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Le texte provocant de Bruno Latour et d’Adam Lowe s’ouvre sur une intrigante mise en situation d’un visiteur (qui se révèle bientôt être une visiteuse) au musée. Cette visiteuse, qui tout au long du texte n’apparaîtra que sous cette seule désignation, appartient vraisemblablement à une élite culturelle dont les contours sont laissés délibérément imprécis. Elle se distingue de la déferlante touristique envers laquelle elle cultive une saine distance et une tolérance indulgente et elle possède par ailleurs une sensibilité d’amateur et de bons contacts dans les milieux de l’histoire de l’art, dont elle connaît certains travers professionnels. Son exercice du regard esthétique est singulier. Elle visite les oeuvres d’art comme un médecin sans frontières traversant des lieux sinistrés où s’imposerait de toute urgence la nécessité d’un triage, afin de départager les oeuvres qui tiennent encore le coup de celles pour lesquelles on ne peut plus rien, si ce n’est leur offrir le devoir de mémoire. Elle constate que l’original des Ambassadeurs d’Holbein n’est plus qu’une copie de lui-même et qu’un fac-similé des Noces de Cana de Véronèse est plus vivant que l’original du Louvre où celui-ci se trouve humilié par les traces de son déracinement napoléonien, trahi dans sa matérialité par l’ajout d’un cadre, et concurrencé hors de toute rédemption possible par la proximité envahissante de la Joconde de Da Vinci, devenue depuis peu celle de Dan Brown.

Loin de moi l’idée de nier que l’histoire de l’art, dans le champ de laquelle je m’inscris et depuis lequel je réponds au texte publié dans le présent numéro, est une discipline qui participe à des opérations de fétichisation que je n’ai pas l’espace de détailler ici. Bien évidemment, la notion d’original joue un grand rôle dans le déroulement de telles opérations, même chez les historiens d’art qui ne se mesurent que rarement à l’épreuve de l’original : pratiquement chacun d’eux aurait à relater quelques rencontres épiphaniques avec des oeuvres d’art. Certes, il s’agit rarement d’une affaire de vie ou de mort mais le plus souvent d’une « révélation » liée à la prise en compte live des paramètres matériels qui rendent ponctuellement sensibles un détail que l’observation minutieuse d’une reproduction n’avait pas mis en évidence ; une certaine qualité de la facture en une zone particulière, une certaine intensité de la couleur à laquelle seules les dimensions réelles de l’objet confèrent son juste poids. Il se trouvera des historiens de l’art pour imputer cet état de fait à une ineffable « présence » de l’objet ; d’autres, moins enclins à défendre une position ontologique sur l’objet d’art, y décèlent les effets de la relation esthétique, une forme de gratification arbitraire, une grâce, qui récompense parfois le type d’attention que génère le face-à-face avec ce qu’on sait et croit être un original (bien davantage qu’on ne peut le reconnaître comme tel).

Car c’est bien là le hic, et le monologue intérieur de la visiteuse nous montre que sa fréquentation des historiens de l’art l’en a bien informée : si presque tous les historiens d’art insistent sur l’insubstituabilité de l’oeuvre d’art (ce qui caractérise, selon Nathalie Heinich, sa déclinaison de la fonction-personne[1]), la plupart des historiens d’art sont désormais dépourvus du connaisseurship requis pour authentifier un original (ce qui ne veut pas dire que nous sommes pour autant totalement incapables de repérer des copies plus ou moins habiles, mais que nous le faisons de façon plus intuitive qu’argumentée). Il faut donc rappeler ici que l’histoire de l’art est une institution à deux têtes[2] : le musée et l’université. Or seule la première a historiquement centré ses habitudes professionnelles autour de l’objet. Dans un contexte de démocratisation de l’université, de multiplication des programmes et d’élargissement de la notion même de culture visuelle (et spectaculaire), force est de constater que la très grande majorité des diplômés de la discipline accèdent à la profession sans maîtriser un important savoir matériel de l’objet. Ce sont là des phénomènes qui ne sont pas récents et qui ont progressé pendant toute la durée du siècle dernier ou, à vrai dire, depuis l’institutionnalisation universitaire de la discipline dans le dernier quart du 19e siècle. Les historiens d’art universitaires entretiennent donc un rapport à l’oeuvre d’art fort différent de celui de leurs collègues muséologues : ils ne fétichisent pas la « présence » d’un artefact mais néanmoins, ils lui confèrent, à travers des variantes de la notion d’agency, des pouvoirs singuliers et une performativité exemplaire[3].

