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Les paroles de Walter Benjamin rendant hommage à l’esthétique des enseignes qui se reflètent sur l’asphalte font partie de ces histoires auxquelles on repense lorsque l’on se retrouve face à une flaque d’eau transformée en miroir[1]. État d’une réflexion peut en être un exemple (voir les figures 1 à 5). Cette vidéo est un plan séquence réalisé de nuit sur le parking d’une grande surface de distribution. Le cadrage se concentre sur une flaque d’eau dans laquelle se reflète l’enseigne du centre commercial : trois bandes verticales de couleurs différentes divisent le plan. Le bleu, le blanc et le rouge apparaissent mais sans jamais réussir à se stabiliser. La pluie et les gouttes d’eau perturbent l’image. Le vent efface et recompose sans cesse le plan.

Fig. 1

État d’une réflexion, 2005 - capture d’écran.

© NB_HR

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Fig. 2

État d’une réflexion, 2005 - capture d’écran.

© NB_HR

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Fig. 3

État d’une réflexion, 2005 - capture d’écran.

© NB_HR

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Fig. 4

État d’une réflexion, 2005 - capture d’écran.

© NB_HR

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Fig. 5

État d’une réflexion, 2005 - capture d’écran.

© NB_HR

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La nuit façonne l’esthétique et l’ambiance de ces images et intensifie la présence du reflet. Ce plan séquence, diffusé en boucle, est conçu comme un tableau en mouvement cadré par les bords d’un écran fixé au mur. La suppression volontaire de la bande son recentre toute l’attention sur le jeu de décomposition et recomposition de cette image nocturne.

État d’une réflexion n’est pas une oeuvre isolée au sens où plusieurs de nos travaux croisent l’espace et le temps de la nuit urbaine : certains s’affranchissent des contraintes liées au fonctionnement du lieu d’exposition pour habiter l’espace jour et nuit, indépendamment des heures d’ouverture; d’autres, souvent réalisés à l’échelle du bâtiment ou dans l’espace public, mettent en récit la nuit, révélant tantôt ses imaginaires, tantôt ses tensions.

Au-delà des heures d’ouverture du lieu d’exposition

[A] venir et Cellula sont deux installations in situ qui s’approprient la temporalité du lieu d’exposition. Toutes deux conçues comme une expérience du lieu, ces installations invitent le visiteur à cheminer et se déplacer dans l’espace transformé suivant un dispositif différent. Le premier est inondé d’eau; le second, marqué par un jeu de verticalité, propose une élévation du corps du visiteur. Chacune de ces oeuvres s’inscrit au-delà des heures d’ouverture du bâtiment et intègre les aspects diurnes et nocturnes.

[A] venir s’est déroulé au centre d’art de Chelles, situé en région parisienne (voir les figures 6 et 7). Cet espace d’exposition est constitué de deux anciennes églises accolées l’une à l’autre, la première romane, la seconde gothique. Elles faisaient parties d'une ancienne abbaye destinée aux femmes située à proximité de la Marne qui, sortant régulièrement de son lit, venait inonder ce domaine. Les églises Saint-Georges et Sainte-Croix s’inscrivent aujourd’hui entre le centre historique de la ville de Chelles et ses quartiers résidentiels construits après la Deuxième Guerre mondiale : elles sont situées face à la Mairie, à proximité d’un collège et de logements collectifs répondant aux règles de l’architecture moderniste.

Fig. 6

[A] venir, 2005, les églises, Centre d’art de Chelles - vue d’installation.

© Ph. F. Thibault

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Fig. 7

[A] venir, 2005, les églises, Centre d’art de Chelles - vue d’installation.

© Ph. F. Thibault

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L’installation [A] venir marque un moment de transition dans l’histoire du bâtiment : ces deux églises, classées patrimoine historique, entamaient une rénovation pour devenir un centre d’art. Nous avons inondé les églises et créé un miroir d’eau recouvrant l’intégralité de sa surface. On pouvait parcourir l’espace en se déplaçant sur des passerelles en caillebotis. Une structure lumineuse, ancrée les pieds dans l’eau et reprenant les formes d’un panneau publicitaire réduit à l’état d’ossature, éclairait le lieu. Contrairement à l’objet publicitaire auquel cette sculpture renvoyait, la structure ne présentait aucune image mais conditionnait la présence de celles offertes par les reflets. Des oeilletons avaient été disposés dans les parois en bois obstruant l’emplacement des anciens vitraux : de l’extérieur, ils permettaient de percevoir la présence de l’eau et de la lumière sans toutefois pouvoir en dessiner les contours exacts ni prendre la mesure des lieux.

