Corps de l’article

De violents déferlements d’images ou des images fixes radicalement dépouillées; des images comme des machines à voyager dans le temps vers d’anciens traumatismes ou de futurs périls; des cascades de sons assourdissants et douloureux. Notre quotidien cinématographique est ponctué d’excès visuels et sonores de ce genre. Ils agrémentent les histoires racontées ou vident les espaces de notre imagination pour faire place aux nouvelles images montrées à l’écran. Mais ces étonnants mélanges d’exorcismes rituels et de pure démonstration de puissance constituent aussi une sorte d’expérimentation. Ils mettent à l’épreuve des fonctions de l’image qui ne se laissent guère réduire aux principes rationalistes et rationalisés sur lesquels celle-ci est traditionnellement construite. Et beaucoup des projets théoriques qui nous sont familiers écartent eux aussi un peu trop rapidement ces composantes animistes du cinéma.

Ces orgies de mouvements et ces excès de l’image, qui affectent physiquement le spectateur de cinéma, révèlent des propriétés de l’image que les théories courantes du cinéma ne permettent pas d’articuler. Elles suivent, comme leur ombre, les fonctions dominantes du cinéma, à savoir les fonctions de représentation et elles nous parlent de la force efficace des images. Non pas reproduire, mais transformer, transformer le corps du spectateur jusque dans ses fibres : telle est leur devise. L’animisme ne caractérise pas seulement les scénarios – entre utopie et dystopie, hétérotopie et catastrophe – que l’on trouve fréquemment dans ce cinéma de l’excès. Il caractérise également l’accent porté sur la force vitale de l’inanimé et la revendication que soit abolie la dichotomie qui oppose la nature et la culture, la remise en cause des concepts dominants de sujet et de moi et, en fin de compte, il caractérise en résumé une pragmatique prononcée de l’image, un coeur que font battre la force efficace, l’effectivité et la puissance de transformation des images.

Agrégats énergétiques de l’image

Pourtant l’histoire des théories de la culture et des médias a vu naître des idées et des concepts qui cherchaient à promouvoir une compréhension du cinéma comme un dispositif permettant la réalisation d’une telle puissance de l’image. Certaines de ces conceptions se contentaient plus ou moins explicitement d’emprunter aux conceptions de la puissance de l’image dans les cultures animistes que l’ethnologie avait développées, mais certaines d’entre elles, en revanche, en invoquant la puissance des images du cinéma, ont su en tirer les conséquences et formuler un concept d’image reposant sur une pragmatique, voire une puissance d’intervention de l’image. Que les images donnent à voir, voilà qui est suffisamment clair – pas seulement aux yeux des phénoménologues –; qu’elles donnent à penser, c’en est la conséquence nécessaire – pas seulement aux yeux des cognitivistes –; qu’elles produisent des signes, c’est l’étape suivante – pas seulement pour les sémiologues. À ces trois dons de l’image, les énoncés de la théorie interventionniste du cinéma et de l’image en ajoutent un quatrième : que les images sont tout simplement aussi les agents d’une transformation du corps du spectateur. Elles changent non seulement les conditions de la perception propres au médium cinéma, mais encore les structures profondes du corps et de la conscience qui sont les préalables du voir et de l’entendre. Elles donnent forme à une structure propre au sujet, structure qui se diffuse à travers l’appareil perceptif dans le corps du spectateur, et elles le transforment. De la sorte et de cette manière, elles constituent – c’est précisément le point sur lequel insistent les théoriciens des théories interventionnistes des images de cinéma – des incitations à agir. Elles sont des interventions et elles font quelque chose avec le spectateur : les images agissent.

On a souvent l’impression que la théorie, après diverses tentatives pour comprendre le jeu réciproque de l’image, du mouvement et du corps du spectateur, avait à rougir du relent de baraque de foire qui entoure les représentations prérationnelles de l’image comme appareil animiste-animé. L’idée du cinéma comme prototype même de l’art de la modernité, comme médium incarnant ce dispositif prothétique, pourrait n’y avoir pas peu contribué. C’est vraiment dommage; car, en jetant l’enfant avec l’eau du bain, les théories de l’image en mouvement renoncent à un outil extraordinaire, puisque l’outil de la pensée animiste a considérablement élargi l’horizon des fonctions et des formes, des effets et des élaborations de l’image dans l’histoire des théories du cinéma, de la photographie et des médias.

L’histoire de cet élargissement commence à peu près au moment où les frères Lumière inventent l’image en mouvement en vue de mettre le public en mouvement. Aby Warburg, prenant consciemment ses distances avec sa discipline d’origine, l’histoire de l’art, se tourne vers des questions qui relèvent de l’ethnologie et de la science des civilisations. En 1895, année de naissance du cinéma, il entreprend un assez long voyage aux États-Unis et commence à rassembler, dans les territoires des Indiens Hopis, une documentation sur des techniques animistes comme les danses du serpent et les rituels de fertilité. Ce qui le poussait à entreprendre ces recherches, c’était, entre autres choses, l’intérêt qu’il portait à la virulence de la représentation du pouvoir animiste des images à la Renaissance et, au-delà, dans les sociétés qu’on dit « modernes ». Ces pratiques et d’autres semblables seraient, selon Warburg, insérées dans les modèles rationnels ou pseudo-rationnels du sentiment et de la pensée comme les tesselles d’une marqueterie et ne cesseraient de se manifester, sous la forme d’« énergies mnésiques[1] », en mots – et en images.

