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Hollywood et la surveillance

Dans son ouvrage Surveillance Studies: an Overview, David Lyon[1] consacre un chapitre aux rapports qu’entretient la culture populaire avec les technologies de la surveillance, c’est-à-dire l’ensemble des réseaux optiques, acoustiques, génétiques ou physiologiques qui balisent les déplacements, la consommation et l’activité sociale des êtres humains. À travers l’étude de The Conversation (Francis Ford Coppola, 1974) et de Minority Report (Steven Spielberg, 2002), il démontre que le cinéma peut proposer une relecture, voire une mise en critique des systèmes de surveillance. Cette analyse s’inscrit dans la perspective d’une lecture sociétale des phénomènes de surveillance représentés dans les films de fiction. Son projet est de démontrer que ces oeuvres, bien que fictionnelles, travaillent des problématiques valables dans des perspectives éthiques et politiques liées au développement de la surveillance hors de toute diégèse. La valeur des questionnements y est directement liée au transfert possible du domaine de la fable à celui des systèmes de surveillance contemporains et aux transformations du champ politico-technologique bien réel qui les rendent possibles.

Nous proposons, pour notre part, d’envisager la surveillance telle que représentée dans la fiction selon une perspective différente, qui lie les techniques de scrutation à une histoire de l’invisible et des ruses du corps devant les technologies de la surveillance — au-delà des applications géo-politiques et sociologiques pensées aujourd’hui dans divers contextes, qu’elles portent sur les liens entre les formes de la surveillance, la diplomatie et les transformations de l’État de droit[2], les abus potentiels de la surveillance numérique[3] ou la portée éthique des impératifs de la transparence sur les citoyens[4]. Notre objet principal est le film Hollow Man (Paul Verhoeven, 2000), où la surveillance du corps et sa participation à une histoire de l’invisible prennent forme dans un contexte médical, dans la lignée directe de la surveillance comme souci du corps définie par Michel Foucault, selon qui, dans une société de surveillance, « sous la surface des images, on investit les corps en profondeur[5] ».

Dans le film de Verhoeven, une équipe de scientifiques emploie la thermographie pour tenter de garder un oeil sur un animal, puis sur un homme, tous deux sujets à expérimentation. Caine (Kevin Bacon), médecin, est devenu invisible et sème la terreur. Après plusieurs séquences d’observation médicale, de surveillance de sa pathologie (il ne parvient pas à redevenir visible), Caine déploie une stratégie pour mettre en échec le regard de ses collègues, équipés de lunettes thermiques, qui cherchent à le débusquer. Dans le passage qui nous occupera, Caine parvient à se camoufler en perçant une canalisation d’air chaud pour emplir l’espace d’une nuée et soustraire son corps à la vision thermique. Nous analyserons cette ruse, qui consiste à fondre le corps dans un milieu homogène, grâce à son contrepoint hollywoodien, la « version froide » de cette technique de dissimulation que l’on trouve dans Predator (John McTiernan, 1987) lorsque Dutch (Arnold Schwarzenegger) se recouvre de boue glacée pour échapper à la perception thermographique du monstre.

La thermographie a donc valeur de geste de surveillance au sein de la fiction, organisé par des personnages et subi par d’autres. Mais les deux cas évoqués posent également la question de la rencontre et du montage de types d’images étrangers l’un à l’autre : le grain grossier de la thermographie, ses mouvements flous, altérés par des traînées de couleurs irréalistes, relèvent d’une captation du monde radicalement différente de la prise de vue calquée sur la perception optique. Par là pointe l’intermédialité possible d’un cinéma hybride, dont le spectacle serait porté par des « greffes d’images[6] », selon le terme de Pierre Berthomieu, qui réaliseraient un croisement entre plusieurs types de perceptions alternatives à la perception optique spontanée, entre le rétinien et le thermique, dans la tradition de la « répudiation de l’optique lenticulaire » décrite par Lisa Cartwright[7] et des destins non optiques du cinéma — à l’instar du radar qu’analyse Hollis Frampton comme menace d’une fin du cinéma[8]. Hollow Man est construit selon un alliage de cette sorte, où les appareils thermiques « sauvent » l’image de ce que l’oeil a perdu de vue. Mais le changement n’a pas seulement lieu dans le mode de perception, de l’optique au thermique : les séquences de passage du corps invisible au corps visible, dans Hollow Man, font également écho à des pratiques médicales d’un autre siècle. Nous observerons donc la proximité entre les scènes d’expérimentation du début du film et les leçons d’anatomie pratiquées en France au milieu du 16e siècle, dans un sursaut d’hypervisibilité du corps avant sa disparition. D’abord une question de mélange de technologies, l’intermédialité à Hollywood se définit peut-être également du côté d’une histoire des corps invisibles et du paradoxe qui semble frapper le cinéma : selon les mots de Sylvie Aguirre, « comment […] montrer l’invisible lorsqu’on ne possède comme support technique qu’un élément visuel ? Comment signifier dans l’image filmique la présence de l’invisible caractérisé justement par son absence visuelle[9] ? » Dans cette histoire, nous proposons de montrer comment le détournement de la thermographie en technique de camouflage des corps surveillés permet de dessiner, par le mélange des techniques de prise de vue et de représentation des corps (les incursions thermographiques dans le rétinien), une réponse possible à ce paradoxe : visible pour un oeil, invisible pour un autre, le personnage de Verhoeven et ses ruses sont construits tout entiers par l’alternance des technologies de prise de vue et par la capacité du cinéma hollywoodien à se renouveler grâce à son impureté, n’ayant, selon Serge Daney, « plus d’autre spécificité que celle d’accueillir des images qui ne sont plus faites pour lui[10] ».

