Corps de l’article

Ce mot abstrait a été formé il y a peu d’années, sur l’adjectif oral, dans les emplois où celui-ci qualifie un fait littéraire. Oralité réfère, de façon assez vague, à un type de communication opérée par voie buccale et sonore : aucune notion précise ne s’y attache. Son étude critique passe nécessairement par celle des expressions formées à l’aide de l’adjectif : langue orale, tradition orale, littérature orale. Par ailleurs, il nous est impossible, dans les conditions historiques actuelles, de considérer les faits d’oralité sans comparaison, au moins implicite, avec les faits de langue écrite, tradition livresque, « littérature » proprement dite.

I- Oralité et vocalité

La communication orale remplit, dans le groupe social, une fonction en grande partie d’extériorisation. Elle fait entendre, collectivement et globalement, le discours que cette société tient sur elle-même. Elle assure ainsi la perpétuation du groupe en question et de sa culture : c’est pourquoi un lien spécial et très fort l’attache à la « tradition », celle-ci étant, en son essence, continuité culturelle. Les voix humaines forment ainsi, dans l’existence du groupe, un bruit de fond, une stimulation sonore qui, dans certains cas, prend une acuité plus grande car elle fait appel aux formes profondes de l’imagination collective : ces cas constituent la « poésie orale ».

Plusieurs ethnologues ont, dans cette perspective, distingué entre le parlé, communication vocale exprimant l’expérience ordinaire du locuteur et l’oral, communication formalisée de façon spécifique, et transmettant, en même temps qu’une expérience, un type particulier de connaissance qui, pour l’auditeur, est re-connaissance, inscription du message dans un modèle familier (même si, pour des raisons circonstancielles, ce modèle est rejeté) : édifice de croyances, d’idées, d’habitudes mentales intériorisées constituant comme la mythologie du groupe. Le discours oral, selon cette définition, est le contraire du discours scientifique. Chargé de connotations, c’est à ce titre surtout qu’il est social ; lié à tous les jeux que permet le langage, il tend à renforcer, à sa racine même (qui est de nature linguistique), le lien collectif ; sa force persuasive provient moins de l’argumentation que du témoignage.

Cette idée s’est imposée, progressivement, aux exégètes du Nouveau Testament, puis aux hellénistes, durant les années 1930-1950. La comparaison qu’opéraient ces chercheurs entre oralité et écriture révélait peu à peu que ces termes ne sont pas homologues ; que l’oralité ne se définit pas plus par rapport à l’écriture que l’écriture par rapport à l’oralité. Ces constatations aboutirent, vers 1960, aux thèses du Canadien McLuhan[2] et bientôt de ses nombreux disciples. D’abord très contestées, ces thèses ont fini par s’imposer et pouvaient, dès environ 1975-1980, être considérées comme acquises. Elles se ramènent, pour l’essentiel, à ceci : un message ne se réduit pas à son contenu manifeste, mais comporte un autre contenu, latent, tenant à la nature du moyen de communication (voix, écriture manuscrite, écriture imprimée, informatique) utilisé. Dans l’optique de McLuhan, oralité et écriture correspondent à deux directions culturelles inconciliables : dans une civilisation de l’oralité, l’homme reste branché directement sur les cycles naturels ; sa conception du temps est circulaire (tout revient toujours) ; les comportements sont étroitement régis par les normes collectives ; il règne une confuse nostalgie du nomadisme originel. Inversement, un monde de l’écriture disjoint la pensée et l’action, le langage perd de sa force créatrice propre, une conception linéaire du temps triomphe, ainsi que l’individualisme et le rationalisme.

On se rend compte aujourd’hui que ces oppositions (souvent très atténuées en pratique) sont moins historiques que catégorielles. Depuis au moins deux millénaires ont coexisté, dans des régions de plus en plus nombreuses, oralité et écriture. Les tendances propres à l’une et à l’autre doivent être vues comme des axes de polarisation : axes antagonistes, engendrant des tensions variables dont l’histoire est celle même des sociétés européennes depuis l’Antiquité.

It is useful to approach orality and literacy synchronically, by comparing oral cultures and chirographic (i.e., writing) cultures that coexist at a given period of time. But it is absolutely essential to approach them also diachronically or historically, by comparing successive periods with one another. Human society first formed itself with the aid of oral speech, becoming literate very late in its history, and at first only in certain groups... Diachronic study of orality and literacy and of the various stages in the evolution from one to the other sets up a frame of reference in which it is possible to understand better not only pristine oral culture and subsequent writing culture, but also the print culture that brings writing to a new peak and the electronic culture which builds on both writing and print[3].

Cette conception, héritée de McLuhan, néglige cependant un facteur capital, dont l’importance n’est apparue clairement que vers 1980 : les qualités et valeurs (physiques, psychiques et symboliques) attachées à la voix humaine comme telle.

La voix, en effet, possède une réalité matérielle, définissable en termes quantitatifs (hauteur, timbre, etc.) ou qualitatifs (registre, etc.), au point que des mythes anciens lui attribuent une existence autonome (la nymphe Écho, l’enchanteur « entombé » Merlin). Simultanément, l’objet qu’est la voix est l’élément le plus subtil du concret observable. C’est là le paradoxe de la voix, dont proviennent en grande partie les difficultés que rencontre son étude.

Rien, en fait, écrit, de son point de vue psycho-médical, Tomatis, n’est moins physiologique que de parler. Sans doute est-ce là un phénomène humain, mais il n’existe pas pour autant d’organe physiologiquement préconçu à cet effet. Rien, en effet, dans le catalogue anatomique de nos accessoires, n’est destiné réellement à cet usage. Nous avons été munis, certes, d’un appareil digestif ; nous avons aussi été dotés d’un appareil respiratoire, mais rien ne nous a été spécialement délivré pour le langage... Quel agencement savant, quelle combinaison invraisemblable il a donc fallu pour atteindre ce but ! Un premier ensemble fait d’une partie de l’appareil digestif : les lèvres, la bouche, le voile du palais, la langue, les dents ; et un second se rattachant à l’appareil respiratoire : le larynx, les fosses nasales, le poumon, le diaphragme, la cage thoracique se sont rassemblés à des fins acoustiques... Fallait-il réellement espérer que l’homme fût doté d’un organe électivement adapté au langage ? Le verrions-nous muni d’un organe purement phonatoire ? Nous ne le pensons pas. Le caractère vraiment informationnel du langage humain implique une adaptation plus profonde de tout son organisme. Cette adaptation commence par ce jeu de bouche à oreille que nous savons dès le premier jour de la vie saisir et capter[4].

La voix se prête à traduire les nuances affectives les plus fines. Aussi, pour l’individu qui se sert de sa voix, celle-ci s’identifie, à un niveau psychique profond, avec sa volonté d’exister et de se dire. Quand elle se tait, la voix semble se retirer dans le silence du corps, dont elle sortira de nouveau peu après. Elle est souffle ; elle émane du corps et, symboliquement, elle le fait être. C’est pourquoi bien des mythes antiques et des religions modernes figurent la création du monde comme l’effet d’une parole ou d’un souffle. Des recherches psychanalytiques récentes ont montré la permanence de ces traits mythiques dans l’inconscient humain, sous diverses formes archétypales. La voix y est liée à des images de force primordiale, d’énergie et de volonté de sortir de soi.

En cela, la voix déborde la parole. La plupart du temps, la voix sert à transmettre linguistiquement un message. Mais sa fonction ne se limite pas à cet office. Le langage transite par la voix et, ce faisant, se colore des valeurs proprement vocales. Dans et par la voix, le langage (quel que soit le message qu’il transmet) se charge d’une sorte de souvenir des origines de l’être, d’une intensité vitale émanant de ce qu’il y a en nous d’antérieur au langage articulé. Les émotions les plus intenses suscitent chez l’homme le son de la voix, indépendamment de tout langage : cri de bonheur, cri de guerre, effroi devant la mort subite, cris des enfants dans leurs jeux, comme autant d’échos du cri natal. Même effet, dans l’art du chant, qui souvent s’évade en pures vocalises.

Point de vue d’un phonéticien :

La vibration des cordes vocales est le premier mouvement rigoureusement périodique déclenché par une activité musculaire dirigée, volontaire. Ce mouvement vibratoire est perçu, d’une part, comme sensation musculaire, et d’autre part, comme sensation auditive. La haute régularité, la périodicité jouent visiblement un rôle très important... La voix chantée, qui se distingue par la régularité de la courbe mélodique (c’est-à-dire par un niveau tonal à peu près constant dans l’intervalle d’une syllabe), produit une sensation particulièrement plaisante. Il serait d’autant plus difficile d’échapper au problème posé par la qualité spécifique de la voix chantée que le degré de mélodicité joue un rôle essentiel dans l’expression des sentiments[5].

Ces caractères sont ceux de toute communication orale. Il est clair cependant qu’ils sont plus ou moins accusés et efficaces selon l’intention qui préside à la communication : très faibles dans la communication purement utilitaire ; souvent atténués dans la conversation courante, ils atteignent un haut degré dans la communication émotive, allusive, non directement utilitaire qui constitue, en son essence, l’acte de poésie orale.