En échappant ainsi aux champs traditionnels de la discipline à laquelle il se destinait, l’histoire de l’art, Warburg a pensé, sous forme d’esquisse, quatre théorèmes de la compréhension des images qui, au siècle suivant, inspireront différents autres scientifiques et d’autres points de vue – sans que, pour autant, ils se réfèrent directement à Warburg. C’est premièrement la compréhension de l’image comme génératrice et réactivatrice, au moment de la perception de l’image, de représentations éloignées dans le temps et l’espace; deuxièmement une recherche portant sur toutes les sortes de mouvements de l’image comme indices de la dynamique inhérente à toute image, peu importe qu’elle soit fixe ou en mouvement; troisièmement l’examen de l’image comme instrument de pensée et accumulateur de savoir; et quatrièmement, enfin, l’analyse des fonctions de l’image comme force d’intervention et pour ainsi dire comme vivante force d’agir.

Au milieu du siècle précédent, ces esquisses, qui relevaient de l’anthropologie de l’image, avaient été poussées plus loin, dans le champ, cette fois, de la science du cinéma qui s’était entretemps constituée. Edgar Morin découvrit alors, avec la catégorie de la participation, une fonction de ces images appartenant à l’espace public et reproduites techniquement, fonction qui est immédiatement liée à certaines attitudes prémodernes relativement au monde et qui tire sa force de ce lien. Edgar Morin, sociologue, ethnologue et cinéaste, transférait ainsi, de l’ethnologie vers la théorie de l’art, du cinéma et de l’image, une cinquième catégorie animiste. Cette catégorie procède d’une part du phénomène fondamental de la diffusion des caractéristiques subjectives de la personnalité et d’autre part des caractères objectifs de l’image. Elle souligne de la sorte les conséquences en termes de politique de l’image de l’arc de force tendu entre l’animisme et l’animation.

Entretemps ce processus de transformation s’est enrichi d’une foule de représentations proposées par des penseurs de l’image et des cinéastes et qui s’appuient sur ce que l’on pourrait nommer ces cinq agrégats d’énergie d’image. Nous devons les convoquer ici comme un réseau de concepts qui nous permettra de déterminer plus précisément quels sont les reliquats animistes dans la compréhension de l’image que portent diverses théories de la culture, de l’image et du cinéma au 20e siècle[2].

1. Présence : l’être-là des images

Ce que j’ai invoqué comme un premier faisceau des problématiques propres à cet animisme de l’image, à savoir la génération et la réactivation d’une altérité spatio-temporelle, ne repose évidemment sur rien d’autre que sur l’être-là des images[3]. Parmi les fonctions de l’image, Warburg se détourne des fonctions de représentation pour se tourner vers les fonctions de la présence. Les images ne renvoient pas (seulement) à ce qui est absent, passé ou oublié, elles montrent également, au contraire, une virulence soudaine au moment où ce qui a été, ce qui est tenu à l’écart, fait brusquement irruption et pour ainsi dire explosion. Les images et leur contenu sont là; et parce qu’ils sont là, ils agissent. Comme des tesselles dans une marqueterie en bois de rose, on trouve des inclusions temporelles dans la présence de l’image, dans l’image de la présence. Une représentation tout à fait remarquable, mais qu’il est simplement difficile de restituer, brille de tout son éclat dans ce déplacement temporel qui tout à la fois a lieu dans l’image et est lui-même image. Quand ce qui a été et ce qui est présenté [dargestellt] deviennent présents, la différence entre l’image et ce dont elle est l’image passe quelque peu au second plan.

Selon l’historien de l’art Philippe-Alain Michaud, Warburg n’aurait pas seulement réfléchi à cet apparentement de l’image à son modèle. Dans la peinture aussi – car Warburg n’a pas beaucoup réfléchi au cinéma –, il regardait la surface peinte d’une peinture comme une toile transparente qui montre les figures in vivo, soumises aux évolutions qu’implique l’histoire de leur vie[4]. Et de fait, si l’on prend les études de Warburg sur l’art flamand, on est subjugué par la vivacité palpitante du panorama qu’il en donne et la présence vivante qui s’en dégage. Ce panorama adopte parfois l’allure d’un roman de piraterie, avec « l’audacieux capitaine de la Hanse Paul Benecke[5] » qui, à travers les flots déchaînés de la mer du Nord, convoie en toute sûreté le célèbre Jugement dernier de Hans Memling comme « le joyau du corsaire ». Il retrouve l’accent du mélodrame pour évoquer le destin agité de Catarina Portinari et faire revivre « avec une netteté impitoyable, presque symbolique, les phases successives de la vie d’une femme[6] ». Tout l’enjeu, pour Warburg, est de « relier entre elles et de leur donner vie » les sources qui se présentent d’abord comme des matériaux « étalés devant nous comme une masse inerte et morte » et « de faire revivre [chaque personnage] comme une personnalité vivante […] dans notre recherche de méthodes indirectes pour ranimer le passé[7] ». Warburg conjure ainsi le potentiel de puissance et de force de l’image, ce potentiel qu’elle possède de faire converger mimétiquement l’objet et sa présentation, et dont il pouvait également retrouver la trace ici ou là dans la culture européenne du 15e siècle. La source de ces processus mimétiques, Warburg ne la situe donc pas seulement dans les sociétés comme celle des Indiens Hopis, mais aussi dans le processus de l’art et de la civilisation des peuples qui nous sont plus familiers et il va même jusqu’à l’inscrire dans sa propre démarche créatrice de chercheur. Que, ce faisant, il combine la technique des pratiques animistes de l’image avec l’introduction des procédés les plus récents de la photographie, comme les optiques et les émulsions photosensibles, pour reproduire des peintures anciennes, et projette une lumière évidente et fondamentalement nouvelle sur la problématique de la fonction culturelle des images techniquement reproduites – également dans leur utilisation dans les sciences de la culture et de l’art. Dès leur apparition, en effet, la photographie et le cinéma sont entourés d’un discours qui vise la proximité existentielle et, pour finir, la coïncidence même de l’objet et de sa présentation. De l’effroi provoqué par l’arrivée du train en gare de La Ciotat et qui a fait bondir de leur siège et s’enfuir les spectateurs de la première projection d’un film en décembre 1895, au Grand Café, boulevard des Capucines, à Paris[8] jusqu’aux cyborgs qui s’échappent eux aussi en jaillissant des images de la littérature de science-fiction, tel est l’arc que parcourt cette histoire de la présence animiste des images.

