tirages photographiques. Projetée, elle s’inscrit dans une temporalité et une spatialité qui ne sont pas celles de la planéité intemporelle du papier. L’image qui se matérialise dans le faisceau de lumière et se dématérialise hors de son incidence satisfait la volonté de produire une oeuvre qui échappe aux conventions du marché de l’art. La simplicité technique, la délégation de responsabilité de production de l’image à un laboratoire professionnel[38] et, enfin, la connivence avec les pratiques des amateurs satisfont les prises de position des artistes conceptuels.

Au sein du milieu photographique où la valeur du tirage comme émanation du style de son auteur prime, la diapositive dont le sort est scellé à la projection (très présente dans le cadre familial) apparaît au contraire comme une photographie illégitime. À cela s’ajoute le fait que son évaluation se confond avec celle de la photographie couleur : « Color photography suffers on great handicap unique among the visual arts. With the overwhelming majority of pictures made in the form of transparencies, no satisfactory method has been devised for public exhibition other than by projection on the screen in a darkened room or auditorium[39]. » Pour le critique et éditorialiste américain Bruce Downes, la diapositive n’est qu’une image triviale qui ne peut être considérée comme une oeuvre en soi. Il en fait la remarque dès 1950, lorsqu’il commente l’exposition Color Photography organisée au Museum of Modern Art par Edward Steichen afin d’offrir une visibilité à la diversité des pratiques de la photographie couleur : « It is my conclusive guess that color photography will begin to come into its own as a creative art as more photographers […] realize that sooner or later they are going to have to master the tricky job of printmaking[40]. » Mais à cette époque, les débuts des procédés de couleurs permettant d’obtenir des tirages ne sont pas encore convaincants comme en témoigne un article sur le nouveau procédé de Kodak publié en 1951 dans la revue Modern Photography : « When you start to show some Kodacolor prints […] there is always bound to be at least one comment to the effect that “they’re not as good as my Uncle Otto’s Kodachrome slides” or something similar[41]. »

Renforcée dans sa popularité par le lancement, en 1961, d’un nouveau film Kodachrome et d’une nouvelle gamme de projecteurs, dont le Kodak à panier circulaire (Carousel), la diapositive s’installe toujours davantage au sein des pratiques des photographes amateurs, de l’enseignement et de la communication visuelle. Ces usages lui confèrent un statut subalterne au regard de la domination esthétique des tirages en noir et blanc qui se traduit aussi dans les institutions. Ainsi, dans la décennie 1960, ce n’est que lors de soirées organisées dans l’auditorium du musée que le Museum of Modern Art présente des diapositives couleurs. Le 14 mars 1963, le programme intitulé « Three Photographers in Color[42] » présente des photographies de rues de New York en couleurs réalisées par Helen Levitt associées à des vues aériennes de paysages de William Garnett et à des microphotographies de Roman Vishniac. Quatre ans plus tard, jour pour jour, John Szarkowski propose à nouveau une présentation éphémère de diapositives dans le cadre d’un programme intitulé « Recent Color » et consacré à la projection de diapositives explorant les directions prises par la photographie couleur contemporaine. La soirée du 14 mars 1967 se déroulait dans l’auditorium du musée devant un public de plus de trois cents personnes. Cette programmation décrite comme « a photography exhibition in slide form[43] » débutait avec la projection de photographies réalisées par le cinéaste expérimental Hy Hirsh décédé à Paris en 1961[44]. Puis, le français Alain Sabatier projetait quatre diaporamas[45]. Passées une à une dans le passe-vue du projecteur Leitz Prada du musée, les diapositives étaient associées en direct par Alain Sabatier à une bande-son enregistrée diffusée par un magnétophone. Articulant statisme et rythme des images, chaque diaporama était construit dans une résonance étroite avec des morceaux choisis parmi les compositeurs de musique concrète (Pierre Henry) ou électronique (Edgar Varèse). Cette projection de diaporamas témoigne de la prise de risque assumée alors par John Szarkowski, conscient du caractère inédit de cette forme dans laquelle fusionnent éléments sonores et visuels, par rapport au cinéma et à la vidéo naissante[46].

