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À mi-chemin entre la lanterne magique et le cinéma, la projection d’images photographiques est un dispositif spectaculaire dont les enjeux sociaux, esthétiques et culturels exigent d’être évalués dans le cadre d’une histoire intermédiale des spectacles. Au moment même où le cinéma apparaît et se propage sur les champs de foire, les séances publiques de projections d’images photographiques connaissent une vive expansion à la faveur du développement très structuré des cercles de photographes amateurs qui, pour la plupart, se sont engagés sur la voie du pictorialisme entre 1890 et 1914. Ces séances de projections sont des lieux de rassemblement mondain d’une bourgeoisie conservatrice repliée sur elle-même, qui ne consent à apprécier la photographie qu’au regard de la peinture et qui exprime ouvertement son mépris du cinéma, qu’elle considère comme un spectacle vulgaire. Le clivage des supports de projection correspond nettement à un clivage social. L’analyse comparée d’un spectacle photographique de Gustave Marissiaux intitulé La Houillère (1905) et d’un film produit par Pathé la même année et consacré à l’univers minier (Au pays noir, de Lucien Nonguet et Ferdinand Zecca) montre que ce clivage est aussi esthétique : le réalisme photographique du documentaire industriel est aux antipodes du réalisme social – mais théâtral – du drame cinématographique. Néanmoins, ce constat permet de revoir l’histoire du cinéma minier des premiers temps comme une intégration progressive du réalisme photographique et du réalisme social. Cette évolution connaît un premier point d’aboutissement avec Germinal d’André Capellani produit en 1913 par la SCAGL, une filiale de Pathé qui avait précisément pour objectif commercial d’élargir le public du cinéma et de séduire un public bourgeois.

Au cours de la seconde moitié du 19e siècle, les projections d’images photographiques sur verre connaissent un développement considérable mais cantonné à deux pratiques précises héritées de deux techniques de projection antérieures réservées à des usages différents : le microscope solaire et la lanterne magique. Le premier, exploitant la lumière du soleil, permettait de projeter sur un écran des organismes vivants vus au microscope. La seconde utilisait une lampe à l’huile pour projeter des images fantastiques peintes sur verre, avec lesquelles on pouvait raconter une histoire. Les perfectionnements de l’optique, la mise au point de nouveaux systèmes d’éclairage au gaz puis à l’électricité et enfin le recours aux images photographiques ne changent pas fondamentalement ces pratiques. Durant le dernier quart du 19e siècle, les projections d’images photographiques sur verre se répartissent toujours en deux grandes catégories d’usage : d’une part l’illustration de conférences, de cours universitaires ou de récits de voyages devant des sociétés savantes; de l’autre les spectacles de « Life Models » produits surtout en Angleterre à partir de 1870 et qui racontent des petites histoires au contenu moral ou religieux en une douzaine de vues photographiques mises en scène en studio et accompagnées de musiques et de chansons populaires. Si les projections d’images documentaires ou scientifiques perdurent jusqu’à leur remplacement progressif par les diaporamas numériques, les spectacles de lanterne magique exploitant la photographie disparaissent progressivement avec le succès grandissant du cinéma qui produit des bandes au contenu parfois similaire et accroît sensiblement les moyens narratifs de la fiction.

Il existe cependant un troisième usage des projections photographiques, certes plus restreint. Il se pratique dans le cadre très particulier des sociétés de photographes amateurs qui se multiplient à la fin du 19e siècle et qui exploitent abondamment les images projetées dans un but d’émulation. Lors de leurs réunions, après quelques discussions sur différents problèmes techniques de prises de vue et de tirage, certains membres de l’association ou des photographes invités projettent leurs travaux récents à l’intention de leurs pairs. Lors de ces projections plus ou moins informelles réservées aux membres, l’attention n’est pas portée sur le contenu des images, mais sur leur qualité technique d’abord, puis, de plus en plus, esthétique. Au tournant du siècle, durant la période qui voit s’imposer le premier mouvement international d’art photographique connu aujourd’hui sous le nom de « pictorialisme », certaines sociétés parmi les plus engagées dans la défense de la photographie artistique organisent des séances de projection accessibles au public extérieur dans le but explicite de faire reconnaître la photographie comme un art à part entière. Ces séances poursuivent un but équivalent à celui des nombreux salons d’art photographique organisés par les cercles pictorialistes. Au lieu d’être encadrés et accrochés aux cimaises d’une galerie durant un temps plus ou moins long, les « tableaux » photographiques sont projetés l’un après l’autre, en très grand format, devant un public qui paye son droit d’entrée pour les voir. Ces séances mondaines connaissent un vif succès au sein de la bourgeoisie qui ne consent à apprécier la photographie qu’à la condition qu’elle soit pratiquée comme un art, c’est-à-dire, dans son esprit, à sacrifier sa spécificité pour imiter la peinture. Les projections photographiques changent dès lors de fonction : de moyen d’émulation réservé aux membres, elles deviennent une forme originale d’exposition.

