Corps de l’article

« Il n’y a plus d’analyse sociale, écrivait Marc Auger dans Non-lieux, qui puisse faire l’économie des individus, ni d’analyse des individus qui puisse ignorer les espaces par où ils transitent[1]. » L’intérêt pour les figures du réseau, du dispositif, de l’interface, de la trajectoire, marque également toute l’importance qui est désormais accordée aux scènes où se jouent les intrigues sociales. Les questions de l’espace et de l’espacement, des lieux et des surfaces, semblent davantage problématiques que celles du temps et de l’histoire, des événements et du déroulement. La relation des collectivités aux médias (de plus en plus spatiaux) et aux technologies (de plus en plus réticulaires) fonde des espaces de médiation qui réactualisent la métaphore d’un lieu de la communication subtil et imperceptible. Or, si nous ne pouvons plus ignorer ces espaces de transition où s’hybrident les flux humains et technologiques, encore faut-il que ces espaces s’exposent, qu’ils se laissent capturer.

Ce texte propose une brève généalogie des manifestations de la métaphore de l’« éther », dont tout le travail consiste à marquer le caractère subtil de la virtualisation des espaces. Cette métaphore a en effet été attribuée à un ensemble disparate d’objets et de sujets, de concepts et de modèles. Dans plusieurs mythes sur l’origine du monde, ou cosmogonies, l’éther passe pour l’hôte par excellence d’une région du ciel éloignée et impondérable contenant les astres. Aristote utilisait également le terme « éther » pour désigner le cinquième élément, la réunion sublime des quatre autres (ce « cinquième être » deviendra en latin médiéval la quinta essentia, ou quintessence). Récupérée par les Lumières pour désigner le milieu de propagation des ondes lumineuses, du magnétisme et de l’électricité, la métaphore de l’éther a perduré jusqu’à nous, au travers des ondes électromagnétiques de la radio puis dans Ethernet, cette porte d’entrée vers le cyberespace. Certaines époques l’ont célébrée, d’autres l’ont reniée, mais toujours les poètes lui ont assigné de nouvelles fonctions en déplaçant sa valeur narrative, sinon en décuplant sa puissance sédative. Les manifestations de l’éther ont été si nombreuses et si hétérogènes dans l’histoire humaine qu’il serait inconcevable, et peu pertinent, d’en dresser ici un répertoire exhaustif. Ce qui mérite toutefois d’être souligné au sujet de cette métaphore, c’est sa fascinante persistance. J’interrogerai ici certaines économies linguistiques et sympathies généalogiques tissées au fil des itérations de la métaphore au travers du prisme de cette persistance.

Je m’attarderai avant tout à ce qui revient lorsque la métaphore est ainsi reconduite, tout en me gardant de déployer le mythe d’une origine préservée ou d’une signification primordiale. Plutôt, je suggérerais, à la suite de Jacques Derrida, de replacer la question du déplacement sémantique, qui est le travail de la métaphore, au coeur de l’instant de l’énonciation. « Mythologie blanche, écrit Derrida, la métaphysique a effacé en elle-même la scène fabuleuse qui l’a produite et qui reste néanmoins active, remuante, inscrite à l’encre blanche[2]. » L’apparition de cette « scène fabuleuse », qui, à n’en pas douter, est la scène mythico-poétique dans le cas de la métaphore de l’éther, pose d’emblée la question de l’origine de la métaphore. Si une métaphore effectue des retours persistants dans le langage, alors cette question brûle : qu’est-ce qui revient ? La métaphore qui est utilisée ici, puis là, et là-bas encore, reprend-elle éternellement la même structure sémantique, le même transport de sens, les mêmes images ? La réponse de Derrida à cette question se trouve dans ce qu’il appelle le « double effacement » : l’apparition d’une nouvelle instance de la métaphore fait disparaître le premier sens et le premier déplacement, « on ne remarque plus la métaphore et on la prend pour le sens propre. Double effacement[3]. » En d’autres termes, cette occurrence-ci de la métaphore contresigne celle-là qui la précédait. Elle la fait disparaître et la rend informe mais partage désormais avec elle une relation généalogique, au sens où l’entendait Michel Foucault, puisqu’elle devient la condition de possibilité – l’amorce – de son propre devenir. J’examinerai sous cet angle diverses scènes où la métaphore de l’éther s’est manifestée, notamment dans la pensée technoscientifique du 19e siècle et la pensée cyberculturelle du début du 21e siècle. En plus de souligner la persistance du revenir lui-même, ce texte cherchera à identifier les effets d’absence et de présence provoqués par les passages d’une instance métaphorique à une autre.