Malgré le titre retenu par Latour et Lowe, leur texte n’accorde que peu de place à la notion benjaminienne de l’aura. Il n’y a pas lieu de se surprendre de la chose, dès lors qu’on se rappelle l’article par lequel Bruno Latour et Antoine Hennion commentaient, il y a une quinzaine d’années déjà, l’usage intempestif de l’aura par les commentateurs contemporains, ainsi que le flou notionnel qui a facilité l’instrumentalisation du terme par des camps opposés[4]. Quoi qu’il en soit, la relative légèreté que les propos de Latour et Lowe entretiennent dans leur présentation de cette notion s’explique peut-être par le fait que la « migration » annoncée ne me paraît pas concerner en premier lieu le territoire, certes ambigu, de l’aura. Le deuxième volet du titre – comment explorer l’original par le biais de ses fac-similés – chapeaute l’article avec plus de pertinence et résonne avec plus de force (particulièrement à l’oreille d’une historienne de l’art sensible aux usages). Cette résonance nous entraîne, dans un premier temps, ailleurs que vers les spéculations, esthétiques et politiques, qui alimentent désormais, pour le meilleur et pour le pire, une indéniable « auratisation » de Benjamin lui-même, pour nous tirer vers la réflexion proposée par Erwin Panofsky autour des reproductions en fac-similé, dans un court essai de 1930[5]. Panofsky répondait alors à l’invitation de la revue Der Kreis à se prononcer dans le cadre d’une controverse sur des fac-similés récemment réalisés à partir du patrimoine sculptural de Hambourg et Lübeck. La revue Cahiers du Musée national d’art moderne en a publié, il y a une quinzaine d’années, une traduction suivie d’une intéressante mise en perspective de Brigitte Buettner[6].

Il n’y a guère à s’étonner que Panofsky ait été réceptif aux progrès de la reproduction mécanique et à ses vertus pour la discipline qu’il pratiquait. Comme le rappelle Michael Ann Holly, n’avait-il pas lui-même, avec un certain humour, affirmé dans sa correspondance que l’approche iconographique qu’il avait défendue dans ses travaux plus tardifs pouvait porter ses fruits même dans les pays où on ne trouvait aucun original à regarder[7] ? La réflexion que propose Panofsky sur la nécessité pour l’historien de l’art de savoir reconnaître une « bonne » reproduction semble à première vue coïncider avec la phrase de conclusion de l’article de Latour et Lowe : « Dans la mesure où tous les originaux devront être reproduits de toute façon, ne serait-ce que pour survivre, il importe plus que jamais de distinguer les bonnes des mauvaises reproductions[8]. » Pourtant les deux propositions divergent à maints égards. Les vertus de la reproduction que défend Panofsky demeurent fermement situées dans une optique comparatiste : le fac-similé ne doit pas tendre à remplacer l’original ou même chercher à faire illusion à ce chapitre. À cette condition, précise alors Panofsky, « relevant purement de l’art du connaisseur ou de la science, la reproduction en fac-similé peut même se voir conférer une certaine valeur éducative car la comparaison répétée avec l’original fera presque toujours prendre conscience de certaines propriétés de ce dernier qui seraient passées inaperçues[9] ». Il s’agit donc bien déjà d’explorer l’original à travers le fac-similé, mais à condition de confiner celui-ci dans un rapport documentaire, ancillaire, secondaire. Panofsky, auquel on prête souvent une affirmation selon laquelle le meilleur historien de l’art serait celui qui possèderait le plus grand nombre de reproductions, définit là en quelque sorte un contre-champ de l’expérience pseudo-épiphanique de l’amateur devant les oeuvres originales. Le regard s’éduque dans la comparaison entre l’original et les reproductions ; à travers celles-ci, il connaît une révélation de détails auxquels la contemplation de l’original ne lui avait pas permis d’accéder. Certes Latour et Lowe sont moins convaincus de la valeur éducative du fac-similé. Les temps ont changé et, à l’heure du tourisme de masse, les oeuvres d’art sont davantage menacées par leur valeur de divertissement, accaparées par leur rôle d’ornements célèbres qui, distribués uniformément le long d’un parcours, encouragent le touriste athlétique dans son exténuant marathon muséologique.