Ainsi, on trouve également, dans les notes de Thomas Alva Edison, toute une série d’indications qui permettent de conclure que l’enjeu, pour lui, allait au-delà de la conservation de personnages et d’objets disparus. Elles permettent de comprendre que, pour lui, le but des inventions du cinéma était de créer un être artificiel dans un spectacle complet à partir des qualités synesthésiques obtenues par le mélange de l’image et du son[9]. Le dispositif inventé par Edison est donc foncièrement comparable à celui que Warburg a élaboré dans le domaine du savoir – en écrivant, en accumulant les livres et les images et en montant des expositions. Warburg définit ainsi les sujets du passé comme des « êtres séparés », scindés entre textes et images et conservés dans des documents et des oeuvres. L’historien peut leur rendre une consistance quasi organique « s’il ne recule pas devant l’effort de reconstituer le lien naturel entre la parole et l’image[10] ». Il est tout à fait évident que se montre, dans cette idée, le modèle qui avait déjà préoccupé Edward Tylor. Quand le fondateur de l’ethnologie a introduit le concept de pensée animiste, il l’a fait à coup sûr à cause de cette insistance sur l’être-là des images[11].

Lorsque, dans Far from War (Mei Hu, 1987), notre Gu Meng se retrouve, pendant la fête, au milieu du feu d’artifice, les explosions et les éclairs de ce dernier sont donc aussi réellement ceux de la guerre qui le poursuivent sa vie durant. Mais Gu Meng, et les spectateurs du film que nous sommes, ne sommes pas les seuls à succomber à cette magie de l’image, à cette présentification animiste de l’autre. Ju Dou de Zhang Yimou (1990) et de nombreux autres films chinois de la modernité racontent, depuis les années 1980, des épisodes au contenu semblable.

2. Les images (se) meuvent

On trouve également des restes d’animisme dans le phénomène du mouvement au cinéma et dans la façon dont il a été théorisé. On peut penser le cinéma comme un lieu qui est à même d’organiser une véritable fête des sens. C’est le présent contemporain de l’image que nous avons décrit. Il déploie toute la richesse des procédés synesthésiques qui, par le biais d’impressions physiques, font vivre une expérience qui dépasse de beaucoup les possibilités des autres arts et des autres médiums. Mais d’un autre côté, le cinéma passe à bon droit comme un procédé d’enregistrement ou de restitution de ce qui a été, pour un médium de l’absence et de la trace. En restituant des mouvements passés, l’image se sépare de son modèle et mène une vie propre comme « âme », comme esprit ou fantôme de ce qui a été : mouvement, vivification, animation. Depuis qu’elle existe, la cinématographie s’est nourrie, dans son développement, de ce paradoxe et – telle est mon opinion – elle trouve parfaitement à s’y nicher. Peut-être même cette double dimension – présentation et absentement, faire apparaître et faire disparaître – est-elle cause de ces énergies libres qui ne sont pas seulement évoquées par les images, mais qui mobilisent également le corps du spectateur. En tout cas le cinéma délivre, au-delà de ses fonctions représentatives, quelque chose qui vient par surcroît : le mouvement qui fait revenir le passé comme le corps propre et fantasmagorique de celui-ci.

Avant même le voyage aux États-Unis, dès qu’il a entrepris sa thèse sur Botticelli, Aby Warburg se préoccupe des formes phénoménales des mouvements et de la manière dont ils s’accomplissent dans le tableau. Les drapés dynamisent les vêtements, la secousse des gestes éveille les corps, humains aussi bien que divins, les rituels issus d’époques anciennes, préchrétiennes, ébranlent l’ordonnance des fêtes les mieux établies. Les réflexions sur l’animation des images dans la peinture peuvent par conséquent être comprises comme des travaux préparatoires à cet animisme de l’image que l’on a fréquemment mis en rapport avec la catégorie centrale de la pensée de Warburg qu’est la survivance.

Chez Warburg, ce concept n’embrasse pas seulement les processus cognitifs qui l’orientent vers un autre état de la culture ou un état passé de la culture. Reprenant la catégorie tylorienne du Survival in Culture[12], la survivance est bien davantage que la simple prise de possession d’un héritage de savoirs et d’images. La survivance, au sens de Warburg, est un processus physique d’appropriation. Ce qui distingue Warburg de ce qui est ordinairement pensé comme le contenu de représentation de la Renaissance, c’est en premier lieu ce rapport animiste qu’il établit entre la présentation par les images et la conscience historique. De même que le concept de « Renaissance » contient la naissance, le concept de « survivance » contient celui de vivante (re)prise de possession et de travail.