L’éther, medium subtil

Observez la nouvelle ville : ses espaces de transition, de transport, de traverse. Le citadin du 21e siècle ne déambule plus seulement au gré des rues et des parcs, des commerces et des passants, il est désormais repris dans un dispositif dense de jonctions, de noeuds et de réseaux invisibles : circuits sans fil, radars, réseaux LAN, radiofréquences, GPS. Pour faire l’expérience de ce double « éthérique » des grandes métropoles, Gordan Savicic, artiste au Piet Zwart Institute, a mis sur pied en 2007 le projet The Constraint City Walk. Se soumettant à « la douleur et la torture des Arcanes sans fil contemporaines[4] », l’artiste traverse les grandes villes vêtu d’un gilet qui se resserre au niveau de la poitrine dès qu’il approche d’un réseau sans fil sécurisé, oppressant sa cage thoracique et sa respiration. Plus le signal sans fil est fort, plus la pression du gilet s’accentue. Traversant ce qu’il appelle les « nuages informationnels invisibles » ou l’« éther », l’artiste inverse tout le mouvement de simplification des technologies qui a occupé des générations de concepteurs et d’ingénieurs, profanant du même souffle le trope du sans-fil.

Aux côtés des icônes cyberculturelles du cyborg, du posthumain, de l’androïde, le programme technomasochiste de Savicic est symptomatique d’une anxiété renouvelée face à la récente « éthéréalisation » des technologies de l’information et de la communication. On l’entend dire depuis un moment déjà : la globalisation, la révolution de l’information, la montée des technologies de l’information, le cyberespace, l’Internet, sont fondés sur une libération de l’espace physique. Ou carrément, comme le dit Paul Virilio, « l’amorce de la “fin de l’espace” d’une petite planète en suspensiondansl’éther électronique de nos modernes moyens de télécommunication[5] ». Il s’agit dans ces discours d’un changement dans les modalités de perception et d’expérience de l’espace. L’affirmation de l’affranchissement de l’espace physique dans les discours techno-utopiques n’est pas étrangère à l’idée de la libération par la perte, qui est le trope du sacrifice et possiblement celui de la révélation. Or, la métaphore de l’éther ne participe pas de la surenchère de ces utopies de la disparition de l’espace ; plutôt, elle marque un espace toujours transitoire qui est invisible mais bien réel, virtuel mais bien actuel, physique mais métaphysique, solide mais fluide. L’éther est le milieu réactif de la sublimation de ces identités toujours autres, il est le lieu de l’hétérogène et de la différence. Pour le dire par un aphorisme, la métaphore de l’éther est l’éther des métaphores, là où se joue la signification dans les déplacements qui font différer.

L’un des premiers déplacements de la métaphore éther a été un transfert de signification du concept de « feu » vers le territoire des hautes sphères célestes. Le grec Αιθήρ (aether) signifie brûler, enflammer. Comme pour les colères d’un roi dont on dit métaphoriquement qu’elles « s’embrasent », le sens littéral du mot feu a été transféré à cette autre entité, par une économie sémantique. Aristote dit de ce déplacement métaphorique qu’il nous vient d’Anaxagore :

Ainsi ce qu’on appelle l’éther a reçu très anciennement cette dénomination, qu’Anaxagore, ce me semble, a voulu identifier avec celle du feu ; car pour lui les régions supérieures étaient pleines de feu, et il pensa devoir appeler éther la force qui les remplit[6].

Hippocrate, après Anaxagore, reprendra la métaphore de l’action du feu dans son Livre de la Diète pour désigner l’origine absolue, le mouvement perpétuel divin. Georges Berkeley écrit en 1744 :

Hippocrates, in his treatise De Diaeta, speaketh of a fire pure and invisibile ; and this fire, according to him, is that which, stirring and giving movement to all things, causes them to appear, or, as he styles it, come into evidence, that is to exist, every one in it’s time, and according to its destiny[7].

La réponse de l’éther à la question cosmogonique est formulée d’emblée sous l’angle de la spatialité : elle concerne un lieu, un espace, mais un lieu quasi divin qui ne se laisse ni voir ni mesurer, qui est imperceptible aux sens humains. Le concept de feu, sa relation inextricable aux autres éléments, la singularité et l’importance de son apparition dans le développement anthropogénétique, tout le jeu d’attribution d’une valeur mythique à cette apparition, etc., c’est l’ensemble de ce réseau conceptuel qui est transféré aux (et qui est transféré des) hautes régions célestes lorsque la métaphore s’actualise. Voilà la valeur linguistique du déplacement effectué par la métaphore de l’éther qui persistera également dans le devenir de ses actualisations : elle est un pari sur un lieu impondérable et subtil. La métaphore de l’éther se substitue dès lors à un nombre infini de phénomènes imperceptibles. De même, nous aurions tort de toujours lever les yeux vers le haut, au-delà de l’atmosphère, pour y chercher l’éther, il est aussi un agent du bas : territoire subatomique, lieux substitués, expérience du sublime et du subliminal.

