Corps de l’article

I never found the companion that was so companionable as solitude[1].

Henry David Thoreau

Figure 1

Image du film Stemple Pass, James Benning, 2012.

-> Voir la liste des figures

Le projet Two Cabins du cinéaste James Benning (né en 1942) débute en 2007 par la construction, par ses soins, d’une cabane inspirée de celle d’Henry David Thoreau (décor central de Walden; or, Life in the Woods[2]) dans le jardin de sa propriété de la sierra Nevada. La création l’année suivante d’une deuxième cabane, inspirée du refuge de l’écoterroriste Theodore Kaczynski (surnommé l’« Unabomber »), s’inscrit en contrepoint critique. Dans les années qui suivent, le projet s’enrichit d’une série de films[3] : parmi ceux-ci, Stemple Pass (Benning, 2012) (voir la figure 1) décrit deux heures durant, en quatre plans fixes de 30 minutes chacun (pour autant de saisons) et saisis depuis un même point de vue, la reproduction du refuge de Kaczynski dans son paysage d’adoption. Le cinéaste se défend de cautionner les méthodes de l’Unabomber (« What I don’t agree with, dit-il, […] is the use of violence[4]. »). La lecture d’extraits choisis de ses écrits, faite par Benning en voix-off, dessine plutôt le portrait d’une lente décrépitude morale. Si, comme l’affirme Silvestra Mariniello, « l’intermédialité n’est pas un médium et un autre, la différence des résultats des deux médias, mais l’événement de cette différence[5] », alors on peut proposer que Stemple Pass, par la rencontre de l’habitat, du texte et de la vidéo, est bien une oeuvre intermédiale. C’est d’autant plus vrai du projet Two Cabins dans son ensemble, que l’on pourrait décrire, selon l’expression de Suzanne Paquet, comme « une oeuvre en réseau[6] ». Si cet article se propose principalement d’analyser Stemple Pass, on gagnera donc à envisager ce film au sein de la matrice dont il tire en partie sa force polémique. Par la confrontation de ses deux avatars architecturaux, Two Cabins va problématiser l’évolution d’une certaine conscience écologique, couplée à une éthique de l’autonomie individuelle.

Ce faisant, le projet s’inscrit dûment dans l’oeuvre de son créateur, commencée au début des années 1970. On connaît en effet James Benning pour ses paysages (naturels et urbains) cadrés fixement et avec soin dans des plans dont la durée s’est étendue avec les années. Scott MacDonald le compte ainsi parmi les voix d’un écocinéma : « A tradition of filmmaking […] that uses technology to create the illusion of preserving ‘‘Nature’’ or more precisely, that provides an evocation of the experience of being immersed in the natural world[7] […] ». Au-delà du seul paysage, Stemple Pass retourne aussi à deux aspects plus spécifiques de son oeuvre antérieure. Le premier est le rapport entre le texte et l’image, une question travaillée assez largement dans ses films des années 1980 et 1990. Le second est le thème de la criminalité, exploré lui aussi dans les années 1980[8]. S’il nous amène donc en terrain familier, Two Cabins marque néanmoins un changement dans le travail du cinéaste, connu pour ses voyages au long cours sur le territoire américain. Benning y fait en effet le choix de s’ancrer dans l’espace de sa propriété. Remarquablement casanier, le projet (et les films qui y sont associés) est sans doute le plus jardinier de son oeuvre. Dans les mots de Dick Hebdige, on peut le comprendre comme « [James Benning’s] tribute to the American vernacular yard art tradition[9] ».

Chacune des cabanes, reproduite dans l’espace du jardin, y incarne aussi une certaine vision du monde, un positionnement solitaire et individualiste vis-à-vis de la « nature ». En articulant ces deux pôles, situés aux extrêmes de l’environnementalisme états-unien (le premier vénéré, le second abhorré), Benning formule la dichotomie qui va constituer la prémisse de son projet. Autour de celle-ci, un remarquable éventail d’enjeux est déployé. Quel sens accorder, aujourd’hui, aux expériences de solitude de Thoreau et de Kaczynski ? Quelles leçons peuvent émerger de leur confrontation ? Que tirer, aussi, de cet acte de création singulier — architectural et filmique — dans un jardin ? En suivant la généalogie de Two Cabins, on découvrira des premiers éléments de réponse dans les motifs de la maison et de son environnement. La structure particulière du film Stemple Pass, jouant d’un paysage plus ou moins « autonome[10] », nous permettra ensuite d’identifier ce concept comme étant la clef de voûte du projet : vis-à-vis du paysage, donc, mais aussi de Thoreau et de Kaczynski, tous deux ayant pratiqué (et défendu) une certaine conception de l’autonomie individuelle. Enfin, Benning lui-même émerge comme un troisième pôle, son oeuvre, résolument indépendante, nous permettant de réfléchir sur l’autonomie du cinéma et de ses moyens. Dans cette optique, nous verrons comment Stemple Pass répond aux enjeux d’un écocinéma.