En avançant, dans les premières décennies du 20e siècle, les rudiments d’une théorie de l’animisme de l’image, Warburg n’était pas isolé. Dispersés dans toute l’Europe, d’autres chercheurs et des artistes travaillaient au déploiement d’une utopie parascientifique des énergies lumineuses. Du futurisme russe aux premières tentatives de Ricciotto Canudo pour élaborer une théorie du cinéma, des films de Jean Epstein à l’esthétique du cinéma qu’il esquissait en s’intéressant à son automatisme et à la défiguration que celui-ci impliquait quant à la représentation, apparaissent entre 1890 et 1920, selon Jacques Rancière, dont les recherches portent sur les politiques modernes et postmodernes de l’image, toute une série de concepts qui s’occupent de la compréhension de l’image comme champ de force[13].

Même chez Serguei M. Eisenstein, le grand matérialiste des débuts du cinéma, s’accumulent – même si c’est un peu plus tard, c’est-à-dire au début des années 1930 – d’étranges amalgames d’images où se mêlent mouvement, vivification et animation. Lui aussi entreprend, en 1931, donc 35 ans exactement après le séjour de Warburg au Nouveau-Mexique, un voyage de formation – c’est-à-dire un voyage entrepris en vue de la fabrication d’images mécaniques – dans le territoire indien et il se lance dans toutes sortes de tentatives dans un domaine de recherche qui, touchant à l’image, va de l’animisme à l’animation. Dans ses bagages, il avait emporté La Mentalité primitive de Lucien Lévy-Bruhl, un best-seller ethnologique consacré aux modes de pensée prélogique des cultures extraeuropéennes[14]. Sergei Eisenstein se l’était procuré lors d’un voyage à Paris dès la fin des années 1920, et ce n’était donc pas seulement pour se préparer, par des lectures ethnologiques, au voyage mexicain[15]. Vers la fin de son séjour américain, il a d’ailleurs pu compléter sa bibliothèque ethnologique avec Le Rameau d’or de James George Frazer. Dans les théories ethnologiques de la puissance des images, Eisenstein voyait un potentiel considérable grâce auquel il pourrait, dans le domaine de l’image en mouvement, déployer de nouvelles stratégies formelles. Des trois lions de pierre du Cuirassé Potemkine (1925) jusqu’à la victime des hacienderos, enterrée jusqu’au cou, dans Que Viva Mexico (1932), on suit la trace d’une opération visant à transformer l’énergie latente des images en un dynamisme cinétique censé agir comme le flux d’une induction qui s’établirait entre l’écran et le corps du spectateur. Dans le débat qui a réuni le linguiste Lev Vygotski, le physiologiste et psychologue Alexandre Luria, qu’une étroite amitié liait à Eisenstein, et le cinéaste amateur d’ethnologie lui-même, la discussion portait sur ces théories, sur leur capacité à éclaircir la problématique du discours intérieur, sur des questions psychologiques aussi bien que sur le thème, abordé dans une perspective ethnologique, de la dynamisation de l’écran[16].

Ce que représentait pour Warburg les études menées chez les Hopis et, pour Eisenstein, la confrontation avec les ethnologues Lévy-Bruhl, Marcel Granet, James George Frazer et d’autres, avant, pendant et après son voyage au Mexique, ce furent, pour Maya Deren, les recherches et études préliminaires menées pour le tournage de son film The Very Eye of Night au milieu des années 1950 en Haïti. Ce fut pour elle l’occasion – et là encore, vingt ans exactement après Serguei M. Eisenstein – de rassembler ses idées dispersées touchant à une théorie de la fabrication artistique des images et qui trouvaient un appui décisif dans les pratiques magiques du vaudou. Selon Deren, dans le cadre de la pratique artistique, se manifestaient aussi des phénomènes que l’on attribue communément à des expériences animistes[17]. Le corps pénétré et traversé de flux d’énergie inexplicables, la mise en question des frontières qui séparent le Je et l’autre et l’abolition de la distance entre l’oeil et l’objet : ce sont là quelques-uns des principaux concepts qui imprègnent en ce sens aussi bien ce projet de film que les notes de Maya Deren. The Very Eye of Night, dont la première eut lieu à Port-au-Prince, en Haïti, en 1955, mais qui ne fut présenté à New York qu’en 1959, en raison de problèmes de droits et de conflits avec le producteur, vit le jour dans un climat intellectuel marqué par une collaboration très ouverte et une curiosité partagée entre des chercheurs et des artistes d’avant-garde. Le célèbre danseur et chorégraphe Antony Tudor participait de cette effervescence, tout comme le musicien John Cage et ce qui animait tous ces gens était leur intérêt commun pour les logiques de représentation des autres cultures.