C’est ainsi que la métaphore de l’éther sera récupérée par la pensée scientifique comme milieu de la propagation de la lumière (d’où l’adjectif « luminifère »). Descartes aurait été le premier à introduire l’éther comme concept scientifique lorsqu’il postule que le vent éthérique est doté de propriétés mécaniques[8]. Dans La dioptrique (1637), Descartes décrit en effet l’éther comme le seul occupant de l’univers, outre quelques fractions d’espace occupées par la matière. Il considérait que ce plenum éthérique était formé de fines particules continuellement en mouvement, qu’il expliquait par la fameuse figure du tourbillon. Newton annonça lui aussi l’existence d’un éther (aetherial medium) qui fondait dans une certaine mesure sa théorie de la gravitation universelle, décrite dans Philosophiae Naturalis Principia Mathematica (1687)[9]. Si ces deux actualisations de la métaphore de l’éther inauguraient une théorie mécanique du fonctionnement de l’univers, l’impondérabilité dont elles étaient les héritières les exposa néanmoins à de vives objections. Robert Boyle fut l’un de ces nombreux opposants à l’éther, lui qui non seulement le rejeta comme concept métaphysique mais qui tenta aussi d’écarter l’usage de la métaphore dans le langage scientifique[10]. Les expérimentations de Boyle sur la formation d’un vide grâce à la pompe à air sondaient d’ailleurs davantage le modèle du vacuum que celui du plenum cartésien ou du medium newtonien. Joseph Priestley, un autre acteur central de la révolution scientifique anglaise, exprima également de grandes réserves au sujet de l’éther de Newton dont l’invisibilité, écrit-il, empêchait d’en prouver l’existence[11]. C’est donc dans l’incertitude que la plupart des philosophes et physiciens se livreront aux tentatives de sa démonstration. Whittaker souligne :

As a matter of fact, the successors of Newton felt this difficulty ; and, having started with a space that was in itself simply nonentity having no property except a capacity for being occupied, they proceeded to fill it several times over with ethers designed to provide electric, magnetic and gravitational forces, and to account for the propagation of light[12].

Ces importantes controverses au sujet de l’éther n’ont pourtant pas freiné sa merveilleuse ascension au 19e siècle. Henri de May, dans L’univers visible et invisible (1881), place désormais l’éther dans la catégorie de la matière : « Le monde matériel s’étend aussi loin que l’éther et la lumière ; le monde astral aussi loin que les étoiles[13]. » L’éther, écrit un journaliste du New York Times en 1894, transporte et transmet toutes les formes primaires d’énergie et peut-être même cette matière de laquelle est né l’univers tangible et visible[14]. Nietzsche, contemporain de l’éther, le poétise également sous cet angle : « L’éther universel comme matière originelle[15]. » L’éther luminifère fera une profonde impression sur les écrivains et poètes du 19e siècle, et c’est sans surprise que nous le retrouvons chez Jules Vernes, dans le roman d’anticipation Autour de la lune (1869). Inquiet du fait que leur « satellite se meut dans le vide », l’explorateur Michel Ardan s’enquiert auprès de son collègue Barbicane :

– Mais qu’entends-tu par le vide ? demanda Michel, est-ce le vide absolu ?
– C’est le vide absolument privé d’air.
– Et dans lequel l’air n’est remplacé par rien ?
– Si. Par l’éther, répondit Barbicane.
– Ah ! Et qu’est-ce que l’éther ?
– L’éther, mon ami, c’est une agglomération d’atomes impondérables, qui, relativement à leurs dimensions, disent les ouvrages de physique moléculaire, sont aussi éloignés les uns des autres que les corps célestes le sont dans l’espace. Leur distance, cependant, est inférieure à un trois-millionièmes de millimètre. Ce sont ces atomes qui, par leur mouvement vibratoire, produisent la lumière et la chaleur, en faisant par seconde quatre cent trente trillions d’ondulations, n’ayant que quatre à six dix-millièmes de millimètre d’amplitude.
– Milliards de milliards ! s’écria Michel Ardan, on les a donc mesurées et comptées, ces oscillations[16] !