Les lunettes et le moniteur

L’homme invisible, au début du film de Paul Verhoeven, est un gorille. Des scientifiques missionnés par le ministère américain de la Défense mènent une expérience qui consiste à retourner le processus d’invisibilité : le primate en question est déjà invisible, le but de l’opération est de le rendre visible à nouveau. L’enjeu est ici inattendu : rendre à un corps déjà disparu son apparence première, celle qu’il avait avant l’expérience — annuler la magie de l’évanescence, maîtriser le sort et le contre-sort. Ce qui définit la réussite de l’expérience, c’est autant la capacité à faire disparaître qu’à faire apparaître. Aux yeux du ministère de la Défense, l’équipe scientifique ne peut prétendre maîtriser l’opération si elle n’est pas capable d’effectuer ce renversement, cet aller-retour, du visible à l’invisible et vice-versa. L’intrigue s’ouvre ainsi autour d’un corps disparu pour l’oeil nu. Mais une caméra thermique orientée vers la cage du singe permet aux médecins de suivre, sur un écran de surveillance, les déplacements du primate — de le garder à l’oeil. Un autre appareil fonctionne par perception thermique : une paire de lunettes très épaisses, qui a l’apparence d’un masque. Moniteur et lunettes font tous deux de la chaleur une matière visible, mais nous allons voir qu’ils instaurent des rapports différents entre le corps de l’observateur et celui de l’observé, dans la perspective de dispositifs de surveillance.

Le dispositif caméra-moniteur place l’observateur à distance du sujet observé, dans une position de surplomb : l’animal est dans sa cage, l’observateur dans son poste d’observation. La vision se fait supervision, au sens d’un contrôle permanent, à distance, par le biais du regard. À l’animal observé par moniteur, on assigne une place, sa captivité dans le cadre du moniteur attestant de son enfermement concret dans la cage. Cette fixité est le principe même de la surveillance par moniteur : l’équivalence entre le fait de voir le sujet dans le cadre de l’écran du moniteur et de le maintenir effectivement enfermé dans sa cage. Le premier enfermement confirme le second.

Les lunettes thermiques instaurent un autre rapport entre l’observateur, appartenant ici au corps médical, et son sujet (voir la figure 1). Par rapport au moniteur, les lunettes sont comme une seconde pupille, une prothèse pour l’observateur. Elles se greffent sur son corps, constituent un perfectionnement prothétique de l’oeil qui permet d’agir par la vue, de passer de la scrutation à l’intervention : équipés de lunettes, les membres de l’équipe scientifique peuvent entrer dans la cage auprès du singe et le manipuler. Les lunettes thermiques permettent ainsi de réunir l’observateur et le sujet observé dans un même espace, alors que, sous le regard d’une caméra thermique, le site de l’observation est forcément distinct de l’espace observé, le moniteur étant situé hors de la cage du primate, depuis un poste de contrôle surélevé — le terme anglais monitoring désignant précisément le fait de maîtriser quelque chose à distance. En d’autres mots, les lunettes permettent de réunir le site de l’observation et le site de la captivité.

Figure 1

Photogramme du film Hollow Man, Paul Verhoeven, 2000.

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Figure 2

Photogramme du film Hollow Man, Paul Verhoeven, 2000.