Dans les premières années du 20e siècle, un photographe belge, Gustave Marissiaux, crée des oeuvres artistiques spécifiquement conçues pour le dispositif de la projection photographique. En 1895, à l’âge de 23 ans, Marissiaux adhère à la section de Liège de la puissante Association belge de photographie (ABP) où il se fait rapidement reconnaître comme « artiste-photographe ». Il s’installe comme photographe professionnel en 1900. À partir de ce moment, il poursuit en parallèle une double carrière : d’un côté, il est un portraitiste renommé auprès de la bourgeoisie liégeoise; de l’autre, il développe une oeuvre artistique personnelle qui obtient plusieurs prix dans les expositions pictorialistes internationales[1].

Chaque année, la section liégeoise de l’ABP organise des séances publiques de projection dans la grande salle des fêtes du nouveau Conservatoire royal de musique, une prestigieuse salle de concert d’une capacité de mille cent places, conçue sur le modèle du théâtre à l’italienne. Ces séances qui réunissent une grande partie de la bourgeoisie liégeoise vont connaître un succès croissant, notamment en raison de la notoriété de plus en plus grande de Marissiaux. L’homogénéité sociale du public qui y assiste est confirmée par les résultats financiers de ces soirées mondaines dont les bénéfices sont offerts à des sociétés caritatives telles que « les Pauvres honteux », « les Chauffoirs publics » ou encore « l’Oeuvre des enfants moralement abandonnés ». Les séances qui connaissent le plus de succès peuvent rapporter plus de deux mille francs belges[2]. En 1908, à l’occasion de la vingtième séance, le chroniqueur du Bulletin[3] de l’Association précise qu’en vingt ans, la section a pu remettre aux oeuvres de charité de la ville la somme considérable de 28 500 francs[4]. Ce bénéfice provenait principalement de la vente des programmes luxueux conçus par Marissiaux et illustrés de reproductions de ses oeuvres en photogravures. Ces programmes étaient vendus au prix de vingt francs pièce[5].

En 1903, Marissiaux inscrit au programme de la « séance annuelle de projections lumineuses » organisée par son association non plus une série d’images sur des sujets divers n’ayant en commun que le nom de leur auteur, mais une oeuvre conçue comme un ensemble structuré, comprenant une centaine de vues photographiques prises par lui-même et par son collègue Émile Beaujean et consacrées à un seul sujet : Venise. Les « tableaux » des deux photographes sont projetés sur le gigantesque écran du Conservatoire (6 mètres de haut sur 7 mètres de large) situé au fond de la scène, devant le buffet de l’orgue; ils sont accompagnés d’une musique originale composée par Charles Radoux, professeur au même Conservatoire, et d’un « poème dramatique » écrit par Richard Ledent et déclamé par Marguerite Radoux, l’épouse du compositeur. La musique est écrite pour deux solistes (un baryton et une basse), un choeur de quatorze interprètes et un orchestre comprenant un piano, deux violons, un alto, deux violoncelles et un orgue – le grand orgue installé au fond de la salle. Les photographies témoignent d’une sensibilité artistique d’obédience symboliste. En cette époque où les photographies de Venise sont encore rares, Marissiaux privilégie les vues aujourd’hui classiques des grands monuments comme San Marco, San Giorgio Maggiore ou Santa Maria della Salute tandis que, à l’avant-plan, de noires gondoles glissent sur la lagune. La pratique de la diapositive empêchant les effets picturaux à la brosse et au pinceau, Marissiaux joue sur les effets de lumière et sur la couleur. Ses clichés d’origine sont en noir et blanc mais les diapositives sont teintées (bleu nuit, vieux rose, vert bouteille, bistre, etc.). Il sous-expose fortement ses tirages jusqu’à réduire le monument à une simple silhouette qui se détache sur un ciel sombre auquel les nuages sont ajoutés par double exposition. L’ensemble produit une vision crépusculaire et mélancolique de Venise, caractéristique des affinités symbolistes du photographe. Le succès de l’oeuvre est complet, ce qui encourage Marissiaux à la reprendre en 1906, sans la collaboration de Beaujean mais dans une nouvelle version augmentée par ses propres photographies prises dans le dédale des ruelles et des canaux.