L’installation accompagnait la vie diurne et nocturne du bâtiment et de son quartier. Si les portes du lieu d’exposition fermaient en fin de journée, la lumière ne s’éteignait pas. La présence de l’oeuvre perdurait au-delà des horaires classiques. En concevant cette installation comme une expérience du lieu, nous bousculions sa temporalité habituelle. L’oeuvre intégrait la vie du quartier et habitait le bâtiment.

Cellula se caractérise par un dispositif semblable en dépit d’une appropriation différente des lieux (voir les figures 8 à 11). C’est aussi un ancien lieu de culte dont une partie est dédiée aux expositions d’art contemporain. L’ancienne sacristie du Collège des Bernardins est située en plein coeur historique de Paris. Aujourd’hui, un niveau différent existe entre le sol du bâtiment et ses fondations d’origine et le niveau de la rue de Poissy bordant le Collège des Bernardins. L’accumulation des strates depuis des siècles explique cette différence importante. Cette caractéristique est remarquable dans l’ancienne sacristie : il faut descendre quelques marches pour y accéder. Cette partie du Collège des Bernardins se situe clairement au-dessous du niveau de la rue, qui reste visible depuis les ouvertures dessinées par les anciens vitraux. Cette différence de hauteur et les proportions de l’ancienne sacristie ont été le point de départ de notre intervention. Nous avons conçu et élevé un sol en bois, comme si le sol d’origine se soulevait, positionné à hauteur des ouvertures pour reconnecter l’intérieur du bâtiment à l’extérieur de celui-ci. Ce « sur-sol » épousait l’intégralité de l’architecture de l’ancienne sacristie et rendait accessibles les chapiteaux habituellement hors d’atteinte. En créant un espace du dessus, c’est aussi un espace de dessous qui est apparu. Rythmé par les tubes d’échafaudage, l’espace du dessous, sombre et labyrinthique, offre une image parfaitement opposée à l’espace du haut, ouvert, baigné de lumière et en contact avec l’extérieur. Une structure lumineuse, à fleur de sol, éclairait le lieu. Activée par un détecteur de présence inversé, elle s’allumait uniquement en l’absence de mouvement. Comme l’installation [A] venir, Cellula habitait le lieu et par là même s’affranchissait des frontières séparant le jour de la nuit. Elle continuait d’occuper les lieux au-delà des horaires d’ouverture et de fermeture du bâtiment. De la rue de Poissy, le halo dégagé par la présence de la structure lumineuse laissait voir les détails de l’architecture de l’ancienne sacristie. L’intervention artistique, en prenant possession d’un lieu, s’approprie également ses temporalités en instaurant une continuité entre le monde diurne et nocturne.

Fig. 8

Cellula, 2009, Collège des Bernardins, Paris, vues d’installation.

© Ph. F. Thibault

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Fig. 9

Cellula, 2009, Collège des Bernardins, Paris, vues d’installation.

© Ph. F. Thibault

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Fig. 10

Cellula, 2009, Collège des Bernardins, Paris, vues d’installation.

© Ph. F. Thibault

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Fig. 11

Cellula, 2009, Collège des Bernardins, Paris, vue d’installation.

© Ph. F. Thibault

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La nuit et le récit 

C’est aussi dans le récit que l’oeuvre dialogue avec la nuit urbaine. Deux installations réalisées à l’échelle du bâtiment illustrent cette seconde entrée. Dans la première, nous mettons en récit un contexte urbain; dans la seconde, le récit passé, celui de l’histoire, devient le récit de l’oeuvre. Dans les deux cas, une interaction se produit : le récit façonne l’oeuvre et l’oeuvre façonne le récit.

Curieusement, la cloche, outil de communication qui s’entendait au Moyen-Âge bien au-delà du langage religieux, est le point commun des deux interventions. La première est une installation sonore et lumineuse. Les deux médiums, son et lumière, se succèdent et instaurent une continuité entre le jour et la nuit.

