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Claude Lévi-Strauss affirmait dans La pensée sauvage au début des années 1960[1], qu’on était encore au point sur la Révolution française sur le plan d’un réglage de la focale d’observation, car la Révolution fournissait encore un mythe utile pour le citoyen contemporain, mais que le temps ferait se troubler cette mise au point, car bientôt la Révolution française ne nous servirait plus à être vivant, comme l’histoire de la Fronde s’était elle-même troublée. Il répondait à Jean-Paul Sartre qui affirmait que l’histoire est toujours la mise en relation de la situation présente et de la situation passée contre cette conception linéaire du temps qui rend caduque toute expérience éloignée et la refroidit à tout jamais.

Aujourd’hui, que ce soit dans un esprit commémoratif calendaire où tout est dicté par le calendrier du passé, dans une sorte de haine du jacobinisme accusé de tous les maux de notre présent ou dans la déploration victimaire des contre-révolutionnaires, les énoncés qui circulent ordinairement dans l’espace public français sur la période révolutionnaire française peuvent conduire à considérer cet objet d’histoire comme une sorte de « trésor perdu[2] » et ainsi donner raison au grand anthropologue dans son diagnostic prescient. S’il existe encore une conscience historique de la Révolution française, elle semble le plus souvent réduite à sa plus simple expression d’événement fondateur impossible à exiler complètement, mais ne fournissant plus d’attrait suffisant pour qu’on s’y intéresse de plus près. Pourtant, Walter Benjamin, avant Sartre, affirmait qu’un événement du passé peut trouver dans le présent une plus grande actualité que celle même qu’il avait eue. Dans l’exercice de la quête de la Révolution française comme trésor perdu – un trésor qui permettrait de nous donner nos propres lumières politiques s’il était retrouvé –, l’expérience cinématographique offre de nouvelles possibilités, pose des questions neuves à l’historien de la Révolution française, et permet d’interroger même plus généralement la position de tiers en histoire.

L’historien traverse-t-il encore le Styx dans les deux sens ?

Traditionnellement, l’historien est réputé raconter des histoires qui viennent du passé et ainsi faire figure de passeur d’une Tradition, ou d’une nécessité, que cette dernière consiste à venger les morts[3] ou à racheter leur disparition en réinventant le monde. Par définition, l’historien serait une figure de tiers au titre de cette fonction de passeur, ainsi qu’à l’égard du processus triangulaire qu’il inaugure en mettant en relation les morts et les vivants. Mais dans cette triangulation, est-ce bien toujours l’historien qui autorise les morts à parler aux vivants ? On pourrait également considérer que dans ce triangle, ce sont les morts qui permettent à l’historien de s’autoriser d’une adresse aux vivants. Les tiers sont alors les morts qui prennent place entre l’historien et son auditoire : des morts qui l’autorisent à parler[4], qui lui donnent une autorité comme peuvent en donner de grands ancêtres qui fondent une filiation, réelle ou imaginaire. Enfin, toujours dans le même triangle, la position de tiers peut être celle des vivants. Ce serait eux qui autoriseraient l’historien à aller visiter les morts sans être suspecté de quelque folie morbide. Ces vivants, d’ailleurs, peuvent être parfaitement abstraits et ne constituer qu’un imaginaire qui permet alors à l’historien de penser son travail comme travail pour le présent et les vivants, et de voiler parfois un pur désir de relever les morts pour eux-mêmes, que ce soit parce qu’il voudrait leur donner une deuxième chance de vivre, une deuxième prise avec le monde, ou parce que, tel un démiurge fasciné par ce qui a déjà disparu, l’historien croit pouvoir les rendre à nouveau présents que ce soit dans le geste fugace d’une écriture fragile ou dans la lourdeur d’une reconstitution en costumes.

Ainsi, si l’historien peut croire, dans un premier temps, qu’il occupe la place de celui qui fait parler l’archive, voire les silences de l’histoire, et ce, pour faire savoir les mondes disparus aux vivants et simplement les instruire d’un passé révolu, dans un second temps, il peut réaliser qu’il a fait de ses compagnons de papiers d’archives des instruments – sans consentement nécessaire – de sa nécessité de trouver l’espace d’une parole[5] indissociablement propre et sociale.

Parole propre, car « certains historiens sont ainsi constitués », comme l’a montré Nicole Loraux[6], et parce que ce sont leurs questions présentes et leur héritage personnel qui motivent leur désir de savoir sur le passé. Que ce passé apparaisse bien éloigné de leur présent ou qu’il s’en rapproche davantage, ce n’est pas alors la contiguïté temporelle qui est en jeu. Il ne s’agit pas de travailler sur l’époque de ses grands-parents, mais plutôt de travailler sur une époque qui permettra à la psyché, par des voies détournées, de buter sur les mêmes enjeux que ceux dont l’historien est héritier par généalogie propre. C’est alors l’histoire comme institution sociale et culturelle qui permet à l’historien sujet singulier de trouver un lieu d’énonciation qui fait de sa parole propre une parole sociale.

Parole sociale et politique, donc, tant l’histoire comme genre constitue une institution de transmission collective assumée d’emblée comme telle – ce que Saint-Just appelle une institution civile[7] : ces institutions qui, pour lui, permettent de passer le témoin entre les acteurs qui ont vécu la Révolution française et ceux qui en seront héritiers. L’institution civile occupe alors elle aussi cette position tierce.

L’historien porte ainsi à la fois ou successivement plusieurs casquettes. Il est celui qui recueille les témoignages en allant aux archives et en les faisant parler, car les archives peuvent, elles aussi, être d’abord mutiques[8], et seul le désir propre de l’historien permettra d’y ménager une entrée. Il est celui qui donne à ces archives, à ces témoignages, une forme historiée et il encadre ainsi ce qu’on appelle classiquement le débat historiographique qui est constitué de part en part de luttes de représentations du passé[9] et qui sont en résonance aussi des luttes de représentation du présent, des luttes qu’on peut à ce titre qualifier de politiques. Dès lors, l’historien n’est plus un tiers, mais il a bien besoin de « tiers » pour jouer sa partie d’acteur social de l’espace démocratique. L’histoire comme discipline, le livre et le cinéma sont alors des figures de tiers qui autorisent cette position du triple contrat narratif, scientifique et poétique[10].