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Il est donc incorrect de parler de « singe invisible » au début du film. La vision thermique, par caméra et par lunettes, instaure une autre forme de visibilité qui restitue des formes apparemment invisibles à l’oeil humain (voir la figure 2). Ici, il s’agit de la perception des différentes zones de chaleur. Mais ce processus ne suffit pas en tant que tel, il faut une traduction en données optiques : qu’à chaque zone de chaleur corresponde une étendue colorée (rouge, jaune, verte ou bleue) qui, elle, sera perceptible et reconnaissable pour l’oeil humain là où, nu, il est en échec. C’est le principe de « perception enhancement », ou amplification de la perception, inhérent à la méthode thermographique, selon Joseph Giacomin[11]. De cette manière, le moniteur de la caméra thermique reconstitue des formes proches de celles que l’oeil humain perçoit spontanément : en regardant l’écran, les médecins peuvent reconnaître le singe dans sa cage. Les technologies thermiques opèrent un ajustement d’une perception à une autre, de la sensation de chaleur à la perception rétinienne. Il ne s’agit donc pas exactement de mieux voir, ou de voir plus précisément, mais de réussir à percevoir malgré tout, là où la perception rétinienne fait défaut.

Leçons d’anatomie

Figure 3

Photogramme du film Hollow Man, Paul Verhoeven, 2000.

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Après le temps de l’observation vient celui de l’expérience. L’équipe scientifique se réunit autour du corps du primate, qui est encore invisible à l’oeil nu et sanglé à un lit d’opération. Pour injecter la dose de sérum qui doit rendre le singe visible, il faut colorer l’intérieur de son bras. La vétérinaire de l’équipe (Kim Dickens) diffuse d’abord sur la peau du primate invisible une dose de spray pailleté, gris foncé. Elle tapote la zone colorée afin de provoquer un léger afflux sanguin et de bomber la veine, après quoi le médecin assistant (Josh Brolin) enfonce légèrement une aiguille sous la peau et injecte le sérum. Le liquide orange tapisse la cavité du vaisseau sanguin de l’avant-bras — comme dans les dissections menées par l’anatomiste grec Claude Galien, l’exposition commence par la main et les organes adjacents[12]. Puis, le sérum se mêle au sang et colore l’intégralité du réseau sanguin. Les muscles du coeur prennent ensuite une teinte couleur de chair, et les organes retrouvent leur apparence originelle. (voir la figure 3) Enfin, les os et les nerfs, puis les dents et la peau, recouvrent des couleurs et une apparence perceptibles à l’oeil nu : le primate est rendu visible à nouveau, l’expérience réussit.

Plus tard, Caine, qui dirige les expérimentations, devient lui-même invisible. Les scientifiques cherchent alors, de nouveau, à renverser le processus et à lui rendre son apparence, mais l’injection de sérum n’a pas d’effet. Une multitude de configurations mettent alors en scène les tentatives de rendre ce corps à nouveau visible : on le couvre de silicone, on l’asperge de sang, on souffle de la fumée dans sa direction, on le place sous une pluie artificielle. Ce dernier dispositif, la pluie comme agent de visibilité, sera repris quelques années plus tard dans un autre film hollywoodien (Daredevil, Mark Steven Johnson, 2003) : le personnage principal, un super-héros aveugle interprété par Ben Affleck, se rend sous la pluie avec la femme qu’il aime (Elektra, incarnée par Jennifer Garner) pour entendre le bruit des gouttes tombant sur son visage et, par écholocation, reconstituer la forme de ce visage. Dans Daredevil, les yeux du héros sont bien dysfonctionnels et le resteront jusqu’à la fin du film. Mais, sous la pluie, la visualisation fonctionne en tant que formation mentale d’une image optique : elle permet d’avoir accès à l’image de ce que l’oeil ne voit pas. La thermographie et l’ensemble des stratagèmes qui visent à retrouver l’apparence d’un corps invisible sont exploités dans leur fragilité et leur impermanence : la fumée s’évapore, l’eau s’écoule, et l’homme invisible disparaît de nouveau. La surveillance, dans tous les cas, se définit ici comme geste évanescent, où le corps ne peut être révélé que de façon épisodique et finit par retourner à son invisibilité première.

