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Le consentement général aux opacités particulières est le plus simple équivalent de la non-barbarie[1].

L’histoire récente du Japon a été marquée par une discontinuité particulière, soulignée par le nom qui lui est communément donné : l’« ouverture » du pays désigne en effet la fin de la politique de réclusion volontaire de l’époque d’Edo (1603-1868), mettant ainsi un terme aux restrictions rigoureuses des échanges entre le Japon et l’extérieur. Prenant acte de la pression militaire et économique exercée par la flotte américaine au milieu du 19e siècle, cette diachronie exceptionnelle se comprend fondamentalement comme une confrontation du pays à la modernité occidentale. Bien que celle-ci se soit notamment conçue comme une voie d’émancipation, le constat selon lequel « when modernity comes to the non-West, it always takes the form of colonial subjugation[2] », a fondé l’aporie centrale du Japon contemporain. La manière dont le pays s’est efforcé de faire face au caractère inouï de cette incitation au changement tout en maintenant une certaine souveraineté est ainsi marquée par un caractère profondément paradoxal. Celui-ci se lit dans la vaste entreprise de modernisation dans laquelle le Japon s’est alors engagé, reposant notamment sur une politique d’importation particulièrement intensive au tournant des 19e et 20e siècles.

Au sein des techniques alors importées se trouvaient certains des appareils de projection d’images animées et notamment le cinématographe Lumière, dont la première représentation publique eut lieu le 15 février 1897 dans un théâtre d’Osaka. Le cinéma a ainsi trouvé sa place dans la voie vers la modernité que le Japon a tâché de trouver. Un tel processus fut accompagné d’affects ambivalents, conjointement constitués d’un désir sincère pour les choses venues d’Occident et de la conviction qu’il s’agit là d’une évolution inévitable, mais aussi du sentiment de perte lié à la disparition de tout un monde. Comme en témoignent par exemple des films tels que Koshiben ganbare (Bon courage, larbin !, 1931) de Mikio Naruse ou Naniwa erejī (L’élégie d’Osaka, 1936) de Kenji Mizoguchi, la production cinématographique japonaise des années 1920 et 1930 a fréquemment pris pour sujet les difficultés spécifiques éprouvées par la société japonaise en cours de modernisation. Au coeur de ces films réside toutefois un paradoxe du fait qu’ils abordent ces questions grâce à ce médium éminemment moderne qu’est le cinéma. Ce coeur paradoxal est à la source de leur registre « mélodramatique », à propos duquel Mitsuhiro Yoshimoto précise que, dans le contexte japonais, le mélodrame offre « an imaginary solution to the contradiction of modern Japan, the disparity between modernity and modernization[3] ».

Ce texte se propose de participer à la réflexion sur la position problématique du médium cinématographique en s’appuyant sur la manière dont elle est élaborée dans les films du cinéaste japonais Yasujirô Ozu (1903-1963) et particulièrement dans Umarete wa mita keredo (Gosses de Tokyo, 1932). Envisager cette question depuis la pratique cinématographique d’Ozu signifie considérer que ce caractère problématique s’énonce particulièrement du fait que le cinéma peut lui-même occasionner une destruction. L’enjeu est ainsi déplacé depuis un seul examen de la narration vers une considération proprement médiatique. Autrement dit, cela implique de se pencher sur la destructivité immanente au cinéma : en tant que médium, le cinéma peut se constituer comme tiers destructeur.

La béance évoquée par Yoshimoto trouve un éclairage particulièrement parlant dans les mots placés par Martin Heidegger dans la bouche de l’interlocuteur japonais qu’il imagine dans son « Entretien de la parole », selon lesquels « le monde japonais en général était capturé dans l’objectivation de la photographie, […] il était proprement forcé à prendre la pose devant elle, bref […] il était réduit à figurer comme disponible[4] ». Aussi l’ouverture du Japon ne se comprend-elle pas uniquement comme contact de la société japonaise avec une altérité entendue comme origine étrangère, mais aussi comme confrontation avec un type d’extériorité particulier, celle par laquelle une telle « objectivation » est possible : l’extériorité produite par la représentation photographique, et par continuité technique, cinématographique. La citation d’Heidegger rend compte de la vulnérabilité du monde face à la répartition qu’elle organise entre sujet et objet, telle qu’elle peut être opérée par les appareils de reproduction mécanique. La présence de tiers au sein d’une communauté longtemps fermée (ou presque) aux influences extérieures s’est ainsi faite selon cette modalité particulière d’une exigence de séparation inédite, introduite par une technique imposant la logique occidentale du tiers exclu. Le risque qui en découle est de compromettre la capacité du monde japonais à exister à sa manière, selon ses propres termes. La situation singulière du Japon rend tangible la puissance de capture que fonde cette séparation : la « disponibilité » du monde qu’ont la possibilité d’exiger les appareils de reproduction mécanique le met dans une position d’exhibition, c’est-à-dire d’un partage forcé. Il en est ainsi dans le double sens où ce monde est tenu de s’offrir à la prise de vue aussi bien qu’il doit regarder ce qui a été enregistré.