Ainsi l’histoire comme récit est toujours issue d’une position tierce, celle de l’historien pris entre les morts et des vivants, dont le « faire de l’histoire » ne peut être soutenu comme action qu’à la condition qu’il trouve des tiers institutionnels et s’adresse à des tiers – les vivants en général –, mais aussi à son groupe social et à son camp politique, d’une manière sue ou occultée. Ces opérations sollicitent alors des morts particuliers – ceux en lien avec ce groupe social et politique – comme instance tierce entre lui et ses concitoyens.

Comme forme triangulaire de savoir qui implique à la fois l’intimité du sujet et l’espace public, l’histoire est un lieu culturel et démocratique[11], où le tiers est partout, comme une figure qui circule, qui autorise et produit la possibilité d’une adresse pour ce savoir qui, sinon, resterait mort et à archiver immédiatement, sans rencontrer aucun public.

Or, n’est-ce pas cela devenir un trésor perdu, pour un pan d’histoire, que de ne plus rencontrer de public ? C’est ce qui semblait être arrivé à la période de la Révolution française. Comme si l’on ne savait plus trop bien quoi faire des ardeurs, des terreurs et des contradictions de ce passé. Certains historiens de cette séquence peuvent même affirmer dans un positivisme bravache, qu’ils ne travaillent pas dans cette triangulation, mais dans un pur dialogue avec les morts et que, peu importe si cela intéresse encore les vivants, ils fabriquent du savoir vrai et considèrent que leur métier s’arrête là.

Certes, cela n’est pas vraiment nouveau et relève sans doute de la difficulté à reconnaître et à faire jouer l’héritage dont nous sommes dépositaires tel que le soulignait René Char en affirmant : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. » Hannah Arendt qui, après lui, travaillait cet énoncé, allait encore plus loin en affirmant : « […] il semble qu’aucune continuité dans le temps ne soit assignée et qu’il n’y ait, par conséquent, humainement parlant, ni passé ni futur[12] […]. »

C’est alors face à cette perte de transmission, cette perte de triangulation – ce que Georges Didi-Huberman appelle « un grand désordre des temps » –, que le cinéma a pu et peut être un outil salvateur.

Le cinéma et l’historien (de la Révolution française), quoi de neuf ?

Le film dont je vais parler ici est un film de stage, une expérimentation réalisée par Dominique Cabrera avec des acteurs de théâtre, où le scénario a mobilisé la réalisatrice, le scénariste Laurent Roth et moi-même comme historienne. Ce film intitulé Le Beau Dimanche (2007) porte sur la journée du 17 juillet 1791, où les révolutionnaires tentent d’inventer une forme de vie politique capable d’être radicale et de faire l’économie de la violence. C’est une journée où une pétition, rédigée par Louise de Kéralio et le journaliste Robert, réclame la déchéance du roi après sa fuite. Les Parisiens doivent venir la signer au Champ-de-Mars, lieu du politique par excellence depuis la Fédération du 14 juillet 1790. Mais le Champ-de-Mars est aussi un lieu de ralliement populaire, un lieu de promenade dominicale, pour pique-niquer, se reposer, se rencontrer, s’amuser, danser et chanter. Le rendez-vous du dimanche du 17 juillet 1791 a été accompagné de recommandations : venir sans bâtons et sans armes. Les Parisiens pétitionnaires sont dans l’espérance d’une fête politique et d’une résolution démocratique sans affrontement des corps, sans violence sur les corps, et ce, grâce à la puissance du seul langage pétitionnaire. Ils croient pouvoir obtenir le jugement du roi par intimidation symbolique puisqu’ils se savent être « le souverain peuple », celui qui demande le droit juste.

Le beau dimanche de Dominique Cabrera, 2007.

© Moulin d’Andé

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Or ce Champ-de-Mars devient le lieu d’une guerre politique, car en fin de journée, le maire de Paris, Bailly, pressé par l’Assemblée nationale qui lui demande de choisir entre elle et la populace, déclare la loi martiale. Après trois sommations réglementaires, la garde nationale pourra tirer sur le peuple assemblé et ainsi le disperser, le faire disparaître, nier ainsi par la force le pouvoir souverain populaire. Or, c’est après une seule sommation que la fusillade surprend les six mille pétitionnaires. On dénombre une cinquantaine de morts et des centaines de blessés. Jaurès évoquera plus tard une première « lutte des classes ». Les adversaires changés en ennemis, la politique dès lors ressemblait à la guerre civile. Le Champ-de-Mars endeuillé par les morts du 17 juillet, endeuillé par l’échec du mouvement républicain, devenait un lieu tabou, un lieu sacré.

Dès le 14 septembre 1791 s’organise un oubli actif par une double amnistie : oubli de la fuite du roi d’un côté, oubli des faits de Révolution de l’autre. Ce décret a pour objectif de tourner une page d’histoire et d’empêcher même qu’elle puisse être revisitée. C’est pourquoi l’événement de la fusillade, suivie de la répression des Républicains, n’y est pas même évoqué explicitement. Il est l’événement qui doit disparaître des récits souhaités. La cruauté de l’Assemblée et de la municipalité à l’égard du peuple aura été effacée. Jusqu’à aujourd’hui, il est peu présent dans les « histoires » de la Révolution française.

Choisir de faire un film sur une journée révolutionnaire tragique, celle du 17 juillet 1791, c’est bien sûr se confronter comme historien à cette question du tragique – qui plus est, à du tragique occulté – et ainsi laisser ouverte la possibilité de dominer le tragique de notre condition sans pour autant nous y soustraire. Mais c’est aussi classiquement, dans les liens entretenus entre historiens et cinéma, se confronter à des interdits majeurs. Imaginer au lieu d’accréditer[13]. Produire des images en mouvement en lieu et place d’un texte.

Quelles hypothèses peuvent conduire, pour ce moment révolutionnaire, à ce genre d’expérimentation ? Et en quoi la question du tiers occupe-t-elle une place fondatrice ? La première hypothèse consiste à considérer le cinéma comme le médium sensible de notre temps et ainsi celui qui serait le plus à même de réchauffer une histoire si refroidie que la figure du tiers destinataire présent semble aujourd’hui se dérober.