À Meudon, nous avons réactivé la cloche d’une ancienne église située dans un quartier ouvrier aujourd’hui en pleine mutation. Le bâtiment fait face à l’Île Seguin. Elle faisait partie intégrante du quartier hébergeant les employés des usines Renault. Nous avons fait re-sonner cette cloche restée silencieuse pendant plus de trente ans. Mais elle ne sonnait ni les heures ni les offices religieux. Tous les jours, pendant un an, on pouvait entendre vingt-quatre coups concentrés sur une période de douze heures survenant de manière aléatoire en tintement ou volée, comme si l’horloge s’était déréglée ou le temps accéléré. Comme toutes les cloches, celle de cette église a été baptisée. Elle porte le nom de Paul, nom qui a donné le titre à cette intervention : Qu’est-ce qui cloche Paul ? (voir la figure 12). À la nuit tombée, c’est un halo de lumière, composé de quatre cercles blancs légèrement désaxés, qui apparaît. Cette onde lumineuse prend la relève du son de la cloche et assure une présence continue du geste artistique et de cette histoire à l’échelle du quartier.

Fig. 12

Qu’est-ce qui cloche Paul ?, 2010, Maison de la Parole, Chapelle de notre Dame de l’Annonciation, Meudon.

© Ph. C. Le Guay

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Notre intervention à Pont-Audemer utilise également le son de la cloche et le néon, mais les circonstances sont différentes. Le récit de l’oeuvre[2] installée sur un bâtiment public face au canal qui traverse la ville est ancré dans l’histoire de cette commune. Il revient sur l’une de ses particularités : Pont-Audemer est l’une des rares communes en France à avoir conservé le souvenir du couvre-feu. Au Moyen-Âge, une cloche, à la sonorité particulière, avertissait les habitants de l’ouverture et de la fermeture des portes de la ville, marquant le début et la fin de la journée. Le couvre-feu accompagnait le passage du monde diurne au monde nocturne. Pont-Audemer a conservé cette coutume : après les dix coups de 22 heures, l’une des cloches de l’église de Saint-Ouen sonne le couvre-feu pendant plusieurs minutes. Certains appellent cette ancienne tradition Le Bonsoir.

À partir des lignes rythmant les façades est et ouest du bâtiment, nous avons composé une trame de fond dans laquelle nous avons superposé plusieurs cercles de tailles différentes. Pour créer un effet de mouvement, nous avons décalé puis supprimé cette trame tout en gardant ou effaçant certaines parties des cercles. Le dessin s’est alors déformé comme la surface de l’eau qui se trouble. Ce dessin de lumière fixé sur la façade de la nouvelle médiathèque, située à l’emplacement de l’ancienne porte nord de la cité moyenâgeuse, fait face à la ville. L’oeuvre lumineuse s’anime pendant la sonnerie du couvre-feu.

Qu’est-ce qui cloche Paul ? ou Le Bonsoir de Pont-Audemer puisent dans la nuit une dimension narrative qui, au-delà de leurs aspects formels, contribue également à l’habiter. Ces récits, puisés dans l’histoire des villes et de ses rythmes, marquent un basculement : le monde nocturne prend la relève du monde diurne. Parfois, c’est aussi une tension qui s’exprime.

La nuit et ses tensions : ville du dessus ou ville du dessous

L’installation Scope the restaurant to find the best table a été réalisée sur la place de Stalingrad à Paris au Point Éphémère (voir la figure 13). Cette place est marquée par une intensité urbaine alimentée par la présence d’un métro aérien et d’un flux de circulation intense. Le Point Éphémère était à l’origine un ancien lieu industriel situé sur le canal Saint-Martin en contrebas de la rue et du métro. Scène musicale, ce bâtiment abrite aussi un lieu d’exposition et, le soir, un restaurant. L’intervention proposée effaçait la distinction entre le restaurant et le lieu d’exposition. Nous nous sommes approprié le design du mobilier en le recouvrant d’un signe graphique et avons créé, à partir de ce motif, trois structures lumineuses suspendues à différentes hauteurs dans l’espace. Leurs formes géométriques et leur lumière, déclinant les tons de blanc, faisaient écho aux formes et aux couleurs composant le motif recouvrant les tables.

Fig. 13

Scope the restaurant to find the best table, 2011, Point Ephémère, Paris - vue d’installation.

