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Dans un sens immédiat et symbolique, aussi bien corporel que spirituel, nous sommes à chaque instant ceux qui séparent ce qui est relié, et ceux qui relient ce qui est séparé.

Georg Simmel[1]

Il est étonnant de constater à quel point la question du tiers n’a été que peu traitée dans les études intermédiales, escamotée sans doute par celle de la médiation qui, si elle en est une des principales composantes, ne saurait pourtant l’épuiser. Cette évidence en fut une pour nous lorsque nous nous sommes attelés à la tâche de sa théorisation, et que nous nous sommes heurtés au peu de travaux écrits à ce sujet[2]. Pourtant, l’on pourrait dire que la question du tiers est présente dans les tentatives de subversion du principe du tiers exclu – qui permet de déduire de la relation contradictoire entre deux termes l’exclusion d’un troisième[3] – et donc dans les tentatives de renversement de l’ambition dialectique consistant, pour le dire vite, à poser les contradictions et à les résoudre. Sans entrer plus à fond dans cette discussion des fondements, soulignons que, dans le champ des études intermédiales qui nous concerne, des déplacements significatifs ont été adoptés, notamment sous l’impulsion de la pensée deleuzienne : on considère ainsi que chaque terme d’une relation est en rapport avec un troisième terme, ou se trouve à relier lui-même deux termes entre eux, voire à abriter une multitude de termes eux-mêmes en relation, etc., si bien que c’est à des constellations ouvertes que nous avons affaire, davantage qu’à des ensembles unitaires et opposables; autrement dit, à des rhizomes et des emboîtements infinis dont il faut faire des coupes transversales et mouvantes.

On l’aura compris, en mettant l’accent sur le lien, la pensée intermédiale est une pensée du tiers inclus. Reste cependant que ce principe n’est pas si aisé à mettre en application dans l’analyse des phénomènes culturels. Et si on le trouve à l’oeuvre, c’est de manière implicite, à travers l’analyse des « configurations », des « dispositifs », des « appareillages » et autres « plis et replis » où se jouent des rapports complexes entre des médias, des techniques, des institutions, des imaginaires, des structures, etc. En renonçant à toute tentative de systématisation close, on s’en tient à des découpages ponctuels et des instantanés sur des noeuds relationnels dans chaque objet ou phénomène analysé, on accompagne le changement et l’on guette la perturbation d’un tiers.

Mais comment aborder cette question du tiers, pour ainsi dire de front ? En risquant justement de l’observer, sans recours à des théorisations préalables (ou si peu), mais en se donnant les moyens de le faire apparaître à l’oeuvre dans les médialités des phénomènes ou des objets soumis à l’analyse. C’est le défi que les contributeurs du présent numéro ont relevé : chacun a vu le tiers à sa porte, pour ainsi dire, mais ce faisant, a été capable de décrire comment, puisque tel était aussi le but du jeu, cette médialité impliquant du tiers participait d’une dynamique de socialisation, traversant – pour ce qui nous a occupés – des enjeux de justice communautaire, de mémoire collective, de responsabilité partagée et de réconciliation.

Avant de laisser la parole aux auteurs des articles compilés dans ce présent numéro, j’aimerais, pour ma part, procéder à un petit rappel au sujet d’un philosophe important en ces matières de socialisation qui aborda frontalement la question du tiers, à savoir Georg Simmel. Ce rappel ne prétend pas constituer le cadre théorique de l’ensemble des articles du présent numéro. Aucun des auteurs n’y fait d’ailleurs référence. Venant après coup, pour les besoins de cette introduction, il me permet simplement de baliser le terrain d’une entrée par le tiers dans l’étude des phénomènes culturels, et de pointer quelques fonctions (de médiateur, de réserve, de liant) et quelques différences (entre des tiers incarnés et des instances tierces, entre la construction du Tiers et l’action d’un tiers) bien utiles pour comprendre son opérabilité.