Médium sensible de notre temps comme le furent, en d’autres temps, la littérature, la peinture, l’opéra, le théâtre ? Christian Delage et Vincent Guigueno nous rappellent certes que « des codes de représentations hérités de la peinture historique et de la gravure de presse ont conditionné les premiers opérateurs dans leur savoir-faire. La frontière est donc ténue[14]. » Et de fait, ces autres médiums sensibles avaient su donner en leur temps une puissance de réception à ce qui se jouait dans l’histoire présente en la figurant. Lynn Hunt a ainsi montré que le succès du discours des Droits de l’homme au 18e siècle ne s’explique pas sans sa diffusion par ces médiums sensibles. Ces derniers ne cherchent pas seulement à convaincre l’esprit, mais tout autant à imprimer, sur les corps, les idéaux qu’ils véhiculent. Verser des torrents de larmes en lisant Pamela ou La nouvelle Héloïse suppose de s’être identifié à l’héroïne et à ses idéaux, comme d’exprimer émotionnellement cette identification et son adhésion à ces idéaux. « En juin 1763, Bachaumont dans ses Mémoires secrets, rend compte d’une pièce jouée à la Comédie française et fait une remarque très intéressante : “Il y a un rôle de sauvage qui pourrait être magnifique; il récite en vers tout ce que nous avons lu ça et là sur les rois, la liberté, les droits de l’homme, dans Le discours sur l’inégalité, dans Émile, dans Le contrat social[15]. » S’agit-il pour autant d’une simple translation des arguments rationnels en pratiques rituelles et, finalement, d’un changement d’institutions civiles – un passage du savoir encyclopédique ou philosophique à un savoir sensible nourri de personnages merveilleux (les héroïnes et les « sauvages magnifiques ») et consolidé par la ritualité des larmes privées et du spectacle public ?

Certes ces médiums sensibles ne visaient pas à produire de simples reflets du réel, mais visaient une fonction mimétique, le modèle devenant un opérateur de l’histoire en train de s’effectuer, de se déployer comme fait social. Ainsi la prise de position singulière pouvait, grâce à ces médiums, devenir « le point d’aboutissement d’une affirmation collective par laquelle [...] une compétence éthique, consistant à assumer librement des prescriptions morales[16] », trouvait à s’exprimer. On était alors très proche de l’histoire monumentale[17] qui, avec sa conception héroïque de l’histoire, doit donner du courage aux vivants en prenant appui sur les héros du passé comme figure de tiers. Or cette fonction monumentale ne semble pas varier vraiment quand on se déplace du roman au cinéma. Le narrateur prend à témoin les morts, pour parler aux vivants : « Nos ancêtres nous regardent, que penseraient ces héros de nos atermoiements ? Soyons courageux ! » Des modèles sont à ressaisir dans l’à-présent de l’histoire[18], où un souvenir peut vous sauver.

S’il est indéniable que le cinéma comme nouvelle institution civile offre une nouvelle translation pour ces pratiques, il ne peut être limité à cela. Si le cinéma permet de fabriquer des images en mouvement et peut ainsi, plus que toute autre pratique artistique, monumentaliser la geste héroïque, il fait davantage revivre un esprit[19] que des gestes quand il monumentalise aussi l’à-présent de l’héroïsme. La fabrique de nouveaux monuments pour encourager les spectateurs à se ressaisir de l’héroïsme peut classiquement se faire par identification, mais aussi par démarquage et réinvention d’une autre tenue héroïque qui, retrouvant un « esprit », ne chercherait pas vraiment à imiter, mais bien à réinventer, à partir de cet esprit, un nouveau courage pour notre temps. Car, comme nous l’explique aussi bien Antoine De Baecque que Christian Delage et Vincent Guigueno, le cinéma vise moins à représenter qu’à figurer. Figurer donc ce qui n’a pas encore de figure, de visage, et prendre au sérieux une esthétique qui n’est pas celle de la reconstitution, mais celle de l’évocation de l’infigurable, celle d’un esprit perdu à retrouver comme celui de la résistance, mais aussi de la Révolution française qui peut tout aussi bien être figurée comme résistance tragique. Au fondement de cette figuration possible aujourd’hui par le cinéma : un irreprésentable point aveugle de l’histoire du 20e siècle, acmé d’une cruauté historique qui, tel l’oeil de Caïn, nous regarderait[20]; figurer une temporalité qui ne peut plus relever de l’évidente diachronie et pourtant ne peut pas non plus être trop détachée des traces arrachées à la réalité présente des corps charnels. Dans notre entreprise, là où les mots ne suffisent plus, ni l’image fixe ni le code théâtral, le cinéma propose autre chose pour figurer un moment historiographique spécifique qui mettrait à la fois en jeu – sans que ces opérations aient besoin d’être détachées les unes des autres – la question du rachat des morts révolutionnaires, leur capacité à nous éclairer même d’une manière fantomatique, et notre capacité, à travers eux, à interroger notre présent, voire notre futur.

Le cinéma offrirait alors deux autres manières de nouer histoire et tierceté. Il prendrait de fait à témoin les vivants spectateurs pour sauver les morts d’une disparition sans rachat. C’est le « souvenons-nous », à la fois si proche et si différent du « Zakhor[21] ». Là où ce dernier devait maintenir la mémoire de la rencontre avec le divin, le souvenir laïcisé devient savoir toujours menacé de perdre le vif de cette rencontre. L’histoire comme piété hésite entre ritualité d’antiquaire et mémoire vive. Or, s’il s’agit d’honorer les morts et de faire de leur expérience – fut-elle désastreuse – une leçon pour s’humaniser, cette question du vif est de fait cruciale et sans aucun doute le cinéma oblige à la ressaisir à nouveaux frais. Si les vivants ont la responsabilité de ne pas répéter l’histoire déshumanisante, l’histoire lancinante de la cruauté, et pour ce faire de la connaître, il ne s’agit pas seulement d’entretenir des sacralités, mais bien de fournir un fil pour le renouveau, pour la ressaisie des espérances politiques inabouties. Là encore, le cinéma peut fournir un moyen de faire tenir ensemble ce double cahier des charges, celui de la sacralité pieuse comme celui de l’expérience vive. Fonction rituelle[22] et fonctions critique et politique sont alors indissociables.