Cette indétermination de statut se repère à nouveau du 16 septembre au 20 octobre 1974, lorsque l’ensemble de quarante diapositives couleur récentes d’Helen Levitt[47] n’est pas présenté dans le département de photographie du musée. Organisée dans une salle du musée (galerie nord-ouest) repeinte en noir pour l’occasion, la projection en continu intitulée Helen Levitt in Color s’inscrit en effet dans le programme de petites expositions dont le but était de révéler les tendances artistiques les plus novatrices[48].

Finalement, c’est l’exposition William Eggleston Color Photographs, du 25 mai au 1e août 1976, qui permettra à la diapositive d’accéder aux cimaises du département de photographie du Museum of Modern Art : les soixante-quinze Kodachromes datant des années 1969-1971 ne sont pas projetées mais présentées sous la forme de tirages dye-transfer sobrement encadrés. Le passage obligé par le changement de support résout ce qui faisait la limite spécifique des diapositives pour les assimiler à la catégorie des images sur papier, exposables et collectionnables. Ainsi s’annonce la voie de la légitimité artistique de la diapositive – dans le sillage de la couleur – au regard des critères du musée. Si l’iconographie est comparable à celle des clichés que les amateurs projettent habituellement dans le cadre familial ou amical, le procédé de tirage hisse les images du côté d’une démarche artistique. Le communiqué de presse de l’exposition insiste d’ailleurs sur le fait que les tirages réalisés par un laboratoire professionnel ont été supervisés par le photographe. Certainement conscient du passage en force qu’il orchestrait, John Szarkowski, le commissaire de l’exposition et directeur du département de photographie, avait pour sa part parfaitement anticipé ce type de critique en écrivant dans l’introduction au William Eggleston’s Guide :

It could be said – it doubtless has been said – that such pictures often bear a clear resemblance to the Kodachrome slides of the ubiquitous amateur next door. It seems to me that this is true, in the same sense that the belles-lettres of a time generally relate […] to the prevailing educated vernacular of that time. [...] If it is true, as I believe it is, that today’s most radical and suggestive color photography derives much its vigor from commonplace models, this relationship is especially strong in the case of Eggleston’s work[49].

Les critiques ne s’y trompent pas. Lorsque Hilton Kramer, le critique influent du New York Times parle de « snapshot chics[50] » l’oxymore choisi évoque précisément le hiatus entre une iconographie vulgaire et sa requalification sous la forme d’agrandissements tirés en dye-transfer, encadrés et présentés dans les salles du Museum of Modern Art. Quant à Max Kozloff qui ne voit dans les images exposées que des clichés dignes de soirées de photo-club – c’est-à-dire présentées sous la forme de projections –, il dénonce dans la revue Artforum la stratégie de légitimation artistique de la photographie couleur s’appuyant sur l’autorité institutionnelle du musée[51].

Cinéma du pauvre

En 1985, c’est dans un autre musée new-yorkais, le Whitney Museum of American Art que se joue un nouvel épisode du destin de la diapositive. Cette année-là, l’objectif affiché de la Biennale est de témoigner d’un état de la création visuelle du moment selon un large spectre de médiums et de styles. Or, parmi les nouvelles formes introduites par rapport aux éditions précédentes où photographie, film et vidéo étaient déjà représentés, figurent deux présentations multimédias de projection de diapositives sonorisées spécialement réalisées pour l’exposition[52].

The Ballad of Sexual Dependency (1982-1985) de Nan Goldin et Out of the Picture (Return of the Invisible Man) (1983-1984) de Perry Hoberman sont projetés au second étage du musée dans la galerie film/vidéo du 13 mars au 2 juin à différents horaires en alternance avec des films et des vidéos réalisés par d’autres artistes. Ce volet de l’exposition est organisé par Matthew Yokobosky, conservateur adjoint au département film et vidéo. Si l’installation multimédia de Peter Hoberman relève d’un travail d’imagerie graphique en relief, celui de Nan Goldin se caractérise par sa qualité photographique. The Ballad of Sexual Dependency est un diaporama : c’est-à-dire une présentation en projection d’une séquence de photographies consacrée à un sujet déterminé et accompagnée d’un fond sonore grâce à un magnétophone qui fonctionne en synchronisation avec le défilement des images.

