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IntermédialitésLe temps des illusions perdues ["Naître / Birth of a concept", no 1 printemps 2003][Notice]

  • Éric Méchoulan

Comme tous les concepts qui sonnent terriblement à la mode, l’intermédialité doit faire naître les soupçons plus que les enthousiasmes et l’interrogation plus que l’adoption automatique. Rien de nouveau sous le soleil qui ne soit susceptible d’une illusoire séduction. Dans chaque Maintenant, il en va des fausses vérités ou des fausses sciences comme de la fausse monnaie selon la loi de Gresham : elles l’emportent sur la vraie. Il est donc important de commencer par un examen soigneux de ce qui préside à sa naissance, afin d’en éviter les dérives possibles ou d’en relever les avantages à exploiter. À l’évidence, cette « intermédialité » suppose d’abord l’enchaînement de diverses théories qui ont, elles aussi, joué des valeurs de ce même préfixe. Ainsi, l’intertextualité visait à sortir le texte de son autonomie supposée et à lire en lui la mise en oeuvre d’autres textes préexistants, le restituant à une chaîne d’énoncés et mesurant ce qu’il devait à des oeuvres antérieures — voire postérieures : plagiat par anticipation, comme Raymond Roussel et certaines pratiques de l’oulipo, ou reprise modifiant la perception et l’interprétation d’ouvrages préexistants, comme lorsque Bacon repeint le portrait du pape Innocent X de Vélasquez ou que Jean-Luc Godard filme Prénom : Carmen (1983). Par « texte », on comprend qu’il faut entendre toute production esthétique qui constitue un « tissu » de mots, de sons, de pigments ou d’images : ainsi, l’iconologie panofskienne est, bien avant les intertextualités mises à la mode par la critique littéraire des années soixante et soixante-dix, la recherche de motifs ou de dispositifs iconiques qui essaiment de toile en toile. Ces enquêtes demeurent pourtant dans l’homogénéité d’une tradition, qu’elle soit littéraire ou picturale. Or, l’ordre des oeuvres ne dépend pas seulement de la sphère institutionnelle à laquelle ils appartiennent, mais aussi des multiples « discours » et « représentations » qui s’y trouvent ramassés, tressés, traversés : discours quotidiens, discours des disciplines ou des champs de compétence, voire plus largement formations discursives qui articulent le représentable à des représentés historiquement circonscrits. Chaque ouvrage suppose alors la performance de diverses compétences dont doit rendre compte une « interdiscursivité ». Et l’intermédialité? Elle ouvre sur un champ encore plus large ou encore plus fondamental, car elle observe qu’une oeuvre ne fonctionne pas seulement dans ses dettes plus ou moins reconnues envers telles autres oeuvres, ou dans la mobilisation de compétences discursives (au besoin usurpées), mais également dans le recours à des institutions qui en permettent l’efficacité et à des supports matériels qui en déterminent l’effectivité. Dans les discours, on ne trouve donc pas simplement des paroles neutralisées dans des champs de compétence (qui sont des régimes spécifiques d’autorité), mais encore deux modes de « support » : par en haut, des institutions socialement reconnues, par en bas, des matières techniquement ouvragées — et encore est-ce déjà beaucoup s’avancer selon des usages préfabriqués que d’assigner de la sorte la « hauteur » aux institutions et la « bassesse » aux techniques et aux matériaux : semblable jugement de valeur dépend lui aussi d’une organisation sociale de la pensée. Il n’en demeure pas moins que l’efficacité orchestrée par les institutions et l’effectivité induite par les techniques et les matériaux produisent, au bout du compte, des effets de sens. L’intermédialité étudie donc comment textes, images et discours ne sont pas seulement des ordres de langage ou de symbole, mais aussi des supports, des modes de transmission, des apprentissages de codes, des leçons de choses. Ces matérialités de la communication font partie du travail de signification et de référence, de même que les productions symboliques, …

Parties annexes