Aussi, la seconde hypothèse avait partie liée avec la nécessité de montrer le temps quand celui-ci n’obéit plus à la sage diachronie et que la quête d’un trésor suppose de faire se rencontrer des morts et des vivants. Le cinéma serait le lieu possible de cet effort qui s’écarte très explicitement des limites posées en son temps par Georges Duby. Il consisterait à apprivoiser les fantômes, à en faire de bons compagnons ou peut-être de bons tiers pour rouvrir les dossiers trop bien fermés. Il serait le médium de l’histoire fantomatique.

Or les fantômes laissent rarement des archives. Le cinéma permettrait de faire parler les silences, de donner corps au fugace, de donner trace à l’occulté, au fragile, à l’incertain; il serait le lieu d’un risque nécessaire hors des sentiers battus de l’accréditation, les sentiers d’une forêt plus mystérieuse où le temps changerait de tonalité et où l’historicité actuelle pourrait surgir dans toute sa complexité. Antoine De Baecque peut ainsi affirmer : « Parce qu’il meut et temporalise l’image, le cinéma apparaît comme une matière spécifique, mais qui possède un haut degré d’affinité avec l’histoire. Ce n’est pas comme langage qu’il faut ici le comprendre, mais en tant que matière historique[23]. » La présence des fantômes comme matière de l’histoire actuelle, tel serait le pari d’un film prenant au sérieux un nouveau régime d’historicité où les revenants se taillent la part belle. Or, pour que le cinéma soit cette histoire-caméra qui accepte d’avoir affaire à des fantômes, l’historien doit accepter de ne pas limiter son travail à celui de l’expert savant du passé qui chercherait à savoir et à dire comment l’histoire a vraiment eu lieu; il doit plutôt s’ouvrir à la question d’une esthétique du temps faite de cadres, de jeux d’acteurs, de mise en scène et de montage.

La troisième hypothèse découle de ce constat. Le cinéma offre la possibilité de réfléchir à nouveaux frais sur le cahier des charges de l’historien d’aujourd’hui et de reconnaître peut-être à la discipline qu’elle est moins discipline du passé que discipline du temps dans toutes ses formes – des formes qui n’ont pas encore de figures et que le cinéma serait à même de prendre en charge.

Refuser la coupure entre passé et présent

Lorsque le stage commence, la réalisatrice Dominique Cabrera a bien conscience qu’en choisissant de travailler sur la Révolution française, elle se confronte non seulement à du mal connu, un peu enfoui, mais aussi à quelque chose qui apparaît désuet. L’effort devra consister à ramener vers aujourd’hui ce qui s’est si fortement éloigné. Avant de montrer le passé, tout comme les hommes et les femmes du passé, il faudra d’abord montrer le présent et s’adresser aux vivants.

Le film commence par montrer une partie de campagne d’aujourd’hui : le pique-nique annuel du Moulin d’Andé, où le stage va se dérouler bientôt. Elle interroge en voix over : « Qui croit encore aujourd’hui à l’idée de Révolution, à la possibilité même d’une révolution ? » Or, c’est ce défaut de croyance des vivants, à qui doit s’adresser le film, qui compromet sa réussite. Car à quoi bon parler de la Révolution si elle est si improbable ? Peut-on se donner des lumières sur la Révolution à la manière de Sartre, c’est-à-dire en nous appuyant sur une praxis présente dans une dialectique des temps, sans croire à la Révolution ?

Pour contourner l’obstacle, il va falloir réinventer, contre ce désintérêt et contre la coupure radicale entre un passé révolu et un présent immuable, une contiguïté. Il faudra commencer par refuser les préalables de l’histoire froide qui repose sur cette coupure et qui construit cet immuable.

Ce refus de la coupure est signifié par la construction du film : il débute au présent et revient au présent. Mais il va surtout chercher tous les moyens de montrer que les hommes et les femmes du passé ne sont pas si différents de nous. Le pique-nique, comme l’événement du 17 juillet 1791, se déroule sur la même herbe verte, figure de l’immuable ou de la permanence. La pelouse fournit le cadre très sobre et très constant du film. Un même lieu, en partie soustrait au temps par son abstraction; un même univers mental ou imaginaire : celui de la nature si chère au 18e siècle, mais aussi à nos besoins récréatifs d’urbains – besoins déjà présents pour les pétitionnaires du Champ-de-Mars. Ce cadre fait d’herbe verte devient un point de passage possible entre le passé et le présent; non pas le cadre du temps posé, mais plutôt celui de la transaction entre les temps. Sur cette pelouse ce ne sont pas des héros d’hier – trop géants pour qu’on puisse imaginer les égaler – qui déambulent, mais des inquiets d’aujourd’hui qui considèrent que ça ne peut plus durer comme ça. On affirme en voix over que l’époque révolutionnaire était extraordinaire, mais que les hommes et les femmes qui y ont été plongés étaient aussi ordinaires que nous quand ils allaient pique-niquer au Champ-de-Mars. Ils buvaient aussi du vin, mangeaient eux aussi des petits pâtés ou des cerises, et nous ressemblaient. Leur faim cependant n’était sans doute pas la même, nous a-t-on dit. Mais ils doivent tellement devenir nos semblables que les acteurs ne seront pas déguisés en costumes de révolutionnaires, encore moins en habits de Romains[24]. Ils porteront leurs propres vêtements en étant seulement soucieux d’évoquer – par une dentelle, un gilet, une couleur ou une cocarde – ce passé qu’il ne s’agit pas de reconstituer mais de rendre sensible d’une manière fugace. Ce sont des acteurs vivants qui parlent à leurs contemporains de leur enquête sur le 17 juillet 1791 et qui la jouent, la rejouent, la remettent en jeu pour nous spectateurs.

On pourrait alors se demander si, oui ou non, il s’est instauré un dialogue avec les morts, ou si comme dans les jeux d’enfant on va pouvoir ici mourir mille fois, puisqu’on sait bien que c’est « pour de faux » et seulement « pour de faux ».

Or, c’est une profondeur de champ dans le rapport aux morts qui permet de nouer le dialogue. On a vu les « épaules courbées » et les « dos fatigués » qui témoignent selon la voix off de la réalisatrice de notre actuelle soumission. Ensuite, sans transition, ceux qui se reposaient vivants au soleil laissent la place à des corps allongés à peine différents; la caméra s’approche et l’on découvre que ce sont des morts. Le silence se fait. Effroi et piété. Puis, avec beaucoup de retenue, la main de la réalisatrice et ensuite celles de l’historienne et du scénariste viennent réveiller ces morts ensanglantés qui se lèvent.