Les deux textes insistent sur la nécessité de départager bonne et mauvaise reproductions. Comme cette distinction implique une certaine connaissance matérielle et technique de l’original (que la grande majorité des historiens de l’art ne saurait plus se targuer de posséder), le problème reste entier et on ne résoudra rien en suivant cette voie. Toutefois, il demeure fascinant de mesurer la distance entre les critères panofskiens d’une bonne reproduction et la migration du connoisseurship (de l’original vers le fac-similé) que la conclusion de Latour et Lowe sous-entend.

Si la formulation de Panofsky à propos de ce qui constitue une bonne reproduction demeure tributaire d’un certain exercice du regard, elle repose en premier lieu et fondamentalement sur des considérations ontologiques et principielles qui se situent en marge de toute « expérience de l’authenticité » même si c’est là le fond qui l’alimente. Le fac-similé ne doit pas chercher à faire illusion. Sur ce point, nos auteurs sont d’accord : à la Fondazione Cini, la nature du fac-similé est signalée in situ par l’apposition d’un cartel. Néanmoins, on sent bien que cette précaution n’empêche pas que le fac-similé du Véronèse paraisse revendiquer un statut d’original : il ne cherche pas à remplacer l’original mais il se pose comme une autre forme d’original, une forme qui reste à préciser mais dont on peut dire qu’elle concerne, selon une métaphore fétichiste à laquelle chacun cède facilement, à la fois la vitalité même de l’oeuvre dupliquée et l’ambition monumentale (plutôt que documentaire) du fac-similé. Après tout, n’avons-nous pas appris du monologue intérieur de notre visiteuse que le fac-similé de la Fondazione Cini lui semblait plus vivant que l’original du Louvre et l’argument final de Latour et de Lowe en faveur des fac-similés n’invoque-t-il pas leur possible contribution à la survie des oeuvres qu’ils dupliquent. Panofsky, l’historien d’art aux milliers de reproductions, s’avère de son côté plein de nuances sur l’« expérience de l’authenticité », de même que sur les limites et les distorsions que lui impose inéluctablement le passage du temps, mais il n’en confesse pas moins dans la dernière note de son article, et à l’encontre de sa réputation d’historien d’art de la carte postale, que l’expérience de l’authenticité constitue, « pour l’auteur de ces lignes une part si essentielle qu’il n’accrocherait jamais une reproduction en fac-similé chez lui[10] ».

Selon Panofsky, la bonne reproduction, outre qu’elle ne doive pas chercher à faire illusion, doit encore se limiter à n’être que la transcription mécanique de l’oeuvre originale, peu importent les lacunes de cette transcription, et ceci sans qu’une intervention manuelle et/ou artisanale ne cherche ensuite à la compléter, à suppléer aux lacunes inhérentes du procédé mécanique. La mécanisation est donc ce qui fonde et articule le départage entre bonne et mauvaise reproduction : bien que la pratique de l’art et les développements de la technique s’apprêtent déjà à l’ébranler, c’est là une position assez conventionnelle mais qui mérite, néanmoins, quelques observations. L’historien d’art considère que c’est donc l’homogénéité processuelle de la reproduction qui fait entrer celle-ci du côté de la bonne duplication. Sans cette homogénéité, le fac-similé, en tant qu’il résulterait à la fois d’une mécanisation objective et d’une intervention subjective, perdrait son utilité et ses vertus éducatives au profit d’une recherche d’illusion.

C’est dans cette perspective que les considérations auxquelles Panofsky se livre à propos de l’enregistrement sonore par le gramophone acquièrent tout leur sens. Il y reconnaît le modèle du bon fac-similé dans la mesure où il le perçoit comme entièrement mécanisé, à l’inverse des arts visuels où, à l’époque, les couleurs étaient ajoutées par un procédé plus subjectif et artisanal, la reproduction mécanique des couleurs étant encore impossible. (Et il est plus aisé de comprendre le développement qu’esquisse Panofsky entre reproduction sonore et reproduction visuelle que d’accepter que Latour et Lowe interrompent leurs réflexions sur le fac-similé de Véronèse pour glisser vers les arts d’interprétation et de la scène au sein desquels la question de l’oeuvre autographe n’a pas du tout, matériellement et symboliquement, le même rôle ni la même valeur que celle qu’elle détient dans le champ des arts visuels. Or c’est justement le coup qui est ouvertement tenté ici ; conférer au fac-similé le statut d’une interprétation, faire glisser l’oeuvre autographe sur un terrain où sa « survie » est prise en charge par des spécialistes de la médiation et de la manipulation numériques.)

