Résumés
Résumé
Cet article montre comment l’expression « devoir de mémoire », devenue formule consacrée au début des années 1990 en France pour se référer au génocide juif, fait dès lors fonction de formule-tierce. Comme intermédiaire sémantique incarnant une conscience morale chargée d’une dette envers les morts (« tiers disparus »), « devoir de mémoire » soutient la publicisation de paroles de témoins dans des dispositifs médiatiques compassionnels.
Abstract
This article shows how the expression “devoir de mémoire” (duty to remember) became a stock phrase in the political lexicon of France in the early 1990s. First used in the context of the Holocaust, it came to be commonly used as a semantic intermediary, expressing debt owed to the dead. “Devoir de mémoire” supports the recording and public expression of testimony, and its compassionate reception in the media.
Corps de l’article
[…] notre rapport au langage est toujours un rapport à la mort[1].
Apparu au cours des années 1970, le néologisme « devoir de mémoire[2] » devient une formule consacrée, au début des années 1990, pour faire référence majoritairement au génocide des juifs. Le syntagme mobilise alors la notion de tiers de multiples façons. Il est institué comme formule par des tiers normatifs du fait de leur autorité morale (les médias, l’École, Primo Lévi). « Devoir de mémoire » est, d’autre part, depuis Ricoeur, associé à la dette due aux morts en tant que « tiers disparus », non seulement par les témoins, mais également par l’ensemble des vivants. Enfin, « habitée » par des références historiques et morales, la formule porte en elle une désignation suffisamment partagée et valorisée dans ce que nous nommons la mémoire interdiscursive pour devenir un énoncé performatif faisant fonction de tiers entre locuteurs et récepteurs.
Construction d’une mémoire discursive du devoir de mémoire
Nous partirons de cette proposition du linguiste Alain Lecomte qui définit la mémoire « non comme une faculté psychologique d’un sujet parlant, mais ce qui se trouve toujours et demeure en dehors des sujets et seulement dans les mots qu’ils emploient[3] ». Définition assez restrictive mais qui a le mérite de porter l’attention sur les rapports particulièrement étroits entre langage et mémoire. Cette imbrication avait déjà été signalée par le sociologue Maurice Halbwachs en 1925 qui notait : « chaque mot (compris) s’accompagne de souvenirs, et il n’y a pas de souvenirs auxquels nous ne puissions faire correspondre des mots. Nous parlons nos souvenirs avant de les évoquer[4]. » Les linguistes élaborant la notion de « mémoire discursive », comme Bakthine, et après lui Courtine et Lecomte, se sont surtout intéressés à la mémorisation du « mot compris », c’est-à-dire à la fonction de la mémoire dans la circulation des mots que l’on emploie. Si selon Bakhtine, le mot « n’oublie jamais son trajet », c’est qu’il n’a pas oublié les discours qu’il a déjà traversés et qu’« il ne peut se débarrasser entièrement de l’emprise des contextes dont il a fait partie[5] ». Il existe donc, sans que l’on en soit vraiment conscient, une « mémoire des mots parce que les rappels mémoriels fonctionnent souvent à l’insu des locuteurs et que les mémorisations échappent partiellement à la conscience des sujets[6] ». La notion de « mémoire discursive » permet de comprendre qu’en faisant appel à la mémoire du locuteur comme du récepteur, le discours fonctionne dans une dimension dialogique de son énoncé qui stocke, au fur et à mesure, des usages antérieurs externes au locuteur. Cette notion permet d’inscrire l’histoire du terme « devoir de mémoire » à la fois dans son historicité et dans sa fonction mouvante de medium entre interlocuteurs.
À un moment donné de son histoire en effet, soit au début des années 1990, la circularité de ses usages dans divers champs discursifs a construit une « mémoire interdiscursive » du terme[7]. Alors que les occurrences retrouvées depuis les années 1970 exprimaient divers sens et renvoyaient à une pluralité de références, historiques ou non, le terme s’est retrouvé « habité » pour reprendre une formule de Bakhtine pour qui « tout membre d’une collectivité parlante trouve, non pas des mots neutres, libres des appréciations et des orientations d’autrui, mais des mots habités par des voix autres […]. Sa pensée ne rencontre que des mots déjà occupés[8]. » La présence itérative du terme « devoir de mémoire » dans les discours, en particulier médiatiques, à partir des années 1992-1993 fait que le terme a perdu sa neutralité pour de plus en plus d’individus récepteurs/locuteurs. Il est devenu pour ainsi dire occupé par des références répétées autour d’un même fait. Les usages du terme massivement médiatisés construisent alors ce que Sophie Moirand, dans son travail sur les discours dans la presse, nomme une « opération de référence[9] », lui donnant une dimension cognitive ; le terme en tant que tel devient une formule[10] porteuse d’un savoir se référant à un événement historique précis : la politique d’extermination nazie menée à l’encontre des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et, de façon adjacente, la complicité du régime de Vichy dans ce crime. L’allusion en 1994 du journaliste Éric Conan, qui vient alors de publier avec l’historien Henry Rousso Vichy, un passé qui ne passe pas[11], constitue un indicateur, parmi d’autres, de ce tournant dans l’histoire d’un terme désormais « habité ». S’adressant dans une émission de radio à Serge Klarsfeld, il précise : « Ce livre [Vichy, un passé qui ne passe pas] n’est évidemment pas écrit contre Serge Klarsfeld ni contre le devoir de mémoire dont il est l’incarnation dans ce pays[12]. » Alors que l’incarnant désigné n’a jamais évoqué « devoir de mémoire » au cours de son action de militant et d’historien depuis alors vingt-cinq ans, cette référence constitue une trace d’une « mémoire discursive » du terme en cours de fabrication, associant désormais majoritairement l’expression à la transmission de la mémoire de la Shoah et à la complicité d’acteurs français dans ce génocide[13]. La circularité du terme dans le discours médiatique qui fait ainsi son « apparition » sur la scène publique comme formule a été, semble-t-il, déterminante dans l’aimantation du « devoir de mémoire » au discours sur la nécessaire transmission de la mémoire de la Shoah.
Les archives radiotélévisées de l’Ina ainsi que celles de la presse écrite témoignent de ce fait. Alors que le terme ne se rencontre pas à la radio, à la télévision, ni dans la presse écrite avant 1992[14], « devoir de mémoire » apparaît à partir de cette date pour évoquer, non exclusivement mais principalement, le génocide juif et la responsabilité de Vichy ou de ses représentants dans ce crime. Dans ces années de fabrication d’une « mémoire interdiscursive » du « devoir de mémoire », un second point d’ancrage prend forme, corrélé au premier, autour d’un acteur social devenu alors incontournable dans notre rapport au passé : le témoin.