Fig. 1

Photogramme tiré du film Le beau dimanche de Dominique Cabrera, 2007.

© Moulin d’Andé

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Réveiller les morts en histoire et au cinéma

Aujourd’hui, l’apprentissage canonique du métier d’historien affirme que son travail consiste à tenter vaille que vaille de donner son agencement linéaire au temps, de faire en sorte que le passé retourne au passé plutôt que d’habiter sans fin un présent absorbé par son ombre portée. À contrario, réveiller les morts était l’ambition de Michelet. De fait, jouer littéralement cette ambition est un clin d’oeil. Comme chez ce grand historien de la Révolution française, la coupure refusée pointe vers une écriture de la présence : il s’agit bien de rendre présents les morts, de les faire parler à nouveau, de les rendre littéralement « présentables », d’en faire des tiers actifs. Dans la scène qui suit leur réveil, on les aura vus nettoyer les macules de sang pour pouvoir jouer leur vie avant de rejouer leur mort. Un passage complexe des temps s’instaure. Louise de Kéralio et Robert affirment d’ailleurs à l’écran : « Nous, on n’est pas morts ce jour-là. » Le scénariste et l’historienne les regardent depuis aujourd’hui, affirmant ainsi qu’il s’agit bien avec ce film d’une fable où l’espace-temps qu’elle cadre ne produirait pas seulement une contiguïté entre le présent et le passé, mais un espace commun partageable. Dans une scène, le scénariste et l’historienne discutent même avec Louise de Kéralio et Robert, les accusant implicitement et explicitement d’avoir été irresponsables en maintenant cette manifestation et cette pétition qui ont mis en danger les pétitionnaires et conduit certains d’entre eux à la mort. Les acteurs historiques répondent aux juges du présent, en ironisant sur « le ton moralisateur que prennent ceux qui n’ont pas vécu les événements », restituant contre l’histoire connue l’incertitude du présent des acteurs, l’incertitude du présent de l’histoire.

Fig. 2

Le scénariste Laurent Roth et l’historienne Sophie Wahnich discutent avec Louise de Kéralio et Robert. Photogramme tiré du film Le beau dimanche.

© Moulin d’Andé

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Tous les personnages de ce film, malgré tout historique, sont désormais morts par définition, mais il faut que le spectateur sache que certains sont, comme on dit, « morts de mort violente » le 17 juillet 1791, et que d’autres non. Ceux qui ne sont pas morts ne sont pas des personnages, mais des personnes vivantes aujourd’hui et qui vivent à l’écran comme dans un documentaire. Ce n’est toutefois pas tout à fait vrai, car, pour les personnages morts, le scénariste et l’historienne, qui circulent entre les temps et occupent très clairement une position de tiers entre morts et vivants, sont des fictions. Réveiller les morts, c’est ainsi actionner la fiction et « fictionner[25] » le passé comme le présent pour mieux intéresser les vivants à une intrigue temporelle finalement complexe dans un univers dépouillé. Réveiller les morts, ce serait les prendre à témoin et prendre à témoin leur tragédie comme leur condition humaine pour que l’adresse au tiers destinataire présent puisse se réaliser en créant cette intrigue inédite, cette fable du temps « hors de ses gonds[26]», à la manière de Shakespeare. Il s’agit de désarticuler le temps et de faire en sorte que les morts puissent visiter les vivants et que les vivants puissent discuter avec les morts.

Nous travaillons en juillet 2007. Depuis deux films ont mis en scène cette visite des morts ou des fantômes : Loong Boonmee raleuk chat (Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures) d’Apichatpong Weerasethakul (2010), où les fantômes ont également à voir avec la mort violente et politique, et, d’une manière plus explicite pour nous, In the Electric Mist (Dans la brume électrique) de Bertrand Tavernier (2009). Arrêtons-nous sur ce film comme chemin de traverse qui montre que l’expérimentation du Beau Dimanche rencontre effectivement une question de notre époque cinématographique : la nécessité de trouver la forme cinématographique permettant de dire, de figurer l’occulté, ce qui est enfoui, le tabou. En effet, une phrase toute simple ouvre le film de Bertrand Tavernier à l’orée du récit de l’enquête policière : « Dans les temps anciens, on plaçait de lourdes pierres sur les tombes des morts pour empêcher leurs âmes de tourmenter les vivants. » Elle témoigne de la longue tradition à la fois anthropologique et historiographique que nous évoquions, où le projet de l’historien consisterait à bien séparer un passé mort et objectivable par ses soins des vivants qui pourront ainsi vivre tranquilles sans trop s’émouvoir du passé. Comme on enterre les morts pour qu’ils ne viennent pas déranger les vivants, l’historien fabriquerait un tombeau. Il scellerait le passé assigné au passé. On connaît l’utilité des sépultures; elles permettent aux vivants de ne pas sombrer dans la mélancolie. Et le risque, en mettant en scène le tragique d’une situation historique, en la rendant présente, est bien celui-là : ramener la mélancolie ou le désespoir, le découragement. Une fois le film achevé, ce sentiment avait étreint l’équipe du Beau Dimanche et l’avait conduite à évoquer, au-delà de la défaite du 17 juillet 1791, la victoire du 10 août 1792[27]. Mais peut-on toujours en décider ? Car le désordre des temps contemporains, tel qu’évoqué par René Char, pourrait être caractérisé par une nouvelle impossibilité d’apprivoiser le temps. Le présent serait comme en arrêt, le futur encore plein de rêves de terreur, et les passés menaceraient toujours de sortir de leurs boîtes. « Le temps hors de ses gonds » de Shakespeare ne serait pas un choix esthétique, mais une condition du contemporain, sans retour aux sages agencements de l’innocence ou simplement de la distance patrimoniale.