Le film de Verhoeven traite ainsi logiquement les séquences où le corps est visible comme autant de moments à ne pas perturber par peur qu’ils ne s’évaporent. Le retour du primate à la visibilité est montré sans coupe au montage — pour que le miracle advienne, il ne faut pas l’interrompre, mais le voir en l’enfermant dans une prise unique. La capture thermographique participe ainsi à une fascination proprement hollywoodienne pour le retour des corps à la visibilité, illustrant la proximité fondamentale entre la construction du spectacle à Hollywood, la surveillance et le geste médical d’observation du corps. À ce titre, l’expérience pratiquée sur le gorille en ouverture du film ressemble à une leçon d’anatomie où s’exerce cette même fascination pour l’observation des structures internes du corps selon un effeuillage inversé, jusqu’à sa reconstitution complète. Cette séquence reprend certains termes des débats sur la théorie de la chirurgie et de l’anatomie depuis le milieu du 16e siècle, notamment dans La fabrique du corps humain d’André Vésale[13] et La dissection des parties du corps humain de Charles Estienne[14]. Au début du 16e siècle, selon le modèle de Galien, les chirurgiens ne sont pas eux-mêmes chargés du découpage de la peau : le sector (ou barbier) dissèque, l’ostensor désigne les parties du corps qui font l’objet de la discussion, et le lector lit, depuis un texte de référence et sans observer le corps, les traités sur lesdites parties[15]. Pour Vésale, le chirurgien doit jouer ces trois rôles et disséquer lui-même, de ses propres mains, afin de comprendre l’organisation et le fonctionnement (la « fabrique ») du corps. Estienne, lui, pense le lien entre l’opération et la production d’images anatomiques. À ses yeux, le livre d’écorchés doit être une métaphore inversée de l’acte de dissection : à la dernière page, le livre doit reconstituer le corps vivant, alors que la dissection s’achève avec l’ouverture complète du corps et la perte de son apparence humaine, de la dissection à la dispersion des organes. Depuis le squelette nu, le livre doit remplir le corps selon les strates et réseaux qui emplissent l’organisme : nerfs, vaisseaux, muscles, organes, jusqu’à la surface externe de la peau[16].

La séquence du film de Verhoeven reprend les éléments du débat évoqués par Vésale et Estienne, à savoir l’organisation du processus de dévoilement de l’intérieur du corps. Dans cette séquence, l’exposition complète du corps passe par un dévoilement strate par strate, sans la moindre incision. Le rapport à la thèse de Vésale est ambigu : on peut considérer qu’il n’y a pas, dans cette séquence, de médecin, mais seulement un barbier, la vétérinaire qui opère l’incision minimale — le point troué par la seringue du pistolet à sérum. En revanche, le film semble satisfaire l’impératif d’Estienne : révéler l’organisme du vide au plein, en terminant par la surface de contact entre l’intérieur du corps et l’extérieur, la peau.

Pour Estienne et Vésale, l’intérieur du corps, l’organisation des organes et de la structure nerveuse ou osseuse étaient cachés par l’écran de l’épiderme. Pour révéler cette intériorité, il fallait nécessairement percer une ouverture dans le rideau de la peau. Si, pour Charles Estienne, l’anatomiste part, dans les faits, du corps entier à l’organisme ouvert, du plein qui a l’apparence du vivant à l’évidé-cadavre, le livre d’anatomie doit en faire la représentation à rebours, du squelette pour remonter jusqu’au corps dans son intégralité, couche par couche, et parvenir à l’image du vivant. Il y a donc une part miraculeuse du dessin médical qui permet, au 16e siècle, de maintenir la pratique de l’anatomie dans un idéal humaniste de sauvetage de l’humain et de préservation de la vie — comme chez Verhoeven, où la réapparition des organes annonce le sauvetage du primate. Le miracle du sérum et celui des appareils thermographiques (cousins du rayon X[17]) ont un point commun : le dévoilement de l’intérieur de l’organisme sans la moindre déchirure dans l’enveloppe du corps humain.

Chez Estienne, le dessin et la gravure constituaient le mode de reconstitution visuelle du corps. Chez Verhoeven, c’est la coloration du sérum et la méthode thermographique, soit une forme d’hybridation entre la peinture du liquide, qui recolore le corps de l’intérieur, et la vision d’un état gazeux du corps, c’est-à-dire le halo de chaleur qu’il émet. La pratique qui consiste à tresser ensemble des images de natures différentes est en plein essor dans l’Hollywood des années 2000 : l’année de Hollow Man sort Dinosaur (Ralph Zondag & Eric Leighton, 2000), premier film Disney entièrement conçu à partir d’une technique de fusion d’images numériques et de prises de vue réelles. La question est donc simultanément industrielle et technologique : elle concerne un ensemble de techniques que le cinéma hollywoodien perfectionne et commence à généraliser dans sa manière de produire des images. Mais elle porte également sur le contenu même de ces films, et sur le discours que ces films du début des années 2000 entretiennent dans leur rapport aux technologies optiques : les images thermiques dans Hollow Man sont troubles, faillibles, surtout en comparaison avec la précision d’images thermiques plus récentes, incluses dans des films comme Oblivion (Joseph Kosinski, 2013) ou Mission Impossible: Rogue Nation (Christopher McQuarrie, 2015). Cette fragilité de la thermographie « ancienne » n’en fait pas un outil de capture et de surveillance fiable; sa « matière première » définit une forme de zone trouble où le corps, plutôt que d’apparaître, débusqué, trouve les outils de son propre camouflage. Un jeu d’échos entre les techniques employées pour produire les images et les histoires mêmes que ces images racontent se dessine. Nous proposons maintenant de montrer comment l’hybridation du film, à travers des images d’origines différentes (prises de vue réelles en numérique, créations numériques, images thermiques), trouve une reformulation dans la diégèse. Nous verrons comment, en d’autres termes, l’apparition et la disparition des corps est orchestrée par l’impureté de la méthode thermographique, son « incomplétude, [son] caractère contradictoire, conflictuel, lacunaire[18] ».