L’aventurier avait raison de s’étonner qu’on eut pu compter les oscillations de l’éther ; personne n’avait encore « vu » l’éther. Ce problème d’invisibilité trouvera sa conclusion dans les célèbres expérimentations d’Albert Michelson et Edward Morley entre 1881 et 1887. Ces derniers avaient tenté d’observer le mouvement du corps éthérique dans le cadre de leurs travaux sur la vitesse de la lumière. N’arrivant pas à calculer une différence entre le mouvement de la terre et le vent éthérique, ils concluent que l’éther ne peut pas être observé. Or, puisque le positivisme scientifique héritier d’Auguste Comte cherchait durant cette même période à rabattre le principe de vérité sur celui d’observabilité, l’existence même de l’éther risquait de s’y perdre. John Stuart Mill rapporte d’ailleurs que Comte s’est toujours opposé de façon véhémente à l’hypothèse de l’éther luminifère : « he sets himself in the strongest opposition to those scientific hypotheses which, like the luminiferous ether, are not susceptible of direct proof and are accepted on the sole evidence of their aptitude for explaining phenomena[17] ». Une rupture importante s’était aussi produite, au milieu du 19e siècle, alors que l’expérimentation active avait glissé vers l’observation passive dans le laboratoire, comme l’ont souligné Lorraine Daston et Peter Galison[18]. Cela devait culminer avec les doctrines autour du Cercle de Vienne, dont les exigences au sujet de l’activité scientifique élaguaient toute proposition « dépourvue de contenu empirique, c’est-à-dire d’abord et avant tout des propositions “métaphysiques” qui ne peuvent se déduire des faits par un procédé logique légitime[19] ». L’objectivité des énoncés scientifiques, soutient Karl Popper, se trouve dans la possibilité que ces derniers soient « inter-subjectivement soumis à des tests[20] ». La science moderne s’étant ainsi placée sous le joug de la vérification par l’observation afin d’attester de la légitimité des phénomènes naturels, c’est l’imperceptibilité de l’éther fixe qui l’empêcha de s’imposer comme « système de référence privilégié, unique, absolu », comme le dit Henri Bergson[21]. Aux yeux de la physique, l’éther est désormais trop plein de cette incertitude angoissante : il ne se falsifie pas, ne se calcule pas, ne se voit pas. Pire, il est une métaphore, ce jeu de langage que la pragmatique scientifique cherchait à éviter. Au tournant du 20e siècle, l’éther, victime du rasoir d’Occam, sera banni de la physique moderne. Et pourtant au même moment la métaphore éthérique infusait des sphères périphériques : en médecine, où l’éther devenait le premier agent anesthésiant général ; en télécommunication, où les ondes radio s’y mêlaient ; dans les courants spiritualistes aussi, qui tentaient d’établir la validité de leurs nouvelles « sciences » télépathiques.

Puységur et ses somnambules lucides

Le magnétisme animal, doctrine spirituelle constituée autour des expériences du médecin allemand Anton Mesmer au 18e siècle, a contribué à asseoir la théorie d’un mystérieux fluide traversant les corps humains et les corps célestes. La deuxième proposition du Mémoire sur la découverte du magnétisme animal de Mesmer, publié en 1779, postule l’existence d’un « fluide universellement répandu et continu, de manière à ne souffrir aucun vide, et qui, de sa nature, est susceptible de recevoir, propager et communiquer toutes les impressions du mouvement[22] ». Le mesmérisme fondait sa légitimité sur les fonctions de cette substance, l’etherium, une version de l’éther luminifère des physiciens. Les mesméristes soutenaient que la maîtrise et la manipulation de ce fluide électrique permettaient la guérison de toutes sortes de conditions, maladies et handicaps[23].

Cette théorie de l’éther comme milieu de propagation télépathique n’était pourtant pas neuve, et dès 1661 Joseph Glanville décrivait le processus de l’imagination comme autant de modulations cérébrales agitées dans l’éther pouvant être partagées d’un individu à un autre[24]. Ce sont toutefois les psychofluidistes, durant la deuxième vague du mesmérisme en France, qui offriront une articulation complète du mystérieux fluide. Deux héritiers tardifs du mesmérisme, Puységur et J. P. F. Deleuze, annoncèrent « une étonnante découverte » au sujet des pratiques mesméristes. Les hypnoses collectives de Mesmer (les baquets) étaient éclatantes et bruyantes : ceux qui y participaient étaient pris d’épisodes de rire, d’hystérie, de convulsions. Puységur, vers 1874, remarqua que dans certains cas l’hypnose provoquait un étrange apaisement des patients durant lequel ils semblaient tout à fait lucides. Il nomma cet état le « somnambulisme lucide », « par analogie avec le somnambulisme naturel dont on connaissait bien des exemples[25] ».

Figure 1

Gustavus George Zerffi, Spiritualism and Animal Magnetism, Londres, Robert Hardwicke, 1871, p. 1.