Le « devoir de mémoire », porte-parole public du témoin
Les premières occurrences de « devoir de mémoire » dans les médias rendent compte de l’importance non pas tant du témoignage, mais de la mise en visibilité de la parole du témoin dans l’« espace public » entendu ici, suivant la définition qu’en donna Hannah Arendt, comme un espace « où les hommes n'existent pas simplement comme d'autres objets vivants ou animés, mais font explicitement leur apparition[15] ». Le « témoin oculaire » apparaît au présent pour attester comme preuve de la véracité historique à travers la parole performative du « j’y étais[16] ».
Pour la télévision, la première occurrence repérée par les archives de l’Ina date d’octobre 1992 et concerne la diffusion des témoignages au Tribunal de Lyon lors du procès Barbie (1987). Le journal télévisé de 20 heures sur la chaîne France 2 fait son ouverture ce jour-là sur l’image du visage de Klaus Barbie en gros plan, filmé alors qu’il entend le verdict le condamnant à la réclusion criminelle à perpétuité pour crimes contre l’humanité le 4 juillet 1987. Un reportage est ensuite présenté sur le film Le procès Barbie, justice pour la mémoire et l’Histoire monté à partir d’extraits de l’enregistrement du procès, et diffusé pour la première fois, à Lyon, pour l’ouverture du Centre d’histoire de la Résistance et de la déportation (CHRD). Le film est centré sur les auditions des témoins qui évoquent au sein du tribunal leurs souvenirs[17]. Le journaliste donne ce commentaire : « Premier objectif de la projection du film, il est pédagogique. Objectif atteint : les jeunes sont venus très nombreux, bouleversés par le témoignage des rescapés des camps de la mort[18]. » Le reportage télévisé montre ensuite des réactions de personnes à la fin de la projection du film, essentiellement des lycéens que l’on avait fait venir :
Entrevue d’une jeune fille : « Je ne pensais pas que ça pouvait exister. J’en sors, j’y crois pas. Des témoignages comme ça. Vraiment, ça m’a choquée. »
Entrevue d’une jeune fille : « En tant que jeune, on a pas vécu ça, donc on peut pas vraiment savoir, mais là on a vu les gens qui y étaient et, c’est pour ça que j’y crois… C’est pas que j’y crois, mais je suis plus convaincue. »
On entend aussi la réaction de Simone Lagrange, témoin lors du procès en 1987 et présente ce jour-là à Lyon lors de la diffusion du film, qui évoque « la nécessité de transmettre la mémoire ».
Puis, Michel Noir, maire de Lyon qui a joué un rôle déterminant dans la création du CHRD et dans la possibilité de diffuser ce film, déclare au journaliste :
Je crois que c’est un immense choc, mais au plus profond de soi, c’est un coup de poing que vous ressentez au plus profond de vous et qui vous fait dire « c’est pas possible », et on découvre l’inimaginable à travers ces témoignages. Et qui vous fait dire aussi, “mais surtout, il ne faut pas que cela recommence” et qui arme en quelque sorte en vous le devoir de mémoire[19].
Ce qui est recherché dans ce dispositif public de transmission qui sera repris ensuite[20], c’est l’apparition publique des témoins directs de l’événement et l’énonciation des crimes commis comme preuve, adressée aux tiers destinataires, de la véridicité des faits.
En février 1993, « devoir de mémoire » est encore plus étroitement associé au devoir de témoigner. Dans un article paru dans le journal Le Monde intitulé « Le passage de témoin », Nicole Lapierre rend compte des nombreux livres qui sont alors publiés par des survivants des camps de concentration en s’interrogeant sur cette « vague tardive de témoignages[21] ». La sociologue a publié en 1989 un livre sur les traces des juifs de Plock, grosse bourgade du centre de la Pologne qui comptait une importante communauté juive avant la Seconde Guerre mondiale. Comme elle l’écrit alors elle-même, ce travail a pour origine une dimension très personnelle (son père est né à Plock), liée à la découverte de son histoire familiale et d’un questionnement sur sa judéité[22]. En souhaitant dépasser ce caractère intime, elle définit l’enjeu de son entreprise scientifique en ces termes : « Accepter le silence, c’est permettre l’ultime et pervers prolongement de l’entreprise d’anéantissement[23]. » La sociologue évoque à cet égard « le silence impressionnant et dense » des parents qui ne livrent pas leurs récits à leurs enfants, « convaincus de ne jamais pouvoir être compris, tant ce qu’ils auraient à dire est difficile à exprimer, dans le silence général de la société[24] ». Dans l’article du Monde, elle salue et soutient cette sortie collective du silence. Constituant à ses yeux un « lieu de mémoire qu’il faut visiter et comprendre comme tel », cette « bibliothèque de la déportation » a pour origine la nécessité chez ces auteurs « de réaffirmer l’importance de chaque expérience individuelle », ce que Nicole Lapierre nomme ensuite un « devoir de mémoire ».
En septembre 1993, une nouvelle étape est franchie dans cette opération de référence de la formule encadrant la publicisation de la parole des témoins du génocide juif. À l’occasion de la projection, pour la première fois à la télévision, du film précité sur le procès Barbie, le supplément « Le Monde radio-télévision » donne comme titre en couverture « Le devoir de mémoire[25] ». En dessous du titre, une photo, prise lors du procès Barbie, de deux témoins qui sont dénommés[26]. S’ensuit une double page qui reprend en titre « Le devoir de mémoire » où l’on peut voir des photos de quatre témoins du procès qui sont chaque fois nommés (Ennat Léger, Elie Nahmias, Sabine Zlatin, Marcel Stourdze). Dans son article, le journaliste Jean-Baptiste Montvallon écrit à propos de la prise de parole des témoins au cours du procès : « Surmontant des souffrances qu’on ne peut mesurer, les victimes de Barbie s’étaient efforcées de répondre au “devoir de mémoire” qui s’imposait à elles[27]. »
On remarquera que ces différents usages qui associent « devoir de mémoire » au devoir de témoigner ne viennent pas des témoins eux-mêmes. Ils sont le fait d’autres acteurs (journalistes, chercheurs) qui énoncent ce besoin de témoigner, de dire l’indicible publiquement pour les témoins, comme poussés par cette notion/expression de « devoir de mémoire ».
Des usages du terme de la part de témoins à la radiotélévision se retrouvent l’année d’après, en 1994, dans les propos de Lucie Aubrac recueillis dans le cadre d’une émission radio intitulée « L’esprit de résistance. Souvenirs et témoignages[28] » : « Le devoir de mémoire, c’est pas par rapport à des actes, c’est par rapport à une pensée, à une décision, à un engagement. » « J’ai aujourd’hui une dette de survie quant aux résistants qui sont morts ; si nous ne faisons pas notre devoir de mémoire, nous ne faisons pas notre devoir[29] », déclare quant à elle l’ancienne résistante et écrivaine Madeleine Riffaud à la télévision, à l’occasion de la publication d’un livre d’entretiens dans lequel elle livre ses souvenirs de la guerre[30].