Aussi, l’enquête objective, celle du policier comme celle de l’historien, ne peut parfois progresser qu’en renonçant à cette pure objectivité, à cette pure séparation. Le désir d’histoire peut alors reconnaître qu’il n’est pas un désir de séparer les morts des vivants, mais bien celui de pouvoir malgré tout les réunir dans des occasions où l’historien sent bien désormais qu’il aurait besoin de leur expérience pour faire face à l’écheveau des questions qui l’assaillent. Il devrait accepter que les morts lui rendent visite, lui chuchotent des avis et des requêtes au moment des dangers et des impasses. Dans le film de Tavernier, l’inspecteur Dave Robicheaux rencontre ainsi l’officier confédéré John Bell Hood et en vient à accepter de faire partie de l’archive photographique dans une image sollicitée par surprise. Dans cette photographie posée où l’inspecteur côtoie un petit groupe de soldats confédérés, le passé et le présent ne sont plus contigus ni même enchâssés momentanément dans une nappe de temps immobile. Dave Robicheaux pose avec John Bell Hood et devient ainsi son contemporain. L’histoire de la guerre civile américaine n’est ni présente ni passée, mais à la fois présente et passée, au même instant. Elle est l’Histoire qui habite les plis de chaque instant dans cette Louisiane des bayous. Dave Robicheaux est hanté à la fois par cette Histoire et par le trauma du crime raciste auquel il a assisté lorsqu’il était enfant, par la grande Histoire du racisme aux États-Unis et par son expérience propre. Il est très explicitement sensible à cette histoire, qui se dédouble. Mais les deux faces de la médaille sont aussi réelles l’une que l’autre ou aussi irréelles l’une que l’autre. À Madagascar, les vivants vont régulièrement ouvrir les tombes pour apaiser les morts. Dans le bayou, c’est la tempête qui fait resurgir des cadavres bien enfouis.

Dans Le Beau Dimanche, il s’agit de faire ressurgir la violence exercée sur le peuple qui demande justice afin de comprendre comment la décision de prendre les armes mûrit, même chez des peuples qui auraient préféré des révolutions de velours. Le législateur Isnard affirmait le 8 août 1792, deux jours avant l’insurrection :

Les peuples sont en général tranquilles et bons. Lorsque les malveillants parviennent à les irriter contre leurs représentants, contre les lois, c’est qu’ils ont eu à souffrir de quelque grande injustice. Que ceux qui les gouvernent descendent alors dans le fond de leurs consciences, ils y trouveront la cause première des écarts qu’ils veulent réprimer[28] [...].

Les fantômes racontent ces souffrances et injustices et peuvent ici aussi nous chuchoter des conseils, nous aider à n’être pas trop naïfs face à des adversaires qui n’hésitent pas longtemps à vous calomnier, à vous déshumaniser pour mieux pouvoir vous détruire. Car, lors de la journée du Champ-de-Mars, ce qui s’est joué, c’est bien la défaite de l’humanité-une et du droit universel. On ne fait pas tirer sur les siens, mais sur des hommes qui ne sont plus considérés comme des égaux, parfois plus vraiment comme des hommes. Dans Le Beau Dimanche, la contiguïté des temps oblige à réfléchir sur ce qui se joue aujourd’hui lorsque des manifestants sont réprimés, ne serait-ce que récemment lors du printemps érable à Montréal en 2012[29]. L’adresse aux vivants est à ce titre monumentale et critique. Il faut montrer la capacité d’hier à ne pas céder sur la justice, et montrer comment la dépacification de ces demandes de justice advient. Montrer que la justice est toujours à faire venir et que nul ne peut humainement se soustraire à la nécessité de la faire venir. Enfin, montrer que la violence n’est pas le fait de manifestants qui en auraient un goût immodéré, mais bien des forces de l’ordre aptes à déshumaniser cette demande de justice et les corps parlants qui la portent. Les images du printemps érable où la garde montée a chargé sur des étudiants frappés de stupeur semblent ainsi faire écho à la charge de la garde nationale sur les pétitionnaires du 17 juillet 1791. Les uns et les autres n’avaient pas imaginé qu’ils auraient à faire face à cette dissymétrie de moyens violents quant à une demande raisonnable. Le « chaînage » entre moyens de forces et moyens de droit, puisque des lois sont venues ensuite interdire ces manifestations au Québec, ne relève pas d’une simple coïncidence, mais bien d’un certain rapport instruit dans l’histoire entre rapport de droit et rapport de force. Il ne s’agit pas dans Le Beau Dimanche de décrire dans une reconstitution la geste massacrante, mais bien de montrer comment ce qui vient rompre la paix n’est jamais la demande de justice, mais bien la répression de cette demande. Il ne s’agit pas alors de mettre en scène un simple jeu d’analogies, mais de tenter de prévenir une humanité oublieuse en mettant en scène un nomos de l’histoire qui traverse le temps, qui habite ces nappes de temps immobiles du répétitif chères à Nicole Loraux. Le cinéma dans ses liens avec l’histoire n’aurait donc pas pour fonction de faire comprendre un événement du point de vue de sa causalité historique, mais plutôt de son rapport avec d’autres scènes – en d’autres lieux et d’autres temps – sur la base d’un canevas politique, quant à lui, si non-inchangé du moins semblable.

Réfléchir sur le sens de ces tentatives de rendre le passé contemporain, de le rouvrir, de le ressaisir en relation avec l’aujourd’hui, l’ici et maintenant, c’est une manière de comprendre qu’un certain mode de l’histoire actuelle ne vise pas la tranquillité, mais l’actualisation des oubliés, ou peut-être seulement l’actualisation de leur trace. La trace de leurs questions chuchotées pour non seulement nous faire trouver des indices, mais nous faire oser des recoupements hasardeux. Rencontrer les fantômes, ce serait comme rencontrer un souvenir qui au moment du péril indique une issue. « Le récit historique ne sauve pas les noms, il vous donne les noms qui vous sauvent[30]. »

Les noms qui nous sauvent

Les noms qui nous sauvent dans Le Beau Dimanche sont ceux des pétitionnaires. Mais qui les connaît aujourd’hui ? La puissance du cinéma, c’est de leur donner un corps, des émotions, de nous permettre d’en avoir une perception éminemment sensible, de faire en sorte que l’écriture de la présence soit aussi celle de la présence profondément singulière d’êtres humains semblables, qui nous parlent de leur perception du monde – une perception qui pourrait aussi être la nôtre. De fait, une histoire sensible serait une manière de prendre au sérieux les émotions qui habitent l’histoire que l’on écrit et que l’ont vit, qui nous convoque au plus intime des émotions qui traversent le temps, des émotions anachroniques ou achroniques. Or, c’est parce que les émotions ont ce pouvoir qu’elles deviennent le médium possible d’une histoire à ré-imager. Le cinéma, par excellence, est le médium d’une histoire sensible et à ce titre, il a beau être un médium du 20e siècle, il est contigu des préoccupations des révolutionnaires eux-mêmes comme des historiens qui veulent battre en brèche l’histoire froide.