En deux périodes séparées par une longue interruption, de 1903 à 1908, puis de 1922 à 1924, Marissiaux crée six oeuvres de ce type : Venise, évocation de la cité des Doges (1903-1906), La Houillère (1905), La Bretagne (1908) et Scènes grecques (1908), puis Jardins d’Italie (1922) et Visions d’Italie (1924), cette dernière reprenant et complétant la précédente[6]. Intégrant trois modes d’expression artistique – photographie, musique et poésie –, ces oeuvres opératiques constituent une nouvelle forme d’« art total » pour reprendre l’expression appropriée de Wagner. Tout en conservant leur fonction d’exposition, ces projections acquièrent dès lors un nouveau statut : elles deviennent des spectacles à part entière, qui seront donnés à maintes reprises dans différentes villes de Belgique et à l’étranger[7].

Cette nouvelle forme de spectacle photographique, remarquable par l’ampleur des moyens déployés et par son succès public, est contemporaine des débuts du cinéma, un spectacle forain tout à l’opposé des prétentions artistiques des photographes pictorialistes. L’écart entre ces deux champs culturels est énorme, tant sur le plan social qu’esthétique. Alors que les photographes pictorialistes veulent faire reconnaître la photographie comme l’un des beaux-arts, la bourgeoisie à laquelle ils appartiennent et qui constitue le public privilégié des séances de projection juge le cinéma comme une curiosité foraine, une distraction amusante bonne pour les enfants et les incultes, ou un « divertissement d’ilotes » pour reprendre la phrase célèbre de Georges Duhamel[8]. Le pictorialisme défend l’expression personnelle du photographe, expose ses oeuvres devant un public initié et vend à haut prix des images uniques nées d’un patient et minutieux travail exigeant maîtrise technique, savoir scientifique et talent artistique. Le cinéma par contre présente au tout-venant, pour quelques sous, des films réalisés en quelques jours grâce au principe de la division du travail. Le pictorialisme s’expose dans les salons mondains et les musées des grandes villes tandis que les films circulent dans les banlieues industrielles, sur les champs de foire, dans les cafés-concerts et les music-halls où, comme l’écrit Noël Burch, ils « témoignent d'une réelle complicité avec l’esprit populaire[9] ». Très souvent, ces bandes ridiculisent directement le bourgeois, victime de petits malins qui, sous l’oeil complice du public, lui jouent un bon tour. Le populisme de ces films est certes démagogique, mais il démontre au moins qu’au cinéma « le public bourgeois ne s’y retrouve tout simplement pas chez lui[10] ». Il n’est donc pas surprenant que les pictorialistes aient fortement dénigré et méprisé le cinéma. On sait, par des témoignages oraux, que Marissiaux se vantait de n’y être jamais allé. En 1930, à une époque où le pictorialisme est passé de mode, Constant Puyo, un des chefs de file de l’ancien Photo-Club de Paris, publie un article intitulé « Nouveauté » dans le Bulletin de l’Association belge de photographie, dans lequel il juge le cinéma responsable du recul de la photographie artistique, du moins telle qu’il la concevait au début du siècle :

La photographie devenue facile a introduit la « foule » dans le domaine jusque-là réservé des images et, par le cinéma, cette invasion est devenue universelle. C’est une foule qui produit des images, c’est une foule, bien plus nombreuse encore, qui les regarde et qui les juge. Or, pour le cinéaste – sinon pour le simple amateur – le jugement de la foule est redoutable et ses désirs sont impératifs[11].

La photographie artistique pour l’élite bourgeoise et le cinéma pour « la foule ». Cependant, s’il est intéressant de comparer entre eux les deux dispositifs de projection, ce n’est pas pour se contenter de confirmer un clivage aussi évident. En effet, le second spectacle photographique montée par Gustave Marissiaux en 1905 montre que cette distinction est moins claire qu’on pourrait le croire de prime abord. Intitulé La houillère, il est consacré à l’industrie charbonnière au pays de Liège, une réalité tout à l’opposé des atmosphères évanescentes qui baignent les tableaux pictorialistes traditionnels.

En 1904, Gustave Marissiaux reçoit d’un cartel de sociétés minières intitulé le Syndicat des charbonnages liégeois, la commande d’une vaste série de vues photographiques devant illustrer tous les aspects industriels de l’exploitation du charbon au pays de Liège. Depuis le 18e siècle, cette industrie a fait la richesse de la Wallonie et de Liège en particulier, une ville qui va connaître son apogée avec l’Exposition universelle qui s’y ouvrira en mai 1905. La commande passée à Marissiaux a une finalité publicitaire : la série photographique doit promouvoir le Syndicat lors de l’Exposition. Elle devra être produite en stéréoscopie sur verre et couvrir de façon exhaustive l’ensemble des activités extractives, depuis le creusement des puits et galeries jusqu’au chargement du charbon sur les divers moyens de transport. Cette commande importante va donner du travail à Marissiaux et ses deux assistants pendant tout l’hiver 1904-1905.