3. Fonctions d’orientation de l’image

Les premiers travaux de Maya Deren, comme Meshes of the Afternoon (1943), At Land (1944) ou Meditation on Violence (1948), sont eux aussi, à coup sûr, des variations sur deux problématiques qui ont rapport à l’image : elle y poursuit d’une part, sans s’en détourner, sa recherche d’une énergie inhérente à l’image et qui la rende capable de se mouvoir, d’agir, de transformer. D’autre part, elle cherche dans l’image, et de nouveau, particulièrement dans l’image cinématographique, une possibilité de se situer dans le monde, de s’y retrouver, de s’y orienter. Warburg a exploré, dans une période qui va de l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine en passant par la Renaissance, ces catégories anthropologiques de la création d’un espace de pensée comme combinaison des sciences de la nature et du pouvoir de l’image, d’« abstraction mathématique et de relation d’adoration cultuelle[18] ». Animisme et rationalité, au sens des Lumières, se mêlent pour former ce que Warburg a désigné comme la fonction d’orientation de l’image. Selon Warburg, qui parle alors en représentant d’une science de l’art et de la culture, cette fonction d’orientation ne se constitue jamais de manière plus manifeste en tant que symptomatique de l’image que dans les instruments qui permettaient immédiatement, dans la cosmologie antique, de s’orienter dans l’image stellaire des constellations, devant le firmament nocturne : « car depuis la fin de l’Antiquité, les divinités antiques n’ont jamais cessé, en tant que démons cosmiques, de faire partie des forces religieuses de l’Europe chrétienne. Elles ont eu une influence si profonde sur ses formes de vie pratiques qu’on ne saurait nier l’existence d’un règne parallèle de la cosmologie païenne, en particulier de l’astrologie, toléré en silence par l’Église chrétienne[19]. » Les constellations ne sont donc nullement des vestiges d’une époque prélogique ou d’une pensée devenue obsolète : avant comme après, elles continuent de régir notre action. Comme d’autres images, elles contribuent à nous orienter dans l’univers.

C’est précisément ce savoir de l’orientation que Maya Deren semble elle aussi incorporer à ses images. Ce n’est pas par hasard que The Very Eye of Night est saturé d’images de constellations qui y sont introduites comme un fil conducteur d’images qui permet de se situer dans l’espace cinématographique. Elle insère pour commencer une image des Gémeaux, puis une autre oeuvre graphique, vraisemblablement une gravure portant les noms écrits d’Ariel, Obéron, Umbriel, Titania, suivis de ceux d’Uranus et d’Urania. Ce ciel étoilé, issu des oeuvres graphiques, se met alors en mouvement. La caméra, en panotant légèrement sur la gauche, élargit le champ de vision. Dans la figuration de ces images stellaires, le film, lentement et solennellement, s’essaye à présenter l’infinité de l’univers et sa propre inscription dans le mythe. Nulle part les conceptions que Warburg développe sur la fonction d’orientation de l’image ne se trouvent si résolument reprises, dans toute leur ampleur, que dans cette oeuvre de l’avant-gardiste new-yorkaise, qui porte avec tant de force la marque de l’improvisation. De même que les recherches astrologiques de Warburg, depuis les études consacrées aux fresques du Palazzo Schifanoia jusqu’à l’exposition conçue pour l’observatoire de Hambourg, promettaient que s’y communiquent des connaissances sur des complexions culturelles[20], de même les investigations et les recherches d’images de Maya Deren en Haïti, dont le culte vaudou était la clé, étaient l’intermédiaire qui non seulement lui permettait de comprendre des phénomènes culturels, mais également la valeur de position de sa propre complexion corporelle dans un contexte culturel.

4. Les images vivent

Dans cet univers que nous ouvre la recherche sur l’animisme de l’image, il n’y a plus désormais qu’un petit pas à faire pour passer de l’idée que l’image est une ressource pour s’orienter à la possibilité de comprendre l’image comme un corps doué de vie. De l’image pensante à l’image vivante ? Aussi absurde qu’elle puisse paraître au premier abord, cette idée n’en est pas moins solidement logée dans les niches et les marges de la modernité, dans le hors-champ et le contrecoup de ses projets cinématographiques. Ce que Warburg pense – de manière ô combien problématique ! – faire dériver d’une angoisse originaire et qu’il désigne comme une « essence saisissable dans son ensemble et connue dans sa dimension biomorphe-animiste[21] » pourrait fondamentalement être la vitalité qui, émanant du caractère mouvant des images du monde qui nous environnent, anime les mondes d’images qui nous entourent. Le cinéma se révélerait alors comme le théâtre où entrent en collision les reliquats mythiques et les technologies modernes et ses images comme les indices de la rencontre hasardeuse de l’objet et de sa perception déplacée dans un corps imaginaire.

Il est vrai que Warburg date l’apparition de cette essence d’image dès la Renaissance classique et démontre que l’on y trouve un acheminement vers l’image douée de vie, par exemple, dans la fabrication de ces effigies de cire, en pied et grandeur nature, que l’on trouvait dans les églises de Florence. Ces voti figuraient, jusque dans le moindre détail, les personnages éminents des cités-États de l’Italie du Nord et étaient vêtus de vêtements qui provenaient de la garde-robe même de ces derniers. Comme des héros d’un biopic protocinématographique, ils peuplaient les espaces rituels de l’humanité moderne. L’Église et le cinéma se nourrissent donc, à égale mesure, des strates mythiques et animistes incluses dans une pensée qui, pour être substantiellement ancienne, n’en a pas moins conservé sa virulence. Warburg explique cette « magie fétichiste des effigies de cire[22] » par une croyance profonde en l’efficacité par essence de l’« image », croyance selon laquelle l’image était censée aider les hommes à maîtriser les traumas dont ils souffrent et à conjurer leurs angoisses latentes.

La vie accordée aux images semble reposer sur un principe que l’ethnologie, à peu près à l’époque où Warburg forgeait ses concepts, a décrit sous le nom de participation. Lucien Lévy-Bruhl tente ainsi de décrire un rapport entre des sujets humains et le monde des objets qui se caractérise par la réciprocité du mouvement qui rapproche les deux termes et par l’échange de leurs qualités respectives : « Je dirais que, dans les représentations collectives de la mentalité primitive, les objets, les êtres et les phénomènes peuvent être, d’une façon incompréhensible pour nous, à la fois eux-mêmes et autre chose qu’eux-mêmes[23]. » Ce nivellement de la séparation sujet-objet pourrait prendre, selon Lévy-Bruhl, des formes différentes : « contact, transfert, sympathie, action à distance[24] » et serait particulièrement significatif dans la relation entre l’objet-image et le sujet-regard.