En somme, Panofsky rejette les notions d’hybridité processuelle et d’hybridité médiale qui discréditent à ses yeux la valeur éducative des fac-similés même s’il envisage que les progrès de la technique permettront éventuellement des copies entièrement mécanisées. Or voilà que Latour et Lowe nous présentent un fac-similé à la fine pointe des technologies actuelles de restauration et de numérisation et qui se caractérise par une indéniable hybridité matérielle et médiale : en effet, une fois le tableau original numérisé, le fac-similé est imprimé sur une toile dont l’apprêt blanc est le même que celui utilisé par Véronèse. Autant de traits par lesquels se trouvent dupliqués des paramètres exacts de l’oeuvre originale que le savoir actuel en restauration et sa quantification numérique permettent d’interpréter (et de reproduire) non seulement dans ses référents, sa composition, et ses incidents de surface, mais aussi dans la sédimentation de sa picturalité et la profondeur de sa facture. On comprend que le fac-similé cherche moins à se substituer à l’original qu’il ne vise à le concurrencer, se posant non pas comme un original à la place de l’original mais comme un autre original à côté de l’oeuvre originale, présence contre présence, dans une radicalisation de la concurrence que notre régime visuel entretient désormais de toute façon entre original et fac-similé. C’est donc dire qu’il convenait peut-être de convoquer Benjamin, non pas à travers la question de l’aura, mais à travers celle, plus centrale pour le projet dont il est question ici, de la traductibilité que Panofsky effleure dans sa discussion du fac-similé. Ainsi écrit-il :

La bonne reproduction d’une aquarelle de Cézanne est « bonne » non pas tant dans la mesure où elle me convainc que je suis en présence d’un original que dans la mesure où elle traduit l’intention de l’oeuvre d’art en sa plus grande extension possible dans la sphère d’une optique reproductive spécifique qui possède et doit posséder les traits essentiels du mécano-anorganique[11].

Le souci d’homogénéité réitéré par Panofsky s’explique dans le cadre d’un parallèle avec la traduction : les règles de la traduction imposent en effet qu’on ne produise pas à partir d’un texte source rédigé dans une seule langue un texte cible qui le traduirait en entremêlant plusieurs langues. Mais on pourra aussi souligner qu’ainsi enrégimentée par Panofsky, la bonne reproduction se loge à l’enseigne des contraintes du médium et paraît donc, assez paradoxalement, définie selon la même logique moderniste et élitiste que celle qui inspirait le « nouveau Laocoon » de Clement Greenberg[12] : la pureté médiale. On voit mal comment un tel souci d’homogénéité médiale qui a, pour ainsi dire, cessé d’inspirer aussi bien les pratiques prosaïques que les pratiques artistiques pourrait aujourd’hui constituer un régulateur et un critère déterminant, ou même acceptable, en matière de fac-similé.

D’autant plus que la concurrence que livre le fac-similé à l’original n’est pas, dans le cas qui nous occupe ici, fondée sur son hybridité médiale. D’autres facteurs comme les contingences d’une réinsertion in situ, la complexité de l’opération et la haute technicité qu’exige le projet, sans parler des coûts de l’entreprise, font de ce fac-similé un artefact singulier, voire unique, même si une bonne part de l’information nécessaire à sa réalisation demeure quantifiée, numérisée, virtuellement disponible pour d’improbables instanciations ultérieures.

Il existe dans l’histoire de l’art et de la mise en circulation des oeuvres des précédents qui accordent à la reproduction d’une oeuvre dans un autre médium une valeur artistique intrinsèque. Il suffirait pour s’en convaincre d’évoquer ici l’histoire complexe de la gravure à travers laquelle se pose à la fois la question de la traductibilité (Rubens était obsédé par la façon dont les graveurs « rendaient » la couleur de ses oeuvres à partir des contraintes du noir et blanc de leur médium[13]) et celle de l’appréciation esthétique croissante de ces productions par les amateurs et par les collectionneurs. Si le médium de reproduction a souvent joui, à partir de considérations sur la valeur des matériaux utilisés tout autant que des techniques impliquées, d’un statut moindre que celui de l’oeuvre originale, on peut noter qu’à l’heure actuelle, l’engouement, du marché comme de la critique, pour un certain type de photographies modifie cette situation. En effet, la photographie numérique de grand format jouit depuis une trentaine d’années d’une reconnaissance significative et sans précédent dans le champ de la pratique artistique contemporaine, ce qui contribue à exhausser le médium et à réduire l’écart qui le séparait encore il y a quelques décennies des pratiques plus conventionnelles comme la peinture.