Marissiaux n’a jamais pratiqué la stéréoscopie auparavant. Cette technique, couramment utilisée en photographie industrielle et touristique et par bon nombre de photographes amateurs, a fait l’objet de perfectionnements optiques qui ont accentué considérablement les effets d’illusion d’un espace en trois dimensions. Le spectateur regardant à travers les « lucarnes de l’infini » (célèbre expression de Baudelaire[12]) se sent complètement immergé dans l’espace représenté comme s’il ne se trouvait plus face à une image – raison pour laquelle la stéréoscopie est peu pratiquée par les photographes pictorialistes pour qui la plasticité de l’image passe avant ce qu’elle représente.

Marissiaux s’adapte parfaitement aux contraintes d’une telle commande pourtant aux antipodes de ses préoccupations artistiques. Il réalise quelque 430 clichés[13] sur les sites des vingt-sept charbonnages affiliés au Syndicat. La netteté de ses vues est parfaite et il exploite ingénieusement les possibilités de la profondeur de champ. Un de ses collègues photographes, professeur de physique à l’athénée de Liège, lui a confectionné une lanterne de sécurité permettant de photographier les travaux souterrains à la lumière artificielle sans craindre un coup de grisou. En plaçant cette lanterne sur un axe différent de celui de la prise de vue, Marissiaux obtient de saisissants jeux d’ombres et des silhouettes comme on n’en avait jamais obtenus, avec une si grande netteté, dans les rares photographies de mines antérieures.

Réalisant ce travail, Marissiaux se trouve dans un univers qu’il connaît (son père était architecte des mines de Marles, dans le Pas-de-Calais, et ami de Félix Durieu, le président du Syndicat des charbonnages liégeois) mais au-devant duquel il n’est jamais allé de sa propre initiative pour y réaliser un travail artistique. En 1905, cet univers n’est pas une réalité ordinaire : c’est là où des femmes et des enfants travaillent douze heures par jour, là où des hommes meurent à cause du grisou et des coups d’eau qui inondent les galeries. C’est là qu’explosèrent les émeutes de 1886 qui avaient conduit les mineurs à descendre sur la ville, briser les vitrines et piller les magasins. C’est là que les inégalités sociales sont les plus radicales et les plus visibles. Mais, dans la perspective industrielle qui est demandée au photographe, le mineur n’est qu’un instrument occupant une fonction précise dans l’organisation du charbonnage. Le personnage principal du documentaire photographique n’est pas l’homme, c’est le charbon. Néanmoins, Marissiaux n’est pas insensible aux conditions de travail des ouvriers qui défournent le coke dans les vapeurs toxiques, des hercheuses qui poussent de lourds wagonnets sur des rails et qui chargent des wagons à la pelle, des enfants qui trient le charbon à la main dans des hangars froids, sombres et poussiéreux. Alors que les consignes de ses commanditaires ne permettent pas à Marissiaux de représenter la vie quotidienne des mineurs en dehors de la mine (il ne va pas dans les corons), il photographie à plusieurs reprises les glaneuses qui, sur le terril, récoltent les derniers morceaux de charbon qui ont échappé au triage et les emportent dans de lourds sacs portés sur le dos.

L’Exposition universelle de Liège est inaugurée le 27 avril 1905. Au Palais de l’Industrie, dans le vaste stand du Syndicat des charbonnages liégeois, La houillère est présentée dans dix bornes stéréoscopiques contenant cent cinquante vues chacune. Elle obtient le grand prix de la section « photographie » qui reconnaît la qualité documentaire remarquable de la série. La maîtrise des effets stéréoscopiques fascine un public très nombreux qui se trouve littéralement transporté dans un univers qu’il ne connaît pas et qui reste mystérieux à ses yeux.

Marissiaux ne se contente pas de produire un document destiné à ce qu’on appellerait aujourd’hui de la communication d’entreprise. Soucieux de faire reconnaître par ses pairs la qualité artistique de son travail, il sélectionne une série de clichés qu’il présente de deux façons différentes. D’une part, il tire des épreuves sur papier et les expose au Salon d’art photographique qui se tient au Palais des Beaux-Arts et dont le règlement stipule que les vues stéréoscopiques sont interdites; d’autre part, il tire en diapositives une série de quatre-vingts vues qui sont présentées lors de la séance publique annuelle de projections lumineuses organisée par la section liégeoise de l’Association belge de Photographie.