Le terme « devoir de mémoire » est donc à partir de cette période « habité », directement ou indirectement, par les voix des victimes civiles de la Seconde Guerre mondiale. « Habité » au sens de Bakhtine, l’emploi du terme par le locuteur étant mobilisé par la mémoire qu’il a du mot, dans des usages antérieurs qui ne sont pas de lui. Usages qui viennent légitimer la nécessité ou le besoin de dire, de raconter, de transmettre publiquement ses souvenirs du côté des témoins, et de les recevoir du côté des contemporains, en particulier des jeunes générations.
« Devoir de mémoire » : un « acte moral » à formuler
Si l’on peut considérer qu’elle devient un tiers « convoyeur de sens[31] » dans l’espace public à partir des années 1992-1993, c’est dans la mesure où la formulation de « devoir de mémoire » est alors perçue, en tant qu’acte de parole, comme un « acte moral ». Nous empruntons ici aux réflexions de Durkheim sur la notion de « devoir », particulièrement opérantes pour considérer le terme « devoir de mémoire » comme une formule-tierce. Dans son texte sur « la détermination du fait moral », Durkheim discute de la notion de « devoir » en revenant sur les considérations de Kant à propos des impératifs catégoriques[32].
Dans la mesure où « toute morale se présente à nous comme un système de règles de conduite[33] », le sociologue postule que la « notion de devoir » est constitutive de l’édiction des règles de morale en société, règles qui sont ainsi « investies d'une autorité spéciale en vertu de laquelle elles sont obéies parce qu'elles commandent[34] ». Pourtant, il remarque que la notion de devoir n’épuise pas la morale : « Il est impossible que nous accomplissions un acte uniquement parce qu'il nous est commandé », il faut aussi que cet acte moral soit « désirable » :
Seulement quelque chose de la nature du devoir se trouve dans cette désirabilité de l'aspect moral. S'il est vrai que le contenu de l'acte nous attire, cependant il est dans sa nature de ne pouvoir être accompli sans effort, sans une contrainte sur soi. L'élan, même enthousiaste, avec lequel nous pouvons agir moralement nous tire hors de nous-même, nous élève au-dessus de notre nature, ce qui ne va pas sans peine, sans contention. C'est ce désirable sui generis que l'on appelle couramment le bien[35].
Durkheim en conclut que « tout acte moral présente ces deux caractères […] le bien et le devoir ».
Le terme « devoir de mémoire », parce qu’il contient le mot « devoir », porte la notion d’obligation et d’« effort », du « ce qui ne va pas sans peine » de Durkheim. « Obligation » individuelle évoquée par la résistante Madeleine Riffaud. « Effort » de dire mentionné par le journaliste du Monde Jean-Baptiste Montvallon, à propos des témoins du procès Barbie.
Suivant Durkheim encore : « Les choses n’ont pas de valeur par elles-mêmes, elles n’ont de valeur que par rapport à des états de conscience[36]. » Or, dans cet état de conscience du début des années 1990, le mot « mémoire » recèle intrinsèquement dans le discours social une valeur morale, un « bien » à protéger, à sauvegarder, et ce, à travers les usages métaphoriques de ce mot employés de plus en plus fréquemment depuis les années 1970 et surtout 1980[37]. Associant « devoir » et « mémoire », la formule « devoir de mémoire » au début des années 1990 conjugue donc, de façon littérale (« devoir ») et métaphorique (« mémoire » = valeur morale), les deux caractéristiques de l’« acte moral » tel que le définit Durkheim : le devoir et le bien.
Il aura fallu cependant que la formule soit « investie d’une autorité morale » dans l’espace public[38]. Nous présentons ici les quelques jalons de cet investissement par diverses instances-tierces de légitimation entre 1992 et 1995 : l’État, les médias et une figure « héroïsée » paradigmatique en la personne de Primo Lévi.
« Devoir de mémoire » comme nouvelle « conscience morale »
« Devoir de mémoire » va profiter de tiers institutionnels normatifs pour être investi, en tant qu’intermédiaire sémantique, d’une nouvelle conscience morale. C’est d’abord l’institution scolaire qui transforme le statut du terme « devoir de mémoire » en 1993. Cette année-là, l’un des sujets de philosophie du baccalauréat proposé aux candidats en juin 1993 est : « Pourquoi y a-t-il un devoir de mémoire[39] ? » Présenté au sein de la commission nationale du baccalauréat par des enseignants en philosophie du secondaire à la fin de l’année 1992, le sujet invite donc à se demander non pas s’il y a un « devoir de mémoire », mais dans quelle mesure cette injonction morale peut être considérée comme légitime. Ce sujet donne à la formule une nouvelle autorité morale s’effectuant par l’École, une institution qui a la charge de transmettre des savoirs et des valeurs auprès des jeunes générations, ce qui est illustré par exemple par la présentation du Concours national de la Résistance et de la Déportation organisé chaque année depuis le début des années 1960.
Une circulation directe de l’expression est alors repérable puisque trois semaines après ce sujet du baccalauréat, le journaliste Jean-Marie Cavada décide d’intituler son émission télévisée La marche du siècle : « Le devoir de mémoire[40] ». Diffusée en première partie de soirée, l’auditoire de La marche du siècle est alors très important (entre 3 à 5 millions de téléspectateurs chaque semaine), et son producteur-présentateur, Jean-Marie Cavada, est l’une des personnalités télévisées préférées des Français. Son émission aborde des « questions de société » débattues par des invités et se veut porteuse de valeurs morales d’une certaine modernité : le générique de l’émission fait tourner autour de planètes des mots comme « Europe », « Désarmement », « Solidarité », « Sida », « Communication », « Droits de l’homme », « Environnement ». Pour Jean-Marie Cavada, l’émission a clairement une mission d’éducation auprès de la population. Parmi les invités ce soir-là, on trouve un philosophe, Paul Ricoeur, un juriste, Pierre Truche (procureur général près de la cour d’appel de Lyon et représentant le ministère public lors du procès Barbie), et plusieurs historiens (Pierre Nora, Denis Peschanski, Rita Thalmann). Au début de l’émission, Jean-Marie Cavada revient sur le sujet donné au baccalauréat trois semaines auparavant, sujet qu’il qualifie « d’une très grande actualité, et d’une assez grande gravité ». Il interroge Ricoeur, présenté comme l’« un des plus grands esprits de ce siècle », pour savoir ce qu’il aurait répondu :
Alors, certainement, une dette. Nous avons une dette à l’égard de morts. Et c’est cela qui nous donne une mémoire longue, une identité durable. Et puis, peut-être aussi que nous avons à nous délivrer de la culpabilité du passé, en mettant à plat, en mettant au clair notre mémoire, et donc, il y a toute une thérapeutique. Alors peut-être aussi qu’il faut délivrer le passé de ce qui est simplement révolu, qu’on ne peut plus changer, et retrouver les promesses inaccomplies du passé. Et donc ce qui dans le passé est aussi un projet[41].