Lévy-Bruhl qui, dans les années 1920 et au début des années 1930, n’est pas loin d’apparaître comme un auteur-vedette, saisit ainsi une relation entre l’homme et le monde environnant qui s’oppose aux manières de penser traditionnelles. La technique culturelle de la participation serait à même de comprendre ensemble des termes contradictoires, qui s’excluent mutuellement et de résoudre ainsi la séparation du sujet et de l’objet en les réunissant dans un « nous ». Mais la participation conduit également à une scission qui divise l’homme en deux essences. Reprenant les théories de l’animisme de Tylor, Lévy-Bruhl transforme le corps du regardeur en une arène dans laquelle l’homme sort de lui-même et devient ainsi lui-même visible à ses propres yeux :

Considérant ces deux groupes de phénomènes, les philosophes sauvages de jadis firent sans doute leur premier pas en concluant que tout homme a évidemment deux choses qui lui appartiennent, sa vie et son fantôme. Tous deux sont en rapport étroit avec le corps : la vie, en le rendant capable de sentir, de penser et d’agir, le fantôme en étant son image ou son second moi; tous deux aussi sont représentés comme des choses séparables du corps, la vie comme pouvant s’en aller et laisser le corps insensible ou mort, le fantôme comme apparaissant à des gens très éloignés de ce corps[25].

Naturellement, depuis le moment où Lévy-Bruhl a esquissé ce concept, les critiques n’ont pas manqué contre cette théorie, de même qu’elles n’ont pas manqué de s’adresser à la conceptualisation de l’animisme proposée par Tylor. Elle s’appuierait sur une hiérarchisation dissimulée et ne relèverait pour cette raison que de l’histoire et de l’idéologie du colonialisme; elle tenterait de faire la preuve qu’entre les primitifs et un stade plus « élevé » de la société, il y a une évolution téléologique; cette esquisse serait fondamentalement raciste. Ces arguments doivent sans aucun doute être pris au sérieux. Mais ces critiques n’en laissent pas moins subsister un reste éminemment digne de discussion et qui possède une certaine valeur heuristique précisément dans le discours théorique qui s’intéresse, dans les sciences de la culture, à l’image et aux médias. C’est cette description séduisante d’un mode collectif de la représentation qui remet en question la logique usuelle, reposant sur la contradiction et l’exclusion, et la complète en proposant un modèle qui rend possible la coprésence de thèses ou de phénomènes qui s’excluent mutuellement.

Il n’est pas très surprenant que cette trace nous conduise directement de l’ethnologie à la théorie du cinéma qui est alors en train de se former. Béla Balázs lui a fait place dans son Homme visible[26] – on la retrouve également chez un auteur encore largement méconnu dans les années 1920. Sous le titre Éléments pour une nouvelle esthétique, Robert Musil – qui avait connu Balázs à l’époque des cafés viennois – souligne cette double fonction de l’image cinématographique. Dans la recension qu’il donne du livre de Balázs, Musil décrit plus précisément encore le processus magique par lequel tout à la fois le spectateur se heurte à l’image et se confond avec elle. Il faudrait comprendre le film comme une « totalité affective » où des « images hétérogènes, mais de même signe affectif, sont rassemblées en conglomérats auxquels s’attache, dans une certaine mesure, la totalité de l’affect[27] ». Prolongeant la pensée de Balázs, Musil voit, dans cet état esthétique, l’unité de l’homme et de l’animal, du sujet et de l’objet, du tu et du moi : « […] les hommes animaux et les animaux composites des cultures primitives, et ces images oniriques ou hallucinatoires […] [le] rôle magique des cheveux, des ongles, des ombres, des miroirs, etc.[28] » se rassemblent sous sa plume pour former l’esquisse d’une théorie du cinéma d’allure anthropomorphe. En un arc de cercle fulgurant, Musil développe ainsi une esthétique matérielle qui provient en droite ligne des stades précivilisationnels de l’humanité. L’effet quasiment physique que produit l’image sur le corps du spectateur, ses pulsations en lui, la manière dont elle l’éblouit et l’aveugle apparaissent ici encore comme des reliquats animistes, dans l’art contemporain, de modes de représentation appartenant au passé :

Tous ces moyens [de l’art] ont leur origine dans de très anciens états de culture et constituent, dans l’ensemble, une relation extra-conceptuelle de l’homme avec le monde et une connivence anormale avec lui; on peut d’ailleurs à tout moment s’en rendre compte quand, absorbé par une oeuvre d’art, on rétablit brusquement le contrôle de la conscience normale[29].

Musil reprend ainsi lucidement le relais qu’avait trouvé Balázs, qui relie affectivement l’un à l’autre les deux mouvements précédemment évoqués entre le moi-cinéma et le monde extérieur. Balázs, « premier anatomiste et biologiste […] dans le domaine inexploré de la critique cinématographique[30] », aurait attiré l’attention sur le parallélisme de la perception du cinéma et du comportement à l’âge précivilisationnel, l’un et l’autre reposant sur « une relation extraconceptuelle de l’homme avec le monde et une forme anormale de participation[31] » :

Quand on lit les descriptions géniales qu’a données Lévy-Bruhl, dans les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, de la pensée des primitifs, notamment la caractérisation de ce rapport particulier aux choses qu’il nomme « participation », le lien avec l’expérience artistique est en maint endroit si visible qu’on est tenté de considérer celle-ci comme une forme tardive de cet univers primitif […][32].

