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La photographie, ou plutôt les photographies, se constituent en objets temporels, réputés traverser les époques, pour restituer lieux et moments fixés dans des ailleurs et dans des temps autres. Les instants saisis par la photographie tiendraient d’une « conjonction illogique entre l’ici et l’autrefois[1] » selon Roland Barthes et formeraient aussi en quelque sorte un infra-mince, un flottement entre « plus jamais » et « pas encore », ajoute Thierry de Duve (« … it is the sudden vanishing of the present tense, splitting into the contradiction of being simultaneously too late and too early, that is properly unbearable[2] »). Documents témoignant du passé, consultés au présent (des présents qui se succéderont et s’accumuleront si la photographie a une longue vie) et assurant un certain futur, celui du souvenir, aux choses figées par l’action du médium, les images photographiques induisent une forme d’anachronisme (« jouer sur la longue durée et jouer sur l’instant présent », les « deux tableaux du temps[3] » auxquels l’empreinte, que l’on a longtemps associée à la photographie, renvoie) ou de contemporanéité :

Comprenez bien que le rendez-vous dont il s’agit dans la contemporanéité ne se situe pas seulement dans le temps chronologique : il est, dans le temps chronologique, quelque chose qui le travaille de l’intérieur et le transforme. Et cette urgence, c’est l’inactualité, l’anachronisme qui permet de saisir notre temps sous la forme d’un « trop tôt » qui est aussi un « trop tard », d’un « déjà » qui est aussi un « pas encore[4] ».

L’image photographique a pris une importance de plus en plus grande dans toute la culture visuelle occidentale (et au-delà), à travers ses quasi-deux siècles d’existence. Elle accompagne les rites de passage et divers moments de la vie quotidienne, elle montre encore les horreurs et les catastrophes, se fait aussi le véhicule de la notoriété et, surtout, accompagne l’art de diverses façons, ce qui m’intéressera plus particulièrement dans cet essai. Témoin et preuve, c’est sa légèreté, sa reproductibilité et sa grande mobilité qui en ont forgé le caractère incontournable. Depuis son avènement, elle voyage, traverse océans et continents, supporte les imaginaires géographiques et remplace les souvenirs par des images figées mais voyageuses; tout ceci formant une spatiotemporalité unique, encore agissante aujourd’hui, les images photographiques se multipliant, circulant et s’accumulant en nombre stupéfiant grâce notamment aux médias sociaux et à l’action des amateurs.

Dans les années 1960 et 1970, plus sûrement en régime postmoderne qu’à l’ère moderne où elle était pourtant déjà très présente, la photographie envahit fermement l’art contemporain[5]. On eût dit que l’art ne pouvait plus s’envisager sans elle, entre l’appropriation et la citation par reproduction mécanique (pictures generation, notamment), l’usage de photographies banales et sans qualité, sauf pour une certaine valeur descriptive ou de tenant-lieu (l’art conceptuel), et l’omniprésence du document (land art, body art, performance, etc.). De plus, comme le soulignait Rosalind Krauss, quelque chose de photographique, une qualité indicielle, pouvait décrire tout l’art du temps[6].