Le philosophe légitime le terme sur le plan moral, social et politique, et à la fois sur le plan individuel (dette, dimension « thérapeutique ») et sur le plan collectif (« projet »). Ricoeur a évoqué à plusieurs reprises ce thème de la dette envers les morts dans son oeuvre[42]. Dans ses derniers écrits, publiés après sa mort, il nommera « les morts comme tiers disparus », soulignant que depuis l’Antiquité, « parmi les critères d’humanité, à côté de l’outil, du langage, de la norme morale et sociale », « il y a les défunts » et « la place de la sépulture », car « on ne se débarrasse pas des morts, on en a jamais fini avec eux[43] ». Ricoeur reviendra dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, publié en 2000, sur la notion de « devoir de mémoire », un impératif qui renvoie selon lui à la « vertu de justice » : « Le devoir de mémoire est le devoir de rendre justice, par le souvenir, à un autre que soi.[44] » Il associe de nouveau le « devoir de mémoire » à l’idée de dette à l’égard des morts : « Le devoir de mémoire ne se borne pas à garder la trace matérielle, scripturaire ou autre, des faits révolus, mais entretient le sentiment d’être obligés à l’égard de ces autres dont nous dirons plus loin qu’ils ne sont plus mais qu’ils ont été[45]. »
Lors de l’émission de Cavada, un reportage intitulé « Mémoire niée » cherche à démontrer que différents épisodes de la Seconde Guerre mondiale, comme les camps d’internement et de transit pour les juifs et la complicité des autorités françaises dans leur déportation, sont toujours occultés par les pouvoirs publics ou tombés dans l’oubli[46]. Le réalisateur du reportage en conclut que la négation de la mémoire permet toutes les réécritures de l’histoire, référence directe aux discours négationnistes de l’époque.
Au cours de l’émission, tous les invités ont argumenté chacun leur tour pour signifier la légitimité du « devoir de mémoire », avec quelques précautions pour certains. Le terme a été ainsi « validé » comme notion par des acteurs qui dispensent un discours d’autorité sur la pensée et la morale (Ricoeur), la justice (Truche) et le passé (Nora). Cavada conclut son émission en indiquant qu’il y a bien consensus sur la nécessité d’un « devoir de mémoire » pour les jeunes générations.
La légitimation de la formule est aussi bien relayée par la presse télévisée. L’hebdomadaire Télérama, journal qui se veut porteur de valeurs morales, présente l’émission de ce jour-là comme très intéressante. Le journaliste revient d’abord, dans son commentaire, sur le sujet du baccalauréat :
Y a-t-il un devoir de mémoire ? Le sens commun, chez nous, reste persuader que parler du nazisme et de ses sbires, c’est les faire revenir. Mais à force de ne plus susciter ce passé, on permet aux négationnistes, aux « révisionnistes » comme ils se proclament, de faire leur office. Oui, considérer avec suspicion ceux qui exhument cette histoire-là, se persuader qu’il est malsain de vouloir savoir plutôt que de s’attacher à oublier, c’est se rendre complice – dans une moindre mesure et a posteriori – de la solution finale[47].
Et le journaliste en conclusion « de se demander si ce n’est pas la culture de l’oubli qui trouble l’ordre public, en provoquant des retours du refoulé parfois sanglants[48]…».
Ces différents usages opérés en 1993 changent la nature du terme. La formule est désormais discutée en tant que notion reconnue légitime dans « l’espace public » au sens de Habermas, c’est-à-dire dans un espace de discussion où se forme un consensus à partir d’une confrontation d’arguments[49]. Elle encadre sémantiquement la « publicisation[50] », par des dispositifs massifs de transmission, d’un événement historique – les crimes pendant la Seconde Guerre mondiale en France. Elle est présentée comme une notion représentant un « horizon d’attente » pour la société, en sollicitant un engagement auprès des tiers destinataires : celui d’assurer la transmission de ce passé-là et des valeurs morales dont il est alors porteur autour des droits de l’homme. « Devoir de mémoire » semble incarner dans le langage une réponse à ce qui est alors de plus en plus présenté, à travers la « culture de l’oubli » et du déni de mémoire, comme un scandale qui « trouble l’ordre public[51] ». Différents événements survenus dans les années précédentes ont tenu lieu de « scandales mémoriels[52] », transgressant des normes en cours d’édification concernant en particulier l’antisémitisme et la mémoire du génocide juif[53]. Si l’on considère en effet le scandale comme un moment de transformation sociale, comme une « épreuve » à travers laquelle est réévalué collectivement l’attachement à des normes[54], on peut analyser la formule « devoir de mémoire » comme un outil utilisé par différents acteurs à partir de 1992 pour affirmer dans le discours public cette adhésion à une norme nouvellement établie : la reconnaissance de la spécificité du génocide juif et la participation des autorités françaises à ce crime. Une norme transgressée par les discours négationnistes publicisés depuis alors plusieurs années par le Front national[55] et contrariée par les atermoiements du président de la République de l’époque, François Mitterrand[56].
Si cette norme collective autour de la mémoire du génocide peut s’établir, c’est aussi parce qu’elle se rattache à un impératif moral dominant la société, centré sur la compassion envers les victimes. En cela, le sens que lui donne différents acteurs à partir de 1992 fait du « devoir de mémoire » un tiers de ce que le sociologue Patrick Pharo nomme une « conscience publique[57] », ou une « conscience morale de la 3e personne » qu’il rattache aux thèmes des droits de l’homme et de l’action humanitaire. Cette conscience morale se construit par l’intermédiaire de « scènes de sollicitation publique » par laquelle on cherche à entraîner « un mouvement d’adhésion, de compassion ou de solidarité chez le destinataire[58] ». On pense ici aux émissions télévisées précitées ou au film du procès Barbie projeté au CHRD qui peuvent être considérés comme des scènes de sollicitation publique. Ce n’est pas directement la victime du crime passé qui sollicite l’écoute, la compassion du tiers-destinataire pour énoncer son expérience, mais la présentation qui est faite du malheur de la victime dans l’image et le commentaire. Patrick Pharo insiste ainsi sur le fait que :
[…] dans le spectacle médiatique de l’injustice et du malheur, le rôle des images et des intermédiaires sémantiques est en effet crucial, car c’est essentiellement le sens des descriptions ou des présentations qui entraîne la compassion du sujet pour les injustices et les misères et influe ainsi sur ses capacités d’engagement[59].