La confrontation à cette « tierceté » est ainsi une épreuve, pourtant dépourvue de sa fonction d’apprentissage : une épreuve impensable. Dans l’ouvrage qu’il a consacré aux modalités de sa destruction à l’époque moderne, Giorgio Agamben montre en effet que l’expérience correspond à une conception du « savoir humain comme un páthei máthos : un apprentissage dans et par l’épreuve, excluant toute possibilité de prévoir, c’est-à-dire de connaître quoi que ce soit avec certitude[5] ». Ce régime spécifique de l’apprentissage est contesté par l’appariement de l’expérience à la science moderne, en tant que méthode, c’est-à-dire, étymologiquement, « chemin », de cette dernière, dont l’objet est de connaître avec certitude, d’établir des lois grâce auxquelles prévoir devient infaillible. S’exprime ainsi le paradoxe d’une expérience moderne et, plus encore, d’une expérience de la modernité qui s’accompagne d’une privation du processus par lequel l’imprévu peut participer de la vie sans être seulement un « choc », c’est-à-dire un signe « que s’ouvre une brèche dans l’expérience[6] ». La poésie de Baudelaire, pour Agamben, rend ainsi compte de cette caractéristique de la condition moderne, au sein de laquelle « un homme qui a été dépossédé de l’expérience s’expose au choc sans la moindre protection[7] ».

Comment peut-on, dès lors, avoir recours au médium cinématographique, particulièrement au Japon, sans procéder simplement à un redoublement de cette dépossession ? Comment permettre « l’émergence d’un point d’énonciation[8] » qui rende compte de la puissance d’assujettissement qu’implique sa lumière ?

La filmographie d’Ozu est marquée par un phénomène de répétition et de reprise à grande échelle, qui forme un réseau de préoccupations communes à tous ses films. Cette caractéristique est souvent considérée du point de vue de ses thèmes, le cinéma d’Ozu étant ainsi volontiers décrit comme portant sur la disparition de la famille, dans le sens de l’observation historique et anthropologique de l’institutionnalisation progressive, au cours du 20e siècle, de la famille nucléaire au Japon. Ses films offriraient ainsi une chronique et un commentaire de l’une des grandes transformations de la société japonaise du fait de sa modernisation amorcée à la fin du 19e siècle. Le traitement qu’Ozu en fait est alors généralement considéré comme conservateur, au sens d’un conservatisme social, marqué par la nostalgie d’un ordre ancien. Gosses de Tokyo, l’un des premiers films qu’Ozu a pleinement consacrés à cette question, pointe pourtant ostensiblement ailleurs, d’une manière qui semble mieux à même de justifier la persistance de l’intérêt porté à son oeuvre. Ce texte vise ainsi à reformuler l’enjeu de ce thème majeur du cinéma d’Ozu, à savoir celui de la destruction, en tant que celle-ci est figurée de manière privilégiée au sein de la famille. La figuration de la destruction se comprend néanmoins comme un guide permettant d’identifier la logique de cette destruction au sein du médium lui-même. La destruction, mise en scène dans la diégèse comme menaçant une famille japonaise, pointe en fait vers la destruction de la possibilité de la communauté, qui est causée par le film lui-même.