Ainsi, la réflexion que je compte mener sur les sites et les temps de certaines oeuvres d’art s’arrêtera d’abord sur le cas du land art, qui semble avoir créé toute une géographie de l’art, grâce aux sites choisis pour ses oeuvres, à leur caractère inamovible et à la grande production de documentation photographique qui les accompagna; documentation forcément appelée par leur qualité strictement in situ et qui commandait une certaine mise en mouvement. J’observerai plus particulièrement la Spiral Jetty (1970), de Robert Smithson, et les Sun Tunnels (1976), de Nancy Holt; on comprendra pourquoi ils ont été, et restent, exemplaires à cet égard. La photographie se faisait donc là spatiale, bien qu’elle ait aussi contribué à la mémoire ou à la (sur)vie des oeuvres, suivant cette temporalité qui lui est propre. Par la suite, tout en continuant de réfléchir le land art dans ses formes de mobilité et de réception actuelles, je ferai appel à des oeuvres plus récentes. Une série photographique de l’artiste canadien Andreas Rutkauskas, Virtually There (2009 à ce jour)[7], sera examinée afin de vérifier si spatialité et temporalité y interagissent différemment, l’hypothèse étant qu’à l’ère de l’hyperconnexion et des flux, la spatiotemporalité de l’image photographique — du document ou de l’oeuvre d’art — pourrait jusqu’à un certain point s’envisager différemment, la géographie des images devenue une chronogéographie conférant aux oeuvres une temporalité plus complexe et plus riche en même temps qu’une spatialité pour ainsi dire augmentée. Dans cette perspective, il faudra définir ce que pourrait être une chronogéographie adaptée à l’art, qui serait quelque peu différente de ce que l’on entend généralement par « chronogeography » ou « time geography[8] ». Là où il n’y a plus de médium singulier, mais tout un réseau de gestes, d’images, de résonances et de reprises, circulant et se multipliant dans le temps comme dans l’espace, dans les flux constants où elle s’inscrit et qu’elle-même compose, la photographie prend une qualité nouvelle.

Chronogéographie(s)

Les tenants d’une chronogéographie ou d’une « géographie temporelle » (traduction possible de time geography, qu’en France on a tendance à ne pas traduire[9]) postulent que les activités et les expériences, des individus comme des collectivités, sont sujettes au pouvoir du temps tout aussi bien qu’aux pouvoirs spatiaux[10]. Il s’agit donc, dans l’analyse géographique des activités et des actes humains, de ne pas séparer temps et espace, mais de les considérer comme inextricablement liés[11]. Cela peut s’avérer très pertinent pour certains sujets touchant la géographie et l’art, le paysage notamment, puisqu’il est manifestement façonné par le temps, le temps qui passe, altérant lieux et points de vue, et le temps du regardeur, entendu comme temps pris pour la contemplation ou comme situation et moment historique particuliers. De même, pour un support mobile comme la photographie, la prise en compte des aires géographiques des déplacements, tout comme de la chronologie, est importante. Certains sites et lieux, en retour, peuvent déterminer des temporalités caractéristiques. Les « non-lieux », ces espaces de transit ainsi identifiés par Marc Augé[12], pourraient aisément s’analyser de cette façon : comme en suspens, le non-lieu suppose ou représente un emplacement singulier, en quelque sorte atemporel. Dans les aéroports et les gares, on attend, dans un entre-deux où le temps semble ne pas exister ou se refermer sur lui-même, de changer de lieu; et dans les avions et les trains dans lesquels finalement on se déplace (dé-place), alors qu’on a l’impression d’être nulle part et hors du temps, des heures sont éludées, disparaissent et réapparaissent — ou pas, suivant le sens dans lequel on se meut. Le passage de la ligne de changement de date, par exemple, donne lieu à ce type d’expérience insolite.

La spatiotemporalité des sociétés, à partir du milieu du 19e siècle devient tout spécialement digne d’être examinée, suivant John May et Nigel J. Thrift[13], car il y aurait là un moment de rupture ou de grands changements sociaux et géographiques causés par des avancées techniques, ce que John Urry[14] a lui aussi finement décrit. Dans les trois derniers quarts de ce siècle, on voit en effet apparaître la standardisation et la mécanisation à grande échelle du temps, les transports rapides — le train en particulier — et de nouveaux moyens de communication, le télégraphe puis le téléphone, et ainsi de suite, tous des développements liés à l’industrialisation et à l’urbanisation, auxquels il faut évidemment ajouter la photographie. Ces techniques, réunies, marquent une accélération du temps, induisent des sensations d’ubiquité ou de simultanéité inconnues jusqu’alors, ce dont l’art se fera le témoin — du réalisme jusqu’au cubisme et au futurisme, en passant par l’impressionnisme et Dada. La photographie — et, ultimement, les autres modes d’enregistrement — permet une sorte de feuilletage du temps : elle fixe et rend durable et consultable la réalité d’instants révolus. Il y aurait donc, par l’accumulation de toutes ces nouveautés, une « compression radicale des horizons spatiaux et temporels[15] » et à la fin du 19e siècle se produiraient « simultanément un rétrécissement du monde et son élargissement, alors que les gens prennent conscience d’événements arrivés dans des parties du monde de plus en plus lointaines[16] ». À cet égard, le début du 21e siècle serait, symétriquement, un autre moment fort où temps et espace, ensemble et à la fois, se rétrécissent et s’élargissent. La technique est de première importance lorsqu’il s’agit de réfléchir une chronogéographie. Généralement utile pour la mesure et l’analyse des déplacements et des activités humaines, souvent quotidiennes[17], celle-ci est plutôt appliquée ici à des travaux artistiques imbriqués dans des réseaux complexes, sociotechniques, où interagissent objets, technologies et (agents) humains.