L’oeil instruit

Il s’agit donc d’observer comment une question d’ordre technologique bascule dans le domaine de la fable. Les films sur lesquels porte cette étude illustrent et problématisent cette double dimension de l’image numérique, comme matériau même de création du film et comme sujet de son intrigue. Hollow Man exemplifie cette double entrée, ce regard de la fable sur les outils qui l’ont construite comme moteurs de fiction. Le système de la caméra thermique et du moniteur représente une première incursion de l’image numérique dans le film. Il relève, nous l’avons dit, d’une volonté de contrôle du sujet observé par l’équipe médicale. Mais en plus de restituer l’apparence de l’animal, la caméra thermique analyse et sonde le corps du primate en temps réel et présente, sur l’écran du moniteur, une série de mesures physiologiques comme on en trouve sur les appareils cliniques (fréquence cardiaque, température, tension). C’est là la principale spécificité de la surveillance dans Hollow Man, appliquée au milieu médical : il ne s’agit pas seulement de voir le singe dans sa cage, il faut aussi analyser son organisme au point d’en extraire des valeurs invisibles à l’oeil nu.

La thermographie regroupe donc plusieurs fonctions : elle prend des mesures en même temps qu’elle révèle une apparence; son faisceau est à la fois perception et prélèvement. Elle fonctionne comme une extraction de données en permanence, dont l’image du corps est une forme parmi d’autres. La caméra thermique a ceci de spécifique qu’elle médicalise et esthétise le regard dans un même temps, à la fois scanographe de l’intérieur du corps et nouvelle méthode de représentation. Elle dépeint le corps selon une image que l’oeil biologique n’avait pas perçue, tout en surveillant la vie organique de ce corps grâce au suivi des quatre indicateurs vitaux (température, fréquence cardiaque, fréquence respiratoire et pression sanguine). La caméra thermique accomplit alors simultanément une restitution de l’apparence externe et un sondage des phénomènes internes du corps. L’ensemble de ces mesures résulte du couplage de la caméra et des ordinateurs disposés à chaque coin du laboratoire — nous parlerons d’oeil instruit de l’observateur par le biais de l’ordinateur : un oeil qui non seulement voit, mais a aussi accès à des données intra-organiques. Ce dispositif déplace la relation traditionnelle du vétérinaire à l’animal : il ne s’agit plus de se pencher sur l’organisme du singe, dans un corps à corps, mais de considérer le singe comme un ensemble de données et de variables à surveiller. Le rapport du corps soignant au corps soigné disparaît en tant que rencontre physique, et avec cette disparition, le danger représenté par le corps incontrôlable de l’animal est mis hors de portée de nuire. La caméra thermique et son oeil instruit instaurent la distance de la prise de vue pensée par Jean-Louis Comolli entre celui qui observe et son sujet :

L’oeil est au bout de l’image. Le regard, lui aussi, est un produit. Cette rigueur optique, cette géométrie du regard qui s’appliquent à travers les machines à perspective, ont pour fonction — la chose est bien connue — de classer, hiérarchiser, ordonner, policer le visible. Ce visible qui d’abord est chaos, il s’agit à la fois de le tenir à distance comme une sauvagerie que l’on redoute — c’est la fonction de veille, de surveillance, active dans le re-gard — et de le mettre en formes et en mesures, c’est-à-dire de l’établir dans le système des distances, de trouver avec lui la distance juste et la juste proportion[19].

La prise de distance permise par la prise de vue (les « machines à perspective ») n’est, en tant que telle, ni dangereuse ni salvatrice, c’est une attitude ouverte, encore indéterminée. Jean-Louis Comolli décrit avant tout une opportunité qui se présente à celui qui regarde. Une infinité d’attitudes sont possibles face à la « sauvagerie » de ce qui se trouve au bout du regard, exemplifiée ici par le primate et sa mâchoire qui menace, puis par Caine pris de folie meurtrière. L’observateur peut choisir de se protéger, de tenir ses distances, ou bien d’assumer la rencontre et d'établir le contact avec l'objet ou le sujet regardé. L’équipe scientifique du film opère une mise à distance certaine avec le primate lorsqu’elle le surveille, captif dans sa cage. Mais de l’observation à l’intervention, il n’y a qu’un pas : la surveillance du corps du singe a ici pour fin sa correction, son traitement par la main du médecin vétérinaire, au cas où les variables signaleraient une défaillance de l’organisme de l’animal. C’est un regard « calculateur », selon le sens défini par Michel Foucault dans Naissance de la clinique[20]. Ce passage à l’acte est incarné par un changement d’outil, du moniteur aux lunettes thermiques, forme d’extension du corps. Les lunettes fonctionnent comme un filtre posé sur la pupille et permettent au corps de l’observateur d’aller à la rencontre du corps observé, alors que l’écran du moniteur maintient la distance entre les deux corps. Les lunettes s’inscrivent dans une logique de perfectionnement technologique de l’organisme, c’est-à-dire selon l’idéal d’une amélioration des capacités naturelles de l’organisme humain grâce à son appareillage. La thermographie ouvre donc un rapport à la maîtrise du corps humain grâce à un ensemble de technologies optiques visant à perfectionner l’appareil perceptif de l’observateur. Mais il existe également une autre forme d’instruction, qui advient de l’autre côté de l’appareil de vision, du côté du corps observé : la capacité de se camoufler.