C’est à ce titre que Gosses de Tokyo est considéré ici comme « l’émergence d’un point d’énonciation » permettant de formuler – et donc de penser – la destructivité inhérente au médium cinématographique, celle avec laquelle est aux prises toute pratique filmique. Cette élaboration ne se fait pas sous la forme d’une dénonciation explicitée, d’un discours objectivé dans le film, mais en habitant ses limites médiatiques, c’est-à-dire en s’efforçant de trouver des images pour le transmettre, avec le soutien d’un récit, mais dont la narration elliptique invite à considérer l’opération du médium lui-même. C’est le lieu duquel le film a la possibilité d’exposer sa propre destructivité. Ce point d’énonciation est ainsi paradoxal, dans la mesure où il repose sur la proximité et même sur une forme de solidarité avec ce qui apporte la destruction. Rendre pensables les enjeux spécifiques du cinéma implique une forme d’inclusion : le tiers cinématographique n’est pas appelé à disparaître, mais à opérer différemment, comme « côtoiement ». Ce texte se propose ainsi d’envisager comment Ozu rend compte de la dimension destructrice du cinéma, d’une part, et comment il y fait face, d’autre part, à même sa pratique cinématographique. La figuration récurrente de la dispersion de la famille dans les films du cinéaste précise l’enjeu du potentiel de destruction du médium cinématographique : il vise la communauté, il menace les liens.

Les implications, pour la communauté, de la destructivité immanente au médium cinématographique seront éclairées par la distinction que Giorgio Agamben établit entre deux régimes ou, plus précisément, deux potentialités du cinéma : le « dispositif » et le « geste ». L’enjeu en est soit la constitution, soit la désintégration de la communauté qui se comprend, pour Agamben, comme « communicabilité » : c’est notre capacité au langage qui rend possible de mettre quelque chose en commun. Le « dispositif », d’une part, permet de caractériser le cinéma en tant que pure capture, tiers dont l’extériorité menace la mise en commun que notre capacité au langage doit rendre possible. Toutefois, dans Moyens sans fins, Agamben expose d’autre part la possibilité que le cinéma se fasse « geste », registre par lequel il appartient essentiellement à l’ordre éthique et politique. Il s’agira ainsi d’envisager dans quelle mesure le cinéma peut faire face à sa propre destructivité, pour rendre tangible notre être-dans-le-langage, notre existence dans un tel milieu.

Gosses de Tokyo, film muet réalisé par Ozu en 1932, met en scène la vie d’un modeste employé de bureau, ses efforts pour se faire remarquer par son patron, ainsi que la vie de sa famille, composée de sa femme et de leurs deux fils d’une dizaine d’années. Comme de très nombreux films tournés à cette époque au Japon, Gosses de Tokyo dresse un portrait en partie satirique du salariat naissant et de la vie dans la banlieue de Tokyo qui l’accompagne. Le film s’organise autour d’un moment d’effondrement de cette tentative d’établissement, qui conduit les deux fils à se révolter contre leur père et son autorité. Comme ils le disent de manière répétée, les garçons se mettent à douter que leur père est « quelqu’un d’important ». Cette crise est d’autant plus grave que le père lui-même reconnaît la validité de la déception de ses fils, contre laquelle il sait ne pouvoir lutter avec des arguments verbalisés. Il lui est impossible de les convaincre du contraire.

En quoi consiste cette déception ? Quelle est la source de cette crise ? De manière remarquable, elle vient du visionnement d’un film. De fait, les enfants assistent à la projection de bouts de films amateur, tournés par le patron de leur père et son entourage. Il s’agit de vues très courtes, une sorte de pot-pourri de scènes diverses, montrant aussi bien un zèbre dans le zoo d’Ueno que le patron en compagnie de deux geishas. Mais l’une de ces scènes montre leur père, le petit employé, faire le pitre pour amuser la galerie et s’attirer les faveurs de son patron. Les enfants sont bouleversés par ce qu’ils perçoivent pour ce qu’elles sont : des images d’humiliation. Elles révèlent l’exhibition à laquelle est exposé ce qui est livré à la toute-puissance de la caméra, à l’exigence qu’elle impose et qui s’énonce en termes de capture. Leur visionnement met le monde des garçons sens dessus dessous. Aussi, Gosses de Tokyo ne se présente-t-il pas seulement comme « a fascinating compendium of images about modern life, especially in its treatment of the representation of class and social space[9] » : la mise en scène de cette crise provoquée par les images animées organise le film autour d’un commentaire sur le cinéma, c’est-à-dire sur le cinéma comme technique ou médium. Ainsi figuré à partir de l’exhibition, c’est-à-dire de la potentialité à exiger des images, à forcer leur partage, il est décrit comme étant une source de destruction et de déception. Il trouble irrémédiablement le réel et le monde comme lieu de vie. Parmi les commentateurs japonais du cinéma d’Ozu, Kijû Yoshida formule cette observation à sa manière, en demandant : « Diriger l’objectif sur un paysage ou un personnage, cadrer, faire une image, n’est-ce pas porter la main sur le réel, le violer, en faire son jouet, et le détruire[10] ? »