« Devoir de mémoire » fait alors fonction d’intermédiaire sémantique de ces scènes de sollicitation publique qui permettent aux témoins d’être entendus par l’intermédiaire de la compassion des auditeurs.
Pour parachever cette construction de la formule « devoir de mémoire » comme tiers d’une « conscience morale », il faut évoquer le livre qui paraît en janvier 1995, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la libération d’Auschwitz, sous le titre Le Devoir de mémoire avec pour référence d’auteur l’écrivain Primo Lévi[60]. Primo Lévi est alors investi d’une autorité morale importante en France[61] : « […] or l'attribut caractéristique de toute autorité morale c'est d'imposer le respect ; en raison de ce respect, notre volonté défère aux ordres qu'elle prescrit[62]. » Quel ordre prescrit à titre posthume Primo Lévi avec ce livre par l’intermédiaire des éditeurs ? Celui du « devoir de mémoire », un ordre qui s’adresse aux anciens rescapés, celui de témoigner publiquement de leur expérience. La formule est ainsi le lieu public de la parole du témoin portée en paradigme sur la scène sociale avec la caution morale de Primo Lévi[63]. « Devoir de mémoire » a trouvé dès lors son tiers-auteur[64]. Le livre sera vendu à 70 000 exemplaires et connaîtra de nombreuses rééditions. Le choix du titre par les éditeurs cristallise l’une des composantes qu’acquiert la notion de « devoir de mémoire » à ce moment-là, celui du devoir de témoigner dans l’espace public d’une expérience traumatique[65].
« Devoir de mémoire » : une formule-tierce
Si nous pouvons parler d’une formule-tierce à l’endroit du « devoir de mémoire », c’est dans la mesure où la formule a été investie d’un sens – entendu comme « le contenu intelligible d’une expérience subjective[66] » – révélant une vérité : l’extermination des juifs d’Europe et la complicité de Vichy dans cette politique. Le néologisme est intégré, à ce titre, au langage dont l’une des fonctions est qu’« il continue, sous une autre forme, à être le lieu des révélations et à faire partie de l’espace où la vérité, à la fois, se manifeste et s’énonce[67] ». Il convient alors de signaler les « effets de pouvoir propre au jeu énonciatif[68] », l’usage qui est fait de la formule à partir de cette période indiquant un « usage de son pouvoir, de sa puissance d’action, de sa performativité[69] ». « Devoir de mémoire » mobilise ainsi les témoins engagés moralement à dire leur expérience à la télévision sous forme de confession intime[70], comme preuve d’une vérité historique, et elle sollicite la compassion des tiers-destinataires qui se retrouvent confrontés au choix d’un engagement venant soulager un sentiment de culpabilité[71]. Parmi les nombreux exemples d’une telle sollicitation, évoquons simplement ce reportage de 26 minutes intitulé « Le devoir de mémoire » diffusé dans le cadre du journal télévisé de France 3-Normandie dont nous reproduisons ici un photogramme (fig. 1). On y voit Denise Holstein, rescapée d’Auschwitz, accompagner les élèves d’une classe de 3e à Auschwitz. La visite du camp alterne entre information, message civique et scènes de recueillement en hommage aux morts[72].
Dit autrement : la publicisation d’un « espace d’expérience » est arrimée à un « horizon d’attente » qui le rend intelligible, pour reprendre ainsi les deux catégories forgées par l’historien allemand Koselleck[73]. Pourquoi cet « espace d’expérience » devient, à un moment donné de la vie d’une personne, dicible ? Pourquoi cet « effort » de prise de parole publique, pour reprendre la notion que recouvre « devoir » chez Durkheim, est réalisé ? Question également posée par l’historien Michael Pollack lorsqu’il interroge au début des années 1980 des femmes sur leur expérience de la déportation à Auschwitz[74]. Une ancienne déportée ainsi :
[…] déclare « ne jamais avoir parlé de son expérience à Birkenau », « avoir tout refoulé pour pouvoir vivre », elle explique indirectement cette attitude par l'absence de liens sociaux qui lui auraient permis d'en parler et de surmonter ainsi le souvenir grâce à un travail de constitution d'une mémoire collective[75].
On en revient à l’articulation entre mémoire individuelle et mémoire collective : «[…] les mémoires dites “individuelles” – pour être porteuses des expériences vécues et/ou transmises et de ce fait éventuellement capables de résistance – ne s’expriment que dans des cadres sociaux-familiaux ou de groupes intermédiaires entre l’individu et la nation[76]. » Pourquoi cette mémoire peut-elle s’exprimer dans un cadre public (livres, journaux, télévision, école)?
Le succès de la formule « devoir de mémoire », invoquée lors de la mobilisation d’« espaces d’expérience » dits publiquement, apporte un élément de réponse. Son énoncé est perçu alors comme un acte performatif ouvrant la voie à un nouvel « horizon d’attente » qui sous-tend depuis les années 1970 un projet de société au carrefour de nouvelles catégories normatives politico-morales : la reconnaissance des victimes[77], la compassion, la reconnaissance des droits des personnes opprimées pour leur genre, leur orientation sexuelle, leur origine culturelle ou raciale[78], la réparation du « trauma » par la verbalisation des souvenirs ou par des politiques publiques, l’exercice de la justice pour des crimes imprescriptibles, la reconnaissance des identités minoritaires, l’exigence d’une transparence démocratique. Ces nouvelles normes ayant ouvert un champ d’attente social, « devoir de mémoire » est employé comme un acte performatif qui en permet la réalisation.
Ces nouvelles catégories ont leur versant opposé : l’oubli, l’occultation, l’impunité, l’enfouissement, le refoulement, la négation, l’antisémitisme ; les unes affirmant un concept de civilisation moderne centré sur la mémoire de l’holocauste[79], les autres prolongeant la barbarie humaine sortie du « trou noir d’Auschwitz[80] ». Dans cet affrontement, « devoir de mémoire » vient incarner une conscience morale située du côté de la modernité. Il devient, dans ces années 1990, un tiers auquel on se réfère, auquel on s’adosse pour pouvoir énoncer et transmettre la vérité des expériences de violences extrêmes, désormais porteuses de projets collectifs. C’est « habité » de cette « vertu » que les acteurs politiques français viendront ensuite faire usage de façon itérative de la formule « devoir de mémoire » jusqu’au milieu des années 2000, avant que les controverses publiques sur les rapports entre la loi, l’histoire et la mémoire ne viennent reconfigurer le paysage sémantique des discours des politiques publiques mémorielles, avec notamment l’essor des formules « devoir d’histoire » et « travail de mémoire ».