Thoreau et Kaczynski : Two Cabins

C’est au printemps 1845 que Henry David Thoreau entreprit de construire un refuge en marge de la société, pour y vivre par ses propres moyens, dans une solitude et un isolement relatifs. Il obtint pour ce faire de son mentor, Ralph Waldo Emerson, un bout de terre à proximité de Walden Pond, près de la ville de Concord, dans le voisinage de Boston. La construction de l’édifice l’occupa pendant deux mois : il y vécut pendant deux ans, deux mois et deux jours, du 4 juillet 1845 au 6 septembre 1847. Walden ne sera finalisé et publié que sept ans plus tard; la moitié environ de l’ouvrage fut écrite sur place[11]. La création par Benning du cours « Looking and Listening[12] » au California Institute of the Arts fut en partie inspirée par ce passage du quatrième chapitre de Walden, « Sounds » : « No method nor discipline can supersede the necessity of being forever on the alert. What is a course of history or philosophy, or poetry, no matter how well selected, or the best society, or the most admirable routine of life, compared with the discipline of looking always at what is to be seen[13]? » En 2007, le cinéaste s’attelle à reconstruire la cabane iconique[14]. Le seul exemple de Thoreau lui semblant trop idyllique, il se tourne alors vers une figure autrement polémique pour la construction d’une deuxième cabane : Theodore Kaczynski, terroriste domestique états-unien et auteur d’un manifeste anti-technologique.

Kaczynski vécut pendant un quart de siècle, de 1971 à son arrestation en 1996, dans une cabane privée d’eau courante et d’électricité dans les montagnes du Montana, près de la communauté de Lincoln. À partir de 1978, il mena une campagne de terreur en construisant des bombes et en les envoyant par voie postale, assassinant trois personnes et en blessant 23 autres. Son surnom lui fut donné en raison de ses premières cibles : les universités (Un) et les compagnies aériennes (A). L’Unabomber considérait ses victimes comme des agents du capitalisme techno-industriel et de la destruction environnementale[15]. Après son arrestation, sa cabane fut arrachée à son décor naturel pour rejoindre un entrepôt gouvernemental à Sacramento, à deux pas du tribunal où le procès devait avoir lieu. Ses avocats espéraient que son allure sordide plaiderait en faveur de la santé mentale défaillante de leur client (une stratégie de défense qui fut cachée à Kaczynski et qui allait expressément contre ses voeux)[16]. Sur ce point, Eitan Freedenberg remarque que « [F]rom the moment Kaczynski was arrested, he shared the national stage with his modest yet sinister cabin. […] Within the popular discourse surrounding Kaczynski, an immediate, deleterious correlation between the bleak house and Kaczynski’s mental state took root: the rustic and remote cabin proved, simply and incontrovertibly, that its inhabitant was insane[17] ». Le procès n’eut néanmoins jamais lieu, le principal intéressé ayant préféré plaider coupable. Il purge aujourd’hui une peine à perpétuité dans une prison de très haute sécurité (dite « Supermax ») — les dimensions de sa cellule (10 pieds sur 12 pieds) étant comparables à celles de sa cabane[18].