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Georg Simmel connaît aujourd’hui un regain d’intérêt remarquable à la faveur de l’intensification de la réflexion sur le « vivre-ensemble » dans les sciences humaines et sociales au cours de ces vingt dernières années. L’intérêt des « études sur les formes de la socialisation » qu’il publia en 1908 réside dans le fait qu’elles prennent à rebours une façon commune d’envisager la socialité à partir d’un modèle idéal de société dont l’harmonie dépendrait du succès des processus d’unification sur les rapports d’opposition. D’après ce modèle, il n’y aurait pas d’alternative possible : le conflit se résorberait par l’unité ou serait conservé sous forme de tensions grâce à l’équilibre des forces en présence. Cette conception ne permet pas de penser la dynamique sociale, soit l’évolution constante des rapports sociaux, telle que Simmel l’analyse : pour lui, les multiples conflits y sont moins résorbés ou maintenus que transformés par l’intervention de tiers. C’est précisément ces interventions de tiers qui caractérisent la forme la plus sophistiquée de la socialisation, à savoir non pas la communauté harmonique, restreinte et unitaire, mais bien une collectivité plurielle capable de créer un point de vue tiers en son sein, et d’inclure du tiers, dans le jeu des différences, pour produire une totalité incarnée en chacun, et que chacun représente, dès qu’il se situe entre les parties et au-delà de leurs antagonismes.

On aura compris, par ces quelques phrases d’introduction, que les travaux de Georg Simmel se distinguent en ce qu’ils nous incitent à penser la société comme un ensemble de dispositifs et d’actions de médiation permettant d’entretenir une dynamique relationnelle : le compromis n’y est que transitoire et momentané, l’exclusion de l’autre ou sa destruction, au nom de l’unité, est précisément cette issue aux conflits – toujours possible – que l’action du tiers permet d’éviter. C’est à partir de cette introduction à la notion de tiers prélevée des écrits de Simmel, que nous distinguons, pour notre part, la médiation par le tiers, la posture tierce, et l’assomption du Tiers, d’où procède trois moments clés de la socialisation, incluant des tiers et produisant du Tiers : la médiation, la réserve, le liant. Ce sont précisément ces trois opérations que nous souhaitons mettre en valeur, pour comprendre la production culturelle en contexte conflictuel où la socialité – à remédier, à restaurer, à réinventer – est un enjeu majeur.

1. Le tiers inclus comme médiateur

Partant de l’être social, c’est-à-dire des individus en tant qu’ils se perçoivent à la fois comme individus et comme membres d’un groupe, Simmel observe que, dans la dynamique conflictuelle, « plus la relation est étroite et solidaire avec son cercle social, moins le sujet est capable de coexister avec les autres en plein accord sur tout, plus une revendication idéale les rassemble tous en une unité – plus chacun se retrouvera placé devant l’alternative brutale du pour ou contre[4] ». C’est ainsi au coeur des dynamiques de communion que l’on trouve le plus fort potentiel de conflit entre deux parties, un conflit qui fonctionne précisément sur le principe du tiers exclu. Il faut donc réintroduire du tiers, d’où l’importance cruciale de la médiation, pour d’une part, moins régler le conflit que rassurer les parties sur leur volonté de conciliation et vaincre la logique de l’exclusion : c’est le rôle du juge impartial[5], du tertius gaudens[6] et du divide et impera[7]. Celui qui se tient « en dehors des parties » n’en participe pas moins à la dynamique sociale que génère le conflit : il en transforme les enjeux et les effets mortifères inhérents à la logique binaire du tiers exclu, et s’il peut en tirer avantage, la société en bénéficie aussi, car elle évite que sa dynamique ne se fige dans la forme de l’opposition.