La Houillère est projetée « en avant-première », pourrait-on dire, le 14 avril 1905, quelques jours avant l’ouverture de l’Exposition. La sélection opérée par Marissiaux est avant tout guidée par ses préoccupations esthétiques, mais aussi par la nécessité d’organiser la suite des images selon un ordre narratif dont témoigne, notamment, la présence d’un carton noir au moment de la descente dans le puits. Elle lui permet également d’affirmer son point de vue sur cette réalité si étrangère au monde des pictorialistes. Les clichés choisis mettent en avant la dureté du travail, notamment celui des femmes et des enfants, ou encore la misère des glaneuses qui grappillent les morceaux de charbon sur le terril.

À la différence de Venise, la séance n’est pas accompagnée d’une musique orchestrale, mais par un pianiste anonyme caché derrière l’écran. Une « paraphrase » pontifiante accompagne malheureusement la projection. Écrite et déclamée par le président du Club d’amateurs photographes de Bruxelles qui, bien sûr, n’a jamais mis les pieds dans un charbonnage, elle en dit long sur l’aveuglement de la bourgeoisie belge à l’égard d’une réalité aussi éloignée de ses préoccupations. Exemple :

Hiercheuse ! Tu es la volonté faite femme, la grâce frémissante vêtue de loques, le courage dans le geste du labeur ! Tu es la synthèse de ce que la mine a de sentiment, de sympathie, d’attirance !

Hiercheuse ! Debout, fière, le regard franc, rompant le ciel et la terre de tes formes sombres serties d’une caresse de soleil flamboyant, tu es le profil géant du symbole de la mine[14] !

La presse locale est unanimement élogieuse à l’égard de l’oeuvre de Marissiaux, mais critique assez vertement la « prétentieuse, longue et sottement métaphoresque [sic] copie d’un feuilletoniste en mal de sujet[15]». Un journal rapporte la réaction d’un vieux mineur qui avait assisté à la projection : « Ce monsieur ne connaît pas l’état d’âme du vrai houilleur; pour le connaître, il faut l’être et s’il l’était i n'jôsereu nin si bin ! [il ne parlerait pas si bien][16]. »

En mai 1905, au moment où Marissiaux présente La Houillère à l’Exposition universelle de Liège, la firme Pathé sort en France un film intitulé Au pays noir, coréalisé par Lucien Nonguet et Ferdinand Zecca[17]. Le catalogue Pathé le présente comme un « drame cinématographique à grand spectacle en huit tableaux », qu’il faut brièvement résumer.

1er tableau : « L’intérieur du mineur ». Dans la cuisine de la maison, la mère, entourée de ses cinq enfants, prépare le briquet pour le père et le fils aîné qui vont travailler à la mine. Assis à côté de l’âtre, le grand-père, ancien mineur lui aussi, tousse en se tenant la poitrine; 2e tableau : « Vers le puits ». Les deux hommes quittent la maison familiale après avoir embrassé les enfants dans le jardinet. Un long panoramique suit leur cheminement sur la place du coron, représentée par une toile peinte; 3e tableau : « Entrée à la mine ». Les mineurs arrivent, saluent les dirigeants en habit et chapeau melon et pénètrent dans le bâtiment; 4e tableau : « La descente ». Un wagonnet empli de charbon est extrait de la cage, dans laquelle on charge ensuite un cheval que l’on fait descendre. Ayant reçu leur lampe, les mineurs prennent place dans la cage qui les descend au fond; 5e tableau : « Dans les galeries ». Un second panoramique décrit les galeries au croisement desquelles se dresse un étroit puits d’extraction en bois. Un cheval tire une berline pleine vers la cage. Les mineurs, debout, abattent le charbon de part et d’autre des galeries. Ils s’arrêtent pour manger puis reprennent le travail; 6e tableau : « Un coup de grisou ». Le père s’arrête un instant près de son fils, lui donne à boire puis poursuit son chemin dans la galerie. À ce moment éclate un violent coup de grisou qui fait s’effondrer les boisages. Un corps tombe dans les décombres. Un torrent d’eau inonde la galerie; 7e tableau : « Envahis par les eaux ». Le père et un autre mineur arrivent dans une vaste galerie inondée où flotte le cadavre d’un cheval. Un sauveteur leur lance une corde et les aide à remonter vers la surface; 8e tableau : « Le sauvetage ». À l’extérieur, les sauveteurs retirent les corps, parmi lesquels le fils du mineur. Le père se précipite vers lui et crie son désespoir en levant son poing fermé. Le catalogue Pathé décrit ainsi la scène finale : « Alors le mineur, symbole vivant du travail meurtrier, tend le poing au pays qui l’environne, vers les hautes cheminées dont la fumée noire s’étend sur la contrée comme un voile de deuil et pleure douloureusement, secoué de spasmes, cet enfant difficilement élevé que la mine lui a volé avant qu’il ne fût homme[18]. »