-> Voir la liste des figures

Dans cette nouvelle version du mesmérisme, les magnétisés eux-mêmes, soudainement dotés d’une seconde vue, d’une vision surhumaine, pouvaient identifier leurs maladies et la date précise de leur rémission. On appelait aussi parfois les somnambules lucides des « époptes » et leur état « épopsie » (du grec epioptia, vision au-dessus). Bertrand Méheust souligne ceci au sujet d’un récit de somnambule : « Loin d’être (dé)possédé, Victor semble au contraire rentrer en possession de lui-même, il semble récupérer une présence que sa condition habituelle ne lui permet pas d’assumer[26]. » Janet raconte que durant cette deuxième vague du mesmérisme, qui débuta au milieu des années 1880 :

[…] le somnambulisme artificiel devint énormément intéressant et [on] ne s’occupa plus que de lui. Transformer un esprit humain, le rendre capable de tout voir, de tout comprendre, de tout savoir, quelle oeuvre magnifique et divine ! Quels services un pareil esprit ne pourra-t-il pas rendre à l’humanité ! Il faut à tout prix étudier les moyens de produire de pareilles transformations de l’esprit, cultiver ces dispositions, apprendre à se servir de ces instruments admirables qu’on aura créés, en un mot il faut travailler à faire des somnambules extralucides. Tel a été le but poursuivi avec acharnement pendant un demi-siècle par une foule de bons esprits[27].

L’etherium devient pour les psychofluidistes un moyen de production de somnambules lucides. Non seulement la subtilité de l’éther leur permettait d’asseoir la crédibilité de leurs théories en les faisant reposer sur un réseau conceptuel métaphysique qui, s’éloignant de la métaphore, devenait de plus en plus « scientifique » et « objectif », mais les psychofluidistes ont subtilisé encore davantage l’éther. L’éther devenu un véritable milieu de culture permettait de « faire » des esprits humains augmentés. Il s’agit bien d’une entreprise d’instrumentalisation (usuraire) du corps humain par le concours du fluide éthérique. Dans l’intrigue mesmériste, l’éther est manipulable et visible pour certains : « Les unes le voient blanc, les autres rouge, jaune ou bleu » ; et, mieux encore, commercialisable : « on ne s’entend pas sur la couleur, mais ce qui est certain c’est que le magnétiseur peut en remplir une bouteille et que transporté au loin il continuera à produire ses effets[28] ». La production d’humains augmentés se fait dans et par cet universel éthérique. Sans cet intermédiaire, sans la conviction d’un milieu aux fonctions communicatives, point de somnambules lucides, point de télépathie, point d’hypnose. « La base même de toute croyance occultiste », nous rappelait Philippe Muray, se trouve dans « la foi en l’existence du fluide harmonique unificateur des humains séparés[29] », d’un super-flux.

La métaphore de l’éther au coeur de la pseudoscience des psychofluidistes rejouait le déplacement sémantique de la communion universelle entre le divin et le profane, ce que la science de la physique était réticente à faire. L’émergence de la psychologie au début du 20e fut notamment l’héritière de cette friction entre sciences et pseudosciences. En instaurant la psychanalyse, Sigmund Freud avait d’ailleurs dû se distancier de différents mouvements occultes :

[Freud] était conscient du fait que la seule chance de la psychanalyse, en tant que culture spécifiquement moderne des relations de proximité, était de nouer une alliance avec les Lumières. […] De ce point de vue aussi, la continuité entre mesmérisme et psychanalyse saute aux yeux[30].

Cette conclusion de Peter Sloterdijk, évoquée ailleurs[31], marque bien ce qui est en train de se passer dans les institutions scientifiques vers la fin du 19e siècle : un découpage constant dans le champ de la connaissance, une vaste entreprise de légitimation épistémologique qui se fera au profit de l’établissement de la pragmatique scientifique. L’occultisme tentait de se tailler une place au sein des milieux scientifiques en créant des sociétés, en utilisant des modèles théoriques chers à la science (le caractère paradoxal de l’éther aura été fort utile en ce sens) ; la science, de l’autre côté, cherchait à asseoir sa légitimité en se dotant de méthodes d’expérimentation de même que d’un système de raisonnement logique fondé sur l’objectivité. La métaphore de l’éther s’offrait comme le lieu de médiation de ces rencontres. Le rejet de la métaphore de l’éther par les sciences positives était non seulement le rejet de la métaphore comme figure de style mais il leur permettait aussi de se dé-marquer (au sens d’une théorie de la signature) de la pseudoscience qui faisait encore dans la similitude sous le couvert d’une mathesis moderne.