En régime d’oralité, cet acte est produit par un corps, qui parle et est totalement présent, même si, pour une raison quelconque, on ne le voit pas dans et par la voix entendue. Celle-ci emplit un espace qui est celui de ce corps, mais dépasse ses limites visuelles, et a pour seules bornes celles de la portée acoustique. Cela permet au diseur ou au chanteur d’innombrables jeux, dont profitent les praticiens de la poésie vocale. L’ensemble des valeurs ainsi attachées à l’existence biologique de la voix s’inscrivent simultanément dans le sentiment linguistique des auditeurs et dans leur imagination, parfois même dans leur conscience idéologique, au point qu’il est souvent difficile de distinguer entre les différentes sortes d’effets qu’elles produisent. Elles se cumulent en une impression globale et très forte : impression d’émergence de quelque puissance primitive, exigeante, aspirant à une sorte d’unanimité des corps et des coeurs.

C’est sur ces valeurs que se fonde implicitement l’esthétique de toute poésie orale, ainsi (comme l’ont montré Scheub et Calame-Griaule[6]) que celle de formes connexes, tel le conte traditionnel : le langage émane d’une voix, et celle-ci d’un corps agissant dans un espace concret ; en conséquence, l’« oeuvre » est unique, car elle n’a d’existence réelle qu’une seule fois (lorsqu’on entend une voix la dire ou la chanter) ; répétée, elle n’est plus identiquement la même. De plus, comme le note Scheub, « time is a key to understanding the mechanics of this aesthetic system. Different temporal experiences occur in a performance. Real time is independent of the performance... Performance time is real time[7]. » On doit toutefois constater qu’aucune esthétique générale de l’oralité n’a encore été explicitement constituée. Nous ne possédons guère jusqu’ici que des descriptions externes de genres poétiques oraux particuliers (ainsi Greenway, Bausinger, Finnegan, Anders, Zumthor[8]).

Cette situation, qui fut celle de la poésie vocale depuis les origines de l’humanité, s’est partiellement transformée, au 20e siècle, du fait de l’invention et de la diffusion de techniques permettant de fixer la voix par gravure ou impression magnétique : disque, cassette, film (cinéma, vidéo), radio, télévision. L’oralité se trouve ainsi médiatisée : une machine sert de relai entre le locuteur et l’auditeur.

L’oralité médiatisée (tant que n’auront pas été créés d’autres media, encore imprévisibles) ne diffère de l’oralité directe que par certaines modalités. Pour l’essentiel, elle ne s’en distingue pas vraiment. Plus encore : intervenant après plusieurs siècles d’hégémonie de l’écriture, les media auditifs ou audiovisuels restituent à la voix humaine une autorité sociale qu’elle avait perdue. Certes, elle se trouve ainsi compromise dans l’appareil technologique (et industriel-commercial), mais elle bénéficie de la puissance de celui-ci. Au cours des cinquante dernières années, les media ont rendu, aux messages qu’ils transmettent, l’ensemble presque complet des valeurs vocales ; ils ont conféré à nouveau, au discours ainsi transmis, sa pleine fonction impressive, par laquelle (indépendamment de son contenu) il pèse de tout son poids sur les intentions, les sentiments, les pensées de l’auditeur et, le plus souvent, l’incite à l’action (d’où l’usage fait de ces techniques dans la publicité). La poésie orale médiatisée (ainsi, celle que transmettent le disque, la cassette, la vidéo) participe de façon éminente de ce statut nouveau, et en manifeste avec éclat les caractères.

Les media agissent sur la double dimension spatiale et temporelle de la voix. Par là, ils atténuent (sans l’éliminer tout à fait, mais en la rejetant dans l’imaginaire) la présence physique conjointe du locuteur et de l’auditeur. Ils permettent une manipulation du temps, semblable à celle que permet le livre : le disque, la cassette, peuvent répéter indéfiniment et identiquement le message ; la seule limitation dans le temps est l’usure du matériel. D’où une possibilité (en principe illimitée elle aussi) de déplacement spatial.

Les conditions naturelles de l’exercice vocal sont ainsi bouleversées. Mais la situation de communication n’est que partiellement modifiée. À ces voix médiatisées, on ne peut répondre, c’est-à-dire que le facteur de communication interpersonnelle s’est affaibli, ou même a disparu. Pourtant, si la réitérabilité du message entraîne une certaine dépersonnalisation, en même temps elle accentue le caractère naturellement communautaire de la poésie orale : l’oralité médiatisée est devenue l’un des éléments de la culture de masse. Le poids de la technique et de ses implications économiques constitue une servitude parfois très lourde, limitant, et même éliminant, la spontanéité de la voix. La sociabilité de la voix vive et directe cède la place à une hyper-sociabilité circulant dans les réseaux de télécommunication, sur la base desquels se constitue un nouveau lien collectif, dont la nature nous est encore mal connue.

La mobilité spatio-temporelle du message oral médiatisé introduit une distance entre sa production et sa consommation. La présence physique du locuteur (lors de la consommation de l’oeuvre) est effacée ; il reste l’écho, fixé, de sa voix (et, au cinéma, à la télévision ou la vidéo, une image visible). L’auditeur, en revanche, est bien présent ; mais lors de l’enregistrement en studio, il n’existait que comme figure abstraite et anonyme de futur consommateur. Le message lui-même se produit, se vend, s’achète : mais sous la forme d’un objet dont un instrument décrypteur (et financièrement coûteux) doit l’extraire. Tous ces facteurs contribuent à déplacer l’acte communicatif : au terme de ces processus, la perception que l’auditeur a de l’oeuvre se trouve dépouillée de tout élément de « tactilité » (de la possibilité, même virtuelle, de toucher le corps de l’autre et d’en sentir corporellement la présence) ; seules subsistent, entières (et parfois affinées par ce dépouillement), l’ouïe et, éventuellement, la vue.

La diffusion des media s’est accompagnée d’un mouvement encore peu connu, quoique représenté aujourd’hui dans la plupart des pays industrialisés : celui de la « poésie sonore » (Lautdichtung), dont les premières expériences datent de 1920-1930, mais qui n’a pris forme qu’après 1950. Originellement, l’ambition des initiateurs était de rendre leur plénitude à la voix humaine et à toutes ses puissances en les libérant des servitudes du langage ; mal distincte du chant, la poésie modulait des sons dénués de signification linguistique mais propres à épanouir les richesses latentes de l’appareil phonatoire. À partir de 1965, les « poètes sonores » ont utilisé l’instrumentation électronique (du magnétophone au synthétiseur) pour dégager, amplifier et manipuler les éléments de vocalité non perceptibles dans l’usage naturel de la voix.

II- Le mot et le concept de « littérature orale »

Diachroniquement, il convient de distinguer quatre étapes dans la diffusion, l’usage et l’acception de ce terme.

L’ère des folkloristes

L’expression de « littérature orale » apparaît et se répand dans l’usage au cours des vingt dernières années du 19e siècle. Le premier à l’employer fut le Français Paul Sébillot dans ses recherches sur l’art populaire breton[9]. Le terme resta longtemps propre aux folkloristes, désignant pour eux le corpus des chansons, contes, proverbes, et formes apparentées, transmises de bouche à oreille en milieu populaire, surtout rural.

De cet emploi initial, la littérature orale conserve de lourdes connotations ethnologiques qui l’ont jusqu’ici empêché d’entrer de plein droit dans le vocabulaire critique. Comme l’écrivait en 1960 H. Levin dans sa Préface à Lord :

The term « literature », presupposing the use of letters, assumes that verbal works of imagination are transmitted by means of writing and reading. The expression of « oral literature » is obviously a contradiction in terms. Yet we live at a time when literacy itself has become so diluted that it can scarcely be invoked as an aesthetic criterion. The Word as spoken or sung, together with the visual image of the speaker or singer, has meanwhile been regaining its hold through electrical engineering. A culture based upon the printed book, which has prevailed from the Renaissance until lately, has bequeathed to us, along with its immeasurable riches, snobberies which ought to be cast aside[10].

L’expression « littérature orale » comporte d’autre part une contradiction interne qui la rend équivoque et d’apparence peu scientifique : le second élément, orale, renvoie clairement à la voix humaine, mais le premier réfère à une littera qui ne peut être autre que l’écriture, négation même de toute communication vocale. Les hommes de terrain qui, il y a un siècle, associèrent pour la première fois ces mots mal compatibles, ne se posaient pas de question doctrinale ; leur intention était toute pratique : ils voulaient distinguer globalement les chansons et contes recueillis par eux, de ce qui restait à leurs yeux la seule, la vraie « littérature », l’écrite. Une certaine parenté, une similitude dans les fonctions sociales respectives, était indéniable entre, par exemple, le roman « littéraire » et la légende ou le conte oraux, entre la poésie lyrique et la chanson « populaire ». Il importait donc de séparer ce qui appartenait en propre à la classe « cultivée », et le reste.

Sur de tels fondements ne pouvait se construire aucune théorie. La complexité de l’oralité et la diversité des faits que l’on désigne par ce terme étaient purement et simplement ignorées. Il suffisait de collecter les faits (les textes) et de les décrire. On en était encore à ce point vers 1950. L’adjectif oral servait de critère de classement ; mais on l’employait de manière négative et externe : était oral ce qui se transmettait sans médiation de l’écriture. Les chercheurs ne s’interrogeaient pas sur le fait que l’absence d’écriture signifie une opération positive de la voix humaine, et que celle-ci ne s’exerce pas sans qu’émergent des valeurs spécifiques, inaccessibles à l’écriture. On admettait tacitement l’existence de deux « littératures », différant par leur mode de communication, en vertu d’une opposition simple : cependant, dans le couple écriture/oralité, le second terme était conçu comme subordonné, et qualitativement inférieur. Dans toute l’Europe occidentale, la diffusion de cette conception de l’oralité coïncida chronologiquement avec l’instauration de l’enseignement obligatoire. Les faits sont apparemment liés entre eux, ainsi qu’avec une évolution sémantique qui amena les savants issus de la classe dominante à dépouiller les mots peuple et populaire de leur aura romantique (cf. Volksgeist, Volkspoesie, Volkslied dans l’usage qu’en avaient fait Herder et Grimm) pour leur donner des nuances de rudesse, manque d’instruction, inculture. D’où, dans la première moitié du 20e siècle, un flottement terminologique : appliqués aux termes culture, poésie, ou même littérature, les qualificatifs populaire et oral alternaient parfois, et leurs connotations tendaient à se confondre. Il en résultait, dans l’esprit des spécialistes non moins que du public « cultivé », une association, du reste confuse, entre oralité et folklore.