Comme quantité d’autres récits miniers vaguement inspirés par Germinal, le film a pour climax un coup de grisou, une réalité sociale évidemment absente du documentaire de Marissiaux mais qui reste tragiquement d’actualité. En effet, quelques mois plus tard, le 10 mars 1906, un coup de grisou dans la mine de Courrières (Pas-de-Calais) fera plus de mille morts. La copie du film conservée par la Cinémathèque royale de Belgique à Bruxelles en porte la trace : un exploitant y a ajouté deux plans tirés d’un film d’actualité relatif à cette catastrophe et montrant les sauveteurs au travail.

La différence entre La Houillère et Au pays noir est claire : la série de Marissiaux dresse le tableau général et complet d’une industrie tandis que le film de Nonguet et Zecca parle des hommes qui, de génération en génération, travaillent à la mine, y souffrent et y meurent. Le film énonce exactement tout ce que la série de Marissiaux cache soigneusement : que la mine est dangereuse et qu’elle tue les travailleurs. Ce film n’incite pas à la révolte, mais parle simplement de la condition ouvrière, du travail, de la maladie et de la mort, du point de vue des ouvriers pour des ouvriers. En face, la série de Marissiaux décrit minutieusement l’organisation industrielle telle qu’elle a été conçue par ceux qui la dirigent. Ce documentaire photographique n’est pas réactionnaire, il n’encourage pas l’exploitation de l’homme au profit du capital, il exprime même une certaine compassion à l’égard des femmes et des enfants qui travaillent, mais il est conçu d’un point de vue industriel pour des industriels. Ces deux points de vue socialement opposés sont orientés en fonction des objectifs poursuivis et des publics visés.

Le clivage entre les dispositifs de projection n’est pas seulement social. Il est aussi esthétique. Au pays noir a été réalisé dans les studios Pathé à Vincennes, dont les décorateurs et les metteurs en scène n’ont probablement jamais mis les pieds dans un charbonnage. Certains décors sont invraisemblables[19]. La cage d’extraction est représentée de façon assez réaliste en surface mais, au fond, devient un accessoire de théâtre en bois peint. La mise en scène, pourtant soucieuse des détails, témoigne d’une nette méconnaissance du travail minier. À la fin du troisième tableau, on voit à la droite du cadre une femme et un enfant mettre dans un sac quelques morceaux de charbon ramassés sur le sol. Or le glanage n’était autorisé que sur le terril, jamais à l’intérieur du charbonnage. Au tableau suivant, on fait descendre un cheval dans les galeries souterraines en le faisant prendre place dans la cage d’extraction. Or les chevaux étaient toujours descendus hors de la cage, ligotés et suspendus à des courroies. Les mineurs qui s’apprêtent à descendre reçoivent leur lampe des mains d’un homme qui les nettoie à côté de la cage d’extraction, et non dans la lampisterie. Plusieurs lampes sont de simples lampes à huile non protégées par un tamis métallique, d’un modèle abandonné depuis 1825 dans les mines grisouteuses et remplacé depuis lors par les lampes sécurisées mises au point par Humphrey Davy et améliorées ensuite par Mueseler. Enfin, au cinquième tableau, les mineurs abattent le charbon en élargissant de part et d’autre les murs latéraux des galeries, ce qui va provoquer inévitablement un éboulement par manque de murs de soutènement. Si on comprend le souci du metteur en scène d’affiner la description de la condition ouvrière en rappelant que le glanage était souvent nécessaire pour que les familles des mineurs puissent se chauffer, par contre la descente du cheval, le modèle des lampes, l’absence de lampisterie et la technique d’abattage ne contribuent en rien au paysage social que dessine le film mais le marquent du sceau de l’irréalisme.

La représentation du monde minier donnée par le film est donc ambivalente : réaliste d’un point de vue social, décrivant la maison du mineur, ses conditions de travail, les dangers qu’il encourt – la silicose et le coup de grisou – et même sa révolte – le poing levé, symbole explicite – elle est par contre fantaisiste sur les plans technique et industriel. Exploitant les moyens factices du théâtre, le film se conçoit d’abord comme un spectacle dramatique, centré sur le destin d’un personnage. Le coup de grisou n’est pas seulement une réalité que le public du film ne connaît que trop bien, il est avant tout le climax d’une tragédie. À l’inverse, l’oeuvre photographique de Marissiaux n’est en rien dramatique et ne se construit pas autour d’un personnage. Mais elle donne de la mine une représentation d’un réalisme saisissant, notamment pour les travaux souterrains que le public convoqué n’a jamais vus de ses propres yeux. Exploitant remarquablement le rendu photographique d’un univers réel, elle se conçoit comme un spectacle foncièrement documentaire, au sens que ce terme prendra vingt ans plus tard.