La réplique de Benning fut terminée en 2008[19]. Kaczynski s’étant probablement inspiré de la cabane de Walden[20], le rapprochement des deux figures ne constitue pas en lui-même une nouveauté. Comme le souligne Eitan Freedenberg, « [A]fter his arrest, predictable comparisons of Kaczynski to author, historian, and Transcendentalist philosopher Henry David Thoreau immediately inflected the public discourse surrounding the “Unabomber case”[21] ». Le projet du cinéaste va toutefois articuler cette dichotomie avec originalité et rigueur. Two Cabins désigne donc d’abord une création architecturale dans l’espace de sa propriété. Thoreau et Kaczynski y deviennent des voisins anachroniques, une quarantaine de mètres seulement séparant leurs cabanes respectives. Il s’agit déjà, dans cette première itération in situ, d’une création plurimédiatique. En effet, les constructions sont peuplées de peintures d’« outsider artists[22] » reproduites par Benning, qui remarque à ce sujet : « When I bought a place in the mountains, there was an idea of experiencing solitude. And the whole Two Cabins project is basically trying to make sense of solitude and “outsiderness” and all that[23]. » Des artefacts divers ornent aussi les murs de la cabane de Kaczynski[24]. D’abord accessible aux seuls intimes et invités du cinéaste, le foisonnant projet est publicisé en 2011 dans un livre édité par Julie Ault[25]. Il connaît sa première incarnation filmique dans Two Cabins (Benning, 2010), constitué de deux plans fixes de 15 minutes saisis depuis l’intérieur de chaque cabane. Cadrant la végétation à l’extérieur par l’ouverture d’une fenêtre (voir la figure 2), ceux-ci sont accompagnés de sons ambiants captés sur les territoires respectifs des deux protagonistes de ce portrait croisé : Walden Pond (pour Thoreau) et Stemple Pass (pour Kaczynski)[26]. Cet usage du son, temporellement et spatialement non synchrone, souligne la tension entre l’authentique et le factice, prégnante dans l’ensemble du projet. Chacune des cabanes a aussi fait l’objet d’un portrait filmique individuel, dans Stemple Pass (Benning, 2012) et Concord Woods (Benning, 2014) (ce dernier n’ayant été montré à ce jour que comme installation vidéo). Les films Nightfall (Benning, 2012) et Data Entry (Benning, 2014), qui seront brièvement abordés, complètent cette série.

Figure 2

James Benning, Kaczynski Window, 2011, photographie.

Avec l’aimable autorisation de James Benning

-> Voir la liste des figures

Enfin, Two Cabins s’est incarné dans une série d’expositions, dont Decoding Fear (tenue à Graz en 2014, puis à Hambourg en 2015[27]). Synthétisée dans l’ouvrage du même nom[28], celle-ci transposa le projet (films, peintures, cabanes et autres artefacts) dans un contexte muséal. Le commissaire d’exposition Peter Pakesch espérait d’abord pouvoir arracher les constructions de Benning à leur sierra Nevada d’origine, pour les présenter physiquement en Autriche[29] : un déracinement qui rappelle curieusement celui orchestré par les avocats de Kaczynski à l’encontre de son habitat. Le cinéaste préféra user de modèles architecturaux grandeur nature, habillant les édifices d’un minimalisme immaculé (voir la figure 3). Devenues inhabitables, les cabanes ne relèvent plus ainsi que de la pure représentation[30]. Ce faisant, elles incarnent la métaphore de leur rôle dans le jardin, en accord avec la proposition de Denis Ribouillault : « On pourrait ainsi dire que le rôle de l’architecture dans le jardin est d’ancrer physiquement l’expérience esthétique propre à la peinture, de permettre d’entrer, de sortir, de circuler dans un espace de fiction au même titre que dans une peinture. […] L’architecture en somme construit le cadre perceptif du jardin[31] ». La cabane a donc principalement vocation à ancrer un imaginaire : celui d’une rencontre, d’une médiation entre l’ermite et la nature. Cette configuration est répétée par les films rattachés à Two Cabins, notamment Stemple Pass.

Figure 3

James Benning, Architectural Rendering (Two Cabins), 2014, photographie, Kunsthaus Graz.

Avec l’aimable autorisation de James Benning

-> Voir la liste des figures

Stemple Pass, du texte à l’image

Logée dans la végétation, dans le coin inférieur droit du cadre, la réplique de la cabane de l’Unabomber — protagoniste ostensible de Stemple Pass — s’y trouve captée à quatre reprises depuis un point de vue quasi identique en quatre saisons (dans un ordre non chronologique : printemps, automne, hiver, été). La scène est filmée depuis le balcon du cinéaste, et la portion de l’image occupée par la cabane circonscrit l’espace de son jardin[32]. Une ligne d’herbe blanchie, dans la première section, révèle discrètement le sentier emprunté vers l’édifice. Le paysage se creuse au deuxième plan en un petit vallon boisé, niché entre deux collines, et s’ouvre au loin sur deux sommets fermant la vue et contenant son horizon. Par un processus métonymique commençant par la reproduction de l’habitat, et continuant par la lecture faite par Benning des écrits de Kaczynski, le paysage lui-même en vient à en représenter un autre. Comme l’exprime le cinéaste : « In the case of Stemple Pass, it is confusing because my cabins are built in California and the stories are from Montana. The stories come from a completely different landscape, but similar: it’s mountainous. Even though it’s wrong, it’s right[33]. » Cette tension est renforcée par une stratégie de diégétisation de l’espace, comme au moment où, en automne, un fil de fumée s’échappe de la cheminée de l’édifice, suggérant la présence de l’ermite misanthrope. Quand on lui demande pourquoi la cheminée ne fume plus en hiver, Benning répond qu’il (Kaczynski) est « parti chasser[34] ».