Deux choses me semblent devoir être considérées à partir de cette hypothèse. La première vise à mieux déterminer ce que le « cinéma » menace ainsi. La seconde concerne la manière dont le film d’Ozu affronte cette menace issue du film lui-même, ou, autrement dit, comment Gosses de Tokyo trouve sa résolution – c’est-à-dire qu’il nous faut considérer comment Ozu s’efforce de faire face à cette dimension destructrice du cinéma dans sa pratique cinématographique elle-même.

Tout d’abord, et bien qu’il convienne de remarquer dès maintenant que le cinéma ne peut pas être complètement identifié à sa potentialité malheureuse, une manière d’expliciter ce caractère poignant de notre existence avec le cinéma est de le considérer en tant que dispositif. Dans le court ouvrage qu’il a consacré à la question, Giorgio Agamben procède à une généalogie du terme « dispositif », en empruntant notamment le chemin de la pensée de Michel Foucault, en tant qu’elle porte sur « la relation entre les individus comme êtres vivants et l’élément historique[11] ». Pour préciser ce que recouvre cet élément historique, Agamben s’appuie sur sa propre méthode, comme « généalogie théologique de l’économie et du gouvernement[12] ». Il met notamment en avant un héritage important de la conception de la divinité chrétienne en tant qu’elle est divisée entre être et praxis, c’est-à-dire entre « la nature (ou l’essence) [d’une part] et [d’autre part] l’opération par laquelle [Dieu] administre et gouverne le monde des créatures. Le terme dispositif nomme ce en quoi et par quoi se réalise une pure activité de gouvernement sans le moindre fondement dans l’être[13]. » Un tel détachement implique que le dispositif se présente comme « tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites et les discours des êtres vivants[14] ». La capture opérée par les dispositifs repose ainsi sur leur pouvoir de séparation. Cette figure de la séparation est fondamentale pour Agamben, dans la mesure où ce décollement de l’être est ce qui empêche une relation éthique à l’existence.

La question de la séparation est de fait centrale dans son analyse de l’idée de société du spectacle énoncée par Guy Debord. Le « spectacle » (dans le sens où l’entend Debord) peut être décrit comme l’expression la plus poussée de la part malheureuse du cinéma, en tant que « devenir image du capital ». Pour Agamben, la séparation au coeur du spectacle est d’une gravité particulière dans la mesure où elle procède de « l’aliénation du langage même, de la nature linguistique et communicative de l’homme[15] ». Ce qu’il vise ainsi est sa conception du langage comme lieu du commun, en tant que possibilité d’une révélation : ce qui est révélé et manifeste est commun et « participable ». Pour Agamben, le spectacle correspond à la dégradation de cette puissance de communauté qu’offre notre aptitude au langage et qui passe nécessairement par la possibilité d’apparaître sans être capturé – c’est-à-dire de pouvoir exposer son « être-ainsi[16] ». Un usage du langage qui nie ou qui évite cette implication de la prise de parole a ainsi pour effet de retourner la communicabilité contre elle-même et de la transformer en source de séparation. La possibilité d’une révélation et d’un commun est alors remplacée par un « extrême dévoilement annihilant[17] », un nihilisme portant spécifiquement sur la possibilité de mettre quelque chose en commun. Ce qui compte ici n’est pas de pouvoir décrire et établir la forme que devrait prendre ce commun, d’en expliciter les caractéristiques en en faisant la liste par exemple. Autrement dit, ce qui est en jeu n’est pas « tel ou tel contenu de langage, mais [le] langage même, […] le fait même que l’on parle[18] », c’est-à-dire la possibilité reconduite d’une apparition partageable : un visage. La séparation dont il est question menace ainsi essentiellement la possibilité d’une communauté – non pas une communauté devant s’expliciter et sommée de justifier sa forme, mais le fait que quelque chose puisse apparaître. La séparation dont il est question met ainsi en cause le lien à notre puissance en tant que telle, qui n’est autre que la pensée, dont les processus humains se trouvent alors dissociés. Autrement dit, la menace porte sur la communauté entendue comme « forme-de-vie », dans laquelle « les actes et les processus du vivre ne sont jamais simplement des faits, mais toujours et avant tout des possibilités de vie[19] ».

