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Nous ouvrons ici un débat autour d’une question qui se situe au coeur mêmede l’intermédialité contemporaine : la reproduction numérique. Dans un numéroconsacré aux différentes formes et techniques de reproduction, il nous a sembléimportant de soumettre à la discussion un texte de Bruno Latour et Adam Lowepropre à susciter la controverse dans la mesure où il défend l’exigence, pourque perdure une oeuvre d’art, de la prolifération de ses reproductions. Selonles auteurs, la qualité d’une reproduction pourrait même surpasser celle del’original en valeur « auratique ». En partant de l’exemple de la duplicationdes Noces de Cana de Véronèse par lebiais de techniques numériques et de son accrochage dans son lieu palladiend’origine à San Giorgio à Venise, ils envisagent ici la possibilité d’undétachement de l’aura par rapport à l’oeuvre originale[1]. On sait que Walter Benjamin voyait l’aura annihilée par lebesoin spécifiquement moderne de prendre possession immédiate de l’objet dansl’image et à travers ses reproductions[2]. Parvoie de contraste, grâce aux nouvelles techniques de fac-similisation utilisantle numérique, l’aura pourrait pour Latour et Lowe s’attacher à l’une ou l’autredes reproductions. Ce processus dépendrait de la qualité de ce que l’on peutconsidérer être les différentes versions d’une oeuvre ainsi que de la réussite de leurinscription dans un lieu particulier et de leur disponibilité auregard.

La réintégration d’un duplicata dans le lieu initial de l’oeuvre, commec’est le cas à San Giorgio, pourrait-elle réinstaurer la relation spatialeoriginelle entre la peinture de Véronèse et l’architecture dessinée parPalladio ? Pensée ainsi, l’aura participerait-elle plus du lieu « intermédial »d’origine que de l’oeuvre unique, arrachée de son contexte et déplacée dans unespace muséal ? (Notons d’ailleurs que la duplication dans son espace premier dece célèbre tableau a également inspiré à Peter Greenaway, in situ en 2009, l’une de ses grandesperformances multimédiales[3].) Le concept dereproduction qui semble visé par les auteurs s’attache plus à une pérennitéesthétique des oeuvres par le biaisde la fac-similisation numérique qu’à explorer – comme le faisait Benjamin – lesconséquences de la prolifération des images par les techniques de mécanisationsur la fonction même de l’art. Ainsil’aura de l’oeuvre serait-elle à l’ère du numérique devenue hésitante, nesachant se décider quant au lieu où elle devrait se poser – un peu comme dansces images pieuses où le Saint-Esprit, sous la forme d’une colombe lumineuse,venait parfois faire bénéficier les humains de sa divine lumière. Selon cettenouvelle logique, parallèle à celle des arts performatifs, l’oeuvre originale neserait plus qu’une matrice première,l’origine d’une longue lignée de reproductions qui viendraient l’actualiser. Ladiscussion aurait donc à porter sur les critères de ce qui fait la valeur d’une« bonne » copie.

En complément à ce texte propre à alimenter le débat, on pourra consulter enligne l’appendice technique qui expose la méthode de duplication numériqueemployée dans le cas des Noces deCana[4]. L’essai de Bruno Latour etAdam Lowe paraît par ailleurs simultanément en anglais dans le volume collectifSwitching Codes aux Presses del’Université de Chicago[5]. Dans cet ouvrage, deuxcourtes répliques de Charles Bernstein et de Judith Donath accompagnent letexte. Dans la seconde de ces réponses, « Pamphlets, Paintings, and Programs :Faithful Reproduction and Untidy Generativity in the Physical and DigitalDomains », l’auteure souligne la tension qui existe entre physicalité accidentéeet organique des objets d’un côté, et netteté lisse du numérique de l’autre.Selon Donath, le passage du temps serait véritablement perceptible sur l’objetphysique, peu à peu transformé par les traces mêmes de son histoire. Mais ellesuggère que l’on puisse également concevoir un système dans lequel les copiesnumériques pourraient être, elles aussi, chaque fois imperceptiblementtransformées par le geste de reproduction[6].

Sans entrer dans le jeu de répliques proposé dans Switching Codes, nous avons de notre côtédemandé un commentaire au texte de Latour et Lowe à Johanne Lamoureux qui, dans« Autour de la migration de l’aura : le grand déménagement », nous en offre unelecture d’historienne de l’art. À travers l’analyse de la contribution d’ErwinPanofsky au débat sur les fac-similés d’oeuvres, elle rappelle que le jugementde « bonne » ou de « mauvaise » reproduction a toujours constitué pour sadiscipline un exercice éclairant, mais dont les critères ont varié au cours dusiècle dernier, notamment au chapitre de l’hybridé médiale des reproductions.Cette réponse mentionne aussi l’importance de demeurer vigilant quant aux enjeuxsoulevés par les possibles usages politiques de la technologie de duplication numérique qui, àleur tour, soulèvent la question difficile et toujours d’actualité dudéplacement et de la restitution des oeuvres d’art. Souhaitons que l’ouverturede ce débat produise de nouvelles répliques.