Ether jumpers

Malgré les interdits de la physique, la métaphore de l’éther occupe une nouvelle scène dès les premières décennies du 20e siècle : celle des télécommunications. La télégraphie sans fil développée par Marconi en 1904 avait été utilisée principalement dans le domaine des transports maritimes. Dès 1919, alors que la transmission radio est suffisamment perfectionnée pour permettre les premières diffusions de masse, l’essor de la télégraphie sans fil (qu’on appelle désormais « radio ») est vertigineux. On appellera alors « éther » le milieu des ondes électromagnétiques.

En 1922, le secrétaire au commerce Hoover (qui sera président des États-Unis de 1929 à 1933) plaide devant un comité d’experts pour l’instauration de politiques sévères dans le domaine de la télécommunication. L’éther, dit-il, doit être balisé devant la croissance du nombre de postes de radio receveurs. Puisqu’on s’inquiétait de ce que la radio pût servir à la transmission bidirectionnelle, Hoover déclare que les communications entre particuliers doivent être proscrites, sans quoi l’éther se transformera en un « chaos frénétique[32] ». Cet enjeu, poursuit-il, concerne le modèle de développement de la radio, qui devrait être celui de la diffusion de masse et non pas celui de la communication interpersonnelle, une notion « parfaitement sans espoir ». Ces balises réglementaires et législatives mirent en place une véritable économie de l’éther, laquelle deviendra le modèle commercial dominant des télécommunications. La problématique de la radiodiffusion était d’abord une affaire d’accès au précieux espace éthérique, perçu comme une ressource épuisable, comme un lieu saturable, une perception qu’on retrouve encore aujourd’hui. Dans Being Digital (un ouvrage qu’il est presque devenu cliché de satiriser), Nicholas Negroponte écrit :

As soon as we use the ether for higher-power telecommunications and broadcast, however, we have to be very careful that signals do not interfere with each other. We must be willing to live in predetermined parts of the spectrum, and we cannot use the ether piggishly. We must use it as efficiently as possible. Unlike fiber, we cannot manufacture any more of it. Nature did that once[33].

Negroponte plaidait alors pour l’abandon des transmissions sans fil au profit de la fibre optique. Selon lui, l’économie de l’éther devait être fondée sur une limitation de ses accès pour éviter que la circulation trop abondante d’information sur les réseaux sans fil n’en sature l’espace. Cette crainte, renouvelée par les prévisions étourdissantes du trafic de données à venir avec l’introduction des téléphones mobiles de quatrième génération[34], avait marqué les débuts de la radio alors que les communications non autorisées par le système de régulation compromettaient la colonisation des champs électromagnétiques. Par exemple, on peut lire dans le Popular Mechanics de 1936 que des « pirates de l’éther » utilisaient frauduleusement les ondes électromagnétiques en diffusant des bruits de statique sur certaines fréquences radio, ce qui empêchait la clarté des radiodiffusions autorisées[35]. Cette pratique était connue sous le nom de jamming. Panique annoncée : les auditeurs de la radio ne veulent pas perdre le contact avec l’émetteur. Et c’est alors le bruit, un trop-plein d’informations, qui leur fera perdre le fil.

Cette prolifération du junk informationnel trouve écho aujourd’hui dans les envois de courriels non sollicités, les junk mail et les spams. Des pratiques de jamming à celles de spamming, ce sont les mêmes craintes d’une saturation totale du réseau. Principe du broadcast inversé : la bataille pour l’accès aux ondes contenues dans l’éther multiplie les émetteurs et non pas seulement les receveurs. Infiltrer le poste receveur devient l’objectif ultime, s’interposer comme intermédiaire dans cette course à relais. Alors que la fluidité de l’espace éthérique le donne comme le lieu des réunions harmonieuses, dans les faits l’accès à cet espace, à l’instar de ce qui avait été amorcé chez les psychofluidistes, est déterminé et limité par des politiques d’exploitation. Nos éthers sont les héritiers de ces articulations, et c’est bien là où nous les retrouvons aujourd’hui, dans la confusion des modalités de présence différées et policées des récentes configurations de l’espace des technologies de l’information.

Rendre informe

Nous reconnaissons aisément ces discours sur les nouveaux territoires de la cyberculture qui proclament l’avènement d’un espace qui relie universellement. Le medium est dans ces cas-ci « noosphère », « cyberespace », « exo-cortex », « intelligence collective ». Le cyberespace implique, au sens figuré comme au littéral, un déplacement dans un espace réticulaire qui est l’interface de toutes les communications. L’internautevisite des musées, surfe sur la toile, navigue, voyage d’un site à un autre grâce à un navigateur, sites qui sont eux-mêmes liés à des pratiques d’hébergement et de localisation (l’URL d’un site est le Uniform Resource Locator). Pierre Musso mentionnait qu’Internet est perçu comme « l’espace d’inscription de la “matrice”, du “cerveau planétaire” ou “l’intelligence collective”[36] », à la manière de McLuhan avant lui : « [m]an himself becomes discarnate data, a sort of disembodied spirit coexisting and functioning simultaneously in diverse locations[37] ».