Mais il ne faudrait pas imputer la concurrence du fac-similé des Noces à la simple valeur d’actualité d’un genre de photographies au sein des milieux de l’art. Sa force et son ambiguïté tiennent, selon le texte de Latour et Lowe, à la façon dont les auteurs l’inscrivent du côté d’une interprétation, plutôt que d’une reproduction, de l’oeuvre de Véronèse. Le travail s’apparente alors à une restauration d’un nouveau genre, une restauration qui vise le clonage plutôt que l’intervention chirurgicale. D’entrée de jeu, l’énigmatique visiteuse avait d’abord évoqué, devant la dépouille des Ambassadeurs, sa bonne connaissance de la pratique, parfois sauvage, des restaurateurs. (Ce n’est que plus tard qu’elle ajoute à une énumération de spécialistes les muséologues puis les enseignants, esquissant de la sorte une typologie informelle qui gradue les métiers de l’histoire de l’art en fonction du degré d’intimité que chacun d’eux favorise entre l’expert et l’objet de son expertise.) En deuxième lieu, Factum Arte, la firme ayant travaillé à la réalisation du fac-similé, est spécialiste de médiation numérique dans le domaine de la conservation et de l’archive et les procédures initiales de leur travail se rapprochent du travail de restauration : ils travaillent à partir de l’original (à cette exception près que le musée du Louvre leur avait imposé de difficiles conditions de numérisation, puisque le scanning tri-dimensionnel des Noces devait se faire sans contact avec l’original). Enfin, la conclusion des auteurs annule le certificat de décès que la visiteuse avait distribué dès les premières pages de l’article à l’original des Noces au Louvre : le fac-similé, soutiennent-ils, pourrait bien s’avérer le seul garant de la survie des oeuvres. Les auteurs font ici allusion aux conditions délirantes de la muséomanie actuelle qui, avec ses hordes de touristes et les périlleuses pérégrinations qu’impose aux artefacts « l’expositionnite » perpétuelle de ce que Francis Haskell a appelé « le musée éphémère[14] », précarise la « longévité » des oeuvres. Faisant écho à la voix intérieure de leur visiteuse, ils voient même dans ce type de fac-similés une alternative à l’iconoclasme occasionnel de la restauration traditionnelle.

Mais une petite réserve doit néanmoins se lever devant les usages politiques qu’on peut anticiper à partir de l’expérience des Noces. Dans un contexte où les demandes de rapatriement d’oeuvres par différents États se poursuivent, et où certaines d’entre elles se font plus pressantes, la valorisation d’un fac-similé qui se joue en contrepartie d’une dévalorisation d’un original spolié ouvre la perspective inconfortable d’une possible instrumentalisation politique du type de projet présenté par l’article dans une visée d’apaisement des demandeurs qui ne s’y tromperont pas ; que leurs demandes soient ou non justifiées, il y a quelque chose de choquant dans la perspective qu’on pourrait dorénavant leur proposer une reproduction supposément plus vivante que l’original, un fac-similé hybride rédimé par une impondérable migration de l’aura (laquelle aurait d’ailleurs migré en laissant derrière elle la valeur économique de l’original). C’est non seulement la question de l’original, mais aussi celle du lieu d’origine des oeuvres, qui exigerait ici un développement historique. Ce retour des Noces, dans le lieu, certes réinventé, d’où les soldats de Napoléon l’avaient arraché il y a plus de deux siècles, faut-il l’envisager dans la perspective d’une solution modèle, comme le suggère laconiquement le dernier paragraphe de l’article ? Et qu’en est-il du fait que cette entreprise onéreuse ait été, à la suite d’une entente intervenue en 2006, payée conjointement par le Louvre et la Fondation Giorgio Cini de Venise[15] ? Mais si tel était le cas, la migration de l’aura ne deviendrait alors qu’un leurre conceptuel destiné à nous faire oublier que l’histoire de l’art occidentale, telle que nous la pratiquons aujourd’hui, dans ses séries muséologiques comme dans ses récits universitaires, a été rendue possible par des « déplacements[16] » qui demeurent encore problématiques et en grande partie irréfléchis. La migration de l’aura ne serait alors, pour reprendre le terme par lequel les Acadiens désignent la déportation dont ils furent victimes en 1755, que le dernier de ces grands « dérangements » dont l’histoire de l’art est constamment le site, le producteur et le produit.