2. Le tiers inclus, ou la réserve nécessaire

Nous trouvons aussi chez ce penseur l’idée que, si chacun se lie, au gré de ses fréquentations, professions et activités sociales, à des groupes ou cercles, son appartenance à un tout – toujours plus large que l’addition de ses cercles d’attaches – présuppose la possibilité d’une position d’extériorité à tous ses cercles, une position qui se distingue de la marginalité ou de l’antagonisme, puisque la première l’exclut du processus de socialisation, quand le second renforce une appartenance groupale par opposition à une autre. « La société produit peut-être ainsi l’élaboration la plus consciente, du moins la plus universelle, d’une forme fondamentale de la vie : l’âme individuelle ne peut jamais se trouver à l’intérieur d’une relation si elle n’est pas en même temps à l’extérieur de celle-ci, elle ne fait pas partie intégrante d’un ordre, sans être en même temps face à lui[8]. » C’est sur cette base que Simmel valorise les processus de socialisation qui concilient la fidélité aux groupes et la liberté du sujet, et construisent ainsi la société pluraliste moderne. La posture tierce peut être alors définie comme une posture de réserve nécessaire, associée chez Simmel à la conscience moderne qui s’est libérée de l’attache à un parti unique, un groupe unique, éprouve, dans la pluralité de ses cercles sociaux, sa propre liberté, son propre pouvoir de conciliation entre ses différentes attaches, et introduit le parti du « tout », ou de l’universel, pour reprendre ses termes, soit le point de vue qui dépasse les antagonismes et vise non pas la victoire d’un parti sur un autre, mais le maintien de la socialité entre les partis, une idée que Erving Goffman aura d’ailleurs bien comprise un demi-siècle plus tard lorsqu’il analysera la civilité des interactions.

3. Le tiers inclus ou le liant

Enfin, toujours chez Simmel, nous trouvons une interrogation sur le liant lui-même, sur ce qui fait tenir une société de tierces parties, pour ainsi dire, au-delà de l’ordinaire du conflit et de ses médiations, tout comme de la pluralité des affiliations personnelles de chacun. Chez Simmel, le liant social est d’abord de l’ordre de « l’objectif impersonnel », soit la loi, la norme idéale, capable de subordonner de manière égale tous ceux qui se trouvent par ailleurs dans des rapports de force ou de domination; mais c’est aussi des images, des figures, des incarnations qui représentent le tout et provoquent engouement, fidélité, passions imaginaires pour un collectif somme toute abstrait et lointain. Simmel est un des premiers à insister sur la dimension positive tout autant que négative de ce liant, en démontant les processus d’aliénation qu’il implique, tout comme son ressort affectif et émotif. Mais il est aussi un des rares à tenter de comprendre ce qui lie en s’étonnant du lien lui-même, quand tout sépare ou, plus prosaïquement, quand rien de précis ne lie les membres d’une même société, et alors qu’ils sont déjà affiliés à plusieurs cercles intermédiaires, pour des motifs concrets et bien réels que sont le partage de valeurs, des activités communes, des allégeances familiales, l’ordre d’une profession, etc.

Trois moments-clés, donc – la médiation, la réserve, le liant – que l’on peut facilement repérer dans les pratiques sociales : les rôles du médiateur, les postures de réserve et la capacité à lier peuvent être distribués ou attribués aux acteurs sociaux comme à leurs oeuvres. Les choses se compliquent un peu cependant sous l’angle des médialités, puisqu’il nous faut alors considérer des opérations qui injectent du tiers dans la dynamique sociale et culturelle. Il n’est donc plus tant question d’acteurs et de rôles sociaux (personnes, groupes, institutions), que d’opérateurs de tierceté. Ainsi, dans son texte, celui que nous avons choisi pour inaugurer notre dossier, Éric Méchoulan revient avec une extrême précision sur les conditions de la socialité, et le système d’inclusion ou d’exclusion qui la fonde. Son analyse de l’ekphrasis d’Homère à propos du bouclier d’Achille dans l’Iliade lui permet de décrire la médialité dans l’acte de résolution des conflits et d’opposer ainsi deux scènes de rendu de la justice : celle qui implique l’action d’un tiers exclu, incarné dans la figure du juge extérieur et impartial – qui renvoie à notre système –, à celle qui implique un tiers inclus – relevant de la culture démocratique grecque –, l’histôr, membre de la communauté, à qui on demande non pas de prononcer une sentence en fonction d’une loi à laquelle la communauté aurait délégué l’autorité d’en finir avec le tort, mais bien de produire un récit des événements qui rend visible le conflit à tous et qui rend sensible la communauté de destin, pour au final assurer le retour de l’entente cordiale : c’est pourquoi l’ensemble de la communauté est impliqué, c’est pourquoi le jugement est un serment qui engage plus qu’une sentence. Un tel récit/jugement/serment met un terme au conflit en le transformant en objet tiers qui fait partie désormais non plus des histoires privées, mais d’une mémoire collective. Nous sont donc apparus ici trois tiers : l’histôr, comme acteur tiers, l’événement exemplifié – par son exposition publique – comme objet-tiers, et la communauté, le Tiers, au nom de qui se maintient une solidarité à mesure que se constitue sa mémoire : autant d’opérations à verser sur le compte de la médialité de la justice, dont les sujets éthiques sont, selon Éric Méchoulan, « en partie l’effet ».