Ces deux spectacles de projection que tout oppose sont en somme complémentaires. Au documentaire photographique, il manque une structure narrative centrée sur l’homme; au drame cinématographique, il manque la qualité visuelle et la précision de l’image photographique. Or, en quelques années à peine, ces deux modes spectaculaires vont progressivement se rejoindre. En 1910, un film anglais intitulé A Day in the Life of a Coalminer produit par une firme spécialisée dans les films éducatifs, la Kineto Production Company, est tourné à la houillère Alexandra, entre Liverpool et Manchester. Aujourd’hui reconnu comme un jalon important de l’histoire du documentaire cinématographique, ce film adopte la même structure descriptive que la série de Marissiaux : le contrôle des lampes, la descente au fond, l’abattage, la remontée du charbon dans les wagonnets, le criblage et le triage à la main par les femmes et enfin le chargement sur les wagons. Il comprend aussi des portraits groupés de femmes debout face à la caméra et des plans de « gueules noires » observant l’opérateur avec suspicion. Le réalisme photographique de ce film réalisé in loco butte cependant contre l’impossibilité technique de filmer les travaux souterrains qui ont donc été reconstitués en plein air. On y voit les mineurs abattre le charbon d’une fausse galerie de mine éclairée par la lumière du soleil. Au début et à la fin du film, deux scènes contrastées le marquent clairement du sceau de la fiction : la première montre le mineur qui quitte sa maison au petit matin, saluant sa femme et ses enfants; la dernière, intitulée « Light After Darkness » montre une famille bourgeoise assise au salon devant la cheminée tandis qu’une domestique jette une pelletée de charbon sur le feu ouvert. Cette association de scènes de fiction tournées en studio et de plans strictement documentaires filmés sur le site même du charbonnage témoigne bien de la volonté de la production de renforcer le réalisme photographique du film. Mais, comme la série de Marissiaux, ce film « éducatif » sans aucune tension dramatique ne dit rien des dangers de la mine et semble bien justifier le travail harassant des mineurs par le confort qu’il donne aux bourgeois[20].

L’intégration du réalisme photographique dans la fiction s’accentue en 1911 avec Au pays des ténèbres, un film que Victorin Jasset tourne pour la firme Éclair. Vaguement inspiré de Germinal, le film ne conserve du roman de Zola que la rivalité amoureuse de deux mineurs pour la même femme et leur isolement mortel dans une galerie après un coup de grisou. Toute la subversion du roman (la grève, la famine, la répression, le sabotage) a été soigneusement expurgée. La différence esthétique avec le film de Zecca et Nonguet est frappante : selon un principe encore en vigueur aujourd’hui, les scènes intérieures sont tournées en studio et les extérieurs sur les lieux même de l’action, dans le vrai pays noir. Jasset et son opérateur Lucien Andriot se rendent en Belgique, sur les bords de la Sambre, entre Couillet et Châtelet. Les acteurs sont mis en scène face au paysage minier ou sur le carreau d’un charbonnage en activité. Le problème de l’éclairage des vues souterraines se pose à nouveau et contraint Jasset à reconstituer une galerie de mine en plein air. Le décor est réaliste mais la lumière du soleil qui éclaire la scène projette des ombres très marquées, inexistantes dans une galerie de mine éclairée par les petites flammes des lampes à huile. Pour compenser ce manque d’illusion, Jasset fait teindre en bleu les scènes censées se dérouler au fond.