À un moment de sa trajectoire, « devoir de mémoire » est invoqué comme formule pour donner sens à la transmission d’expériences individuelles dans l’espace public. Comme l’avait déjà remarqué la psychanalyste Régine Waintrater[81], la particularité d’une telle formule réside dans le fait qu’elle a du sens autant pour le témoin qui énonce sa propre expérience (« je dis cette parole par “devoir de mémoire” ») que pour celui qui en est le récepteur (« je reçois cette parole par “devoir de mémoire” »). L’emploi de la formule constitue ainsi pour chacun des interlocuteurs un « acte moral » performatif s’insérant dans un « ordre du discours » qui affirme collectivement l’attachement à de nouvelles normes[82]. Instituée comme « convoyeur de sens » par des acteurs-tiers (journalistes, politiques, scientifiques, éditeurs, témoins) au début des années 1990, la formule est employée ainsi comme un medium pour la transmission d’un passé. Ce statut de formule-tierce incarnant, à elle seule, une conscience morale à prétention universelle sera au coeur de la controverse suscitée par les critiques adressées aux abus du « devoir de mémoire » par Paul Ricoeur en 2000[83]. Le philosophe sera en effet vivement attaqué pour avoir pu mettre en cause une formule établissant un lien entre les vivants et les morts, entre l’absence et sa représentation, entre le passé, le présent et l’avenir, soit des fonctions traditionnellement dévolues aux religions.
Parties annexes
Note biographique
Sébastien Ledoux prépare actuellement une thèse d’histoire sur l’histoire du « devoir de mémoire » à Paris I (Panthéon-Sorbonne), au sein du laboratoire du Centre d’histoire sociale du xxe siècle. Ses dernières publications incluent : « Écrire une histoire du “devoir de mémoire”, (Le Débat, no 170, 2012) ; « “Devoir de mémoire” : The Post-colonial Path of a Post-national Memory in France » (National Identities, vol. 15, no 3, 2013) ; « Les lieux d’origine du devoir de mémoire » (Conserveries mémorielles, 2013, à paraître) ; « Henry Bulawko, témoin oublié d’un évènement consacré : la rafle du Vel’ d’Hiv’ » (dans Jacques Walter et Béatrice Fleury [dir.], Le témoin consacré, le témoin oublié, 2013, à paraître) ; « Les historiens face aux nouveaux usages du mot mémoire », Mots. Les langages du politique (no 103, 2013, à paraître).
Notes
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[1]
Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire [1975], Paris, Gallimard, 2007, p. 142.
-
[2]
Par commodité d’usage, l’emploi de guillemets pour « devoir de mémoire » signifie qu’il s’agit du terme et non de la notion.
-
[3]
Alain Lecomte, « Comment Einstein raconte comment Newton expliquait la lumière, ou : Le rôle de la mémoire interdiscursive dans le processus explicatif », Revue européenne des sciences sociales, tome 19, no 56, 1981, p. 71-72.
-
[4]
Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire [1925], Paris, Albin Michel, 1994, p. 279.
-
[5]
Mikhaïl Bakhtine, La poétique de Dostoïevski, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p. 279.
-
[6]
Sophie Moirand, Les discours de la presse quotidienne. Observer, analyser, comprendre, Paris, Presses universitaires de France, 2008, p. 134.
-
[7]
Voir Sébastien Ledoux, « Les lieux d’origine du devoir de mémoire », Conserveries mémorielles, en ligne, automne 2013, à paraître.
-
[8]
Bakhtine, 1970, p. 263.
-
[9]
Sophie Moirand, « Discours, mémoires et contextes : à propos du fonctionnement de l’allusion dans la presse », CORELA, numéro thématique, « Cognition, discours, contextes », 1er novembre 2007, http://corela.edel.univ-poitiers.fr/index.php?id=1567 (consulté le 12 juin 2011).
-
[10]
Entendu comme « un ensemble de formulations qui, du fait de leurs emplois à un moment donné et dans un espace public donné, cristallisent des enjeux politiques et sociaux que ces expressions contribuent dans le même temps à construire », Alice Krieg-Planque, La notion de «formule» en analyse du discours. Cadre théorique et méthodologique, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2009, p. 7. Voir également sa thèse : « Purification ethnique ». Une formule et son histoire, Paris, CNRS Éditions, 2003.
-
[11]
Éric Conan et Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994.
-
[12]
Émission radiophonique Répliques produite par Alain Finkielkraut sur France Culture, diffusée le 19 novembre 1994 et publiée dans Alain Finkielkraut (dir.), L’interminable écriture de l’Extermination, Paris, Stock, 2010, p. 116.
-
[13]
Ce qui correspond au principal enjeu de mémoire de la période comme le signale alors en 1995 l’historien François Bédarida : « […] l’enjeu de mémoire qui continue à susciter bien des controverses » est « celui de l’attitude des Français à l’égard de la persécution des Juifs », François Bédarida, « Controverses et enjeux de mémoire », dans 1938-1948. Les années de tourmente de Munich à Prague. Dictionnaire critique, Paris, Flammarion, 1995, p. 1092.
-
[14]
Pour les archives radiotélévisées de l’Ina (Institut national de l’audiovisuel), la première occurrence retrouvée à la radio date de 1988, mais sans référer à un événement historique précis (émission Chasseurs de sons, France Culture, 13 novembre 1988, archive Ina). D’un point de vue méthodologique, il est nécessaire de vérifier la présence réelle de « devoir de mémoire » dans le document signalé par le moteur de recherche « hyperbase » de l’Ina, car certains documentalistes utilisent le terme pour décrire ou résumer un document dans leur notice, à l’occasion de campagnes de numérisation de documents anciens, alors que le terme n’est pas employé ; voir Ledoux, 2013. Concernant les occurrences de « devoir de mémoire » dans la presse écrite, les bases d’archives les plus anciennes sont celles du Monde (1944) et de L’Humanité (1990).
-
[15]
Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 256. Voir également Dominique Cardon, Jean-Philippe Heurtin, Cyril Lemieux, « Parler en public », Politix, vol. 8, no 31, 1995, p. 5-19.
-
[16]
Voir Renaud Dulong, Le témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1998 ; et François Hartog, « Le témoin et l’historien », Gradhiva, no 27, 2000, p. 1-14.
-
[17]
Pour la place et le rôle des témoins lors du procès Barbie, voir Sébastien Ledoux, « Les témoins du procès Barbie, acteurs de mémorialisation », dans Témoins et témoignages. Figures et objets du XXe siècle, actes du colloque de la Fondation pour la Mémoire de la déportation, 2014, à paraître.
-
[18]
Journal télévisé de 20 heures, France 2, 15 octobre 1992, archive Ina.
-
[19]
Ibid.
-
[20]
À partir d’avril 1993, le film est projeté chaque jour au CHRD. Il sera diffusé en septembre 1993 à une émission télévisée de grande écoute, La marche du siècle.
-
[21]
Nicole Lapierre, « Le passage de témoin », Le Monde, 10 février 1992.