Le cinéaste joue donc à la fois dans le registre du jardin (le sien) et du paysage (celui de son protagoniste), deux catégories distinctes, comme nous le rappelle Baldine Saint Girons : « J’ai un jardin, je suis dans mon jardin. Au contraire, je ne puis ni avoir un paysage ni même stricto sensu être au-dedans de lui. Son immensité, je ne me l’approprie que par un regard surplombant, puisque, comme le définit Littré, il s’assimile à ‘‘l’étendue d’un pays que l’on voit d’un seul aspect’’[35]. » Il ne s’agit pas simplement de cadrer une vue incluant à la fois un jardin et un paysage, mais bien d’osciller entre les caractéristiques respectives des deux catégories. Côté jardin : la propriété[36], l’intimité d’un espace privé, la proximité de l’étant naturel contenu dans un cadre familier. A contrario, et selon la belle formule de l’auteure, « le paysage est l’altérité non résorbée[37] » : il implique nécessairement une mise à distance. D’une remarquable simplicité (et commodité), le geste de filmer depuis son balcon produit ici l’effet de ce double ancrage. Cette vue, qui relève pour lui du quotidien, va toutefois être investie par Benning d’un imaginaire de violence et d’aliénation.

La voix du cinéaste accompagne la première moitié de chaque plan. La neutralité du ton employé (proche de la monotonie) limite l’impact émotionnel du texte. L’aspect textuel du film est aussi l’un de ses plus ambitieux : en effet, Benning a pu obtenir, par le biais de l’artiste Danh Vo et de Julie Ault, les authentiques carnets de Kaczynski[38]. Mis aux enchères par le FBI en 2011[39], ceux-ci ne comptent pas moins de 22 000 pages pour 40 volumes. On remarquera cependant que seule la première section du film fait usage de ce contenu « inédit », les autres usant d’écrits ayant déjà fait surface par le passé[40]. Chacune des quatre sections est introduite par un court texte écrit sur fond noir, nous renseignant sur la saison et la source textuelle; la police d’écriture évoque celle de la machine à écrire utilisée par Kaczynski pour la rédaction de son manifeste[41]. Le film commence par un journal de 1971–1972, relatant ses premiers mois à Stemple Pass et précédant ses activités criminelles. Le texte décrit d’abord un mode de vie autarcique, marqué par de longues anecdotes de chasse. Sa misanthropie transparaît à la suite d’une rencontre non désirée avec un distant voisin (un jerk et un cocksucker selon lui) lors d’une de ses escapades. À travers la voix de Benning, Kaczynski se lamente : « It seems like there is no place in the world where one can be alone. »

Par moments, l’appréciation de son environnement naturel témoigne d’une sensibilité écologique avec laquelle le spectateur peut sympathiser. Le texte prend toutefois une tournure plus malaisante dans les sections suivantes. Il est d’abord fait usage d’un carnet datant de 1977–1979, une période marquant le début des activités de l’Unabomber. Celles-ci gagnent progressivement en intensité, commençant par des actes d’écosabotage (ou monkey-wrenching[42]) perpétrés contre une mine opérant à proximité, en passant par des actes de violence gratuite (d’une cruauté parfois révoltante) exercés aux alentours, pour culminer dans la préparation des premières bombes. Cette thématique continue dans la troisième section, qui s’appuie sur deux carnets partiellement codés de 1985. Afin de dissimuler ses activités (et ses pensées) les plus répréhensibles, Kaczynski développa en effet un code numérique destiné à crypter certaines de ses notes. Leur clef de décryptage fut néanmoins trouvée dans sa cabane. L’ayant obtenue, Benning (mathématicien de formation) développa un code informatique permettant d’automatiser le processus, décrit brièvement dans Data Entry (2014). Il convient de noter que les passages en question sont connus de longue date[43]. Cependant, la reproduction du décryptage par Benning est tout à fait en accord avec la méthode « d.i.y. » (do it yourself) de Two Cabins[44]. Le film se conclut sur des extraits du manifeste de 1995 et d’un entretien réalisé en prison en 2001, sur lesquels nous reviendrons.