Camouflage (Le corps instruit)

La question de la maîtrise du corps par la thermographie se complexifie lorsque Caine entreprend lui-même de devenir invisible. Au nom d’une meilleure compréhension du processus d’invisibilité, Caine double son statut de médecin de celui de cobaye. L’implication de son corps représente une forme de connaissance par l’expérience, qui deviendra bientôt maîtrise, non pas au nom de la science, mais de la terreur que l’homme invisible, voyeur chez Verhoeven, souhaite instaurer — Hollow Man reprend en ce sens le désir de violence, voire de despotisme, qui était au coeur du texte de 1897 écrit par H. G. Wells[21]. La maîtrise qui se dessine change ici de camp : elle n’est plus du côté de l’observateur-expérimentateur scientifique, mais du côté du cobaye, qui accueille sa métamorphose comme un don quasiment divin, qui lui assure une forme de toute-puissance, l’invisibilité prenant la forme d’une ubiquité, source d’angoisse pour les membres de l’équipe médicale qui ne cessent de douter de la présence ou de l’absence de Caine à leurs côtés.

La maîtrise acquise par le corps scruté culmine dans la gestion de son invisibilité, c’est-à-dire en sa capacité à échapper à tous les regards et, ici, à mettre en échec les appareils thermographiques. Caine, en fuite dans les couloirs du centre médical, affronte Kensington (John Brolin), qui s’est doté de lunettes de vision thermique. Pour chercher à lui échapper, il perce un tuyau, qui diffuse un épais jet de vapeur brûlante. Après quelques secondes, la vapeur emplit tout le volume de la pièce : le corps de Caine, fondu dans cette chaleur uniforme, devient imperceptible pour les lunettes thermiques. (voir la figure 4). La technique employée par Dutch dans Predator est sensiblement similaire : pour mettre en échec la perception thermographique du monstre, il recouvre toute la surface de son corps d’une boue froide, se fondant lui aussi dans un milieu homogène pour échapper à son prédateur. (voir les figures 5 et 6). Pour Érik Bullot, « la perfection du camouflage lève la distinction du fond et de la forme, de l’organisme et du milieu. Sa réussite tend vers un horizon d’équivalence[22] ».

Figure 4

Photogramme du film Hollow Man, Paul Verhoeven, 2000.

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Figure 5

Photogramme du film Predator, John McTiernan, 1987.

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Figure 6

Photogramme du film Predator, John McTiernan, 1987.

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Dans les deux cas, le corps invisible (Caine) et le corps visible (Dutch) sont tout aussi imperceptibles pour l’oeil thermographique qui les traque. La ruse déployée par les deux personnages correspond à la même stratégie : opposer à ce regard une indistinction du corps et du milieu, de la forme et de la substance. Le corps ne disparaît pas, il est toujours là quelque part, mais sa forme n’a plus de limite, puisqu’il est démesuré, dispersé dans son environnement. Bertolt Brecht, citant Jean Cocteau, ne désigne pas autrement le processus de camouflage, qu’il qualifie non pas d’évanescence mais de dispersion du corps dans le reste du monde :

Cocteau affirme que le camouflage des tanks vient indirectement de Picasso qui, avant la [Première] Guerre mondiale, aurait suggéré à un ministre de la guerre français de rendre les soldats invisibles par ce procédé. Cocteau se demande également si les sauvages ne se couvrent pas de tatouages moins pour faire peur que pour se rendre invisibles. L’idée est bonne. On rend quelque chose invisible en détruisant sa silhouette, en lui donnant une forme inattendue, donc en le rendant non pas discret, mais voyant, mais étrange[23] !

Là est l’astuce : mêler l’étendue du corps à celle du territoire. La ruse de Caine et de Dutch face à la thermographie force ainsi les corps scrutés à muter, ici, selon une stratégie de camouflage qui rapproche l’homme observé d’un animal traqué, développant un rapport de confusion des apparences entre la surface de sa peau et l’apparence du reste du territoire.