Dans le prolongement de cette réflexion sur les opérateurs de tierceté, nous trouvons le texte de Sébastien Ledoux, qui réfléchit sur la naissance et le rôle social d’une formule-tierce comme « le devoir de mémoire » qui s’est cristallisée en France dans les années 1990. Injonction paradoxale qui concernait les témoins directs de la Seconde Guerre mondiale (au premier rang desquels les résistants et les rescapés des camps d’extermination nazis qui sortaient de leur silence grâce à elle), elle finit par s’adresser à l’ensemble de la population française. Elle construisait ainsi du Tiers en formulant la dette et la promesse qui permettaient de lier des tiers : ceux qui n'avaient pas vécu directement la guerre (les nouvelles générations), ceux qui se constituaient en tiers pour pouvoir en transmettre la mémoire, au nom des tiers absents qui habitent l’histoire du scandale de leur mort. Si elle s’imposa sur la scène publique après qu’eut lieu le procès Barbie, et dans le contexte des luttes contre le négationnisme, c’est en tant que modalité efficace du rappel permanent qui lie la communauté dans le souvenir collectif et lui permet d’affirmer les valeurs morales et les normes démocratiques qui sont les siennes. Comme formule-tierce, elle aurait donc eu une vertu communiante, ce qui ne l'empêcha pas d’apparaître dans des dynamiques conflictuelles, sur d’autres terrains mémoriels, dans les années 2000, lorsque des rivalités s’installèrent entre les mémoires de différents groupes ou contre la résistance de l’État à reconnaître ses méfaits passés. Dans cette analyse, c’est finalement moins la mémoire qui rassemble le groupe, fonde son identité collective – et l’oppose à d’autres groupes - qui compte pour la socialité, que le rapport que l’on réussit à instaurer entre des tiers autour des différents enjeux mémoriels qui traversent nos sociétés.