May et Thrift signalent également que des instruments qui semblent avoir été conçus pour marquer le passage du temps tendent à altérer le sens de l’espace; la télévision et le magnétoscope, par lesquels se créent de vastes « broadcasting communit[ies] », en seraient l’illustration[18]. Il y a là un phénomène correspondant au « village global » autrefois rêvé par McLuhan[19], aujourd’hui imaginé à travers Facebook ou Instagram. Déjà, dans les années 1960, une forme de réception collective et le fait d’être mis en relation par un intérêt partagé pour les séries télévisées ou tout autre objet temporel du genre, simultanément ou en différé, dans des endroits souvent très éloignés les uns des autres, suppose une chronogéographie en quelque sorte communautaire, les individus étant liés, en réseaux spatiotemporels, par des images techniques. La photographie, première image véritablement technique[20], fut en effet très vite génératrice de communautés : on se regroupait autour de l’album de famille, on se rassemblait aussi pour faire de la prise de vues en certains endroits, comme on se réunit aujourd’hui autour de thématiques et de mots-clics (tags et hashtags) sur Flickr, Instagram ou Snapchat[21]. Outre cet aspect communautaire, la photographie, historiquement, fut surtout une technique permettant d’accumuler de petits morceaux de temps et d’espace, sous forme d’images, et de les faire circuler. Le 19e siècle voit en effet naître la pratique populaire du voyage en fauteuil et celle de l’accumulation d’images peu coûteuses : cabinets de stéréogrammes, cartes de visite, cartes postales… Le monde sera dorénavant connu et collectionné d’abord en images, et ce, tout aussi bien par les individus que par les États et les empires :

L’inventaire a débuté en 1839 et depuis cette date, il n’est pratiquement pas une seule chose, semble-t-il, qui n’ait été photographiée. Cette boulimie même de l’oeil photographique change les conditions de détention dans la caverne, notre monde. En nous enseignant un nouveau code visuel, les photographies modifient et élargissent notre idée de ce qui mérite d’être regardé et de ce que nous avons le droit d’observer. Elles constituent une grammaire et, ce qui est encore plus important, une éthique du regard. Enfin, le résultat le plus monumental de l’entreprise photographique est de nous donner le sentiment que le monde entier peut tenir dans notre tête, sous la forme d’une anthologie d’images.

Collectionner les photographies, c’est collectionner le monde. La lumière des films et des émissions de télévision illumine les murs, vacille et s’éteint; mais avec les photographies, l’image devient aussi objet, un objet léger, bon marché à produire, facile à transporter, à accumuler, à stocker[22].