© Ph. NB_HR

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Chacune d’elles était connectée à l’extérieur et mesurait l’intensité urbaine du pourtour du bâtiment et de son environnement. En d’autres termes, branchées sur un détecteur de présence, elles s’éteignaient et s’allumaient au rythme de la vie urbaine. Parfois au repos, parfois en activité intense, elles prenaient le pouls du quartier. En fonction des croisements des flux et des personnes, les structures pouvaient s’éteindre en même temps avant de se rallumer, plongeant pendant quelques secondes le lieu dans l’obscurité.

Il y a ici une tension graphique entre noir et blanc, dirigée par trois grandes structures de néons combinant des motifs triangulaires et qui sont suspendues dans le lieu. Le dessin de ces lustres est répété sur les tables et leur donne un aspect d’échiquier. Mais le jeu se niche aussi ailleurs, dans le rythme de la lumière, dans son instabilité : le mouvement des visiteurs arrivant de la place aux abords du canal pour entrer au Point Éphémère, comme les allers-retours des pompiers eux-mêmes, agissent sur ces lustres qui vont sauter et crépiter. Ces mouvements de l’espace public créent ce rythme que la lumière nous rend visible : les tensions de cet espace, comme la tension des néons, génèrent une saturation de l’espace et de la lumière sans que jamais ni l’un ni l’autre ne craquent. C’est une forme de panne qui n’en est pas, un simple dysfonctionnement qui laisse au néon son utilité d’éclairage, sauf à de brefs instants […][3].

Scope the restaurant to find the best table parle de la ville du dessus, de la ville à l’air libre, La Muche parle de la ville du dessous, de la ville souterraine (voir la figure 14). Le 17e siècle a vu en France se multiplier les abris et les cachettes permettant aux habitants de se replier en cas d’invasion et de protéger leurs biens des pillages. En Picardie, les muches – mot picard signifiant « cachettes » en français – témoignent de cette période obscure laissant aujourd’hui encore des traces de leur passé. Des dizaines d’espaces souterrains aménagés, allant jusqu’à prendre la forme d’une ville avec des places, des rues ou des allées sont aujourd’hui accessibles. La muche, petite ampoule « terrée », est née de ce récit historique et prolonge les récits nocturnes inspirés par cette période. L’histoire s’invente progressivement.

Fig. 14

La Muche, 2014, Dans la Maison de monsieur C. Cramont.

© Ph. Noëlig Le Roux

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Cette oeuvre a été conçue suite à l'invitation d'investir un espace privé autour de la thématique du lieu et du récit. Toutes les oeuvres ont été créées spécifiquement pour le lieu et l’événement. Cette maison familiale, point de départ du projet, se situe à Cramont en territoire picard. Dans la pénombre de la grange jouxtant la maison, le visiteur découvrait une petite ampoule suspendue à hauteur du regard. Cet objet était recouvert de terre comme si on l’avait extrait du sol. À l’intérieur rougeoie une lumière qui s’éteint – ou se muche – lorsqu’elle détecte à proximité d’elle une présence. « L’objet habite désormais le lieu et y fait résonner une phrase extraite des Mémoires journaux de Pierre de L’Estoile : “Enfouir le soleil en terre ou l’enfermer dedans un trou”[4] ».

La dimension nocturne présente dans plusieurs de nos réalisations intègre la nuit comme un lieu de travail, un espace-temps dont le passage du monde diurne au monde nocturne s’inscrit dans une recherche de continuité plutôt que de rupture. La nuit est aussi propice au récit rappelant les histoires sonores des villes où le rythme de leur pouls cache aussi parfois une tension. Enfin, cette tension qui s’intensifie et dont l’effet se démultiplie à la nuit tombée n’est pas sans rappeler l’une des villes décrites par Italo Calvino :

Si vous voulez me croire, très bien, je dirai maintenant comment est faite Octavie, ville toile d’araignée. Il y a un précipice entre deux montagnes escarpées : la ville est au-dessus du vide attachée aux deux crêtes par une corde, des chaînes et des passerelles […]. En dessous, il n’y a rien pendant des centaines de mètres […]. Telle est la base de la ville : un filet qui sert de lieu de passage et de support. Tout le reste, au lieu de s’élever par-dessus, est pendu au-dessous : échelles de corde, hamacs, maison de sacs […]. Suspendue au-dessus de l’abîme, la vie des habitants d’Octavie est moins incertaine que dans d’autres villes. Ils savent que la résistance de leur filet a une limite[5].