Cette forme de montage photographique sonorisé qui trouve son origine à la fin des années 1950 s’épanouit dans la décennie suivante au moment de l’avènement de l’audio-visuel. Dans le domaine des applications, il trouve des développements grandioses en particulier dans les expositions universelles où il est généralement associé au cinéma. C’est le cas par exemple à l’Expo 67 de Montréal. Dans le milieu des photo-clubs, il va jouer un rôle revivifiant et restructurant : «Diaporama acted like a  blood transfusion[53].» Conçu comme un ensemble dans lequel images fixes et sonorisation ont été pensées dans une résonance pour conduire l’attention, le diaporama se distingue par un thème qui lui donne sa cohérence narrative : « […] ce spectacle, car c’en est un, arrive à s’apparenter davantage avec le film qu’avec la photographie. En effet, la prise de vues, le montage, le commentaire, la sonorisation présentent des analogies précises avec la technique du cinéma d’amateur[54]. » Si le montage se limite à la simplicité d’un enchaînement d’images fixes, si l’absence d’animation marque une distinction avec le cinéma, le prix de revient qui est bien moins élevé que celui du film font parler du diaporama comme du « cinéma du pauvre[55] ». Néanmoins, les praticiens revendiquent sa spécificité. Comme y insiste Charles Madier dès 1959, le diaporama « a son propre vocabulaire : aussi ne doit-il pas chercher à singer le film, car ce serait mal comprendre les possibilités merveilleuses de la vue fixe et de ses enchaînements[56] ».

Photographe amateur anonyme. Les 4 saisons, diapositives couleur, vers 1965, Musée français de la photographie (Bièvres) / Conseil départemental de l’Essonne, Barbara Fernandez.

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Ce sont ces qualités que Nan Goldin explore depuis 1979, date à laquelle elle a commencé à présenter ses projections de diapositives sous forme de performances dans l’atmosphère nocturne des clubs new-yorkais, sur de la musique jouée sur place par ses amis. En adoptant le diaporama pour présenter un récit des relations entre hommes et femmes à travers des portraits d’elle-même et de ses proches, la jeune artiste s’appropriait une technique photographique sans histoire esthétique. Outre des raisons économiques, son choix du diaporama répondait à l’ambition de produire une sorte de « visual diary[57] » public, comme elle le qualifie, qui puisse intégrer de nouvelles images et s’adapter à sa pratique photographique qui allait au fil de la vie. Au début des années 1980, ce travail attire l’attention du monde de l’art. C’est ce qui entraîne sa présentation à la Biennale du Whitney Museum. Constitué de 690 diapositives (neuf carrousels) associées à une bande musicale enregistrée travaillée en résonance avec les images, The Ballad of Sexual Dependency exploite l’effet cumulatif des images et du son pendant une durée de quarante-cinq minutes environ, et révèle tout le potentiel artistique et émotionnel contenu dans la forme du diaporama. Qualifié de « slide and audio art work » dans les documents administratifs du musée, le slide show de Nan Goldin est associé à des productions visuelles d’autres artistes. Leur point commun est d’avoir été projetés dans des lieux alternatifs et d’utiliser des médiums comme le Super 8, les diapositives, les audiocassettes, les disques, pour créer de nouveaux langages animés. Comparé aux tirages photographiques accrochés dans les autres espaces de la Biennale, le diaporama de Nan Goldin convoque effectivement une autre référence : « Goldin’s slide show, with its screen and sound, closely replicates the experience of moviegoing[58]. »

Le « cinéma du pauvre », tel que le qualifiaient les diaporamistes, passait ainsi la porte de la reconnaissance en tant que médium artistique. Dans le New York Times, le critique Andy Grundberg commente : « […] the present groundswell of interest in projecting photographic images is fueled by a fundamental dissafection with the physical presence and esthetic efficacy of photographs as prints[59]. » Était-ce la résolution de l’impossible destin de la diapositive ? L’omniprésence des images virtuelles projetées ou rétro-éclairées par les écrans d’ordinateur confirme aujourd’hui que la diapositive, si elle a migré dans son support et sa définition, n’a jamais été aussi vivante. Sa capacité à dialoguer avec les autres formes d’images photographiques, pour s’adapter aux attentes des pratiques et maintenir sa place, a finalement été sa force.