En effet, à la veille de la Révolution française, joie et douleur sont réhabilitées contre l’ontologie de l’insensibilité[31] qui avait conduit à affirmer la grandeur du visage impassible[32] et même de l’inhumanité. Les âmes sensibles pleurent[33]. Les torrents de larmes versés à la lecture des grands romans ou des placets d’avocats prédisposent au nouage revendiqué du jugement public et des émotions[34]. Comme nous l’avons évoquée en introduction, l’expérience du 18e siècle est celle où la pensée subversive n’est pas seulement argumentative, mais s’appuie sur les romances, le théâtre, l’opéra, des placets d’avocats pathétiques. Il s’agit avec le cinéma de reprendre cette tradition et de toucher un public par le nouage des émotions et de la raison, de participer ainsi à la lutte des représentations de la Révolution sur un mode sensible analogue. Si « l’histoire-caméra » est une histoire faite aux 20e et 21e siècles et qu’elle archive cette époque dans sa factualité présente, comme dans son régime d’historicisation du passé, le 18e siècle comme passé révolu a des affinités particulièrement fortes avec ce médium fondamentalement prédisposé à montrer le caractère indissociable de la raison et des émotions, cette raison sensible oubliée dans l’opposition solide qui a été faite de la pensée rationnelle et objectivante, et de l’opinion sensible et subjective.

L’adresse au tiers est à ce titre différente de celle du livre d’histoire, et plus adéquate à un régime d’anachronisme contrôlé où il ne s’agit pas de prétendre à une quelconque reconstitution, mais bien d’évoquer d’une autre manière une expérience sensible de la liberté à conquérir, de nouer ainsi effectivement par le cinéma dans sa spécificité la raison et les émotions. Le film se construit à l’endroit où, par l’expressivité des émotions vécues se nouent expérience intime, situation publique et proposition alternative.

Si la Révolution française n’annonce pas le temps présent, elle devient un formidable laboratoire d’analyse de configurations politiques où cette insistance d’un sujet de liberté affleure dans l’archive et mérite une attention renouvelée. Cela vaut encore la peine de savoir à quoi les révolutionnaires rêvaient, à quoi ils s’opposaient, comment ils agissaient, comment ils s’enthousiasmaient et se décourageaient. Certes, les causalités ordinaires en souffrent, mais les liens entre différents présents de l’histoire relèvent maintenant des compétences de l’historien. C’est à lui de construire les fils ténus qui peuvent relier des moments finalement très éloignés les uns des autres, mais qui charrient peut-être des imaginaires et des pratiques analogues. C’est pourquoi, dans Le Beau Dimanche, le scénariste comme l’historienne sont présents à l’image. Les figures de passeurs permettent de faire savoir qu’il s’agit bien sûr d’une construction imaginaire mais arcboutée au désir de l’historien, qui reste détenteur d’un savoir à l’oeuvre. Or, tous deux regardent la scène et sont donc bien dans cette polyphonie des rôles, dans la position de l’enquêteur qui fournit les ressources de la fiction, de passeur qui réveille les morts et d’adresse qui contemple ce qui se passe comme semblable ému et inquiet.

Les témoignages des « porteurs de noms », des acteurs jouant les acteurs de l’histoire, sont alors des suspens du temps. Lorsqu’ils prennent la parole, tout se fige autour d’eux et comme dans les contes de notre enfance une clochette signale que le temps est suspendu, pris dans le récit intime de ce qui meut ces personnes venues signer la pétition. Il s’agit d’un hors-temps : ce temps hors de ses gonds comme temps du répétitif, ce temps qui n’est plus le temps linéaire, mais celui qui permet de communiquer entre les temps comme temps des passions de l’âme. Nicole Loraux nous a appris à être attentifs à ce temps non vectorisé de l’histoire. Ce temps qui suspend la temporalité historique classique et qui donnerait non seulement une place à l’utopie, mais « nous ramènerait à tout ce qui est enkysté d’oubli de ce que la politique est, par soi, conflit[35] ». Ce temps, c’est celui d’une « mémoire barrée » de la conflictualité politique et, nous disait-elle, du « sourd travail d’une instance désirante[36] ». Or, ce temps de l’inconscient est aussi pour Nicole Loraux celui des passions et des émotions.

Ces moments de suspens sont devenus récemment sur le site internet d’information Mediapart des doléances filmées[37]. Là où la vie quotidienne des gens ordinaires parle à des gens ordinaires qui comprennent pourquoi d’autres ont tenté de dire non : la vie difficile, le chômage, les écarts de salaire abusifs entre les hommes et les femmes, les croyances, les douleurs, la difficulté d’avoir les moyens de fonder un foyer. Autant de récits fondés sur des histoires vraies, mais fictionnalisées pour donner corps et chair à cette expérience d’oppression et à sa résistance. L’adresse au tiers opère alors un effet de miroir, mais entre deux mondes, entre deux époques, entre deux temps qui empêchent toute identification complète. Les expériences distinctes produisent des effets communs et des émotions analogues, mais disent aussi le décalage.

Dans certains cas, le jeu de l’évocation se densifie des énoncés révolutionnaires eux-mêmes, les acteurs parlent la langue de l’archive, créant la distance et en même temps le monument qui donne du courage. Ainsi Louise de Kéralio explique son combat politique alors que les gardes nationales ont tiré sur les gens du peuple terrassés et parfois même poursuivis pour être assassinés dans des buissons. Après la défaite de cette journée pétitionnaire, il faut poursuivre et changer de stratégie. Ne plus croire à la retenue de la violence de l’adversaire. Savoir qu’on n’aurait pas dû venir sans armes et sans bâtons signer cette pétition qui réclame que le roi soit jugé pour haute trahison, après sa fuite.

Pendant le travail, nous voulions inclure une troisième « expérience-temps », celle du film Septembre chilien de Bruno Muel (1973), où une jeune femme explique que les révolutionnaires chiliens croyaient tellement au « droit de vivre libre » après la victoire d’Allende, qu’ils n’avaient pas imaginé qu’on pourrait leur tirer dessus. Elle en appelle alors à une autre stratégie où la violence serait envisagée pour mieux se défendre, mais aussi pour mieux la déjouer.