De tels préjugés ne sont toutefois pas à rejeter en bloc. Produits par une certaine société, à un moment donné de l’histoire, ils ne peuvent certes pas être universalisés ; mais on peut tirer profit de l’intuition centrale qu’ils dissimulent : celle du caractère absolument original (et non comparable avec quoi que ce soit d’autre) de l’oralité des communications. Rien néanmoins n’autorise à identifier populaire et oral ; et folklore renvoie à un ordre particulier de faits sociaux. L’ensemble des recherches depuis une trentaine d’années nous amène aujourd’hui à dissocier définitivement, dans leur emploi critique, ces trois termes, même si, dans quelques cas concrets, ils se recoupent.

Vers une conception positive de l’oralité

En fait, l’idée d’oralité n’a commencé à prendre sens que dans la mesure où, très progressivement, elle s’est dissociée de celle de « popularité ». Cette évolution est due à l’influence conjuguée de deux écoles de pensée regroupées autour de deux maîtres, qui travaillèrent (dans des domaines du reste très différents, et sans contact l’un avec l’autre) entre la fin du 19e siècle et le milieu du 20siècle : le linguiste suisse Ferdinand de Saussure, qui mit, plus fortement que ses prédécesseurs « néo-grammairiens », l’accent sur le caractère oral du langage, cette oralité en définissant le mode d’existence profond et la spécificité ; le philologue et médiéviste espagnol Ramón Menéndez Pidal, dont l’oeuvre immense se constitua, pour l’essentiel, entre 1900 et 1950. Ce qu’a de vague, en effet, le terme de populaire lui interdisait d’en faire un usage qualitatif ; le mot désignait plutôt à ses yeux un certain point de vue sur l’objet, extérieur à celui-ci, et de définition variable : comportait-il une référence à des traits archaïques, ou ethniques, à des formes supposées spécifiques, à une classe d’auteurs ou à un public ? Toutes ces conceptions étaient, vers 1900, simultanément en cours, et interféraient les unes dans les autres. Menéndez Pidal eut le mérite, spécialement dans ses études sur le Romancero[11], de proposer une première classification de la terminologie : il distinguait, parmi tout ce qui est l’objet d’une transmission orale, « poésie populaire » (compositions de date récente, répandues dans un assez large public, pendant une période limitée, et de forme stable) et « poésie traditionnelle » (compositions collectivement assimilées par un vaste public, et objet d’une activité incessante de variation et de re-création). Quoique l’on ait reproché parfois à Menéndez Pidal d’avoir ainsi généralisé des distinctions qui ne sont vraiment valables que pour un petit nombre de textes, l’accent théorique était mis désormais sur l’existence interne des oeuvres, et non plus sur les circonstances matérielles de leur diffusion.

Dans la brèche ainsi ouverte s’engagèrent plusieurs chercheurs et théoriciens. C’est parmi les médiévistes et les africanistes que s’élevèrent les discussions les plus vives et de fécondes polémiques, dans la mesure, du moins, où leurs études se concentraient sur les processus de verbalisation. Ainsi, dès les années 1940, Chaytor[12] ; dans les années 1950 et 1960, McLuhan, Ong, et d’autres. Dès les années 1980 parurent des bibliographies sur ce sujet. La question de l’oralité de l’épopée, en particulier, fixa pendant près de vingt ans les recherches et les réflexions, et suscita diverses suggestions théoriques. Au début des années 1970, il était devenu impossible d’associer automatiquement le fait de l’oralité avec un concept de nature socio-historique. Cette association pouvait se justifier dans certains cas, mais elle ne tenait pas à la nature des choses. En 1977, l’africaniste Finnegan tirait une conclusion provisoire :

The three ways in which a poem can most readily be called oral are in terms of (1) its composition, (2) its mode of transmission, and (3) (related to 2) its performance. Some oral poetry is oral in all these respects, some in only one or two. It is important to be clear how oral poetry can vary in these ways, as well as about the problems involved in assessing each of these aspects of « oral-ness ». It emerges that the « oral » nature of oral poetry is not easy to pin down precisely[13].

Ce point de vue est encore assez limité car il ne prend pas en compte, comme telles, les valeurs propres de la voix. Le concept d’oralité reste ici une forme abstraite ; il n’est pas encore apte à fonctionner comme un dispositif de discours, comme la force d’attraction d’autres concepts qui s’organiseraient autour de lui et auxquels il communiquerait son dynamisme : vocalité, musicalité, théâtralité.

Rupture du lien avec l’idée de littérature

Restait à la notion d’oralité à se libérer des contraintes issues de l’opinion selon laquelle ce terme s’oppose à « littérature » de manière fondamentale. Cette opinion non seulement subsiste aujourd’hui mais s’est renforcée et modernisée sous l’influence indirecte de la sémiotique et de la « linguistique du texte » pratiquées dans les années 1960 et 1970, ainsi que du développement rapide, depuis 1950-1960, des recherches américaines regroupées sous l’appellation de oral history (expression où l’adjectif désigne la nature des documents considérés). À ces deux facteurs il faut du reste ajouter l’intérêt croissant, chez les chercheurs des États-Unis, pour la culture noire, généralement perçue sous l’angle de sa théâtralité.

Sur ce point encore, une intuition juste (l’« incomparabilité » de l’oral) est cachée et viciée par un présupposé qualitatif, l’écriture étant donnée (implicitement ou explicitement) pour seule apte à certaines complexités sémantiques. Ce présupposé a des racines historiques profondes, car il remonte à la rhétorique médiévale, et se trouva fortifié par la « Renaissance » européenne des 15e et 16e siècles : d’où à la fois sa solidité et sa nocivité scientifique. Il demeure actif, aussi bien dans les diverses nations d’Europe que (de façon, il est vrai, légèrement atténuée) en Amérique du Nord : les nuances que l’on observe parfois entre savants, par exemple allemands, français, espagnols, tiennent à l’objet concret de leur étude ou à certains caractères de leur tradition culturelle : ainsi, l’Espagnol sera mieux disposé que le Français à percevoir l’originalité et la spécificité de la tradition orale. Ces différences n’effacent pas le trait essentiel, la valorisation indue de l’écrit.

Notre concept de littérature s’est en effet formé de façon graduelle, à une époque relativement récente, au cours des derniers siècles du moyen âge ; il ne s’imposa tout à fait (exprimé par le terme, devenu technique, de littérature) qu’à l’époque des Lumières. Il implique une volonté de systématisation des textes, conçue comme avènement qualitatif, universalité, humanisme, mais en même temps, comme produit d’une institution. Dès sa première diffusion, le texte s’inscrit dans le trésor commun de la « culture littéraire », mais y demeure propriété intouchable d’un « auteur » dont la subjectivité se livre ainsi, éternellement offerte à la sensibilité d’un public éduqué à cette fin. Le texte littéraire est voulu clos, et senti tel. Mais, par là même, il provoque le commentaire et l’interprétation, au point qu’il n’y a pas de littérature sans discours sur la littérature. Tous ces caractères enfin sont liés à une double action de l’homme : écriture, et lecture. Or, aucun d’eux ne se retrouve dans la pratique de l’oralité, sinon de manière externe et quasi fortuite, lorsque se produit (cas fréquent aujourd’hui) une influence « littéraire » sur l’organisation du message oral. C’est pourquoi, dans les études de cette matière, il est préférable d’employer l’expression de poésie orale (fût-ce un peu abusivement, à propos des contes) plutôt que de tomber dans les équivoques provenant de littérature. Par « poésie » en effet, on peut entendre tout art du langage, dans sa généralité anthropologique et, à ce titre, indépendant des modalités historiques ; « littérature » désigne simplement l’une de ces modalités : le moyen âge, jusqu’au 13e ou 14e siècle, l’avait ignorée. Ce n’est pas un hasard, dans ces circonstances, si la génération de 1770-1820 (celle même qui commençait à réfléchir sur le « fait littéraire ») fit simultanément la découverte du moyen âge et celle de la poésie orale encore vivante dans les terroirs européens[14].

Figure

Feuillet 14 du manuscrit original

Feuillet 14 du manuscrit original

-> Voir la liste des figures

Élargissement de la perspective

Une influence venue d’un tout autre horizon contribua de nos jours à dramatiser ces oppositions : elle est due à l’impact qu’eurent, dans les années 1970 et 1980, sur divers critiques et historiens de la littérature, les recherches phonétiques, acoustiques, médicales et psychanalytiques consacrées à la voix humaine. Ces recherches furent surtout intenses en France, et l’on pourrait parler à ce propos d’une école de Paris (Tomatis, Vasse, Fónagy et d’autres[15]). Les premiers à en percevoir l’intérêt pour les études « littéraires » et textuelles furent le critique Barthes[16] et le philosophe Derrida[17], qui se fondaient par ailleurs sur les écrits d’acteurs de théâtre tels qu’Antonin Artaud.