Chacun des quatre plans du film s’articule donc en deux moments : les quinze premières minutes environ sont consacrées au fil directeur du texte lu; dans un second temps (d’une même durée), le texte disparaît au profit du seul son ambiant. Le spectre de Kaczynski continue d’abord de hanter la scène, avant de la libérer progressivement. L’attention du spectateur, d’abord fixée sur le récit, se porte maintenant sur les transformations subtiles du paysage : un nuage de pluie qui passe et qui grossit dans la première section; la disparition et la révélation successive de deux sommets derrière des bandes nuageuses, au fond du cadre; l’écoulement de la lumière dorée du crépuscule dans la dernière partie. Une myriade de sons naturels (chants d’oiseaux, bruits du vent et de la pluie) émerge, auparavant étouffés par la voix du cinéaste. Dans ce deuxième temps, le paysage s’autonomise du texte. Ce faisant, Stemple Pass trouve un écho dans la pensée de Martin Lefebvre :

When I contemplate a piece of film, I stop following the story for a moment, even if the narrative does not completely disappear from my consciousness […]. The interruption of the narrative by contemplation has the effect of isolating the object of the gaze, of momentarily freeing it from its narrative function. […] It is this [‘‘autonomising’’] gaze which enables the notion of filmic landscape in narrative fiction (and event-based documentary) film; it makes possible the transition from setting to landscape[45].

L’autonomie, devenue un verbe et un processus (celui « d’autonomiser »), s’en trouve repensée comme un critère fluctuant plutôt qu’absolu. Elle dépend essentiellement du spectateur, et ne s’applique que relativement à un objet dont il s’agit de s’affranchir (ici : le texte, le récit). Dans le contexte (privilégié par l’auteur) d’un cinéma narratif, cette dynamique est assez aléatoire : elle dépend des vacillements plus ou moins volontaires de notre attention. L’une des originalités de Stemple Pass consiste donc à l’inscrire et à la diriger au sein même de son principe structurant. Ce faisant, le film répète aussi (à quatre reprises) la « naissance[46] » du paysage comme genre pictural légitime, sa transition depuis le statut de simple décor à une action, fusse-t-elle imaginée, fantasmée par le biais du texte. Bien sûr, ce deuxième moment « contemplatif » reste imprégné de l’imaginaire de l’ermite, le film ne jouant jamais exclusivement dans un seul registre.

« Self-Reliance », ou l’autonomie individuelle

C’est dans la troisième partie (« l’hiver ») que Kaczynski explique laconiquement ses actes : « Have to get revenge for all the wilderness being fucked up by the system ». Cette conviction est toutefois nuancée par un carnet d’avril 1971, où il écrivait (une quinzaine d’années plus tôt) : « I believe in nothing … I don’t even believe in the cult of nature-worshipers or wildernessworshipers. (I am perfectly ready to litter in parts of the woods that are of no use to me — I often throw cans in logged-over areas or in places much frequented by people; I don’t find wilderness particularly healthy physically; I don’t hesitate to poach)[47] ». Comme le souligne J. C. Oleson, l’horizon de sa lutte brutale résidait moins dans l’environnement que dans l’individu : « Nature does not require rescue at the hands of Luddite[48] anti-technologists, Kaczynski writes. Nature is not in need of salvation. But the modern individual, denied autonomy and authentic freedom, is[49]. » Les méthodes employées par l’Unabomber furent rapidement l’objet de vifs débats. À l’époque de sa capture, d’autres mouvements radicaux — au premier rang desquels Earth First![50] — accaparent le débat public sur l’environnement aux États-Unis. La menace nouvelle d’un « terrorisme écologique » est alors brandie par certains, comme le climato-sceptique Ron Arnold[51]. Le raccourci idéologique permettait d’établir un repoussoir efficace contre la question environnementale prise dans son ensemble (une tentative d’amalgame depuis condamnée[52]).

La propension de ces différents mouvements à la désobéissance civile a aussi été soulignée[53], cette pratique ayant été défendue par Thoreau dans un essai du même nom[54]. Celui-ci avait en effet cessé de payer ses impôts dès 1842, notamment par opposition à l’esclavage[55]. Arrêté en juillet 1846, il passa une nuit dans la prison de Concord. Benning évoque l’engagement politique de Thoreau dans Concord Woods (2014)[56], film « miroir » de Stemple Pass, en y incluant l’un de ses textes les plus virulents : « A Plea for Captain John Brown ». L’auteur y prend la défense de l’abolitionniste, exécuté pour la violence de méthodes qui contribuèrent à déclencher la guerre de Sécession. Ce faisant, le cinéaste prend le parti de rapprocher Thoreau de Kaczynski, ce dernier ayant déjà été comparé à Brown par le passé[57]. Un tel agencement, envisagé dans la logique de « réseau » de Two Cabins, invite au questionnement : l’auteur transcendantaliste aurait-il pu plaider en faveur de l’Unabomber ? Sans minorer la portée de son engagement et de ses convictions[58], Silke Panse a néanmoins proposé, dans le sillage d’Hannah Arendt, que la désobéissance civile de Thoreau ne fut pas réellement politique : « because he acted independently and merely as a subject. […] For Arendt, Thoreau acted only as a person, not as a citizen, and his retreat to individual conscience made his practice apolitical[59] ».