Par économie, le mot éther a retrouvé sa niche au sein de ces discours cyberculturels : non seulement le fil qui connecte au réseau Internet a-t-il été baptisé Ethernet, mais le mot éther est utilisé dans le langage courant comme synonyme de cyberespace (en anglais tout particulièrement). Les actualisations de la métaphore de l’éther marchandent encore ici une pensée mystique d’une interconnexion globale. Comme la lumière, le magnétisme et l’électricité, l’information – nouvel équivalent général – voyage à l’aide d’un support de transmission. L’importance du support, et donc d’un lieu à la communication qui s’éthéréalise, avait été soulignée aussi par Régis Debray lorsqu’il parlait de l’upokeimenon dans sa présentation de la médiologie :

[…] nos mass-media sont au fond la variation contemporaine, hypertrophiée, assourdissante, surapparente d’un invariant de base plus ombreux, moins tapageur, et néanmoins coprésent à tous les modes de communication, tous les stades chronologiques de la circulation des signes : le dispositif véhiculaire. […] L’invisible support – en grec, l’upokeimenon, ce qui gît en dessous, ce qui ne se montre pas[38].

En novembre 2008, deux anciens employés de Google lançaient une nouvelle application Web baptisée EtherPad. Le véritable caractère novateur d’EtherPad, selon ses concepteurs, est la possibilité de travailler collectivement sur un même texte, en « vrai temps réel[39] ». Jusqu’à huit usagers peuvent éditer un même document et discuter grâce à une plate-forme de messagerie instantanée. Puis, coup de théâtre, en mai 2009, Google annonce l’introduction de Google Wave, une application qui intègre elle aussi messagerie instantanée, traitement de texte, mais aussi logiciel de réseautage social et wiki. Il n’en fallait pas plus pour que ce nouveau logiciel soit considéré comme la révolution du jour sur la délirante blogosphère : « The Next Revolution Will Come in Waves. Google Waves[40] » ; « The New Communication And Collaboration Revolution Is Coming And Is Called Google Wave[41] » ; « Wave Hello to Google’s Next Email Revolution. A Chat-Room on Steroids[42] ». Le 7 décembre 2009, les propriétaires annoncent qu’EtherPad a été acheté par le titan Google pour être intégré à Wave au cours du premier trimestre 2010. L’éther semble disparaître à nouveau, encore que Google « Wave » repose sur la métaphore de la transmission de l’information par variations… ondulatoires ! Et c’est à travers l’éther, par ondes, que nos présences sont ainsi atomisées, textualisées et numérisées dans le lieu en puissance de toutes les connexions et de tous les transferts d’information. Le « e-éther » renouvelle les vieilles promesses de la télégraphie sans fil, notamment celle du contact perpétuel. Le virtuel, écrit Pascal Chabot, « est un milieu de rencontre. Il est l’élément des liaisons non localisables. […] Il est l’éther de l’art, l’éther que des artistes sentent et qu’ils peuvent faire[43]. »

Ces nouvelles instances de la métaphore retiennent ceci des lieux d’énonciations précédents : l’espace éthérique est un medium dans lequel nous baignons. Ainsi, si nous traversons le lieu éthérique, ne nous traverse-t-il pas en retour ? C’est ce retournement – l’inoculation des machines à communiquer – que McLuhan ne semble pas avoir prévu lorsqu’il parlait des technologies comme extensions de l’humain. Les plus récentes innovations technologiques (orientées par la miniaturisation, la simplification, la compression, etc.) ont opéré un changement dans l’orientation des technologies. Plutôt que d’un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur, la technologie est maintenant un régime d’inscription sur le corps. Plutôt que de prolonger le corps, elle le perfore. C’est ce constat que Savicic cherche à exposer dans ses parcours de la douleur : vaccins, écouteurs, stimulateurs cardiaques, iPods, réseaux sans fil, toutes ces technologies se rapprochent de la peau et parfois carrément la pénètrent. Une relation ambivalente s’établit alors entre l’usager et la technologie, un mélange de peur et de fascination, de dévotion et de répulsion. « Nous sentons, écrit Daniel Bougnoux, qu’un sanctuaire de notre intimité se trouve menacé quand la technoscience prétend directement manipuler la pensée […] le capital génétique [et] notre intersubjectivité[44]. »