L’art n’échappera pas à cette nécessité d’inventaire, de mobilité et d’ubiquité, ce dont Benjamin fait le constat en 1935 dans son incontournable texte[23] et que des chroniqueurs du 19e siècle avaient déjà célébré : « il [le daguerréotype] est destiné à populariser chez nous, et à peu de frais, les plus belles oeuvres des arts[24] ». La reproduction photographique des oeuvres d’art se répand donc très vite et devient courante dès avant le début du 20e siècle. Et le land art, arrivant dans sa seconde moitié, tracera, comme je le signalais plus haut, une nouvelle spatialité pour les oeuvres, allant au-delà de la seule diffusion des reproductions. L’usage de documents et l’idée d’une certaine « dématérialisation » de l’art se répandent d’ailleurs dans les années 1960, simultanément à ces « broadcasting communities » dont parlent May et Thrift et à l’arrivée de la notion de village global[25]. C’est précisément cet aspect spatial, ou géographique, qui différencie les travaux des land artists de ceux de leurs contemporains faisant dans l’art conceptuel ou la performance : non seulement le document devient l’oeuvre ou assure sa visibilité et sa survivance, mais il induit un double déplacement.

Comme les oeuvres d’art conceptuel ou les performances, les oeuvres du land art étatsunien devaient en effet s’accompagner d’une documentation, qui assurait en grande partie leur réception, en différé. Les idées, les actions et les performances étaient enregistrées par des images qui elles-mêmes étaient exposées dans les institutions, traces ou témoignages essentiels pour faire connaître les oeuvres. Toutefois, la documentation du land art suggérait d’autres horizons, ceux du voyage. Car, contrairement aux performances ou aux actions minuscules ou fugitives des conceptuels, les travaux des land artists existaient, et ont continué d’exister, matériellement, solidement ancrés quelque part dans le territoire; les documents leur permettaient simplement de s’expatrier, pour employer le beau mot d’Anne Cauquelin[26], vers les musées et les galeries, où il était plus aisé de les voir que dans leur manifestation in situ. Prenons l’exemple de la Spiral Jetty, de Robert Smithson. Construite directement dans le Great Salt Lake, près de Rozel Point en Utah, cette oeuvre monumentale (voir la figure 1) y est toujours. Smithson avait conçu, dès sa construction en 1970, un film (The Spiral Jetty, couleur, 32 minutes) et une série de photographies, Stills from the Film Spiral Jetty, pouvant être exposés dans les institutions et même vendus. Ces « documents », selon l’artiste lui-même, faisaient partie intégrante de l’oeuvre Spiral Jetty, qui devenait, pour ainsi dire, une oeuvre en réseau :

Since he felt that many significant experiences in the twentieth century are vicarious ones available through secondary media such as film, video, and essays, Smithson decided to make secondary primary in Spiral Jetty. The Earthwork, then, does not consist merely of the spiraling causeway in Utah: the entire piece comprises the several works of art that frame the original Jetty[27].

De plus, film et série photographique, intégrant des cartes et autres indices, pouvaient permettre d’aller visiter le site de la grande oeuvre, en Utah, suivant le principe de site/non-site établi par Smithson et par lequel une oeuvre appelée « nonsite », constituée de prélèvements (photographiques ou de matériaux, indifféremment), pouvait se substituer à son site de provenance, tout en étant une invitation à s’y rendre. Les images et le film remplissaient donc des fonctions temporelles et spatiales. Peu de gens, à l’époque, ont risqué le voyage vers le site lui-même, d’autant que la Spiral Jetty fut submergée dans les eaux du lac salé, de 1972 jusqu’au début des années 2000. L’oeuvre resta toutefois visible, traversant ainsi les décennies grâce à ses images.

Figure 1

Robert Smithson, Spiral Jetty, Great Salt Lake, Utah, 1970.