Avec ce texte de Sébastien Ledoux, nous quittons le terrain d’une réflexion de portée générale sur la tierceté dans la socialité et nous abordons l’étude des réponses culturelles aux situations de conflits radicaux, d’un type particulier, fondées sur le témoignage de ceux qui les ont vécues. Car c’est bien à l’ère du témoin que cette formule-tierce fut forgée[9]. Dans de telles situations, le conflit ayant suivi jusqu’au bout sa logique de destruction, la reprise, le remaillage de la socialité en appelle à des tiers, en passe par des tiers et vise à rendre sensible le Tiers. C’est donc dans les études consacrées aux productions culturelles issues de situations post-traumatiques que nous trouvons le mieux thématisée cette question du tiers, puisque ces oeuvres s’inscrivent dans ce procès de recomposition. Dans un essai signé Denise Schröpfer et paru dans un important recueil dirigé par Carole Dornier et Renaud Dulong[10], on voit le dispositif théâtral mobilisé pour instaurer du tiers liant entre différents individus afin qu’ils soient sensibles à ce qui les lie : à propos de la représentation, au Rwanda, d’une pièce évoquant le génocide des Tutsi de 1994[11], Denise Schröpfer souligne que « le théâtre devient le lieu d’une comparution (Nancy, 185), où les hommes ne font que paraître ensemble, les acteurs avec les spectateurs, les vivants et les morts, les témoins réels et les témoins fictifs, partageant un espace-temps commun, une quête d’un être-ensemble social, qui ne s’instaure que dans l’ordre de la re-présentation[12]». De l’espace théâtral à l’espace littéraire, et sur la base notamment de l’important travail de Régine Waintrater[13], Catherine Coquio[14] a fait, quant à elle, une distinction fort utile entre les témoignages qui font preuve – et qui mobilisent l’appareil de justice contre les génocidaires – et les témoignages qui font oeuvre – qui touchent et rassemblent, parce que ces oeuvres ont créé un espace de rencontre entre témoins, témoignaires[15] et publics, un espace tiers, qui n’est ni l’espace réel où tout le monde vit séparément, ni l’espace imaginaire que chacun cultive, mais un espace fait à la fois de distance et de proximité, de publicité et d’intimité. Mais un tel espace, qui n’est pas celui d’un tribunal, tout théâtral, littéraire ou cinématographique qu’il soit, n’est pas forcément des plus simples à habiter quand il s’agit de le partager avec celui qui a commis un crime et s’en accuse : c’est ce dont témoigne Z32, le film qu’Avi Mograbi a consacré à l’aveu – et la demande de pardon – d’un jeune soldat israélien qui, alors qu’il servait sous Tsahal, a abattu de sang-froid un policier palestinien innocent, par simples représailles. Lucie Szechter, qui lui consacre son article, parle, à propos du film, d’un « pacte éthique » qui oblige à sortir des choix de positions habituelles que pourraient être tentés d’adopter d’abord le cinéaste qui se met à l’écoute du soldat, et ensuite la petite amie de ce dernier, qui reçoit son aveu. Parce qu’il s’agit d’une demande de pardon, la menace est grande d’une relation étroite et solidaire avec le demandeur qui ferait oublier le parti de la victime – puisque ce n’est précisément pas à la victime ou à ses proches que le soldat demande pardon. Pour changer la donne, et entrer dans un pacte éthique plus juste, il faut une opération de distanciation qui ne tranche pas cependant le lien qui unit les protagonistes de ce pacte (le soldat, le cinéaste, la petite amie du soldat). Celle-ci consiste à créer, entre eux, une « inter/faces » – et ce sera le rôle des masques dans le film que de la matérialiser – renvoyant chacun à sa propre responsabilité – assumer le meurtre, accueillir la parole, rappeler la victime –, une manière somme toute de se tenir mutuellement, sur le mode de la réserve et non de la connivence ou de la compassion, afin de permettre l’inclusion du tiers absent, la victime palestinienne. Étranger au pacte, mais impliqué par le dispositif cinématographique qui en fait le destinataire privilégié à travers les nombreuses figures d’adresse du cinéaste, le spectateur n’en représente pas moins cette « humanité qui les regarde » mettre leur propre humanité à l’épreuve du lien juste.

Si les responsabilités de chacun des protagonistes sont bien établies à la fin du film, qu’est-ce qui justifie que ce spectateur puisse incarner, quant à lui, cette « humanité qui les regarde », comme lui offre de le faire généreusement Avi Mograbi ? C’est dans un tout autre contexte que cette question a été posée, comme le montre Sylvie Rollet, dans le texte qu’elle consacre à S21, la machine de mort Khmère rouge (Rithy Panh, 2002). Dans ce film, le réalisateur interroge les anciens tortionnaires du camp d’extermination khmer S-21, les confronte aux quelques rares survivants du camp, et se risque ainsi à réfléchir le processus de déshumanisation lui-même en impliquant ceux qui y ont participé. Sylvie Rollet montre que l’entreprise du film consiste à léguer, aux spectateurs, la Catastrophe elle-même, c’est-à-dire l’événement de la destruction de l’humanité en l’homme, par l’homme. Ce n’est donc ni le jugement des bourreaux ni même la seule mémoire du génocide qui sont en jeu (et qui peuvent être pris en charge par les institutions judiciaires, muséales, scolaires), mais bien plus fondamentalement un rappel/appel au lien d’humanité comme responsabilité partagée. C’est pourquoi dans ce film, avec des moyens proprement cinématographiques, tout converge vers les spectateurs. S21 vise à instaurer ce que Sylvie Rollet nomme après Hannah Arendt, « cet espace politique de responsabilité » entre des spectateurs pris à témoin en tiers, soit en héritiers même lointains d’un événement qui demeure à jamais « en suspens », c’est-à-dire en danger de négation ou de naturalisation.