Bien sûr le médium cinématographique – de même que la littérature, qu’Agamben mentionne dans une série d’exemples de dispositifs – n’est pas uniquement un dispositif. Rappeler cet enjeu du dispositif et de la capture qu’il implique permet néanmoins de formaliser la part malheureuse des images animées. À partir de 1932 et jusqu’à sa mort en 1963, Ozu a travaillé cette question de toutes sortes de manières. Cela signifie que sa pratique est traversée d’une tension considérable, telle qu’elle pourrait menacer la possibilité même de tourner des films. Pourtant, il a continué d’en réaliser toute sa vie et Yoshida remarque de fait qu’« Ozu a vécu admirablement cette contradiction grâce à un amour infini pour le cinéma[20] ». Cela signifie aussi que cet amour est tout à fait dépourvu de sentimentalisme.

Cette compréhension du cinéma comme étant la source du trouble permet d’éclairer l’enjeu des destructions mises en scène dans les films plus tardifs d’Ozu d’une manière qui n’essaie pas de forcer une explication que le récit ne fournit pas. De fait, bien que les films d’Ozu se présentent sous une forme narrative tout à fait compréhensible, leur scénario ne semble pas véritablement expliquer ou élucider la logique de la destruction qu’ils présentent, dans le sens où les péripéties ne paraissent pas en être la source. Leur cause semble de fait toujours se dérober. Parmi ces films, Tōkyō monogatari (Voyage à Tokyo, 1953) offre un bon exemple d’une telle situation, où la destruction est très explicitement montrée à l’écran, d’une manière qui échappe néanmoins à une élucidation narrative. La destruction, dans ce cas, mais souvent aussi, se présente sous deux formes indissociables : la première étant la disparition des liens et la seconde étant la mort.

Ce film est constitué de deux parties principales : la première montre un couple déjà âgé venant rendre visite à ceux de leurs enfants établis à Tokyo et l’accueil embarrassé de ces enfants désormais adultes; la seconde partie conduit au décès de la mère, de retour dans sa ville d’origine, Onomichi. Rien n’explique vraiment de quoi la dame est morte. Bien que la question soit explicitement posée dans les dialogues entre le père et ses enfants venus au chevet de leur mère mourante, le lien avec le voyage à Tokyo demeure incertain. Le déroulement du film donne la sensation étrange d’un fait implacable et pourtant ostensiblement maintenu hors de l’explicitation narrative. Il y a un vide au coeur de ces films, une explication absente dont on ne peut venir à bout. Pour revenir à notre hypothèse tirée de la mise en abyme de Gosses de Tokyo, il apparaît qu’à travers cette histoire de voyage, de séparation et de mort, Voyage à Tokyo parle du film comme force destructrice. Si la « cause » de la mort de la vieille femme demeure inconnue, la mort, elle, est associée au cinéma, en ce qu’elle est la forme à la fois la plus poussée et la plus manifeste de la destruction des liens impliquée par la capture cinématographique.

Si le film, pour Ozu, est en tant que tel l’occasion de la séparation, ou de la dispersion, de toute communauté (qui a dans ses films la figure de la famille), comment s’y prend-il pour y faire face, pour faire exister une autre possibilité du cinéma ? C’est-à-dire tel qu’il n’empêche pas irrémédiablement la possibilité d’une communauté, qui ne s’identifie pas tout à fait à cette puissance de séparation du dispositif. Pour dire les choses en reprenant les termes thématiques de ses films, une fois la dispersion manifeste, qu’en est-il des liens ? Il s’agit de considérer cette question du point de vue des choix de mise en scène et de ce qui est effectivement montré à l’écran, de la tentative d’Ozu de nous les faire éprouver en s’efforçant de libérer ses propres images. Pour envisager cette question, il nous faut revenir à Gosses de Tokyo et à la manière dont la grève de la faim des garçons peut se terminer.