Photographie : Suzanne Paquet

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Les Sun Tunnels (1973-1976), de Nancy Holt, furent installés dans le Great Basin Desert, aussi en Utah, tout près d’un village quasi fantôme nommé Lucin. Depuis, ils défient le temps, pratiquement inchangés. Ces quatre buses de béton (voir la figure 2), à leur façon, ont été conçues par Holt comme des objets temporels : bien fixées dans le désert, elles sont orientées de façon que des phénomènes naturels ayant, depuis des millénaires, influé sur la conception du temps des humains, y soient rendus parfaitement visibles. Les quatre tuyaux sont en effet disposés pour que le soleil, à son lever aux solstices d’hiver et d’été, s’y encadre exactement. Tout comme la Spiral Jetty, les Sun Tunnels ont longtemps veillé, seuls, sur leur portion de désert, visités seulement parfois par quelque historienne de l’art ou par des adorateurs du soleil qui s’y rendent lors des solstices[28]. Eux aussi ont survécu grâce à des photographies, bien que Holt n’ait pas privilégié l’idée que les documents puissent aussi être ou faire partie de l’oeuvre : selon elle, l’expérience du site ne pouvait être remplacée par quoi que ce soit[29]. La notoriété de l’oeuvre a tout de même été sauvegardée par les images, et ce sont bien elles qui ont suscité le désir de s’y rendre, suivant une géographie, un double parcours, pour ainsi dire touristique : l’image provoque le désir d’y aller voir, d’y faire « sa photo[30] » qui, à son tour, donnera à d’autres l’envie d’y aller voir.

Figure 2

Nancy Holt, Sun Tunnels, Great Basin Desert, Utah, 1973-1976.

Photographie : Suzanne Paquet

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Mobilités (photographiques)

Les déplacements induits par les oeuvres de land art sont largement pratiqués aujourd’hui, certainement plus, d’ailleurs, que dans les années 1970. Ce développement chronogéographique tient très certainement à l’accélération de la mobilité produite par l’expansion des technologies numériques. Après une sorte d’éclipse historique, le land art a connu une recrudescence d’intérêt à partir du début des années 2000, qui ne se dément pas depuis. À tel point que les oeuvres sont en voie de devenir des destinations ou des sites populaires et intemporels, ou figés dans le temps, comme si elles étaient elles-mêmes désormais des photographies que l’on irait visiter[31]. On pourrait même soupçonner que ces oeuvres soient devenues des lieux de pure photogénie, comme par exemple les chutes du Niagara, puisque l’on va depuis peu y faire des photographies de mariage (voir la figure 3)…

Figure 3

Photo de mariage à la Spiral Jetty.

Capture d’écran : https://greenweddingshoes.com/engagement-photos-at-the-spiral-jetty/

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Au temps du Web participatif, chacun.e est devenu photographe, chacun.e documente abondamment sa propre vie. Nous sommes à l’ère de l’amateur[32], plusieurs cherchant et pouvant parfois trouver à vendre leurs photographies, et chacun.e pouvant devenir prescriptrice ou « influenceur » grâce aux photographies diffusées : beaucoup de célébrités instantanées ont vu le jour par Instagram par exemple, le phénomène étant social et communicationnel tout en étant essentiellement photographique. Je note au passage que, bien que l’on puisse croire qu’avec l’arrivée du numérique, la photographie ne soit plus un médium en soi, dans la mesure où tout ce qui est écrit, image, son, etc., semble aujourd’hui fondu dans le grand code binaire, elle a gardé toute la spécificité de ses usages sociaux; une relecture de Bourdieu est convaincante à cet égard[33]. Comme le résume Michelle Henning, « La photographie, alors, ne devrait pas tant être considérée comme un médium, mais bien comme une pratique sociale faisant usage de divers matériaux et divers moyens[34] ». Par ailleurs, que la photographie soit dorénavant numérique, plutôt que d’en faire un médium indécis, fait qu’elle est connectée, qu’elle peut s’agréger à d’autres médiums, et qu’elle porte des métadonnées en quelque sorte chronogéographiques permettant à la fois de la géolocaliser et de connaître le moment exact de sa prise, ce qui s’avère utile pour certains travaux comme ceux d’Andreas Rutkauskas, tel que nous allons le voir.