Cette évolution générale, et l’état des recherches nous obligent aujourd’hui à généraliser, indépendamment de tout autre concept, celui d’oralité. Certes, il n’y a pas, concrètement, d’oralité en soi, mais de multiples manifestations particulières, dont les caractères propres sont plus ou moins accusés. Pourtant, leur substrat commun reste toujours perceptible. Il tient à la spécificité linguistique de toute communication vocale. En ce sens, la notion d’oralité met en cause un caractère remarquable de la civilisation d’origine européenne depuis deux ou trois siècles, la littérarisation de la culture.

Radicalement sociale, autant qu’individuelle, la voix, en transmettant un message, signale en quelque façon la manière dont son émetteur se situe dans le monde et à l’égard de l’autre à qui il s’adresse. La présence, dans un même espace, des participants de cet acte de communication, les met en position de dialogue (réel ou virtuel), engageant ici et maintenant, dans une action commune, leur totalité individuelle et sociale. L’écriture est inapte à produire de tels effets, sinon de façon indirecte et métaphorique.

III- La performance

L’histoire de toute oeuvre poétique comporte cinq phases distinctes, de durée en général très inégale : sa production, sa transmission, sa réception première, sa conservation, enfin toutes les réceptions postérieures à la première. Dans toute société possédant une écriture, chacune de ces phases se réalise, soit par un acte de la voix (et de l’oreille), soit par une action d’écriture (et de lecture). Il y a donc théoriquement dix possibilités : une seule (celle où tout s’opère par écriture et lecture) a dominé, dans les structures de notre civilisation, pendant plusieurs siècles, et s’applique à notre concept de « littérature ». On peut parler de poésie orale lorsque transmission et réception s’opèrent par la voix et l’ouïe, et donc coïncident en une seule et même action. Cette action est la performance (dans le cas d’improvisation, la phase de production se fond, elle aussi, dans la performance). L’existence d’une performance est le seul élément définitoire de l’oralité ; même si la production et la conservation de l’oeuvre requièrent l’usage de l’écriture, le fait de la performance suffit à en faire pleinement une oeuvre orale. Dans certains cas, la première réception a lieu en performance alors que les suivantes, ou un certain nombre d’entre elles, passent par l’écriture-lecture (ainsi, sans doute, de l’épopée médiévale ; les exemples modernes sont nombreux).

La performance, le facteur constitutif de toute poésie orale, en est l’instance de réalisation. D’où sa complexité, et les difficultés dues aux médiations, qu’elle comporte parfois. Les chercheurs l’ont souvent remarqué ; ainsi, Hymes, à propos de poèmes oraux amérindiens :

One might sum up the three aspects of oral performance in terms of « verses », « expectations » and « voices ». When all three are fully realized in a performance, one would find the following. Poetic form: the organization in terms of verses, lines, stanzas, scenes... together with a disposition of markers of such organization. Rhetorical form: the organization in terms of sequences of onset, ongoing action, and outcome... Vocal realization: direct quotation, rather than reported speech; the taking of the voice of those who speak, differentiating them[18].

De même, Finnegan, de façon plus générale :

… with oral performances there can be problems. What is one to say, for instance, of the not unknown situation when one poet composes a piece for another to deliver... When both categories (composers and performers) proceed orally, there is no problem. But what about the case when the composition is written, and only the delivery or performance oral[19] ?

Les conventions, règles, normes régissant la poésie orale embrassent en effet, outre le texte, son occasion, son public, la personne qui le compose et celle qui le transmet. L’ensemble de ces termes, quand on les applique à la description d’une oeuvre écrite, y désigne une multiplicité d’éléments plus ou moins secondaires, accompagnant l’entité textuelle ; en situation d’oralité, il renvoie à une fonction globale où sont engagés ensemble tous ces facteurs.

La performance met en oeuvre, en leur attribuant une importance égale, le texte, ses « acteurs », des moyens ; et elle se situe parmi des circonstances qui, elles aussi, deviennent par là signifiantes. Les « acteurs » sont le diseur ou chanteur, et son public ; les moyens, la voix, le geste ou, aujourd’hui, le medium. L’idée de circonstances, en revanche, ne peut être trop simplifiée car, à la limite, elle embrasse tout le contexte événementiel et culturel ; il est néanmoins possible de la ramener aux catégories de temps et de lieu. La plupart des cultures, au cours de l’histoire, ont été si conscientes de l’inséparabilité de ces composantes de la performance, qu’elles les ont soigneusement codifiées, ou même ont distingué entre les genres poétiques oraux selon le degré de codification (le plus haut degré définissant le rite) : ainsi, généralement, en Afrique ; souvent, en Asie ; de façon moins nette, à plusieurs époques, en Europe (par exemple, aujourd’hui, l’exécution des hymnes nationaux). Plus la codification est forte, mieux le texte échappera, dans le cours du temps, au changement ; affaiblie ou inexistante, elle donne libre cours aux variations, qui ont souvent été (abusivement) considérées comme caractéristiques de l’oralité. La performance manifeste en effet, chez le diseur non moins que chez son auditeur, un savoir-faire, une compétence, qui révèle, dans telles circonstances particulières, un savoir-être commun : ce trait doit être socialement maintenu et confirmé ; d’où l’abondance des régulations de toute espèce imposées par les traditions, et qui donnent en général à la poésie orale, surtout dans les sociétés de type pré-moderne, une apparence beaucoup plus complexe que la poésie écrite. Mais ces régulations ont une visée concrète : en effet, quel que soit le sens du texte dit ou chanté, la performance impose à ce texte un référent primaire, évident, qui est de l’ordre du corps vivant.

Quant au moyen vocal mis en oeuvre et qui constitue le mode de la performance, il se situe (du point de vue acoustique) au niveau, soit du parlé, soit du chant. Quoique la limite entre ces niveaux soit culturelle et diffère dans le temps, l’espace et les civilisations, toujours et universellement l’opération de la voix est perçue comme comportant deux registres. L’un (le parlé) n’utilise qu’une faible partie des ressources vocales ; le rôle de l’organe phonatoire consiste alors à émettre des sons conformes à diverses règles linguistiques (et éventuellement esthétiques) de nature conventionnelle : la voix reste comme en retrait, elle n’use pas complètement de sa liberté propre. Dans le registre chanté, au contraire, la voix éclate, rejette, au moins partiellement, les contraintes linguistiques ; elle épanouit ses capacités au point que la parole s’y exalte, même si parfois sa compréhensibilité diminue. Dans le parlé, le langage s’asservit la voix ; dans le chant, il se soumet à elle, se prête à son jeu. C’est là un déplacement de valeurs auquel, d’une manière ou d’une autre, toutes les cultures humaines ont été sensibles, dont elles ont cherché à tirer des effets, et que parfois elles ont codifié : souvent même, c’est ainsi que, dans l’esprit des usagers, se distinguent les genres poétiques oraux. Le chant relève en effet de l’art musical autant ou plus que de l’art poétique : il constitue à ce titre une pratique signifiante privilégiée, propre à toucher, dans l’auditeur, le point central sur lequel s’articule son univers symbolique : d’où une très forte personnalisation des rôles, interprète et auditeur se trouvant engagés dans une passion commune. Le parlé a tendance, au contraire, à atténuer l’importance de la présence physique de l’interprète, à la fondre parmi les circonstances. Ainsi s’explique sans doute le fait que, dans le monde contemporain, la seule véritable poésie de masse soit celle de la chanson.

Même dans le parlé, toutefois, tout élément musical n’est pas absent : il n’y a pas, en performance, de degré musical zéro : même un conteur adopte dans sa prose parlée une certaine scansion, un schème rythmique qui constitue une marque distinguant son conte d’un énoncé du langage courant. Si un diseur s’exprime en vers, cet effet s’accroît et se transforme en une musicalité spécifique. On se demande : à partir de quel point éprouve-t-on le sentiment de passer de la poésie à la musique proprement dite ? De quel côté ranger les lieder de Schubert, composés sur des poèmes de Schiller, Goethe ou autres poètes ? Ces questions sont mal posées : ce qui compte, du point de vue de l’oralité, c’est, dans tous les cas, la structuration vocale du texte, créatrice d’une forme globale ; c’est le fait de l’investissement progressif du langage par la musicalité. À l’extrême limite, le texte finit par se diluer en pures vocalises ou, comme chez les chanteurs de rock aujourd’hui, devient presque inaudible. Mais, de toute manière, voix et mélodie, parole et sonorités, activement unies en performance, produisent un même et unique sens.

Rien, dans ce qui fait la spécificité de la poésie orale, n’est concevable autrement que comme partie d’un ensemble signifiant où jouent couleurs, odeurs, formes visuelles mobiles et immobiles, animées ou inertes : cet ensemble constitue le « décor » où se projette l’oeuvre poétique ; il se découpe, sans s’en dissocier, dans la continuité de l’existence sociale, où il marque un instant fortement chargé de significations symboliques.