En effet, de retour chez eux après la projection des films amateur montrant leur père en train de se donner en spectacle, Keiji et Ryoichi, en proie au doute que leur père est « quelqu’un d’important » et que son autorité est fondée, le prennent à partie et se révoltent contre les règles de la vie familiale. Face à la fermeté de leurs parents, ils entament une grève de la faim et vont se coucher sans manger. La séquence suivant cet échange d’une grande intensité dramatique montre une conversation entre leurs parents, au cours de laquelle le père explicite de manière très lucide le sentiment d’impuissance à la source de la colère de leurs fils. Il est de fait lui-même aux prises avec une impuissance semblable. Sa femme comprend bien ce qu’il exprime et lui demande pourquoi il n’en fait pas aussi part à leurs garçons, suggérant ainsi que cela leur permettrait de revenir de leur colère. Le partage de cette explicitation de la situation, dans un registre à la fois verbal et objectivant, presque sociologique, devrait permettre à la situation de se transformer. Mais cet échange correspond au contraire au moment où la situation semble la plus bloquée. La scène suivante montre en effet le lendemain matin, les deux garçons s’efforçant de poursuivre leur grève de la faim, assis dehors, tournant le dos à leur maison et à leurs parents.

Fig. 1

Le lendemain matin, les deux garçons poursuivant leur grève de la faim sont assis dehors, tournant le dos à leur maison (visible en amorce à gauche du cadre) et à leurs parents, qui sont à l'intérieur (Gosses de Tokyo, Ozu Yasujirô, 1932).

© Shôchiku, Arte Vidéo

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C’est le moment où le film Gosses de Tokyo semble s’identifier le plus explicitement avec la tendance séparante du médium cinématographique. Le blocage faisant suite à la conversation entre les parents correspond à la tentation de remplacer le processus de restauration de la communauté reposant sur cette expérience de notre « être-dans-le-langage » (notre communicabilité) au profit d’une communication, celle que serait « l’information » donnée par leur père à ses fils. Le registre en serait celui d’une réaction à la puissance de séparation du médium, qui ne ferait que la creuser. Comme le remarque Gilles Deleuze, la communication, c’est « la transmission et la propagation d’une information », c’est-à-dire d’un « ensemble de mots d’ordre[21] ». Il s’agirait, au fond, de simplement rétablir son autorité. En miroir du recours informatif au langage suggéré par le personnage de la mère, cette scène qui semble sans issue rend ainsi tangible un risque du cinéma, précisément sa confusion avec un moyen de communication.

Comment le film sort-il de cette impasse ? La séquence du lendemain matin, ouverte par la scène montrant les garçons assis dehors tournant le dos à leur maison et à leurs parents, est toutefois organisée de manière à ce que le père puisse venir s’asseoir à côté de ses fils et regarder avec eux dans la même direction. Ils échangent quelques mots qui sont l’occasion pour le père de s’intéresser à leurs rêves et à leur imaginaire, ainsi que de partager, finalement, quelques onigiri[22] tenant lieu de petit-déjeuner et marquant ainsi la fin de la grève de la faim des enfants.

Fig. 2

Le père et ses deux fils désormais assis côte à côte, mangeant des onigiri. La prise de vue, qui a perdu de sa frontalité, accompagne la scène par son côtoiement avec les personnages (Gosses de Tokyo).

© Shôchiku, Arte Vidéo

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Hasumi appelle ce genre de scènes, fréquent dans les films d’Ozu, des scènes de communion, dont il dit qu’elles « annoncent la rupture de la durée narrative[23] ». Elles signalent que la tension qui était l’objet du film est résorbée et font coïncider une menace sur le mouvement même du film avec des moments de détente ou de communion entre les personnages qui en annoncent la fin. De cette manière, c’est une scène vide d’un sens particulier qui soulage la tension induite par le film. Il s’agit avant tout de circonstances offertes pour la mise en scène d’une proximité. Cette image évoque de fait la manière dont Paul Ricoeur décrit qui sont nos « proches », c’est-à-dire « ceux qui désapprouvent [éventuellement] mes actions, mais non mon existence[24] » et qui, à ce titre, l’accompagne. En figurant la proximité, cette scène se présente comme un guide pour notre réflexion sur le médium cinématographique : contre la tendance séparante du dispositif lui-même, elle transmet une expérience de la proximité au moyen du cinéma, ce qui permet de dire qu’Ozu affronte la destructivité du cinéma au sein du médium lui-même.