À travers la grande frénésie de documentation par l’image qu’entraîne la vie dans/par les réseaux sociaux, les photographies de sites (et aussi les photographies d’oeuvres d’art[35]) circulent abondamment, comme autant d’invitations au voyage. La photographie et le tourisme — qui vont de pair et font même partie des grandes « inventions » du 19e siècle — étant des loisirs largement pratiqués au 21e siècle, il faut trouver des destinations de plus en plus singulières, et les oeuvres de land art semblent en être. La documentation, assurant toujours la survie des oeuvres, serait devenue le fait des (photographes) amateurs qui donnent à celles-ci des parcours de vie inédits. C’est ainsi que les #spiraljetty ou #suntunnels font des milliers d’entrées sur Instagram, se partagent et « s’aiment » sur toutes les plateformes d’images photographiques. C’est ainsi également que des photographies d’amateurs sont utilisées sur des sites Web voués au tourisme afin d’encourager la visite de ces oeuvres (voir la figure 4), sous des prétextes culturels ou d’économie régionale. Les oeuvres de land art monumentales et pérennes, devenues intemporelles au même titre que les grands « monuments naturels » étatsuniens, sont perpétuellement actualisées par ces photographies mises en circulation dont le nombre augmente sans cesse, une forme d’hypercontemporanéité répondant, par l’accumulation des images, au caractère intemporel de ces nouveaux monuments. Ces mouvements, entre une réalité physique et sa représentation photographique, elle-même facteur concret de la vie des « Instagrammers[36] » et autres internautes, façonnent aujourd’hui des modes d’action de plus en plus répandus[37], contribuant (peut-être) à une meilleure connaissance de travaux désormais canoniques et accentuant ce que certains ont qualifié d’épaississement du présent[38]. Cet épaississement se produirait, précisément, par la continuelle actualisation des images — et, du coup, de ce qu’elles montrent ou contiennent —, actualisation générée par cumul ou entassement, les photographies d’un même motif se chassant constamment les unes les autres. Les images, à la fois fixes et en mouvement, composent la réalité de sites suffisamment figés pour faire eux-mêmes office de photographies.

Figure 4

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Res(t)ituer (temps et lieux)

Une forme de voyage, similaire, mais vers des images plutôt que vers des objets d’art cette fois, est pratiquée par Andreas Rutkauskas dans sa série Virtually There (voir la figure 5). Depuis 2009, l’artiste capte des images sur Google Earth, qui contient, on le sait, des photographies assemblées entre elles à travers lesquelles on peut naviguer, ce qui donne une impression de mouvement, de véritable déplacement. Google Earth serait ainsi l’instrument privilégié du voyage en fauteuil du 21e siècle, une image technique en ayant remplacé une autre, l’activité restant très similaire. Et, tout comme le « voyageur casanier[39] » du 19e siècle consentait parfois à quitter son fauteuil pour se mettre en mouvement, Rutkauskas, ayant accumulé des données, géographiques et autres, et noté les coordonnées spatiales des lieux « photographiés », s’y rend, « reenact[ing] the virtual journeys in real life », dit-il[40]. Ayant effectué des captures d’écran sur Google Earth, il va sur les lieux pour les photographier à nouveau, à l’identique, ce qui nécessite une soigneuse géolocalisation afin d’arriver à correspondre à l’image prélevée. Au-delà de la réflexion sur le réel et le virtuel, il y a, dans cette série, une pensée forte sur le temps et l’espace tels qu’ils se vivent aujourd’hui.

Figure 5

A

Avec l’aimable autorisation de l’artiste

B

Avec l’aimable autorisation de l’artiste

Andreas Rutkauskas, N 45° 28' 34" W 73° 37' 18”, 2010, 61 x 209 cm et N 51° 20' 51" W 116° 20' 31”, 2010, 61 x 209 cm. De la série Virtually There.

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Virtually There semble res(t)ituer le temps pour diverses raisons, ou de diverses façons. D’abord, parce que les photographies de la série font appel à toute une tradition, celle de la photographie de paysage, et aussi parce qu’il s’agit de re-photographie (« reenactment », dit Rutkauskas); ensuite, parce que, pour qu’elles existent, l’artiste doit faire travailler ensemble des outils techniques datant d’époques éloignées les unes des autres. Au lieu d’un épaississement du présent, on assisterait plutôt ici à une (re)mise en place des photographies, à la superposition de zones temporelles — ce qui revient peut-être au même.