C’est pourquoi toujours le temps et le lieu de la performance connotent (parfois, au point d’en effacer la dénotation) le message qu’elle transmet. Beaucoup de sociétés humaines ont exploité ce fait en le codifiant, lui aussi : en établissant une relation entre la transmission (ou l’audition) du message poétique et certains moments de la durée cosmique ou historique. Notre société moderne semble s’être libérée à cet égard ; pourtant, les exemples restent nombreux qui attachent pour nous certaines formes de poésie orale à des temps particuliers de l’histoire collective (ainsi, les chants révolutionnaires) ou individuelle. Le seul fait que, souvent, les performances soient organisées d’avance, programmées, annoncées, constitue une marque temporelle forte, signifiant que la communication poétique s’opère dans un temps privilégié, étranger à celui de l’expérience quotidienne. Il en va de même des lieux, car il n’est pas indifférent que la performance se produise dans un théâtre, dans une usine ou dans la rue : cette localisation concourt évidemment au sens global. L’histoire de la poésie orale européenne pourrait être faite de ce point de vue là. Pendant des siècles, le lieu favori des chanteurs et récitants fut la rue : non par hasard, mais en vertu d’un dessein d’intégration à la vie collective ; au 19e siècle, l’évolution des moeurs urbaines bourgeoises isola cette poésie dans des lieux déterminés : clubs, cafés, « guinguettes », « boîtes » ; d’où, par contraste, de nos jours, une revalorisation des espaces ouverts et publics.

L’exécutant, interprète de l’oeuvre en performance, joue le rôle essentiel dans la transmission. Sans éclipser tout à fait l’auteur dans la conscience des auditeurs, il se manifeste seul et, dans la mesure où il prête au texte sa voix, où il fait voir, en le disant, son visage et son corps, il fixe sur lui l’ensemble des perceptions de l’auditoire. Toutes les puissances significatrices de la performance passent par lui, se réalisent dans et par son action. De là sans doute (dans notre société profondément marquée par les coutumes de l’écriture) l’idée fausse (mais très répandue) que la poésie orale est anonyme : beaucoup de folkloristes écartent purement et simplement toute notion d’« auteur » des études sur la poésie orale. Cette position excessive n’en est pas moins significative. Parler de l’anonymat d’une oeuvre, c’est avouer une ignorance insurmontable faute d’information suffisante : rien de plus. Pour une raison complémentaire, la performance (où l’information provient d’une présence, évidente) n’est jamais anonyme et, le plus souvent, l’auditeur se contente de la connaissance qu’il acquiert ainsi.

Une sorte de pacte lie l’auditeur à l’interprète. L’auditeur admet que l’oeuvre transmise en performance, grâce à l’art de tel interprète qu’il entend et qu’il voit, est unique et non réitérable. Le même texte, dit ou chanté dans d’autres circonstances, par un autre interprète, ne sera pas tout à fait le même texte : ce qui diffère entre ces deux performances se définit principalement en termes de perception et d’émotion, c’est-à-dire par rapport à ce qu’a de plus personnel la réception de l’oeuvre. L’auditeur contribue ainsi à la production de celle-ci. Des rapports de réciprocité s’établissent, en performance, entre l’interprète, le texte et l’auditeur, et provoquent l’interaction de chacun de ces trois éléments avec les deux autres. Même dans les sociétés qui ne permettent pas à l’auditeur d’intervenir directement dans la performance pour en modifier le cours, tout interprète adapte en quelque manière sa voix, son action, et les modalités du texte transmis à la nature, ou même aux réactions immédiates, de l’auditoire.

On pourrait ainsi sans paradoxe distinguer deux rôles dans la personne de l’auditeur : celui de récepteur et celui (au moins, virtuel) de co-auteur. Ce dédoublement tient à la nature de la communication interpersonnelle que constitue la performance, quelles que soient les modalités de celle-ci. Dans deux cas exceptionnels la personne de l’auditeur coïncide même avec celle de l’interprète (auteur apparent) : dans le chant ou la récitation solitaires (je chante ou récite pour moi-même) ou dans un certain type d’exécution chorale (une pluralité d’interprètes chante ou récite pour eux-mêmes). En toutes situations, c’est dans la performance et au niveau de l’auditeur-participant que se manifeste la dimension historique de la poésie orale. Telle est sans doute la raison profonde pour laquelle quelque forme de participation poétique performancielle constitue un élément indispensable de la socialité humaine, un facteur essentiel de la cohésion des groupes.

La voix, expansion du corps, suffit à le rendre présent lorsqu’un obstacle empêche la perception visuelle. Mais dès que celle-ci intervient, la présence prend un poids plus lourd, se fait plus concrète encore ; et la voix même, plus intensément vivante et signifiante. C’est pourquoi la performance requiert, en même temps que l’émission et l’audition d’une parole, « monstration » et vision, c’est-à-dire théâtralité.

L’objet principal ainsi offert à la vue (et dont le spectacle conditionne l’ensemble de la vision), c’est le corps d’où émane la voix. Les mouvements de ce corps se trouvent ainsi intégrés à une poétique. En fait, toutes les traditions de poésie orale à travers le monde ont associé voix et geste. Un certain modèle gestuel (souvent strictement codé) fait partie de la compétence de l’interprète et contribue à créer chez l’auditeur les conditions psychophysiologiques de la participation. En performance l’interprète, en même temps qu’il fait entendre sa voix, exhibe son corps : mais il n’en appelle pas ainsi à la seule visualité ; il s’offre à un contact, même si, par convention sociale, ce contact est rarement réalisé. Un élément érotique, plus ou moins diffus, imprègne ainsi la performance. Le corps de l’auditeur répond, ne serait-ce que de manière intérieure, à cette stimulation ; un désir s’éveille en lui, de répondre au geste par le geste, de se mouvoir, de danser.

Techniquement, la plupart des codifications gestuelles distinguent (en leur attribuant des valeurs symboliques diversifiées) trois niveaux de mouvement corporel : la mimique (regard et mouvements du visage) ; le geste au sens étroit (mouvement d’un membre, spécialement tête, buste, bras, mains) ; et la danse (mouvement complet du corps). Ces distinctions (qui servent parfois à la définition de genres poétiques) demandent toutefois à être complétées ou éclairées par celle qu’ont introduite, depuis quelques années, divers ethnologues entre les degrés de signification produite par la motion du corps. L’étude des faits africains, en particulier, a amené à opposer mouvements conventionnels et mouvements imitatifs ou descriptifs ; mouvements formulaires, indicatifs et explétifs. Plusieurs classifications ont été proposées qui toutes font ressortir le fait que le geste est corrélé à la musicalité de la performance plutôt qu’à la séquence linguistique transmise par la voix. Il peut donc rarement être interprété comme un signe proprement dit. De quelque manière que le groupe social l’utilise, la fonction du geste dans la performance manifeste le lien fondamental attachant, dans la genèse même, la poésie au corps humain. L’importance de ce fait a été ressentie, dans de nombreuses cultures, de façon si intense que le besoin est apparu d’accroître l’espace corporel en agrandissant la portée du geste ou en en accentuant les traits significatifs. Cet effet est atteint, soit par le grimage (qui accroît la visibilité et l’ampleur de la mimique), soit par le masque (qui fige les traits, dont l’immobilité se charge de sens et par contraste valorise les mouvements du reste du corps). Le vêtement, enfin (ou le port d’un objet particulier), peut concourir au même résultat, au niveau du corps entier. Les cultures traditionnelles en présentent de nombreux exemples ; dans l’histoire européenne, l’un des plus notables fut la commedia dell’arte.

Au-delà du corps, ce sont les circonstances matérielles entourant la performance (son décor) qui se trouvent engagées dans ce procès global, multiple, complexe, de signification. Certaines traditions l’ont réglé avec soin ; mais, même hors de toute codification, jamais le décor de la performance n’est indifférent à la manière dont est reçu le message poétique, ni à l’interprétation qu’en fait l’auditeur. En ce sens, peu de chose distingue, du théâtre, la poésie orale ; et les exemples ne manquent pas de situations où la distinction perd toute pertinence. Dans toute performance, le théâtre est présent, comme une virtualité prête à se réaliser. L’usage des media masque le corps moins qu’il ne le semble. Historiquement, les media ont permis, de nos jours, à la société technologique de renouer des traditions (presque perdues à l’âge de l’écriture) de contact sensoriel et de convivialité concrète.

Disque, cassette, radio, media auditifs, éliminant la vision, atténuent l’aspect collectif de la réception ; en revanche, ils touchent individuellement un nombre illimité d’auditeurs. Un appareil aveugle et sourd tient lieu d’interprète : la voix qu’il fait entendre est celle d’un être humain, l’auditeur le sait ; mais cette conscience est, la plupart du temps, trop faible pour susciter une participation intense. L’imagination de l’auditeur lui permet de recréer en esprit les autres éléments de la performance : mais c’est là une opération intimement personnelle. La performance s’est intériorisée. Les media audiovisuels restituent l’image d’une présence totale et évitent à l’auditeur cette clôture symbolique. Pourtant, alors que la poésie orale directe engage l’auditeur, par son être entier, dans la performance, la poésie orale médiatisée laisse insensible quelque chose en lui. L’exemple de l’Afrique actuelle, où se sont répandus largement mais depuis peu d’années disque, radio et télévision, montre quelle mutation culturelle considérable constitue le passage de l’une à l’autre de ces deux oralités. La perte de la perception d’une présence physique constitue un traumatisme que seule la durée (donc, la formation de traditions nouvelles) permet de surmonter. Dans la performance médiatisée, la participation proprement dite (identification collective avec le message reçu, sinon avec celui qui le transmet) tend à faire place à une identification solitaire avec le modèle que semblent proposer, soit le message, soit son émetteur. La magie de la voix est néanmoins si forte qu’il suffit d’une circonstance favorable, d’une certaine conjoncture émotive, pour que se produise une rencontre entre plusieurs de ces solitudes, et que se retrouve une unanimité, souvent explosive, sinon violente, comme on l’a vu lors de certains grands rassemblements de jeunes.