De manière à comprendre les enjeux médiatiques de cette figuration de la proximité, il faut considérer ce que signifie, pour ce cinéma, de restaurer effectivement un sens de la communauté. Comme on l’a vu avec la scène de conversation entre les parents, cela ne peut être fait en l’imposant par une explication. Ce qui doit être restauré pour que nous puissions en faire l’expérience, c’est la possibilité d’un commun, c’est-à-dire, et pour revenir aux termes d’Agamben, à celle d’une communicabilité. Dans le cas du cinéma, qui ne peut pas être considéré comme un langage à proprement parler, cette capacité est appelée « médialité » et désigne ce qui rend visible, ou tangible, un moyen comme tel. Un tel cinéma relève, pour lui, du registre du « geste ». Le geste se présente ainsi comme une autre potentialité du médium cinématographique, qui se différencie du dispositif. Ce qui caractérise le geste est qu’il se situe hors de l’opposition traditionnelle entre agir et produire. Produire, ou faire, est « un moyen en vue d’une fin[25] ». Agir est au contraire une fin sans moyen, dans le sens où « bien agir est en soi-même sa propre fin[26] ». En revanche, « dans le geste, c’est la sphère non pas d’une fin en soi mais d’une médialité pure et sans fin qui se communique aux hommes[27] ». Aussi, le geste n’est pas la communication d’un contenu, d’une parcelle de discours (un « mot d’ordre »), mais la communication d’une communicabilité, un accès à notre potentialité en tant que telle. Cette scène de partage anodine entre père et fils n’explique rien, mais en tant que scène de cinéma, elle restaure l’aptitude à la communauté des personnages. En tant que geste cinématographique, elle transmet cette aptitude, que le film, comme figuration et capture, a le pouvoir de mettre en péril.

Or, « ce qui caractérise le geste, c’est qu’il ne soit plus question en lui ni de produire ni d'agir, mais d'assumer et de supporter. Autrement dit, le geste ouvre la sphère de l'èthos comme sphère la plus propre de l'homme.[28] » Cette proximité constitue ainsi le fondement éthique de ce cinéma, à l'opposé d'un cinéma moraliste, régi par la représentation d'attributs moraux ou la distribution entre le bien et le mal. De fait, et pour citer de nouveau Agamben, « le sens de l'éthique ne s'éclaire que si l'on comprend que le bien n'est pas ni ne peut être une chose ou une possibilité bonne à côté ou au-dessus d'une chose ou possibilité mauvaise[29] », qui pourraient ainsi être séparées par des limites explicites et posées une fois pour toutes. La difficulté tient ainsi au fait que l’on ne peut espérer se protéger du mal, ou de l’impropre, en le confinant dans un lieu qui lui serait dédié et dont on pourrait s’absenter. On n’a au contraire pas d’autre choix que de se confronter à cette intimité, à cette proximité. Le « point d’énonciation » trouvé par Ozu pour le cinéma n’est donc pas celui qui jouirait de ce potentiel de séparation et d’exhibition du cinéma, ni sa dénonciation objectivante, mais la tentative de nous donner à voir et à éprouver la possibilité, malgré tout, d’une éthique.

*

Gosses de Tokyo offre ainsi une incarnation à la surface des images de deux régimes ou deux potentialités du médium cinématographique, permettant ainsi à ses spectateurs d’en faire l’expérience. Cela signifie que, pour eux, un apprentissage est en jeu dans le film, qui concerne leur position ou leur posture telle que le cinéma peut la construire. Cet enjeu se déploie dans le film en suivant la trajectoire des garçons, ou plutôt du rapport entre les garçons et leur père. Ce rapport ne vise pas essentiellement leurs relations interpersonnelles, mais avant tout leurs interactions en tant que personnages de cinéma, c’est-à-dire en tant qu’ils ont affaire, dans leur chair, au médium cinématographique. Cette trajectoire s’organise autour de la crise provoquée par les images animées lors de la projection des films amateur, au cours de laquelle les deux garçons sont constitués en spectateurs intradiégétiques, c’est-à-dire en guides de notre propre expérience de spectateurs. Dans cette séquence, le cinéma est l’opérateur par lequel les deux garçons sont littéralement pris à témoin de l’exhibition à laquelle se soumet leur père, instaurant un rapport où les images confinent à la prédation. Ce qui fait du cinéma un dispositif de capture, c’est une logique du tiers exclu, qui sépare et isole les spectateurs (les garçons) d’un côté et le personnage (le père) de l’autre. La prise cinématographique opère la polarisation entre ces deux éléments – les enfants et leur père –, qui doivent pourtant faire partie d’un même monde. Cette appartenance commune est contestée par le risque qui existe toujours d’être à son tour l’objet d’une telle capture, ou d’en être le témoin obligé, ce qui, au fond, revient au même.