Dans l’abondance littérature académique qui aborde le pacte testimonial, remarquons que le tiers est d’abord et avant tout le témoin qui s’adresse à la communauté : celui qui a survécu – quand les autres sont morts – et qui parle en leur nom dans le temps d’après à l’attention des vivants. Depuis quelque temps, on use cependant d’une autre terminologie, car on a pris l’habitude de distinguer les témoins directs – qui disparaissent – des enfants de survivants, ou témoins en second, et finalement porteurs de mémoire[16]. Marianne Hirsch a aussi proposé la notion de vicarious witness[17] pour désigner ce porte-parole impliqué qui agit sur la scène sociale, politique et artistique pour transformer une mémoire personnelle, familiale ou communautaire en mémoire collective. L’opération consiste, à l’intention des lecteurs ou des spectateurs qui n’ont pas vécu les événements, à rendre crédibles des mots et des images de « seconde main », ce qui n’est pas chose facile dans un monde postmoderne saturé par des manipulations médiatiques de toutes sortes[18]. Dans ces études, il est rarement question de considérer ce porte-parole comme un « tiers ». En premier lieu parce que, si de tiers on parle, c’est au détour d’une phrase qui vise plutôt le bystander[19] contemporain tel qu’on l’imagine, dans une posture d’indifférence, de distance ou de compassion ponctuelle qui serait propre à notre ère médiatique, et que l’on tente de rejoindre avec l’histoire traumatique d’un autre[20]. En second lieu, parce que, en faisant intervenir ces témoins seconds, la question de la transmission se pose d’une manière bien particulière : « If post-memory is not limited to the intimate embodied space of the family, how, by what mechanisms, does it extend to more distant, adoptive witnesses or affiliative contemporaries[21]? » La transmission intergénérationnelle d’expérience traumatique peut-elle s’élargir grâce à la production culturelle ? Cette production culturelle agit-elle sur les individus, comme les souvenirs familiaux – même tus – agissent sur les membres d’une famille : en entrant dans la mémoire intime de chacun ? La transmission entre proches suppose un trauma second, celui précisément d’avoir souffert de la souffrance infligée à ses proches; si le rôle d’un tiers s’efface dans cette relation intime, on retrouvera du tiers ailleurs, dès qu’il y aura expression, notamment lorsque le témoin second, engagé dans la transmission culturelle, visera à faire entrer des lointains dans l’intimité d’une mémoire où ceux qui consomment les produits culturels finissent par se sentir interpellés intimement par l’histoire intime d’un(e) autre – soit ne plus être le tiers exclu d’une histoire intime appartenant à un autre, mais au contraire en être désormais habité. Or, dans la transmission culturelle, le passage par le dehors – pour le témoin direct comme pour le témoin second – doit être pris en compte puisque cet(te) « autre » doit risquer sa propre intimité dans l’espace social. Pour qu’un tel chemin s’accomplisse, cela prend, précisément, du tiers : c’est ce que montre Frédérique Berthet, dans ce numéro, à travers l’étude qu’elle consacre au témoignage et à l’oeuvre de Marceline Loridan-Ivens. Elle part du constat suivant : le problème que posent, dans l’espace social, l’intimité du témoin et l’intimité avec le témoin se vit différemment d’une époque à l’autre. Refoulée d’abord au tournant des années 1960 où Marceline Loridan se fit dire que le récit de sa déportation dans Chronique d’un été était indécent, cette intimité – de la rencontre avec l’horreur – tente de se dire à nouveau, plus de 40 ans plus tard, dans un film qui la dévoile et la dérobe à la fois. La question du tiers surgit alors pour faire figurer l’intime, entre l’impossibilité de son partage – qui demeure intact – et la banalisation de son exposition publique. Une telle figuration ne peut s’opérer sans un tiers de transfert – en l’occurrence le corps et la persona d’Anouk Aimé qui interprète Marceline Loridan dans La petite prairie aux bouleaux – et des objets tiers, formels ou matériels qui font écran pour qu’il y ait figure. Cette figuration ne transmet pas précisément au spectateur la charge d’une mémoire, mais elle lui propose plutôt une autre posture tierce qui n’en est pas moins chargée de solidarité et de responsabilité : celle de l’accompagnant, qu’adopte précisément Frédérique Berthet pour nous inviter à l’y rejoindre.