En réalité, cette « retraite » individualiste est symptomatique de la pensée transcendantaliste. Julie Ault remarque d’ailleurs que « [T]he notion that individual integrity alone should guide one’s actions was in direct conflict with democracy. Some critics of transcendentalist thought wondered where the “church of one” could possibly lead[60] » (Kaczynski pouvant être considéré comme l’un de ses aboutissements les moins heureux). Sur ce point, on peut retourner à l’un des essais les plus célèbres d’Emerson, « mentor » de Thoreau. Dans « Self-Reliance[61] », la puissance de l’individu est célébrée au détriment d’une société jugée trop médiocre et contraignante : « Society everywhere is in conspiracy against the manhood of every one of its members », écrit l’auteur, annonçant par endroits une idéologie libertaire[62]. Pour lui, le besoin crucial d’autonomie est inscrit dans les lois de la nature, et notamment celle du plus fort : « Power is in nature the essential measure of right. Nature suffers nothing to remain in her kingdoms which cannot help itself. The genesis and maturation of a planet, its poise and orbit, the bended tree recovering itself from the strong wind, the vital resources of every animal and vegetable, are demonstrations of the self-sufficing, and therefore self-relying soul. » Cette idée selon laquelle il ne peut exister de liberté sans autonomie trouve un écho chez Kaczynski[63]. On peut citer, à cet égard, ce passage de son manifeste, inclus dans la quatrième partie de Stemple Pass : « Freedom means being in control (either as an individual or as a member of a SMALL group) of the life-and-death issues of one’s existence: food, clothing, shelter and defense against whatever threats there may be in one’s environment. Freedom means having power; not the power to control other people but the power to control the circumstances of one’s own life[64]. » On prend ici la mesure d’une liberté essentiellement comprise par la négative, et par la violence, comme le prouve le choix des mots « contrôle », « défense », « menace », et le terme « pouvoir » — également employé par Emerson comme mesure du droit naturel —, qui apparaît trois fois dans ce court passage.

Si Stemple Pass joue habilement des dynamiques d’un paysage (plus ou moins) « autonome », la notion a donc aussi été pensée (et pratiquée) par tous les acteurs en présence dans Two Cabins. Cette remarque relève presque de l’évidence pour Thoreau, toute l’expérience de l’ermite à Walden Pond pouvant être considérée comme un laboratoire d’autonomie individuelle. Elle ne s’applique pas moins à James Benning, qui n’hésite pas à s’associer aux protagonistes de son portrait croisé : « Even though I’m very social because I teach and travel a lot, I’m trying to find some kind of autonomy in my life, and also solitude, which both Kaczynski and Thoreau were working towards. That’s my connection to them[65]. » Cinéaste indépendant au possible, il a encore gagné en autonomie en adoptant le format numérique, s’épargnant par là l’étape du développement de pellicule en laboratoire[66]. L’élaboration de Two Cabins depuis son domicile peut être considérée comme l’aboutissement d’une telle démarche. Mais même le processus créatif le plus solitaire ne saurait être absolument autonome, comme le souligne Silke Panse :

And what is self-made in self-reliance? […] Benning made the images, but apart from the huts he did not make the nature that they depict. […] By showing the self-made replica hut in the not-self-made nature, Benning’s documentary images, together with the narrated speech accompanied by diversity in bird song, questions the self-reliance of making an object from its environment, the hut from the woods, and how independent the writer is of the hut and the woods, the self of its environment[67].

Comme celle de Thoreau, la pratique de Benning émerge et dépend de son environnement (et de son habitat, dans le cas de Two Cabins). À l’instar de ses cabanes (voir la figure 4), ses images empruntent et modèlent le matériau de la nature non humaine, qui continue toutefois d’affirmer un degré d’autonomie (la sérendipité des phénomènes naturels captés à l’image, des chants d’oiseaux enregistrés…). En cela, le médium du cinéaste n’est pas différent : en effet, ses outils peuvent eux aussi manifester leur propre intégrité. Cette piste de réflexion nous mènera finalement aux enjeux d’un écocinéma.

Figure 4

James Benning, Kaczynski Cabin, 2011, photographie.