Cette logique du tiers exclu, ou plutôt de tiers absolu, c’est-à-dire de tiers absolument désengagé, que régit le dispositif, et qui est introduite par l’intrusion d’un tiers, la technique objectivante, dans la communauté, est néanmoins surmontée dans le film puisque la crise engagée par la confrontation des garçons à la puissance mortifère du cinéma y trouve une résolution. Pourtant, le cinéma n’a pas disparu : nous sommes toujours devant un film ! L’enjeu n’est donc pas de (re)trouver une intimité que seule l’exclusion totale du tiers intrus – le dispositif cinématographique – devrait permettre. Mais le rapport a changé dans le sens d’une inclusion, qui concerne aussi bien le médium que le spectateur, qui sont conjointement affectés. L’importance de la scène du matin tient à la reconfiguration de la position des trois pôles (père, garçons, cinéma) dans le sens d’un côtoiement, qui se lit avant tout dans la position des corps, désormais assis côte à côte. Tournant le dos à leur maison et à leurs parents, les enfants ont renoncé à leur position de témoins. Le personnage du père donne alors forme à leur proximité en venant s’asseoir à leurs côtés. De sorte à rendre compte de cette nouvelle disposition des corps qui signale qu’ils sont désormais tous trois, au même titre, des personnages du film en train de se faire; la prise de vue a perdu de sa frontalité. Pour les spectateurs, que s’est-il passé ? Bien sûr, on ne peut pas dire qu’ils soient littéralement « inclus » dans la scène, comme s’ils étaient effectivement assis aux côtés des personnages. Mais ce à quoi ils assistent n’est précisément pas un dévoilement – ils ne sont pas devant l’image, témoin d’une réconciliation explicite, comme les garçons l’avaient été de l’humiliation de leur père. C’est pourquoi cette résolution est si troublante : rien n’est découvert, la division est résorbée, la séparation défaite par le côtoiement. La logique de tiers exclu a simplement été remplacée par une circulation que le cinéma accompagne.

L’apprentissage fondamental en jeu dans le film désigne ainsi la position de tiers absolu comme une tentation des spectateurs. Cet enjeu se rapporte à ce qu’Alain Bergala remarque comme étant la manière dont, dans les films d’Ozu, le spectateur n’est « ni véritablement centré (comme opérateur) ni véritablement exclu (rejeté à sa place de spectateur par quelque interpellation directe)[30] ». La place du spectateur ne peut se concevoir comme centre organisateur des images, il est « flottant, légèrement décentré, […] maintenu en quelque sorte à la périphérie[31] ». Face à cet apprentissage des spectateurs, la tentation d’être ce centre organisateur des images peut s’énoncer comme celle d’une puissance qui aurait perdu son rapport vital à l’impuissance. Une telle puissance, conçue comme pure positivité, est ainsi amputée d’une part fondamentale consistant à « pouvoir ne pas faire », c’est-à-dire à pouvoir ne pas s’exercer[32]. Autrement dit, une puissance authentique est « la faculté spécifiquement humaine de demeurer lié à une privation[33] », qu’est la possibilité de ne pas s’exercer. La puissance, en l’occurrence, n’est pas seulement la puissance de « voir » du spectateur, mais aussi, et plus fondamentalement, celle d’être séparé – c’est-à-dire, au fond, de se soumettre au pouvoir séparant du dispositif. C’est pourquoi un rapport authentique à la puissance est ce qui permet de faire l’expérience de la communauté ou, autrement dit, du fait qu’on n’est pas seuls au monde[34]. Qu’ils se rapportent aux autres ou au monde matériel, les liens nous sont constitutifs, ils ne sont pas ajoutés à notre existence qui serait originairement individuelle et autonome. En ce sens, nous sommes toujours tiers, toujours côtoyant : c’est ce que nous apprend la puissance « apotropaïque[35] » du cinéma d’Ozu. Le tiers se présente ainsi comme une figure liminale, il est le seuil ou les confins où doit s’élaborer la tension entre séparation et proximité, intimité et altérité. Il s’agit d’une figure éthique, non pas parce qu’il voit et objective, mais en tant qu’il est le lieu d’attestation que « la vérité ne peut se manifester elle-même sans manifester le faux, qui cependant n’est pas séparé et repoussé vers un autre lieu[36] ».