Pour produire la série, Rutkauskas a donc fait appel d’abord à des outils numériques, Internet, instruments de géolocalisation, de prélèvements d’images, etc., bref à des technologies de mise au point récentes et connectées, permettant l’accumulation et la mise en relation de données et, plus tard, le déplacement vers le site (réel) de l’image. Il a donc fait usage de la panoplie de l’explorateur contemporain connecté. Une fois sur les lieux, en revanche, l’artiste fait usage d’une vieille technique, la photographie à la chambre grand format[41], qui viendra redonner aux paysages une réalité temporelle, au sens de ce « qui est du domaine des choses matérielles[42] », puisque l’instrument en est analogique, donc matériel au sens propre. L’utilisation de la chambre associe la série Virtually There aux photographies d’exploration d’il y a deux siècles, alors que les photographes bravaient territoires et éléments hostiles pour révéler et produire l’image d’un monde jusque-là peu ou mal connu. Des photographies qui, bien que commandées à des fins géographiques ou géologiques, donc scientifiques et éventuellement idéologiques, ont tout de même largement contribué à établir la grande tradition du paysage en photographie.

Retourner sur les lieux d’images déjà faites à la manière dont Rutkauskas le fait pour sa série répond à une autre tradition, celle de la re-photographie, mise à l’honneur à la fin des années 1970[43]. Cet exercice veut que des séquences photographiques soient faites des mêmes endroits, photographiés de façon rigoureusement identique à des intervalles de temps réguliers, afin d’en surveiller les transformations. Dans le cas de Rutkauskas, il s’agirait d’une sorte de re-photographie à rebours, puisqu’elle est effectuée à une distance temporelle qui n’est pas vraiment significative et qu’il reprend la photographie avec un équipement qui préexistait, et depuis longtemps, à tout ce que Google (et ses exécutants) peut utiliser de matériel de prise de vues. Ce qui va à l’inverse de la re-photographie, qui se veut une manière de faire résolument « évolutive » en ce qu’elle marque le passage du temps en séries bien ordonnées, rendant visibles les modifications, détériorations ou restaurations des lieux et paysages. Ainsi, tout en faisant se correspondre des situations spatiales (de site Web en destination ou site physique) par différents moyens techniques, les images de Rutkauskas participent de quelques strates temporelles additionnées, qu’elles signalent en même temps.

La photographie est ainsi (motif de) mise en mouvement parce qu’elle est elle-même mobile, facile d’exécution et vouée à une large diffusion, d’abord par sa légèreté, puis par la multiplication des moyens sociotechniques propres au numérique et aux cultures qu’il a fait naître. Les deux types d’oeuvres ici décrites, le land art et ses documents d’un côté, et, de l’autre, une photographie en quelque sorte performative et basée sur une documentation désormais accessible au plus grand nombre (les images fournies par Google), montrent que la quête géographique, celle du paysage, ou celle du lieu, reste d’actualité. Si cette quête s’est, depuis le 19e siècle, appuyée sur le couple mobilité et photographie, elle s’élargit maintenant au Web, qui ferait lui-même l’objet d’une spatialité à laquelle les temps de l’image s’additionneraient pour créer une chronogéographie permettant la circulation entre cyberespace et espace réel sans solution de continuité. Alors que la Spiral Jetty et les Sun Tunnels sont livrés aux amateurs, grâce à la production de nouveaux documents photographiques, et qu’une technologie propice au voyage casanier sert de point de départ à la série Virtually There, le temps des oeuvres se fait fluide et connecté.