L’ouverture de Hollow Man se place, nous l’avons décrit, sous le signe de l’expérimentation animale, avec le traitement du primate. Lorsque Caine passe sur la table d’opération, il prolonge cette phase d’expérimentation avec son propre corps. La thermographie provoque une sorte de mutation accélérée de l’homme vers l’animal, sous la forme d’une maîtrise du camouflage ou du mimétisme animal. Pour reprendre la pensée deleuzienne du devenir, voir l’homme à travers des lunettes thermiques, c’est ici reconnaître son devenir-animal, en produire une représentation, et ce, pour deux raisons. La première, c’est ce développement de capacités communes à l’homme et à l’animal : l’homme placé sous le faisceau thermographique développe une technique de caméléon, qui consiste à adopter les apparences de son environnement pour s’y fondre. La seconde concerne ce que Gilles Deleuze qualifie chez le peintre Francis Bacon de « zone d’indiscernabilité, d’indécidabilité, entre l’homme et l’animal[24] ». Pour Deleuze, la viande peinte par Bacon est le « fait commun de l’homme et de l’animal[25]  », c’est la substance qui relève indistinctement de l’un et de l’autre. Chez Verhoeven, l’image thermographique rend également indistincts le corps de l’homme et celui du primate, sous la forme d’une silhouette aux contours flous qui renvoie l’homme à sa qualité de primate et le primate à sa proximité physique avec l’homme. La thermographie, loin d’accomplir l’idéal d’une surveillance infaillible, ouvre ainsi la voie à tous les camouflages du corps.

Vers un état primal de l’image ?

L’impureté de l’image thermique, c’est-à-dire son grain grossier qui jure avec le reste de l’image numérique lisse du film comme un corps étranger, rend les silhouettes troubles et relance par là le sujet même de la diégèse, c’est-à-dire la capacité d’évanescence de Caine : quand l’impur thermographique définit le corps même du monstre, nous observons un retournement de cette impureté en donnée et moteur de la fiction. Après André Bazin, Serge Daney définit ce qui est impur comme un « reste inhumain, sidérant, ambigu, “limite”[26] ». C’est ici non seulement ce qui distingue deux régimes d’images, mais aussi ce qui constitue le coeur de l’intrigue et le ressort principal du spectacle : la présence d’un corps monstrueux parmi les humains. Le film de Verhoeven conjugue donc deux objets impurs, à savoir l’image thermique tressée avec l’image en prise de vue réelle, et le monstre, cet « inhumain » qui emploie la thermographie pour camoufler ou faire surgir son propre corps, pour déjouer le réseau de surveillance en se fondant dans une nuée rouge et jaune. Le monstre thermographique est une créature de peu de moyens : nu comme personne d’autre, dans un monde truffé d’appareils de perception mécanisés, Caine est une sorte d’anti-cyborg qui organise la revanche (par la chaleur) du corps organique sur un univers appareillé.

Dans l’article « Le blockbuster, entre haute et basse définition », Antonio Somaini montre que le cinéma a toujours pu être le site d’une reconfiguration d’images de natures et de sources différentes[27]. Le cinéma ne travaille pas sans contacts avec les autres médiums — à commencer, pour ce qui nous concerne, par les réseaux de surveillance et leurs multiples appareillages de production d’images. Au contraire, le cinéma a le pouvoir de les travailler de l’intérieur, de les vampiriser et, éventuellement, de construire des fables autour de leur mise en échec. C’est le cas dans Hollow Man, où la ruse du personnage traqué vient à bout de la surveillance thermographique. Nous avons cherché à montrer, dans le cas de ce film, que la thermographie peut contredire le projet d’une surveillance infaillible et créer une échappatoire possible aux « yeux [et] aux oreilles d’apocalypse[28] » des opérateurs de la surveillance. L’image thermique se trouve déviée du projet de scrutation pour produire un nouveau savoir sur le corps (de la surveillance à la leçon anatomique), ou bien pour pousser le corps à muter et à développer des qualités animales (de la surveillance au camouflage), et finalement à se soustraire aux technologies optiques qui visent à le capturer.