-
[22]
Nicole Lapierre, Le silence de la mémoire. À la recherche des Juifs de Plock [1989], Paris, Le Livre de poche, 2001, p. 27-38.
-
[23]
Ibid., p. 38.
-
[24]
Ibid., p. 30. Dans l’introduction de la réédition du livre, en 2001, Lapierre abordera encore le thème du silence : « Il y a eu le temps du silence des victimes, qui était surtout celui de la surdité embarrassée du monde, du lendemain de la Libération au milieu des années 1970 », ibid., p. 17.
-
[25]
Le Monde, 5-6 septembre 1993, p. 15.
-
[26]
Il s’agit de Rosa Halaumbrenner et Fortunée Benguigui, mères d’enfants de la maison d’Izieu déportés et gazés à Auschwitz-Birkenau en 1944.
-
[27]
Le Monde, 5-6 septembre 1993, p. 17
-
[28]
France Culture, 27 août 1994, archive Ina.
-
[29]
Journal télévisé, France 2, 22 août 1994, archive Ina.
-
[30]
Madeleine Riffaud, On l’appelait Rainer. 1939-1945, entretiens avec Gilles Plazy, Paris, Julliard, 1994.
-
[31]
Nicole Lapierre, « Échos », dans « À propos de “Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie. Un génocide aux déserts de l’inconscient” de Janine Altounian », Les Papiers du Collège international de Philosophie, Papiers no 32, p. 28.
-
[32]
Émile Durkheim, « Détermination du fait moral [1906] » dans Sociologie et philosophie, Paris, Presses universitaires de France, 1967, p. 39-72.
-
[33]
Durkheim, 1967, p. 39.
-
[34]
Durkheim, 1967, p. 40.
-
[35]
Ibid.
-
[36]
Durkheim, 1967, p. 67.
-
[37]
Voir Sébastien Ledoux, « Écrire une histoire du “devoir de mémoire” », Le Débat, mai-août 2012, p. 175-185.
-
[38]
Ainsi, selon Durkheim : « Pour que le caractère obligatoire des règles soit fondé, il suffit que la notion d'autorité morale soit fondée elle aussi, car à une autorité morale, légitime aux yeux de la raison, nous devons obéissance simplement parce qu'elle est autorité morale », 1967, p. 12.
-
[39]
Série littéraire, académies de Paris, Versailles, Rouen, Lille, Amiens, cité dans Le Monde, 12 juin 1993, p. 26.
-
[40]
La marche du siècle, France 3, 30 juin 1993, archive Ina. Jean-Marie Cavada a mentionné ce lien lors d’un entretien fait le 9 novembre 2010.
-
[41]
Ibid. , texte retranscrit par l’auteur.
-
[42]
Notamment dans Paul Ricoeur, Temps et récit, tome 3, « Le temps raconté », Paris, Éditions du Seuil, 1991 ; et Soi-même comme un autre, Paris, Éditions du Seuil, 1990.
-
[43]
Paul Ricoeur, Vivant jusqu’à la mort, Paris, Éditions du Seuil, 2007, p. 37.
-
[44]
Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2003, p. 108.
-
[45]
Ibid., p. 108.
-
[46]
Reportage dans d’anciens camps d’internement (Risevaltes, Douadic, Recebedou) et d’anciens hôpitaux psychiatriques (Vinatier, Ville-Évrard), ainsi qu’aux archives nationales (dossier « coopération des polices franco-allemandes »).
-
[47]
Antoine Perraud, Télérama, no 2 267, 23 juin 1993, p. 114.
-
[48]
Allusion au meurtre de René Bousquet survenu quelques semaines auparavant. Ibid.
-
[49]
Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1978.
-
[50]
Voir Louis Quéré, « L’espace public : de la théorie politique à la métathéorie sociologique », Quaderni, vol. 18, no 18, automne 1992, p. 77.
-
[51]
Idée également présente dans le reportage « Mémoire niée » de l’émission La marche du siècle : « J’aurai tendance à penser l’inverse, que le silence entretenu, l’oubli entretenu trouble l’ordre public. Parce qu’il y a un refoulé. Tant qu’on aura pas assumé cette partie de notre histoire, on n’arrivera pas à restaurer un certain ordre public », dit Freddy Raphael, doyen de la faculté des sciences humaines de Strasbourg qui a fait des recherches sur l’hôpital psychiatrique de Stefanfeld pendant la Seconde Guerre mondiale (archive Ina).
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[52]
Voir également la notion d’« affaire de mémoire » définie ainsi par Susan Rubin Suleiman : « L’objet du conflit dans une affaire de mémoire concerne l’interprétation et la représentation publique d’un événement situé loin dans la passé, mais dont les effets se font encore ressentir », Crises de mémoire. Récits individuels et collectifs de la Deuxième Guerre mondiale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 7.
-
[53]
L’« affaire Darquier de Pellepoix » (1978) apparaît comme le premier « scandale mémoriel » de ce type, suivi ensuite par d’autres : l’« affaire du détail » de Jean-Marie Le Pen (1987), « l’affaire Notin » à l’Université de Lyon (1990), l’affaire de la profanation du cimetière juif de Carpentras (mai 1990), « l’affaire du fichier juif » (1991), le non-lieu de Paul Touvier (avril 1992).
-
[54]
Voir Damien de Blic et Cyril Lemieux, « Le scandale comme épreuve. Éléments de sociologie pragmatique », Politix, no 71, 2005, p. 9-38.
-
[55]
Voir Valérie Igounet, Histoire du négationnisme en France, Paris, Éditions du Seuil, 2000.
-
[56]
Alors que de nombreuses voix s’élèvent au début de l’année 1992 pour lui demander de reconnaître la complicité de l’État français dans la rafle du Vel’ d’Hiv’, François Mitterrand s’y refuse. Il est sifflé par une partie du public le 16 juillet 1992, lors de la commémoration officielle de la rafle. Ses relations avec René Bousquet sont révélées par le journaliste Pierre Péan en septembre 1994 : Une jeunesse française. François Mitterrand, 1934-1947, Paris, Fayard, 1994.
-
[57]
Patrick Pharo, « Sollicitation et déréalisation du malheur. Problèmes de sensibilisation », L’Année sociologique, no 44, 1994, p. 53-82.
-
[58]
Ibid., p. 54.
-
[59]
Ibid., p. 61.
-
[60]
Primo Lévi, Le devoir de mémoire, Paris, Éditions Mille et une Nuits, 1994. Il s’agit en fait de la retranscription d’un livre d’entretiens de Primo Lévi réalisés en 1983 par deux universitaires italiens, Anna Bravo et Federico Cerreja.