Ainsi les semblables sont de tous les temps.

Le cinéma semble offrir la possibilité d’habiter momentanément le texte oralisé de l’autre, sans oublier qu’il est « autre », dans le temps et dans l’espace, et semblable en tant qu’humain doué de raison et d’émotion. Comme la littérature, le cinéma « sollicite […] dans le même mouvement, intelligence, imagination, et sensibilité. Ces trois dimensions paraissent indispensables pour garder sur le monde un regard inquiet, une interrogation inépuisée, se creusant avec la maturité, évitant les phénomènes d’usure et de saturation[38] […]. »

Enfin, il s’agissait de faire comprendre dans cette adresse au semblable que le désarroi ouvert par cette fusillade tient au fait que les fusillés et les fusilleurs sont du même monde pour une grande part, et qu’à leur tour, ils sont des semblables. L’adresse au tiers s’adresse ainsi non à un camp déterminé, mais au coeur de cet événement, à ce moment de guerre civile où le prochain semblable se transforme, en un éclair, en ennemi.

Ce sont les mêmes acteurs qui jouent les pétitionnaires et les gardes nationales et les uns comme les autres font part de leur expérience et de leur désarroi. L’adresse au semblable laisse en suspens les possibles de la place à occuper en un autre temps.

Fig. 3 et 4

Fig. 3 : Les gardes nationaux s’apprêtent à tirer. Fig. 4 : Un groupe de pétitionnaires s’approche dangereusement de la garde nationale. Photogrammes tirés du film Le beau dimanche.

© Moulin d’Andé

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L’éternel présent du fameux présentisme vient miner pour l’historien l’adresse au tiers vivant, fondatrice du sens de son travail. Le tiers destinataire se dérobe, les vivants ne veulent plus écouter les morts lorsqu’aucune volonté de persévérer dans son humanité, aucune volonté de se transformer, ne vient légitimer l’écoute du récit. Parfois, même ceux qui désirent le changement affirment qu’il faut cesser d’écouter une quelconque tradition, car elle a été à la source des malheurs et déconvenues. C’en serait fait à la fois de l’histoire critique et de l’histoire monumentale. Ainsi, nombreux sont les indignés à avoir adopté, dans un premier temps au moins, un tel discours. Le savoir ne pourra venir qu’après l’expérience, mais n’en sera plus le compagnon. Il y a donc disjonction du présent du tiers social et du présent de l’historien. L’historien ne pourrait alors oeuvrer que pour demain, peut-être simplement témoigner pour demain. Son travail ne sera audible qu’après coup, peut-être toujours déjà trop tard. Mais, pour continuer à travailler en historien quand le récit historique ne trouve plus spontanément preneur, l’historien doit assumer de demeurer cet enquêteur critique et continuer à prendre au sérieux son rôle de passeur, et non celui de simple conservateur du patrimoine.

Fig. 5

Le scénariste Laurent Roth et l’historienne Sophie Wahnich regardent inquiets la fusillade qui se prépare. Photogramme tiré du film Le beau dimanche.

© Moulin d’Andé

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C’est alors qu’il lui faut réfléchir aux conditions de ce passage dans un grand désordre des temps. Interroger ainsi quelle poétique du savoir peut rendre l’enquête accessible, disponible, malgré cette dérobade du tiers présent. Nous avons voulu montrer que le cinéma dans l’exemple du Beau dimanche offrait des possibilités nouvelles comme celle de montrer la contiguïté des temps et ainsi de redonner du sens à l’idée d’une communauté de semblables entre passé et présent. Parce que le cinéma comme institution civile prend particulièrement au sérieux dans sa pratique la triangulation des vivants, des morts et du sujet historien, il réussit à faire tenir ensemble un double dialogue : celui de l’historien avec les morts et celui de l’historien avec les vivants. De l’historien, figure du tiers passeur, il est bien un lieu d’élection actuel. Mais en détachant ce récit d’histoire du pur savoir sur le passé, il réussit également à faire dialoguer les vivants entre eux lorsqu’ils prennent les morts comme sujet d’une conversation infinie, diagonale des temps[39] de la pensée pour un temps qui reste à venir. Le cinéma, à travers son dispositif particulier qui autorise des rapports de temporalité nouveaux, participe ainsi à une dynamique dialogique singulière où l’historien n’est plus seulement « un flic du référent[40] », mais bien une figure de tiers où il trouve à la fois une place de conteur, de savant et d’acteur politique du présent.

Enfin – et c’est ce qui est neuf –, il doit aussi occuper la place de ce tiers encore sourd qu’il doit postuler pour fabriquer l’hypothèse d’une subversion possible du contretemps, du savoir qui arriverait, mais toujours trop tard, et après coup. C’est pourquoi un historien, dans une société froide envers l’histoire, continue, quant à lui, à être taraudé par son propre présent, étant le seul apte à donner sens à son travail. Il lui faut envers et contre tout ce désordre du temps être finalement prêt. Si le tiers présent réinventait une écoute pour obtenir en situation ce souvenir qui vous sauve, ou ce savoir qui vous rend agile, il faudrait prévoir quelque chose à lui donner à écouter. Il faut alors penser l’histoire qui se fabrique non comme un acte gratuit, c’est-à-dire dénué de sens dans un temps déshistoricisé, mais comme don cérémoniel. Ce don cérémoniel – comme le kula, l’exemple d’échange cité par Marcel Mauss – est réputé faire tenir par l’échange sacré réciproque, social, une société fondée sur la reconnaissance des êtres d’une communauté comme semblables.

L’adresse au tiers, quand ce don se dérobe, est une adresse au semblable indéterminé et fantomatique. L’historien opère apparemment replié dans une dyade, dans un dialogue avec les seuls morts, mais il fabrique aussi ce dialogue avec cette communauté fantomatique présente des vivants sourds. Il ferait ainsi dialoguer des fantômes d’humains et des humains devenus fantomatiques en vue de sauver, malgré tout, une humanité bien vivante à venir. La salle de cinéma et l’écran du foyer privé demeurent à n’en pas douter parmi les lieux sacrés qui la font exister dans sa profondeur historique et font ainsi exister l’histoire comme adresse aux vivants.