La série de Rutkauskas, bien qu’elle porte un titre appelant une pensée spatiale, présente des aspects chronologique et historique importants, en plus de rappeler que la photographie, parce qu’elle est un médium mobile, peut se considérer comme performative; tous ces éléments, assemblés, confèrent à l’oeuvre un subtil feuilletage temporel. Virtually There compose tout à la fois une oeuvre d’art et la documentation de bien étranges voyages, dont le motif de départ (le mobile comme le sujet au sens iconographique) n’est qu’un assemblage numérique que l’on met en mouvement par un pointeur ou une série de clics. Si elles semblent artificielles, les images de Google Earth ont pourtant le pouvoir, au moins pour l’artiste, d’appeler au déplacement, à l’action, qui devient parcours temporel et géographique, ce voyage effectué étant assimilable à celui qui mène désormais vers les oeuvres de land art. Et les paysages visités et dépeints par Rutkauskas, à la suite de bien des explorateurs depuis bientôt deux siècles, semblent aussi immuables ou intemporels que les oeuvres de land art. La série, amorcée en 2009, n’a pas trouvé sa fin. Elle reste en suspens, l’artiste retournant, ou étant susceptible de retourner, sur les lieux d’abord visités sur Google Earth, en une série d’allers et retours, une boucle par laquelle tout se répète (et se répétera) indéfiniment, en un itinéraire spatialement fermé sur lui-même — des coordonnées prélevées sur Google aux lieux physiques —, mais à la durée extensible, compressible, ou indifférente.

Contemporanéité

Toute cette mobilité, cette dissémination des re-présentations des oeuvres de Smithson et Holt, ou des images photographiques de Rutkauskas et des lieux qu’elles documentent, passe par des photographies devenues actives, performatives, dans la mesure où elles engagent à des déplacements : voyage vers les sites, (re)transmission d’images et voyages vers des images, toujours renouvelés. Par cette activité constante, c’est un présent et une présence en quelque sorte perpétuels qui s’imposent, c’est une capacité de passer d’un espace à l’autre, de l’espace matériel et physique à l’espace des flux d’images, et inversement. Pour décrire un présent continu des photographies ou des oeuvres d’art actuel, on a parlé d’un devenir signalétique de l’image[44], alors que les écrans ou les projections électroniques sont devenus omniprésents, entraînant un rafraîchissement ininterrompu de l’image numérique par balayage, le signal vidéo étant constant. La notion d’actualisation répétée de l’image, par apports successifs ou addition, les photographies s’accumulant et se chassant les unes les autres, semble mieux rendre compte d’un présent feuilleté des oeuvres, passant par un travail collectif et la simultanéité ou le caractère consécutif des images, ce qui signale mieux leur ubiquité et leur contemporanéité. Contemporanéité que l’on pourrait illustrer ainsi :

Dans le geste même par lequel son présent divise le temps selon un « ne plus » et un « pas encore », elle instaure avec ces « autres temps » — certainement avec le passé et peut-être avec le futur — une relation particulière. Elle peut donc « citer » et, de cette manière, réactualiser un moment quelconque du passé[45].

Intégrant les flux numériques, la médialité des oeuvres d’art aujourd’hui se fait fluctuante, ou variable : « [b]ecause of their mutability and multimediality, which are consequences of both what the technologies enable and what people do with them, digital cultural objects are inherently unstable[46] ». Les oeuvres de land art, même plus anciennes que celles d’un Rutkauskas, n’y échappent pas. Les gestes, les voyages, l’expérience temporelle des sites — physiques et numériques —, une certaine matérialité des objets (s’il y en a), les documents — qu’ils servent de point de départ, d’intermédiaires ou de point d’arrivée —, leur circulation et ceux et celles qui s’en chargent, de même que les réseaux en tous genres, forment des complexes sociotechniques dans lesquels chacun des sites, chacun des moments, est essentiel. Et lorsqu’elles agissent avec (ou à même) ces oeuvres d’art à médialité variable, les images photographiques, encore d’actualité bien qu’on ait voulu croire à leur tombée en désuétude ou à leur disparition, les res(t)ituent, c’est-à-dire les rendent présentes, dans la contemporanéité des multiples sites, au regardeur. Assurément, la spatiotemporalité numérique et une chronogéographie des oeuvres ne sauraient se concevoir sans le flux des images, leur circulation et les réseaux qui, par elles, se forment. Les images deviennent ainsi autant d’interfaces, de points de passage ou de points de bascule nécessaires entre des temps et des espaces qui auraient pu sembler trop éloignés ou incompatibles, créant la contemporanéité entre les temps de l’oeuvre et ceux de sa réception.