Le célèbre Germinal réalisé par Albert Capellani en 1913 et produit par la Société cinématographique des auteurs et gens de lettres (SCAGL) constitue un premier point d’aboutissement remarquable de l’intégration du photographique dans la fiction cinématographique. Directeur artistique de la SCAGL depuis sa fondation en 1908, Capellani a été chargé par Charles Pathé d’élargir le public de la firme en adaptant les chefs-d’oeuvre de la littérature française. Il connaît le film de Nonguet et Zecca (avec qui il a travaillé depuis 1906) et celui de Jasset (il engage Cécile Guyon, l’actrice principale de Au pays des ténèbres) et a compris que le pays noir a une valeur spectaculaire en lui-même. Avec son opérateur et son décorateur[21], Capellani se rend dans le Pas-de-Calais, à Auchel. Ils visitent un charbonnage et descendent au fond, où le décorateur prend des croquis. Le carreau de la mine et le puits d’extraction sont reconstitués en studio, ainsi que les intérieurs des maisons des Maheu, de Chaval et du directeur de la Compagnie, le café et la salle de bal et, bien sûr, les galeries souterraines dont l’obscurité est mesurée par un éclairage indirect subtilement dosé. Mais la réussite du film est ailleurs : dans le rendu photographique du pays noir et de son industrie charbonnière, filmés sur place en larges plans d’ensemble. Capellani exploite magnifiquement le paysage minier d’Auchel. Ce qu’il capte là, on pourrait le désigner du mot que Louis Delluc forgera quelques années plus tard : la photogénie des paysages enfumés, rayés par le va-et-vient aérien des berlines, des cheminées fumantes, des chevalements en activité, des wagonnets poussés sur les passerelles ou rangés sur le carreau de la mine, des corons gris surplombés par le terril, des murs noircis de la lampisterie où s’accroche la poussière de charbon. Photogénie aussi des nombreux figurants, mineurs eux-mêmes, saisis collectivement dans de larges plans fixes où leurs mouvements, leur démarche, leurs attitudes, leurs gestes ont une vérité que seul peut exprimer un cinéma plus « photographique » que théâtral. Photogénie des badauds qui, lors de la ducasse, fixent la caméra. Capellani, en effet, a filmé ses acteurs au milieu de la foule qui s’amuse à la fête foraine du village, sans chercher à composer la scène mais, au contraire, en captant l’imprévu que lui fournit un tournage strictement pris « sur le vif ». Il a ainsi conservé dans son cadre les regards à la caméra des enfants intrigués par cette nouvelle attraction qu’est le tournage d’un film, saisis ici comme les innombrables badauds qui infiltraient les vues Lumière et les premiers films Pathé tournés en extérieur. Comme l’ont bien remarqué Michel Marie et Noël Burch[22], Germinal est une étape décisive dans l’évolution du spectacle cinématographique en France. Noël Burch remarque que le refus du gros plan au profit du plan large, fixe et long, est un choix de mise en scène tout à l’opposé de l’écriture griffithienne, ce qui a pour effet de ne jamais individualiser les personnages qui, durant tout le film, sont et restent des membres de la classe ouvrière. Allergique aux écrits de Delluc, Burch ne parle évidemment pas de photogénie. Il nous semble néanmoins que ce réalisme social du film n’est pas seulement produit par un choix de cadrage et de mise en scène mais aussi par tout ce que le film doit à ce qu’on a appelé ici le réalisme photographique.

Les premiers films miniers témoignent de façon exemplaire de la volonté des firmes de production d’accroître la qualité du spectacle cinématographique en renforçant son réalisme photographique et en l’intégrant dans une narration qui conserve toute sa tension dramatique et favorise ainsi l’immersion du spectateur dans la diégèse. En situant le spectacle photographique de Marissiaux dans cette histoire, on comprend combien, en 1904, il avait une longueur d’avance. Malheureusement, Marissiaux lui-même n’a pas perçu la très grande modernité de son travail. Après La Houillère, il est revenu à l’esthétique pictorialiste et à des images qui, tout en demeurant de qualité, n’ont pas la puissance expressive du réalisme photographique. Hostile au cinéma qu’il juge vulgaire, il n’a pas anticipé l’évolution des spectacles de projection ni compris que l’avenir de la photographie allait dans le sens du documentaire, et non du pictorialisme. Il a continué de projeter La Houillère, à sept reprises au moins, le plus souvent en diptyque avec Venise, comme si ces deux oeuvres avaient la même valeur esthétique. Lorsque, en 1924, après plus de dix ans d'absence, il retourne assister à une réunion de l’ABP, son retour imprévu est dûment motivé : la dernière séance de projections n’a pas rapporté suffisamment d’argent pour pouvoir envisager de poursuivre l’activité. Malgré cela, devant ses collègues, Marissiaux plaide pour le maintien des séances, regrettant de voir interrompue une tradition de plus de trente années et estimant que « l’art des projections fixes n’est nullement menacé par le développement du cinématographe[23]». Sans doute a-t-il prononcé le mot important lorsqu’il évoque l’art des projections fixes. En 1924, année de la mort de Lénine, du Manifeste du surréalisme et de la fondation du Bauhaus, de La grève d’Eisenstein et du Dernier des hommes de Murnau, Marissiaux perçoit, confusément, que son combat, qu’il est en train de perdre, aura été celui de la fixité contre le mouvement.