Avec l’aimable autorisation de James Benning

-> Voir la liste des figures

L’écocinéma de James Benning

La pratique artistique de Benning déploie donc également une certaine idée de l’autonomie : celle de son créateur, mais aussi de ses moyens. Au tournant du millénaire, il systématise son usage de la « longue durée » : les films de la « California Trilogy » (El Valley Centro, Los et Sogobi — 1999, 2000 et 2001 respectivement) sont constitués chacun de 35 plans fixes de 2 minutes 30, en vertu de la capacité d’une bobine de 100 pieds de pellicule 16 mm. Le diptyque 13 Lakes et Ten Skies (2004) est quant à lui structuré autour d’autant de plans (toujours fixes) de 10 minutes, selon la capacité d’une bobine de 400 pieds. Autant d’occasions de méditer l’aphorisme du cinéaste, selon lequel « landscape is actually a function of time[68] ». Son adoption exclusive du numérique à partir de la fin de la décennie lui permet d’user de durées beaucoup plus longues, comme dans Nightfall (2012). Bien qu’il n’y soit pas fait mention des cabanes, ce film (capté à proximité de sa résidence) fait partie du cycle Two Cabins. Il décrit, dans un unique plan fixe de 97 minutes (le plus long de sa filmographie jusqu’alors), l’épuisement de la lumière crépusculaire dans une forêt dénuée d’horizon. La durée du plan n’est donc plus circonscrite à « l’autonomie » d’une bobine, seulement à celle de la caméra, dont la batterie devient un nouveau facteur (celui-ci pouvant cependant être étiré, théoriquement à volonté). Usant d’une exposition automatique sur sa caméra numérique, le cinéaste abandonne l’appareil à ses propres moyens. En effet, celui-ci va d’abord compenser la perte graduelle de lumière. Dans ce premier temps, l’image reste quasiment statique. L’obscurité ne finit par l’envahir qu’à la fin du film, la caméra n’étant alors plus capable de la compenser[69]. Cette tombée de la nuit, à moitié artificielle, confronte l’autonomie de la machine à celle du phénomène naturel, la médiation de l’artiste se limitant au cadrage spatial et temporel de la scène.

Les thématiques de choix, mais aussi la méthode de Benning, le rapprocheraient donc d’un écocinéma. Selon Scott MacDonald, « The job of an ecocinema is to provide new kinds of film experience that demonstrate an alternative to conventional media-spectatorship and help to nurture a more environmentally progressive mindset[70] ». Ainsi, son rôle consisterait moins en un militantisme explicite qu’en des expériences filmiques particulières, susceptibles de renouveler la conscience écologique du spectateur. Comment éviter, cependant, la communication à sens unique, univoque, autoritaire ? L’usage de la longue durée fonctionne dans ce sens : confronté à des plans d’une longueur inhabituelle, on se met à investir l’image, à l’imprégner de son imaginaire; le regard et l’oreille — souvent rappelés au centre de gravité de la cabane — explorent le film pour y déceler quelque détail, quelque révélation. Cette expérience d’un cinéma participatif nous rapproche de la contemplation naturelle in situ et de ses mérites vantés par Thoreau. La dimension polémique de Two Cabins stimule elle aussi, et exige un certain investissement intellectuel. Enfin, sa structure en réseau nous permet d’aborder le projet par différents chemins, d’en découvrir à chaque visite différents aspects. Le retrait, la discrétion du cinéaste, sont aussi la condition nécessaire à cette diversité (Benning, d’ailleurs, ne reste jamais derrière sa caméra une fois la captation enclenchée[71]). Comme le remarque Julie Ault, « [B]y judiciously withholding, he launches a clearing in the midst of the project so that others may tap social memory and affinity through their own constellations of experience, consciousness, curiosity, bias, and belief[72] ».

L’affiliation écologique de Two Cabins est aussi confirmée par la tutelle de Thoreau. Considéré comme l’un des pères de l’environnementalisme moderne[73], celui-ci est largement célébré pour cet aspect de son oeuvre[74], cristallisé dans sa formule iconique : « in wildness is the preservation of the world[75] ». L’expérience d’une wilderness (nature vierge ou sauvage) ne semble d’abord pas s’accommoder d’autrui : « He had no walks to throw away on company », affirmait d’ailleurs Emerson au sujet des marches de Thoreau[76]. Être seul reviendrait aussi à être mieux en compagnie du non-humain. Mais la réalité de l’expérience de l’ermite à Walden Pond contredit le stéréotype d’un égoïsme farouche. Après deux années, Thoreau fut satisfait d’une solitude toute relative; il n’avait jamais cessé d’entretenir une certaine vie sociale, qu’il s’agisse de la compagnie de ses proches, de celle des habitants de Concord, ou bien des gens de passage. Il quitta sa cabane avec aussi peu de fanfare qu’il l’avait rejointe. Une solitude modérée pouvant porter ses fruits, sa pratique excessive menace quant à elle l’ermite d’aliénation. C’est ce que remarque Julie Ault à propos de Kaczynski : « At some unpinpointable time in his state of social deprivation, people had become an abstraction for him[77]. » À cet égard, et même s’il se garde d’être trop prescriptif, Stemple Pass prend plutôt la forme d’une mise en garde.