Enfin, outre le témoin direct ou second, le proche qui reçoit en héritage un trauma ou le lointain qui accompagne, le mandataire du témoignage et le témoignaire qui le recueille, les générations à venir qui sont invoquées par l’acte même du témoin, reste une dernière figure de tiers : dans les termes d’Agamben[22], à côté du testis (qui atteste de l’extérieur) et du superstese (ou rescapé), il y a ces morts qui hantent le présent ordinaire du scandale de leur souffrance, ces tiers dont la présence est sensible à ceux qui connaissent leur histoire. Si les morts du génocide juif dont parle Agamben hantent avec force l’époque même à laquelle il écrit ses lignes, qu’en est-il de cette forme de hantise, quand il s’agit d’autres morts venus de temps beaucoup plus éloignés et dont on a perdu la mémoire ? Sophie Wahnich, historienne de la Révolution française, qui évoque dans son article les morts du Champ-de-Mars du 17 juillet 1791, remarque que leur présence repose sur la pertinence sociale et politique de leur persistance, gagnée sur la rupture des temps. Pour elle, le travail de l’historien consiste à produire cette pertinence en entrant dans une triangulation bien particulière : pour parler aux vivants en quête de justice, l’historien s’intercède les morts tombés pour « une demande juste »; il se sent aussi, en retour, l’intermédiaire nécessaire à l’écoute des morts par les vivants; et légitime au final son rapport aux morts, par son lien aux vivants et le souci de la justice qu’il partage avec eux. C’est donc à l’avant-poste des luttes du présent que l’on repère l’opérabilité de cette triangulation intempestive, où chacun se fait tiers dans le procès général du maintien du projet social et politique commun par-delà les générations. Pour Sophie Wahnich, il s’agit de transmettre un savoir de l’événement passé qui réanime un engagement et en rappelle la fin tragique : cet engagement fut, pour les « Parisiens pétitionnaires » rassemblés sur ce Champ-de- Mars, de demander justice par « intimidation symbolique », sans violence, donc, mais avec la conviction d’user d’un droit de requête légitime. Ils furent tués par dizaines, lors de l’évacuation de la place, sur ordre de Bailly, alors maire de Paris et « pressé par l’Assemblée nationale de choisir entre elle et la populace ». Pour réanimer l’événement et rétablir les filiations, Sophie Wahnich accepte de participer à un projet de film, Le beau dimanche (Dominique Cabrera, 2007, disponible en intégralité sur notre site) consacré à la journée du 17 juillet 1791, qui sera réalisé avant les mouvements occupy, les révolutions arabes et le printemps québécois, mais dont le propos consistait à synchroniser les lignes séparées du temps de la Révolution et du temps présent sur cette demande de justice sans violence. Pour que s’opère cette synchronisation, il fallait faire passer le passé dans le présent – à travers la mise en scène des corps des acteurs dans les espaces d’aujourd’hui –, faire entendre les mots et les injonctions d’une époque avec la résonnance de l’autre; tenter de faire se répondre les gestes pacifiques des manifestants d’hier avec ceux d’aujourd’hui, face aux différentes formes que prend à travers le temps la violence répressive des gardes. Il ne s’agit donc pas d’une simple analogie. La continuité qui est produite concerne le fil des « espérances politiques inabouties » et constitue en cela le tiers liant de communautés politiques qui se présentent sans arme pour demander justice, « parce qu’elle est toujours à faire advenir », et qui sont autant parsemées dans le temps que dispersées dans l’espace.