IV- Critères culturels de classification

Tous les effets décrits ci-dessus sont culturellement conditionnés, beaucoup plus fortement que les effets produits par l’écriture. Les caractères d’immédiateté et de présence physique propres à toute communication vocale interdisent de considérer la poésie orale du même point de vue critique que l’écriture. Les critères qui permettent de situer l’une et l’autre ne sont pas toujours fondamentalement différents ; mais leur importance relative et leurs combinaisons ne sont pas les mêmes. Certains d’entre eux, secondaires quand on envisage l’écriture, sont absolument prioritaires en ce qui concerne l’oralité : en particulier, ceux qui tiennent aux couples d’opposition présence/absence et proximité/éloignement, c’est-à-dire, pour l’essentiel, l’idée de distance.

Critères diachroniques

Historiquement, il convient de distinguer trois types d’oralité. Chacun d’eux correspond, en principe, à une situation particulière de culture. En fait, dans le monde contemporain, par suite de l’interpénétration des cultures, beaucoup de situations sont mixtes. La distinction reste néanmoins théoriquement valable.

Le premier type, l’oralité « primaire », ne comporte aucun contact avec l’écriture. Il se rencontre, soit dans les sociétés dépourvues de tout système de symbolisation graphique, soit (plus rarement) dans des groupes sociaux analphabètes complètement isolés. Historiquement ce type précède les autres. En Europe, il régna seul pendant des millénaires, avant que ne se répandent, tardivement, les écritures gréco-latines ou, dans le Nord, le système runique. Il détermina encore, durant le moyen âge, la situation réelle de larges couches du monde paysan, dont la vieille culture traditionnelle, opprimée, comporta une poésie d’oralité primaire, dont l’existence est indirectement prouvée mais dont les oeuvres elles-mêmes sont irrémédiablement perdues.

Les deux autres types d’oralité ont pour trait commun de coexister, au sein du groupe social, avec l’écriture. On parlera d’oralité « mixte » lorsque l’influence de l’écrit demeure externe, partielle, ou s’exerce avec retard ; on la dira « seconde » lorsqu’elle se recompose à partir de l’écriture, au sein d’un milieu où celle-ci tend à affaiblir (jusqu’à les éliminer) les valeurs de la voix dans l’usage, dans la sensibilité et dans l’imagination. En inversant le point de vue, on peut dire que l’oralité mixte est provoquée par l’existence d’une culture « écrite » (au sens de : qui possède une écriture) ; l’oralité seconde, par confrontation avec une culture « lettrée » (où toute expression est plus ou moins fortement marquée par la présence de l’écrit). L’oralité seconde existe en régime d’hégémonie de l’écrit ; l’oralité mixte ignore cette hégémonie mais vit en régime de concurrence, où se dessinent des tensions, variables avec le temps et les registres d’expression (courant, technique, scientifique, juridique, etc. et poétique). Entre le 6e et le 16e siècle en Europe et en milieu urbain, tantôt l’un tantôt l’autre de ces types l’emporta, selon les régions et les classes sociales. Du 17e à la fin du 19e, l’évolution générale amena (avec de fortes différences régionales dans le rythme de cette évolution) la disparition quasi totale de l’oralité mixte, au profit de l’oralité seconde. Au 20e siècle, les données de la situation ont complètement changé, du fait de l’invention et de la diffusion des media sonores, puis audiovisuels (voir plus haut).

Critères synchroniques

Synchroniquement, quel que soit le type d’oralité, un fait détermine tous les autres : avant la création des media sonores, et contrairement à l’écriture, la communication orale est perçue uniquement dans le présent. Le poème oral peut se maintenir longtemps dans la mémoire de l’auteur, de l’interprète, des auditeurs ; mais sa concrétisation est discontinue et, chaque fois qu’elle se produit, le poème réémerge dans le présent. Or, dans l’ordre de la perception, le présent est celui d’un individu ou d’un groupe réels, à un moment précis de leur histoire. Il importe donc de tenir compte de ces divers éléments dans le classement des faits.

Pour l’observateur recueillant ceux-ci, il n’y a qu’un ensemble réel d’oeuvres orales : l’ensemble de celles qu’il peut (ou pourrait) physiquement entendre, dans le présent actuel : c’est là un ensemble extrêmement étendu, entre les éléments duquel on constate deux espèces de diversification. D’une part, tout individu a la possibilité, grâce à des déplacements plus ou moins longs, d’entendre des poèmes, chansons, contes, etc. aussi bien chez lui, dans sa ville ou son village, à quelque distance, voire dans un pays lointain : sur ce plan purement spatial, les distinctions que l’on peut introduire sont d’ordre externe, fondées sur la géographie (on parle ainsi de la chanson allemande, de la poésie africaine, des contes hindous, du rakugo japonais, etc.) ou sur l’usage d’une langue naturelle (l’épopée bantoue, etc.). D’autre part, la distance entre l’observateur-auditeur et le texte peut être d’ordre culturel, c’est-à-dire relative à un ensemble (complexe et parfois hétérogène) de représentations, comportements et discours communs à un groupe humain, dans un temps et un espace donnés. Pour celui qui les entend, les textes oraux apparaissent plus ou moins bien intégrés à sa propre culture vivante : une chanson de cabaret entendue dans sa langue et dans un lieu dont l’auditeur a l’habitude, ou le poème déclamé par un poète son compatriote, sont immédiatement perçus avec leurs implications psychiques, idéologiques, politiques, etc., c’est-à-dire dans leur fonction et leur nécessité. D’autres oeuvres orales parviennent, en revanche, d’au-delà d’une distance petite ou grande, mais qui les rend opaques : l’auditeur en perçoit le charme, mais la fonction lui en reste obscure ou même incompréhensible. Ainsi, un citadin européen de la fin du 20e siècle à l’écoute d’une chanson paysanne traditionnelle de son propre pays, de contes folkloriques du pays voisin, de récits épiques de la Haute-Égypte ou d’incantations d’aborigènes australiens. Il est vrai que certains de ces effets de distance sont parfois produits aussi par l’écriture (lire à Berlin un roman classique chinois...), mais l’oralité les rend beaucoup plus forts puisqu’ils sont associés à la présence physique commune du locuteur ou chanteur et de l’auditoire.

L’opposition ainsi définie n’est pas toujours d’une parfaite netteté car elle dépend en partie du degré de conscience culturelle des individus ; elle reste néanmoins opératoire en synchronie. Diachroniquement, elle peut varier : telle oeuvre, vivante pour une certaine génération, tombe, à la suivante, dans le folklore. Inversement, le blues américain tiré du folklore noir du sud des États-Unis a pris depuis le milieu du 20e siècle des racines vivaces dans la conscience culturelle moderne, bien au-delà de son terroir d’origine, du seul fait que sa « découverte » joua un rôle majeur dans l’évolution récente des techniques musicales et des formes du chant.

La fonction d’une poésie orale se manifeste par rapport à l’horizon d’attente des auditeurs. Indépendamment de tout jugement rationnel, et dans l’immédiateté de la communication, le texte entendu répond à une question que se pose l’auditeur : point d’ancrage du texte dans son affectivité profonde et ses fantasmes, dans son idéologie, dans ses habitudes personnelles. C’est de là que tirent leur force de persuasion de nombreux chansonniers et conteurs. Il se produit une sorte d’identification entre l’auditeur, le texte, son interprète, son auteur : identification accélérée lorsque l’audition a lieu dans le contexte de quelque grand mouvement de passion collective. Si les circonstances se dramatisent, l’oeuvre communiquée peut susciter la participation chorale des auditeurs, qui en deviennent ainsi les interprètes. Tel est le cas des chants révolutionnaires, patriotiques, guerriers, religieux, toute cette poésie, de valeur inégale mais parfaitement enracinée dans la tradition orale vivante de chacune de nos nations. De toute manière, on a dans ce cas un fait de poésie fonctionnelle.

En revanche, lorsqu’elle provient d’un milieu culturel senti comme marginal ou tout à fait étranger, la poésie orale est perçue par l’auditeur (à des degrés divers, selon les circonstances et les individus) comme différente : elle manque d’attache vitale en lui, ne suscite pas de réponse immédiate ; elle apparaît mineure ou exotique. Son audition procure parfois un grand plaisir : mais celui-ci tient justement à sa différence.

Aujourd’hui, toute forme de poésie orale se détache ainsi sur un arrière-fond puissamment dramatisé. Une culture liée à la civilisation technologique en voie d’universalisation domine la sensibilité et l’imaginaire de la plupart des peuples, et y impose ses stéréotypes. Au sein de l’espace européen et américain, il a suffi de deux siècles pour déséquilibrer, folkloriser et en partie anéantir les vieilles cultures locales ; en Asie et en Afrique, le même processus, pour n’avoir pas tout à fait atteint son terme, est devenu irréversible, et il s’accélère de jour en jour. Or, ces cultures étaient en grande partie fondées sur l’oralité, alors que la nôtre a été, jusqu’ici, liée à l’hégémonie de l’écrit. D’où, par ailleurs, le fait que les réactions de défense, parfois qualifiées de « contre-culture », mouvements contestataires ou marginaux, associent souvent leur action à diverses manifestations d’oralité, spécialement par le moyen du chant, qui se trouve ainsi fortement fonctionnalisé et, en quelques cas, ritualisé.