Loin de justifier les actes de l’Unabomber, le film dessine le portrait d’un ermite antipathique et instable. En bon polémiste, Benning prend toutefois le parti de sauver certains aspects de Kaczynski, à commencer par ses avertissements sur les dangers d’une société technologique. Sur ce point, le cinéaste reconnaît l’ambiguïté de sa position, sa pratique artistique dépendant d’un appareillage technique conséquent. Incidemment, c’est l’évolution (numérique) de ses outils qui lui a permis d’accéder à un plus grand degré d’autonomie. L’expérience de Kaczynski dans la wilderness du Montana est également éclairée d’une lumière favorable, même si elle est nécessairement contrastée par les circonstances lugubres de sa retraite. On l’entend ainsi remarquer, vers la fin du film : « The more intimate you are with nature, the more you appreciate its beauty. It’s a beauty that consists not only in sights and sounds but in an appreciation of the whole thing. […] What is significant is that when you live in the woods, rather than just visiting them, the beauty becomes part of your life rather than something you just look at from the outside[78]. » Ces mots ne manquent pas de trouver un écho dans ceux de Thoreau, les tous premiers du chapitre « Solitude » de Walden : « This is a delicious evening, when the whole body is one sense, and imbibes delight through every pore. I go and come with a strange liberty in Nature, a part of herself. As I walk along the stony shore of the pond in my shirt-sleeves, though it is cool as well as cloudy and windy, and I see nothing special to attract me, all the elements are unusually congenial to me[79]. »

Le paysage suppose une mise à distance, un éloignement de la nature dans une représentation. Ces anecdotes, quant à elles, nous ramènent plutôt du côté du jardin : « le jardin, écrit en effet Baldine Saint Girons, suppose que l’homme donne à la nature sa mesure, alors que le paysage implique que l’homme rencontre une nouvelle mesure dans une nature transhumaine ou transindividuelle[80] ». De la construction de la cabane à sa non moins rigoureuse incarnation filmique, le cinéaste donne bien sa mesure à cette vue où le jardin déborde sur le paysage environnant. Que le projet puisse osciller entre ces deux paradigmes passe aussi par le motif de l’habitat. Dans l’expérience de l’ermite, il devient en effet l’ancrage d’une rencontre répétée avec une nature gagnant par là en proximité. Dans une certaine mesure, Stemple Pass répète cette configuration en déclinant un même paysage sur quatre saisons. Ce faisant, le cinéaste nous invite à nous approprier (modestement) une vue qui relève de son quotidien, à partiellement « résorber l’altérité » de ce paysage. L’acte créatif de Benning n’est donc pas sans rapport avec celui de jardiner. Parce qu’il dépend d’un tiers, et faute de retourner à la naturalité (à la wilderness), le jardin se définit finalement par un « défaut » d’autonomie. Mais celui-ci n’est pas une perte : ouvert à l’interaction (respectueuse) de l’humain et du non-humain, il semble plutôt désirable.

En les faisant implicitement contraster avec les protagonistes de son portrait croisé, le cinéaste s’interroge non seulement sur les mérites de sa quête de solitude, mais aussi sur les limites et les vertus de sa pratique. La notion même d’un écocinéma prend le contre-pied du discours anti-technologique d’un Kaczynski : faire usage d’une machine pour contempler et investiguer, voire même préserver quelque chose de la « nature », suggère bien la possibilité d’un rapport de sympathie. Mais l’image cinématographique est tout sauf la copie conforme de l’expérience vivante d’une vue, d’un paysage ou d’un jardin (à l’instar des reproductions architecturales du cinéaste, qui sont aussi des images). Car la durée et la fixité d’un plan de Benning sont bien inaccessibles à l’oeil humain : comme le souligne le cinéaste, « the camera has more discipline than we have[81] ». D’abord structurée par son appareil, cette discipline est aussi exigée par ses films, qui nous invitent à redoubler de patience et d’attention. Comparable à celle que prônait Thoreau[82], elle découle pareillement en des leçons sur l’acte de « regarder et écouter ». Cultivées dans l’espace d’une salle de cinéma, d’une exposition, ou sur un écran d’ordinateur, il nous appartient de réinvestir ces leçons dans le monde sensible.