Nous avons réuni des essais et des études qui abordent frontalement la question du tiers pour alimenter cette réflexion de portée générale avec laquelle nous avons commencé ce texte introductif, tout en visant à affiner l’analyse de certaines situations mettant en jeu des tiers, ou du Tiers, et à expérimenter sur l’étude d’oeuvres particulières – essentiellement cinématographiques, mais traversées par la photographie, la littérature, le théâtre, l’art contemporain – une entrée par le tiers dans l’étude des médialités. Cette entrée réserve aussi des surprises, mais somme toute congruentes avec la pensée paradoxale de Simmel, qui voyait dans l’humain une machine corporelle et spirituelle qui sépare ce qui est relié, et relie ce qui était séparé[23] : une ambivalence qu’incarne bien la technique cinématographique, si l’on suit Suzanne Beth dans son analyse du cinéma d’Ozu et de la quête du cinéaste d’un point d’énonciation propre. Dans le film Gosses de Tokyo (1932), la technique cinématographique est un tiers destructeur des accords du visible, du social et de l’affectif au sein d’une famille – où deux enfants, confrontés à l’image de leur père capturée par une caméra amateur, sont témoins de son humiliation volontaire devant son patron, et rompent leur lien avec lui en refusant de s’alimenter, après la projection de ces images. Mais elle relève aussi que cette même technique cinématographique produit d’autres images que celles, destructrices, qui répètent, révèlent et produisent de l’humiliation. La technique cinématographique ouvre alors un nouvel espace-temps de réconciliation, qui accueille le désir de se lier sans passer par la justification. Il suffit d’une image conçue par le maître du cinéma japonais où les protagonistes s’apparaissent mutuellement à nouveau. Sans autre explication, sinon l’impossibilité de s’installer dans la rupture, les deux garçons et leur père s’y retrouvent pour y partager le premier repas d’un matin tout neuf. Assis côte à côte, pris de trois quarts face, ils sont tournés dans la même direction mais n’échangent aucun regard. L’affectif y reprend ses droits grâce à l’attention muette qu’ils se témoignent; ils sont tous trois dans l’image, mais ne se perçoivent plus mutuellement comme des images; l’humiliation et le mépris sont tenus à distance par ce geste de « côtoiement », en se confondant avec le simple horizon qui accroche, hors champ, leur regard.

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Pour finir, et avant de vous laisser aller à la rencontre de nos articles, quelques mots pour souligner le changement de direction qui survient à partir de ce numéro. Au nom de tous les membres du comité de rédaction d’Intermédialités, je tiens à remercier infiniment Philippe Despoix qui a assuré la direction de la revue depuis la publication du no 14, « Bâtir » (automne 2009). Nous devons à son érudition et sa curiosité intellectuelle l’ouverture de la revue à toujours plus de champs disciplinaires, et à son souci de qualité la consolidation et l’extension de sa réputation auprès de la communauté scientifique, comme vient de nous le montrer l’enthousiasme avec lequel les chercheurs qui comptent parmi les plus éminents de notre domaine ont rejoint notre comité international. Avec cet art de passeur où il excelle, Philippe Despoix a aussi rendu possible la publication dans nos pages de textes fondateurs alors inédits de Paul Zumthor (Intermédialités, numéro 12) et Harold Innis (Intermédialités, numéro 17). Dans le prolongement de ce geste, et pour le présent numéro, sous la rubrique Contrepoints, il a édité pour nous une conférence que Karlheinz Barck, récemment disparu, avait consacré à Harold Innis. Karlheinz Barck y souligne l’importance décisive des travaux d’Innis sur les orientations de l’École de Toronto (McLuhan, Carpenter, Havelock), et insiste sur une ligne de pensée, dont notre revue, à sa manière, continue l’écheveau et prolonge le tracé.

C’est donc avec une grande fierté quant au chemin parcouru, mais non sans une certaine appréhension, compte tenu de la responsabilité que représente la prise en charge de ce formidable héritage, que j’ai accepté de prendre le relai pour les trois prochaines années, avec le soutien de toute l’équipe d’Intermédialités.

Bonne lecture à toutes et à tous !