La téléphonie sans fil reflète bien ce paradoxe de l’éthéréalisation de la communication. Pourtant un succès de diffusion des innovations, le sans-fil effraie, étant passé au monde des cellules (il est désormais cellulaire). Puisque nous ne pouvons pas voir les ondes électromagnétiques et qu’elles ne sont plus contenues dans le fil, les hypothèses les plus diverses sur les effets de ces ondes sur notre corps fuient de partout : radiations, cancers, fatigue chronique. Arthur Firstenberg, un activiste américain anti-sans-fil, affirme être atteint d’une hypersensibilité électrique et a mis en accusation en mai 2008 la ville de Santa Fe au Nouveau-Mexique car elle ne voulait pas bannir les réseaux sans fil. Firstenberg publie fréquemment des manifestes et des interventions sur des blogues dans lesquels il met en garde contre les dangers de « l’électro-smog » en citant une littérature occulte sur la « maladie des ondes radio ». Pour répondre aux « inquiétudes » et aux « spéculations » liées aux champs électromagnétiques, l’Organisation mondiale de la Santé a mis sur pied en 1996 le Projet international pour l’étude des champs électromagnétiques[45]. Encore une fois, ce constat : l’invisibilité des technologies angoisse. Pour les plus optimistes, il ne s’agit là que d’une nouvelle étape dans l’évolution technohumaine, un rééquilibrage stabilisera le choc sensoriel initial. Pour d’autres, le seuil limite du supportable a été atteint et les technologies doivent, pour rester hors de danger et surtout hors du corps, demeurer visibles. N’y a-t-il pire danger que celui qui ne peut pas être vu et ainsi évité ? C’est ce qui fait dire à Ulrich Beck, dans La société du risque, que nous vivons dans une ère spéculative : l’« invisibilité [des risques] n’est pas un gage de leur non-existence – leur réalité se joue de toutes les façons dans la sphère de l’invisible, et elle donne à leur présence présumée un espace quasi illimité[46] ». Même constat, cette fois au sujet des cyborgs, dans ce texte bien connu de Donna Haraway : « Cyborgs are ether, quintessence. The ubiquity and invisibility of cyborgs is precisely why these sunshine-belt machines are so deadly[47]. » Ici encore, l’éther devient le réceptacle de toutes les subtilisations. Car il ne faut pas oublier que le devenir-subtil est aussi une subtilisation, un vol habile, une soustraction inventive, une substitution qui montre cruellement l’absence de ce qui était présent il y a tout juste un instant, bref, un effacement. L’éther, ce peut être aussi bien la réunion que la perte de ce qu’on y envoie, à commencer par la perte de soi si c’est là où nous nous projetons à coup de prothèses et d’éther diéthylique. Si l’âge électrique annoncé par McLuhan se déroule sur le mode du déploiement de nos systèmes nerveux dans l’espace médiatique, cela implique qu’en retour, au travers de la multiplication de ces interstices sans gravité, nos corps soient également devenus les lieux de pénétration des médias.

Au détour du « h »

Dans une conférence qu’il intitule Des espaces autres (1967) où il discute des « hétérotopies », Michel Foucault remarquait que l’époque actuelle est peut-être davantage celle de l’espace que celle du temps. « [L]e temps, écrit-il, n’apparaît probablement que comme l’un des jeux de distribution possibles entre les éléments qui se répartissent dans l’espace[48]. » Il nomme, au passage, « l’importance du problème d’espacement dans la technique[49] » comme un des symptômes de la prégnance du problème de l’espace dans l’épistémologie contemporaine. Les hétérotopies, contrairement aux utopies, sont des espaces radicalement autres, dont l’altérité autorise « une espèce de contestation à la fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons[50] ». À la manière des dispositifs, les hétérotopies sont stratégiques, mais il s’agit plutôt pour les hétérotopies d’une stratégie de sacralisation et de maintien de l’hétérogénéité (alors que le dispositif concernait davantage les lieux de l’exercice du pouvoir dans les pratiques d’assujettissement). L’ensemble des espaces désignés par l’éther sont non seulement eux aussi des hétérotopies, au sens de Foucault, mais ils sont d’abord et surtout, dans un glissement du h, des « éthérotopies ». De ces topos éthérogènes qui se soustraient à l’observation comme à l’objectivité, j’en dirai que l’économie de subtilisation sur laquelle ils reposent est ce qui autorise l’apparition d’absences significatives. L’effacement au coeur des métaphores signées à l’éther est producteur de différences sémantiques et fait passer, sans égard à la direction de ces déplacements, du présent à l’absent, du signifiant au non-signifiant, du visible à l’impondérable. Nous ne sommes plus ici dans la représentation et la similitude mais dans une négociation constante de la signification par la différence, une différence qui ne se joue que sur le mince fil de l’énonciation et qui provoque la disparition de l’homogène nécessaire aux hétérotopies comme aux éthérotopies. L’éther, sous cet angle, n’aura jamais été aussi in.