5. Politique participationnelle de l’image

Il n’y a donc aucun miracle à voir que, trente ans après Balázs et Musil, la pensée du cinéma s’est de nouveau intéressée au fait d’aller au cinéma comme à un acte de participation. Edgar Morin a édifié sur cette idée l’un des piliers de sa théorie du cinéma. D’une plume à la fois poétique et pathétique, il propose, dans son essai sur « l’homme imaginaire », quatre forces efficaces du cinéma. À côté de la « magie de l’image », c’est-à-dire la photogénie, du préalable architectural et technique de la salle et du rapport – qui reste d’ailleurs peu clair – du spectateur au fabricant du film, il y insiste surtout sur l’opération par laquelle le spectateur transfère ses propres expériences et ses propres sentiments sur le monde qui l’entoure, monde des objets aussi bien que des personnes présentes. Cette « participation cosmique » serait le premier moteur de la perception cinématographique et le point de départ d’une expérience cosmique collective du « nous » au cinéma.

L’acte mystique de la participation se voit ainsi conférer une dimension politique, qui relève d’une politique de l’image. La salle, où les images s’offrent à la participation de ceux qui les voient et où ceux qui voient les images s’assurent de la participation de celles-ci, Morin la comprend d’abord et avant tout comme le lieu d’un plus-que-moi. C’est ici que l’homme trouve son autre en tant qu’image, son double. Dans sa préface à l’édition française de 1977, Morin va encore un peu plus loin. Ce double, qui représente « l’homme imaginaire », serait au fond un magicien, un chaman [Medizinfrau steht für Medizinmann ?], un fou : un « homo demens[33] ». Ce qui ne veut pas dire qu’il serait dans un état de dissociation psychique, bien au contraire. Sous la lumière du projecteur, il rendrait même son dérangement mental rapidement réversible et reconstituerait un être humain comme ensemble de deux parties. La participation mystique[34] de Lévy-Bruhl supprimerait la division sujet/objet et glisserait dans le magma en fusion d’un être-nous participatif. Elle réunirait l’homme producteur de biens et l’homme créateur de mythes. Dans ce spectateur de cinéma de-mens, c’est-à-dire qui a perdu l’esprit, il ne nous est pas difficile de reconnaître cette figure qui, déjà présente chez des auteurs qui vont de Tylor à Eisenstein en passant par Warburg, se retrouve maintenant aussi chez Morin, cette figure intermédiaire, au croisement de l’ethnologie et de la théorie de l’image, de l’image en mouvement et du rituel, de l’animation et de l’animisme.

Morin esquisse, dans son essai anthropologique, un étrange renversement : au lieu de décrire le processus médial d’appropriation réciproque affectant le sujet et l’objet, l’homme et le monde, comme séparation, abstraction ou distanciation[35], il le saisit comme la relation la plus directe et la plus immédiate : au cinéma, il comprend la participation comme un acte de médiation, qui relie l’homme au monde au lieu de l’en séparer. L’image et le spectateur y entrent dans « rapport d’adaptation réciproque[36] » qui règle le flot des images au moyen de ce que Morin appelle « un courant de conscience ersatz ». Au lieu du processus univoque qui consiste à percevoir les choses se déroule un processus paradoxal d’appropriation réciproque synchrone et de scission du sujet. Au cinéma, se produit aussi bien une unification du sujet du regard et de l’objet regardé en un nous collectif homme-chose-animal qu’une scission du sujet en regardeur et objet imaginaire.

Ainsi l’opération d’Edgar Morin, qui fait dériver le cinéma de l’esprit de la magie, constitue, dans le domaine de l’anthropologie et de la politique des médias, un état des lieux qui, par sa grande efficience, mérite fondamentalement d’être situé au même niveau que les grandes esquisses que, dans la seconde moitié du 20e siècle, la sémiologie, la psychanalyse ou le cognitivisme ont proposé en matière de théorie du cinéma. Elle se rattache à des connaissances ethnologiques aussi bien – même si c’est seulement implicite – qu’aux problématiques développées par Warburg dans le champ de la science de la culture, pour en dégager, ce qui n’est pas le moins important, une contribution aux politiques de l’image contemporaines.

Pour conclure : l’animisme cinématographique contemporain

Même si les tentatives par lesquelles les classiques, de Warburg jusqu’à Morin, ont voulu esquisser une théorie de l’image et de l’image-mouvement d’inspiration quasiment animiste ont rapidement sombré dans l’oubli, elles ont semblé revivre, au cours de la dernière décennie, d’une vie foisonnante. On trace de nouveau le chemin d’une politique de l’image informée par l’anthropologie, qui cherche à construire le modèle d’un développement conséquent des fonctions de l’image, allant de la contemplation de l’image à l’impulsion qu’elle donne à l’action concrète en passant par la revendication de ses dimensions éthiques. Encore une fois, dans l’histoire de la théorie de l’animisme de l’image, la dimension politique vient au premier plan. L’image se révèle comme l’agent d’une intervention qui a dépouillé le vieux manteau de la contemplation et de la présentation et abandonné la modestie de l’opération à quoi on la limite : montrer et raconter. Des penseurs et penseuses de l’image cinématographique comme Rey Chow, Jacques Rancière, Gertrud Koch ou W. J. T. Mitchell tentent – en partant d’horizons théoriques extrêmement différents – de circonscrire cette puissance de l’image.