Cette situation amène à distinguer, à l’époque contemporaine, deux catégories de poésie orale, selon que celle-ci est ou n’est pas enracinée dans l’existence sociale des individus ; en d’autres termes, selon qu’elle y remplit ou non une fonction clairement perçue par la collectivité. Cette distinction est valable par elle-même, quoique le classement qu’elle permet varie dans l’espace et dans le temps : à chaque époque de l’histoire et, en principe, dans chaque région du monde, coexistent des formes fonctionnelles et des formes peu ou pas fonctionnelles de poésie orale. La séparation entre elles n’est évidemment pas la même, par exemple, pour un Européen du 13e ou du 20e siècle ; ni, au 18e, pour un Européen et un Chinois... Par rapport aux sociétés vivant dans la civilisation technologique d’aujourd’hui, notre monde comporte deux types de traditions poétiques ayant perdu, ou en voie de perdre, toute fonctionnalité. Ce sont celles qui appartiennent à des cultures menacées d’assimilation ou d’étouffement, mais possédant encore, malgré leur affaiblissement, une certaine cohésion interne : ces formes sont senties comme des survivances. D’autres appartiennent à des cultures d’ores et déjà désintégrées, qui parfois ne survivent que dans la mémoire de quelques individus isolés : ce sont alors de simples reliques. Exemples de « survivances » : la poésie des ballades balkaniques, spécialement en Roumanie, à l’époque où elles furent recueillies, en très grand nombre, dans les années 1950-1960[20] ; les bylines russes jusque dans les années 1930[21] ; plusieurs des grandes épopées asiatiques, comme le Gesar au Tibet, ou le Ulahingan aux Philippines. Exemples de « reliques » : la plupart des chansons de bergers recueillies dans les montagnes d’Europe ; et sans doute le Heike japonais. La poésie du folklore européen et nord-américain se répartit entre les deux catégories, mais tend à se réduire à l’état de relique.

Entre poésie fonctionnelle et survivance, la différence tient parfois au seul point de vue de l’observateur : ainsi, beaucoup d’antiques formes traditionnelles de poésie orale assument encore une fonction forte dans l’existence de communautés villageoises d’Afrique noire (par exemple, les chants de deuil), mais apparaissent comme des survivances aux citadins du même pays ou aux ethnologues. Au cours des années 1960, Jackson recueillit, dans quelques prisons du sud des États-Unis, des chants de prisonniers, très fortement fonctionnalisés pour ceux qui les chantaient, mais remontant à d’anciens chants d’esclaves[22]. En France, une partie (infime) des chansons du folklore paysan des 18e et 19e siècles a été sauvée grâce à une mutation fonctionnelle qui en a fait des chansons enfantines ; celles-ci étaient encore très vivantes, comme telles, vers 1960[23]. En revanche, une forme ou un texte tombé au statut de relique ne peut guère se refonctionnaliser que si, recueilli par un artiste, il entre parmi les éléments d’une création originale. Dans un contexte culturel très différent du nôtre, c’est sans doute ce qui se produisit au moyen âge lorsque les dernières reliques d’une très vieille poésie orale de tradition populaire furent intégrées à la poésie de cour par les troubadours, trouvères et Minnesänger.

Les poésies aujourd’hui « folkloriques » de l’Ouest européen (Angleterre, France, Espagne, Portugal) offrent un bon exemple historique de ces variations. Ce corpus de chansons et de contes ne fait, en Europe même, que survivre, de plus en plus artificiellement : et bien des éléments en sont, au cours des deux dernières générations, complètement tombés dans l’oubli. Or, à une époque où ses traditions conservaient encore leur pleine fonction sociale, aux 16e et 17e siècles, cette poésie avait été importée sur le continent américain. Elle s’y adapta à des conditions nouvelles, et s’y développa de façon originale, au point de constituer, aux 18e et 19e siècles, plusieurs ensembles fortement typés. Ceux-ci demeuraient dans la continuité des traditions européennes, et étaient sentis par les usagers comme un simple prolongement de ces traditions. Ainsi, on a relevé au Québec des milliers de chansons composées, il y a un, deux, voire trois siècles, en milieu colonial, sur des modèles venus de France (ou même malgré la différence des langues, d’Écosse). Cette poésie était encore pleinement fonctionnelle au Nouveau Monde quand déjà, vers 1880, elle se mourait en France[24]. Même phénomène dans l’Amérique anglaise, où des genres comme le hillbilly ou les « chansons de l’Ouest », qui avaient tiré leur sève de la vieille tradition des ballades anglaises et irlandaises, étaient bien vivants encore aux alentours de 1920[25]. L’Amérique latine est, de ce point de vue, plus riche encore. On a recueilli et publié récemment au Mexique plus de dix mille coblas « populaires » remontant à d’anciennes traditions espagnoles[26]. Dès le milieu du 19e siècle ont été signalés, dans la plupart des pays hispanophones d’Amérique centrale et méridionale, des surgeons du Romancero ibérique, qui souvent comportent une mutation thématique, mais conservant intactes la plupart des structures formelles[27]. Le corrido mexicain provient sans doute de la même souche[28]. Au Brésil, la même veine alimente en partie la litteratura decordel, semi-vocale (conservation par écrit, mais diffusion orale), qui, dans les années 1960-1970 encore, jouait un rôle social important parmi les populations du Nord-Est[29].

On voit ainsi une même tradition s’éteindre en un lieu, et simultanément prendre ailleurs une vigueur nouvelle, selon qu’elle a été capable ou non de résister à une mutation de la société. Lorsque cette mutation a atteint un point critique et touche à des valeurs éprouvées jusqu’alors comme essentielles, la tradition poétique orale se trouve mise en cause dans le lien vital qui l’attache à l’existence sociale de l’homme. Ainsi, l’industrialisation de l’Europe a tué la tradition très ancienne des chansons de travail ; aux États-Unis, le même phénomène, vécu dans le contexte de la conquête de l’Ouest, de l’aventure des pionniers et de l’épopée des chercheurs d’or, n’a pas eu le même effet mais a permis au contraire la création et l’essor de toute une poésie qui, à moyen terme, alimenta le folksong et, indirectement, l’ensemble assez varié des protest songs des années 1960.

L’accélération du temps historique, propre à la culture engendrée par la civilisation technologique, joue au détriment des formes de poésie « traditionnelle », dont la force expressive et le sens proviennent, pour une part, de leur continuité et de leur ancienneté. Une très puissante motivation sociale (c’est- à-dire une très vigoureuse re-fonctionnalisation) est nécessaire pour que la forme ressurgisse par-delà la rupture de la continuité traditionnelle. Dans les exemples cités ici, l’existence de cette motivation ne fait pas de doute. Les cas semblables sont nombreux dans l’histoire récente : ainsi, l’usage fait par les partis politiques du Nigeria des chants alternés d’invective propre à la tradition Yoruba.

V- Y a-t-il des formes orales spécifiques ?

La question peut se reformuler ainsi, en termes critiques conventionnels : y a-t-il une « littérarité » orale, différente de celle qui fait d’un écrit une oeuvre littéraire ? La différence des registres en cause (voix, d’une part ; lettre, de l’autre) implique que les exigences correspondantes sont fondamentalement différentes. Ni le niveau où se constitue la forme (vocale, d’une part ; écrite de l’autre) ni les procédures qui la produisent ne peuvent être identiques. Il faut toutefois distinguer deux perspectives, selon que l’on considère l’oralité comme telle, en général, ou le texte oralement transmis.

Du fait de la performance, la structuration poétique, en régime d’oralité, s’opère moins par des procédés stylistiques que par une dramatisation du discours. La norme est moins définissable en termes de linguistique que de sociologie. Ce caractère amène à distinguer l’oeuvre et le texte (qui, dans l’écrit, coïncident) : l’oeuvre embrasse la totalité des éléments de la performance ; le texte est la séquence linguistique auditivement perçue. Le texte est l’une des composantes de l’oeuvre ; l’oeuvre n’existe pas sans le texte ; mais elle n’existerait pas non plus sans ses autres composantes. D’où la difficulté que l’on éprouve à saisir ce qu’ont de spécifique les formes textuelles orales : isolées du reste de la performance, elles perdent leur identité. Le texte à destination orale, en effet, devient art au sein d’un lieu émotionnel manifesté en performance, lieu d’où procèdent et où tendent à revenir toutes les énergies constituant l’oeuvre vive. C’est la performance, et elle seule, qui transmue la communication orale en objet poétique, lui confère socialement l’identité en vertu de laquelle on la perçoit comme poème.

Cette interpénétration du texte et des facteurs performanciels apparaît clairement aux yeux de l’ethnologue ou du critique (s’il n’est pas aveuglé par des habitudes venues de l’écriture) lorsqu’il tente de définir, au sein de la poésie orale, des genres particuliers. La définition, en effet, est toujours contrainte de déborder plus ou moins le plan linguistique, et d’embrasser, avec les modalités langagières des textes, divers éléments expressifs non linguistiques, lesquels dépendent de circonstances, elles-mêmes liées à la fonction sociale remplie par la performance. Ainsi, aucune définition de l’épopée ou du conte merveilleux ne résiste à l’examen si elle ne tient pas compte des règles mimiques ou de l’espace de jeu corporel et collectif que comportent ces genres.

C’est donc par un pur artifice d’analyse (nécessaire, mais dont il ne faut pas être dupe) que l’on peut étudier séparément les formes textuelles (celles qui régissent le texte oral, au sens étroit), et les formes « socio-corporelles » qui, encadrant, soutenant et orientant les premières, constituent avec elles l’oeuvre proprement dite. La désignation de ces deux séries de formes (au pluriel) ne doit pas faire oublier qu’ensemble elles constituent une forme unique, la seule « forme » de chacun des poèmes réalisés en performance.