La captation thermographique instaure en fin de compte, plutôt qu’une technologie toute-puissante, une forme de zone trouble de la représentation du corps. Elle ouvre d’abord, par la mutation, une voie de résistance ou de ruse du corps face à l’intelligence de l’oeil qui le traque (de l’oeil instruit au corps instruit). Mais les images thermographiques révèlent autre chose, qui concerne cette fois moins le corps que les réseaux de surveillance eux-mêmes. Le grain grossier de ces images prend le contrepied de l’idéal souvent décrit de finesse et de précision propre à la surveillance, du satellite au microscope, jusqu’à la lecture de codes génétiques. Au contraire, la thermographie convoque une forme d’état primal de l’image, une image non raffinée, bleu-jaune-rouge, incapable de précision. C’est la fragilité et l’imprécision de ce grain qui permet au corps humain de se confondre avec celui du primate, mais aussi de se fondre dans le monde dans un même magma de couleurs. La thermographie incarne en ce sens l’indétermination plastique des images de surveillance : de basse définition, faillibles, sujettes à tous les détournements. Le cinéma hollywoodien, en proposant le spectacle de ces détournements, démontre son statut paradoxal quant à la banalisation ou à la spectacularisation des mécanismes de surveillance, en mettant en évidence leurs faillites potentielles dans la diégèse, tout en exploitant leur capacité à nourrir le fantasme spectatoriel. La thermographie partage ainsi la possibilité de faillite de toute technique de surveillance, c’est-à-dire la précision faite cryptage, l’exhaustivité faite confusion. Teresa Castro note que la surveillance aérienne, modèle de surveillance appareillée au début du 20e siècle, « se situe dans les limites de sa propre lisibilité, comme si un excès de visible menaçait constamment son intelligibilité[29] ». La surveillance produit non pas une information instantanément lisible, mais une transformation du monde en une nouvelle matière première, qui doit être soumise à une pensée rationnelle et analytique afin de produire du sens[30].

En tant que telle et dans la grande variété de ses supports, la cartographie véhicule un imaginaire du regard surplombant, de l’optimisation d’un regard scrutateur à des fins de domination — en d’autres termes, sous forme de surveillance. Christian Jacob évoque ainsi la puissance cartographique du pouvoir royal de Louis XV :

Une lettre de François Le Large à Coronelli, datée de 1710, nous apprend […] que le roi s’est fait confectionner des lunettes spéciales pour la lecture des globes. Les lunettes viennent souligner symboliquement l’importance du regard royal, dont elles sont la prothèse et le privilège. […] Nul n’est à l’abri de l’oeil télescopique du souverain, capable de saisir l’ensemble du globe terrestre comme chacune de ses régions et tous ses lieux singuliers. Les lunettes permettraient de concilier le regard de haut propre à la contemplation et la vision rapprochée propre au lecteur myope[31].

La cartographie se trouve ici affiliée à une entreprise de surveillance par le biais d’une technologie optique construite sur deux supports : le globe, puis son couplage à l’appareillage de l’oeil « télescopique » du roi qui lui confère le pouvoir de dominer l’ensemble du territoire. La finalité de l’entreprise cartographique est ici entièrement dédiée, par la combinaison d’une reproduction du monde (le globe) et d’une prothèse oculaire, à une forme de contrôle par le regard, c’est-à-dire de surveillance technologique. De la cartographie monarchique aux dispositifs thermographiques mis en scène à Hollywood, nous observons ainsi une filiation dans le déploiement d’une forme de contrôle définie par un appareillage (des lunettes télescopiques aux masques de lecture thermique). Ce qui change, c’est la cible du geste de surveillance, du territoire au corps humain, ainsi que l’accent placé, chez Verhoeven, sur l’éventualité d’une ruse du corps scruté, sur son aptitude à retourner les moyens de la scrutation à son avantage. À ce titre, la pure invisibilité n’est pas une véritable option : le salut du corps surveillé passe davantage par la confusion du corps et de son milieu, de la figure et de sa surface d’apparition : il faut donc parler d’indistinction plus que d’invisibilité.

C’est peut-être en ce sens qu’une intermédialité proprement technologique définit, à Hollywood, les films de surveillance et le devenir du spectacle cinématographique. L’hybridité des modes de production d’images du réel, l’imbrication des techniques de perception optique et non optique dessinent une approche « combinatoire[32] » du cinéma qui est aussi la promesse de son renouvellement narratif, esthétique et politique. En d’autres termes, à l’aube du 21e siècle, les films de surveillance témoignent de la généralisation et de la diversification des dispositifs de scrutation[33]. Ils témoignent aussi du potentiel de transformation du spectacle cinématographique au contact de ces dispositifs, construisant le film comme site d’exposition et de reconfiguration des manières de percevoir le corps humain, de le surveiller et de le contrôler. Dans cette perspective, le cinéma de surveillance porte un discours paradoxal sur la légitimité des techniques de scrutation, ici exemplifiée par les dispositifs thermographiques : leur mise en échec a l’apparence d’un triomphe de l’individu sur ces dispositifs, mais le recours à ces techniques pour nourrir le spectacle relance la dépendance du cinéma envers des formes de perception qui ne sont, originellement, pas faites pour lui.