Dès 1995, Rey Chow, avec le concept de « passions primitives » a elle aussi repris le chemin de l’animisme de l’image. Dans son travail sur le cinéma chinois depuis les années 1980, elle décrit le cinéma comme le lieu privilégié de la mise en scène des extrêmes de l’image que sont le manque et la plénitude, les fantasmes des origines et la folie des grandeurs. Chow renvoie à cette « violence invisible des […] passions primitives[37] » qui se présente comme le revers de l’incapacité à embrasser la totalité du passé. S’appuyant sur un bref passage tiré des notes de Luxun, elle tente d’expliquer le développement d’une identité autonome et consciente de soi de la Chine moderne au moyen d’une sorte de scène primitive en images que Luxun, à coup sûr l’écrivain chinois le plus important, vivait comme la projection d’un film. La puissance des images d’un documentaire cinématographique, montrant la décapitation de civils chinois pendant la guerre sino-japonaise, a conduit Luxun à accomplir ce pas qui, pour lui comme pour la Chine, peut valoir comme abandon du canon formel fantasmagorique, auquel la vie était constamment vouée, et qui se constituait comme recherche de « l’origine et valeurs premières[38] ».

Jacques Rancière propose lui aussi un enrichissement des fonctions de l’image, qu’il déploie à partir de facteurs pragmatiques et processuels. S’appuyant sur l’exemple du film de Bresson, Au hasard Balthazar (France, 1966), il démontre que les opérations d’image qui s’y présentent reposent fondamentalement sur la capacité des images à renvoyer à autre chose, à être un marqueur de l’autre, et qu’elles puisent immédiatement leur efficacité dans l’altérité ainsi produite. Les images de Bresson « sont des opérations : des relations entre un tout et des parties, entre une visibilité et une puissance de signification et d’affect qui lui est associée, entre des attentes et ce qui vient les remplir[39]». En proposant de comprendre l’image comme opération, dans la mesure où ces opérations sont des modes tout à fait concrets d’apparition et d’action, Rancière a proposé une compréhension de l’image clairement marquée comme image-intervention.

En 1995, c’est-à-dire l’année même où Rey Chow publie son essai sur l’animisme de l’image, Gertrud Koch décrypte, dans L’Homme visible de Béla Balázs, une « nouvelle esthétique anthropomorphe[40] » de la modernité et du cinéma. Cette esthétique reposerait sur la capacité de l’appareil de prise de vue, non seulement à montrer les choses telles qu’elles sont, mais à l’inverse de leur conférer une expression humaine. Le cinéma nous mettrait, selon Koch d’après Balázs, dans la situation de nous approprier le monde et, ce faisant, de l’animer[41]. Ce double mouvement – enlever aux choses leur image et apposer sur elles en même temps l’empreinte de la nôtre – provient – même si, dans ce cas, c’est aussi par le détour étrange de l’École de Francfort – du répertoire de l’ethnologie classique. Koch reprend l’idée d’un nous prélogique et décrit le sujet qui, au cinéma, tire sa forme de ce nous. Le spectateur de cinéma, démiurgique et foncièrement amical, qui surgit de la multiplication des participations croisées dans la salle et qui, selon notre image, anime le monde de façon animale et animiste, aurait précisément – écrit-elle – un double obscur : l’être terrible et sexuellement débridé, « rejeton des pères sauvages de la lignée » et qui fait revenir « dans toute l’essence de l’humanité la nature intemporelle et animale[42] ».

Dans son dernier livre, W. J. T. Mitchell, très différemment mais avec des effets comparables, semble lui aussi se rattacher à cette magie de l’image. S’inscrivant dans la critique de la représentation, il esquisse une « vie des images » et son premier geste consiste à attribuer une vie propre au regard du spectateur. Se rattachant au philosophe Nelson Goodman, il comprend les images comme des « manières de faire des mondes[43] » qui seraient à même d’apparaître « comme des êtres vivants[44] » pour en venir d’un seul coup à sa thèse centrale : « Je crois que, dans le monde moderne, les attitudes magiques en face de l’image ont conservé la même puissance qu’aux époques que l’on nomme âge de la croyance[45]. »

Ce qui ressort de ces images aveuglantes et assourdissantes, de ces excès rythmés et ritualisés, ce n’est donc pas seulement la tentative, raffinée ou impuissante, pour étoffer les histoires sur le plan optique ou acoustique. Ils révèlent plutôt une symptomatique de l’image qui ne s’exprime nulle part plus clairement que dans des sociétés où les contradictions des fonctions culturelles ont atteint un point critique. Lorsque les images semblent se dissoudre, qu’elles s’étendent à l’infini comme les sons qui les accompagnent, alors elles se montrent dans l’état de leur virulence. Elles poussent le spectateur au-delà de l’acte de regarder, elles le prennent en charge. Nous sommes saisis dans la présence des images, leur mouvement se communique à nos corps. Dans l’accomplissement rituel et constamment réitéré des fonctions animistes, nous ouvrons les yeux et les oreilles pour découvrir une facette jusque-là inconnue du cinéma. Warburg et Eisenstein, Deren et Morin nous ont appris à trouver dans les images des moyens d’orientation et des instruments de pensée, pour notre usage ici et maintenant : les images ne font pas que nous (é)mouvoir, elles agissent sur nous, même si cette face obscure et néanmoins politique des images reste souvent cachée.