Les formes « socio-corporelles » sont toutes celles qui résultent d’une formalisation de la présence et de l’action du corps individuel (voix, geste, costume, etc.) et du corps social (mouvements physiques et psychiques, interrelations performancielles, rapports avec l’univers ambiant).

Quant aux formes textuelles, c’est en 1936 que pour la première fois fut suggéré (par J. Meier à propos du Kudrun médiéval[30]) que la poésie orale possédait des règles et tendances stylistiques propres, assez facilement discernables par opposition à celles de la poésie écrite. Depuis lors, de très nombreux travaux ont été consacrés à cette question. Les plus notables ont eu pour objet la poésie épique des sociétés traditionnelles et du moyen âge européen. À la suite des travaux de l’Américain M. Parry, puis de son disciple A. B. Lord, une véritable école s’est formée et est largement représentée aujourd’hui dans les pays anglo-saxons et en Allemagne[31]. Les recherches de ces savants (ethnologues, anthropologues, médiévistes) sont polarisées par une théorie dite « formulaire ». Celle-ci s’est constituée d’abord en vue d’expliquer les poèmes d’Homère à la lumière de techniques épiques observées, vers 1935, chez des chanteurs yougoslaves. Dès la fin des années 1950, on l’avait appliquée, simultanément, à d’autres chants épiques encore vivants (ainsi, les ballades roumaines), à 1’ancienne poésie anglo-saxonne et germanique, puis au Romancero et aux chansons de geste françaises. L’idée de base est que le discours épique oral procède par reprise d’éléments expressifs nucléaires, les « formules », dont les combinaisons et la variation constituent une trame linguistique et poétique sur laquelle se brodent les éléments non formulaires conférant son sens propre au récit.

J. Rychner décrivait ainsi le mode de composition des épopées médiévales :

Le jongleur va traiter son thème de façon presque entièrement traditionnelle, grâce à des motifs stéréotypés sur le plan du récit aussi bien que dans l’expression ; sur le plan du récit ces motifs isoleront certains moments, toujours les mêmes, et dans l’expression ces moments seront rendus de façon analogue par les mêmes formules. Les motifs sont essentiels à la composition et à la mémorisation des chansons. Ceux qui ont étudié l’épopée yougoslave ont noté, quant à la composition, que le chanteur qui maîtrise bien sa gamme de motifs peut composer sans notes écrites. Les motifs, allégeant sa mémoire, lui permettent, libéré du détail, de se concentrer sur le dessin d’ensemble de la chanson. La composition par motifs, qui doit son existence à l’absence d’écriture, est une technique qui remplace, dans une certaine mesure, la graphie. Les motifs importent autant à la mémorisation : un chanteur en pleine possession des motifs et des formules traditionnels peut reproduire un chant qu’il n’a entendu qu’une fois ; il appliquera sa mémoire à la trame générale du récit, qui est généralement simple, sans se soucier trop de la lettre du chant ; il retiendra, par exemple, qu’en tel endroit du récit, les héros se battent, mais ne cherchera pas à mémoriser ce combat, car il sait, de métier, raconter un combat : le moment venu, il développera sans difficultés le motif traditionnel[32].

La « théorie formulaire » eut, dans les années 1960 et 1970, un succès universel, en particulier en Allemagne. La bibliographie qu’en publia en 1985 J. M. Foley réunit plus de deux mille titres, en toutes langues[33] ! Chaque titre est suivi d’un bref commentaire, ce qui permet un survol de cet immense champ de recherche et de réflexion. Il est d’autant plus nécessaire d’émettre une importante réserve : la théorie formulaire ne touche pas à ce qu’il y a d’essentiel dans l’oralité poétique. D’une part, elle ne s’est prouvée tout à fait pertinente que dans son application à un corpus européen, ce qui interdit de lui attribuer une valeur universelle ; d’autre part, elle s’applique mal à d’autres genres que l’épopée : elle comporte alors tant d’exceptions qu’elle perd sa signification.

En dehors de cette théorie aujourd’hui battue en brèche, les recherches portant sur les formes textuelles orales sont dues jusqu’ici aux seuls ethnologues ou folkloristes, et sont en général des monographies dont les auteurs, conscients ou non de la complexité du problème, se gardent de généraliser. Chez plusieurs observateurs, le fait que l’oeuvre existe seulement en performance crée l’impression que son aspect verbal est moins soigné que son aspect rythmique ou musical. Il n’est pas certain que cette impression soit toujours fausse. Les exécutants interrogés sur leur art, dans des sociétés à dominance orale, le décrivent en termes évoquant une maîtrise du jaillissement discursif, l’élaboration progressive d’un sens (lié à l’ensemble de la situation performancielle) au moyen d’une large gamme de techniques dont chaque ethnie, et parfois chaque chanteur, détient la propriété. Ce qui finalement importe au poète oral, c’est l’harmonie qu’il peut établir entre l’intention formalisante régissant le texte du poème, et une autre intention, moins nette, diffuse dans l’existence sociale du groupe auditeur. L’art des paroles a un autre but que lui-même. Il est assumé par un art vocal qui le déborde de toutes parts, et tient à des racines anthropologiques si profondes que, en quelque mesure, il reste « primitif ». Or, les études d’ethnolittérature menées depuis les années 1930, 1940, 1950, en particulier parmi diverses populations de l’Asie tenues pour peu évoluées, tendent à prouver l’extrême complexité du discours « primitif ». On en vient à se demander si le langage poétique oral, comme tel et en toute circonstance, ne comporte pas l’intention fondamentale de compliquer (pour les rendre plus signifiantes ?) les structures du discours.

Sans doute aucun des procédés textuels qui ont été, çà et là, relevés dans la poésie orale n’appartient exclusivement à celle-ci. Certains semblent moins fréquents dans l’écrit, et font donc, statistiquement, plutôt figure de traits d’oralité. Il est, dans l’état actuel des connaissances, difficile d’affirmer davantage. On peut citer, comme les plus caractéristiques peut-être, les traits suivants :

concernant l’ensemble textuel

  • une certaine absence d’unité du texte oral ; celui-ci, la plupart du temps, est multiple, cumulatif, bariolé, et même divers jusqu’au contradictoire ;

  • ce caractère est lié au fait que le texte montre une forte tendance à intégrer des matériaux (thématiques ou stylistiques) de réemploi, au point de ressembler parfois à une composition par collage ;

  • le même caractère explique peut-être que, le plus souvent, le texte, surtout s’il n’est pas chanté, comporte un signal marquant son début (ainsi, « Il était une fois » dans le conte), comme pour indiquer que l’on émerge en cet instant du flot des discours ordinaires, et que l’on passe sur un autre plan de l’expression ;

  • la poésie orale, d’où qu’elle vienne, témoigne d’une surprenante inaptitude à verbaliser les descriptions d’objets, de personnages ou de situations... comme si le geste de l’exécutant pouvait y suppléer ; sur le plan linguistique, la description se réduit presque toujours à un simple cumul qualificatif sans perspective ;

  • la recherche d’une unité textuelle compensatoire semble être à l’origine du fait que la poésie orale, en toute culture, a élaboré des genres très brefs (poèmes de deux, trois, quatre vers ; exposés gnomiques réduits à une sentence ; chansons d’une durée de quelques secondes, etc.) ; ces genres sont strictement formalisés, et souvent d’une grande complexité : le temps du discours, écrasé et surchargé de valeurs allusives, ne laisse place qu’aux éléments nucléaires de la phrase, interdisant tout alourdissement circonstanciel. Cette règle de brièveté domine encore, dans notre société, le genre de la chanson (diffusée sur disque ou par radio), dont il est conventionnellement admis que sa durée normale ne doit pas excéder trois à quatre minutes ;

concernant le tissu linguistique du texte

  • les divers procédés stylistiques relevés dans les poèmes oraux comportent en général un aspect phonique : la manipulation du donné linguistique tend à provoquer toute espèce d’échos sonores, ainsi qu’à accuser la scansion rythmique ;

  • ce trait ne doit pas être dissocié d’un autre, plus général, qui est la fréquence des effets de récurrence ; ceux-ci peuvent affecter, isolément ou ensemble, n’importe lequel des niveaux textuels : sons, syllabes, mots, phrases, images, idées, motifs, etc. Un lien fonctionnel semble attacher cette pratique à l’exercice performanciel (vocal et gestuel) ; elle constitue sans doute un facteur de théâtralité ;

  • en syntaxe, la construction paratactique est fréquente : les éléments du discours ont tendance à se juxtaposer plutôt qu’à se subordonner ; à la limite, les verbes disparaissent, le discours n’est plus qu’une suite substantivale ;

  • divers procédés, d’usage fréquent, servent à intégrer dans la structure du discours l’aspect interpersonnel de la performance : digressions prospectives ou rétrospectives, apostrophes, exclamations, passages de la 3e à la 2e personne, impératifs, etc., créant une tension dramatique générale ;

  • le vocabulaire est rarement celui du langage courant, dont il se distingue assez nettement. Dans les sociétés traditionnelles, il est souvent ritualisé, et possède dans chaque genre poétique une certaine spécificité, qui peut toucher même à la prononciation. Dans le monde moderne, l’influence du langage écrit est très forte dans le choix des mots. De toute manière, et même de nos jours encore dans la chanson, la coloration générale de ce vocabulaire est plus ou moins archaïque, comme si la voix revendiquait, en plus de son autorité propre, celle d’une tradition vénérable.

(octobre 1989/1994)