-
[61]
Pour la réception de l’oeuvre de Primo Lévi en France, voir Daniela Amsallem, « Primo Lévi et la France », dans Philippe Mesnard et Yannis Thanassekos (dir.), Primo Levi à l’oeuvre. La réception de l’oeuvre de Primo Lévi dans le monde, Paris, Éditions Kimé, 2008, p. 213-253.
-
[62]
Durkheim, 1967, p. 18.
-
[63]
Voir Myriam Annissimov, Primo Lévi ou la tragédie d’un optimiste, Paris, JC Lattès, 1996 ; et Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz. L’archive et le témoin, Paris, Éditions Payot et Rivages, 1999.
-
[64]
Différents acteurs des milieux académiques, médiatiques et politiques affirment à tort, depuis la publication de ce livre en 1995, que « devoir de mémoire » est un terme qui a été forgé par Primo Lévi : voir Ledoux, 2013.
-
[65]
Après 1995, la formule devient un tiers « convoyeur de sens » pour des interlocuteurs qui souhaitent rendre publiques d’autres expériences traumatiques de l’Histoire dans le cadre de dispositifs de transmission divers : voir par exemple l’exposition photographique des « Rencontres d’Arles » en 1997 consacrée aux crimes du 20e siècle et dénommée « Devoir de mémoire », ainsi que le projet d’écriture « Écrire par devoir de mémoire » pour le génocide rwandais en 1998.
-
[66]
Patrick Pharo, Le sens de l’action et la compréhension d’autrui, Paris, L’Harmattan, 1993.
-
[67]
Michel Foucault, Les mots et les choses [1966], Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2010, p. 51.
-
[68]
Michel Foucault, Dits et écrits, vol. 2, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2012, p. 144.
-
[69]
Josiane Boutet, Le Pouvoir des mots, Paris, La Dispute, 2010, p. 16.
-
[70]
Voir Dominique Mehl, La télévision de l’intimité, Paris, Éditions du Seuil, 1996.
-
[71]
Voir Luc Boltanski, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique [1993], Paris, Gallimard, 2007.
-
[72]
À la fin du reportage, on voit les élèves sur les rails à l’entrée du camp entourant en cercle Denise Holstein qui prononce ces paroles avec solennité : « 76 000 personnes ont été déportées de France ; sur les 76 000, il y avait 11 000 enfants. Sur les 76 000, nous sommes revenus à 2 500 ; et à l’heure actuelle, nous sommes à peu près 300 survivants [on voit des collégiens pleurer]. Je vais vous demander de vous recueillir quelques instants en pensant à toutes ces personnes qui ont fini ici. Vous savez que d’habitude, quand on a perdu quelqu’un, on va au cimetière. Moi, je ne sais pas où aller » [images au ralenti des enfants qui déposent des roses à tour de rôle sur les rails]. Hors champ, la voix de Denise Holstein reprend : « Je voudrais aussi que chacun dépose une rose. Je voudrais que toute votre vie, vous pensiez, que vous en parliez autour de vous ; vous savez que malheureusement, à l’heure actuelle [retour en gros plan sur Denise Holstein], il y a des gens qui disent que ça n’a jamais existé, que c’était de l’invention. Je pense que quand on est ici, il est difficile de penser que c’est de l’invention [visages graves, et tristes des collégiens]. Vous lutterez toute votre vie contre ces gens et… vous n’oublierez pas tous ces gens qui ont disparu. Vous voyez, c’est la troisième fois que je viens, mais c’est pas plus facile [voix tremblante, émue]. » Puis images des roses sur les rails au premier plan, de Denise Holstein et des collégiens debout autour d’elle, têtes baissées le regard porté vers les roses. Sur cette image précise, le titre de l’émission apparaît : « Le devoir de mémoire ».
-
[73]
Koselleck qui jusqu’à la fin de sa vie s’est interrogé sur la transmission du passé et qui, quinze jours avant sa mort, pour une ultime conférence, écrivait: « Quand l’inhumain dans l’histoire […] demeure inexplicable, quand nous ne pouvons pas comprendre […], n’est-ce pas alors peut-être le mal même qui est l’inexplicable, sur lequel la compréhension vient buter comme sur une ultime frontière? », cité par Maurice Olender, dans Race sans histoire, Paris, Éditions du Seuil, 2009, p. 280.
-
[74]
Voir Michael Pollak, « La gestion de l’indicible », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 62, no 62-63, juin 1986, p. 30-53 ; et dans le même numéro, Michael Pollak et Nathalie Heinich, « Le témoignage », p. 3-29 ; Nathalie Heinich revient sur ces articles et le travail de Michael Pollak dans Sortir des camps, sortir du silence. De l’indicible à l’imprescriptible, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2011.
-
[75]
Pollak, 1986, p. 50.
-
[76]
Marie-Claire Lavabre et Dimitri Nicolaïdis, « Peut-on agir sur la mémoire… en Méditerranée ? Le cas algérien », dans Maryline Crivello (dir.), Les échelles de la mémoire en Méditerranée. xixe-xxie siècle, Paris, Actes Sud, 2010, p. 417.
-
[77]
Voir Didier Fassin et Richard Rechtman, L’empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, 2007 ; Guillaume Erner, La société des victimes, Paris, Éditions La Découverte, 2006.
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[78]
Voir Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Éditions du Cerf, 2000.
-
[79]
Voir Zygmunt Bauman, Modernity and the Holocaust, Ithaca, NY, Cornell University Press, 1989.
-
[80]
Expression employée par Primo Lévi quelques mois avant sa mort, dans La Stampa le 22 janvier 1987 : « Polémique chez les historiens allemands, le trou noir d’Auschwitz », et citée par Catherine Coquio dans sa préface à Primo Lévi, Oeuvres, Paris, Robert Laffont, 2005, p. I.
-
[81]
R. Waintrater, « Le pacte testimonial, une idéologie qui fait lien ? », Revue française de psychanalyse, no 64, janvier-mars 2000, p. 206.
-
[82]
Michel Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971.
-
[83]
Le philosophe appelle dans une tribune parue dans Le Monde du 15 juin 2000 « à ne pas tomber dans le piège du devoir de mémoire » et relève la même année, dans son livre La mémoire, l’histoire, l’oubli, que le « devoir de mémoire s’avère particulièrement lourd d’équivoque », 2003, p. 106. Estimant que « le devoir de mémoire fonctionne comme tentative d’exorcisme dans une situation historique marquée par la hantise des traumatismes subis par les Français dans les années 1940-1945 », Ricoeur évoque le risque d’« un abus de mémoire », d’une « mémoire manipulée » dans la manière dont le « devoir de mémoire » est proclamé par certains porte-paroles réclamant justice pour les victimes. Pour la controverse que ces déclarations provoquent, voir François Dosse et Catherine Goldenstein, Paul Ricoeur : penser la mémoire, Paris, Éditions du Seuil, 2013.