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À M. Ashqar, ouvrier textile et brocanteur (1951–2019)

La dernière trace, c’est ce qui est donné à voir lorsque nous arrivons trop tard. Après coup. Les cinéastes s’expriment toujours après coup. Comme les historiens qui parlent quand c’est déjà fini, presque réglé, en cours d’être passé — plus ou moins bien passé[1].

Depuis l’invention du cinématographe par les frères Lumière en 1895, cinéma, mémoire et anthropologie ont entretenu des rapports étroits. Par sa capacité à enregistrer des événements et à les transformer en des documents à même d’être conservés dans le temps, la caméra a rapidement suscité l’intérêt de nombreux ethnologues. Elle fut pensée comme un outil qui permettait de saisir des rituels, des cérémonies ou des processus de fabrication d’objets et de transformer ces événements en des documents susceptibles de témoigner dans le futur d’un certain état du monde une fois qu’il aurait disparu. C’est par ces quelques mots que l’on peut traiter très succinctement des rapports entre film et mémoire en anthropologie. La question se pose toutefois différemment lorsqu’on ne considère pas le film comme un objet de mémoire (un document qui, une fois conservé, témoignera d’un moment révolu), mais lorsqu’on cherche à faire de la mémoire un objet de film. Si, comme énoncé dans la citation qui figure en tête de cet article, historiens et cinéastes partagent la propension à s’exprimer « après coup », une fois l’événement passé, que dire alors d’un ethnologue qui aurait pris pour objet d’étude la mémoire collective et qui chercherait à la représenter par le biais du cinéma ? Comment rendre compte de la mémoire, phénomène à la fois mental, fragmentaire, diffus et invisible, par le médium du film, composé, lui, d’images et de sons ?

Dans cet article, je présente et discute un dispositif ethno-cinématographique[2] que j’ai développé dans le cadre de ma thèse de doctorat, qui porte sur la mise en images de la mémoire dans l’ancienne ville lainière de Verviers, en Belgique. Le dispositif dont il sera question consiste à arpenter les brocantes de la ville de Verviers[3] à la recherche d’anciennes navettes de métiers à tisser que j’achète auprès des habitant·e·s qui les mettent en vente. Muni d’un enregistreur et de deux micros, j’enregistre lors de chaque transaction un court entretien sonore sous forme de micro-trottoir avec le/la vendeur·euse, lors duquel nous nous efforçons ensemble de documenter le parcours biographique de la navette dont il/elle s’apprête à se séparer. La création d’une double collection, à la fois des navettes que j’achète et des témoignages que j’enregistre, me permet de penser la mémoire collective de cette ancienne ville industrielle. Une fois de retour de « mes campagnes de collecte » et après avoir effectué un premier travail d’inventaire, je plonge dans la matière des témoignages pour en sélectionner quelques extraits, qui sont ensuite montés sur des images de paysages tournées par mes soins dans la ville de Verviers. Les séquences qui résultent de ce travail de montage sont destinées à tisser une des trames narratives du film ethnographique long-métrage intitulé La place des choses[4], que je réalise dans le cadre ma thèse.

Le texte de cet article est articulé autour de trois parties reprenant les différents temps de mon dispositif de recherche. Dans la première, intitulée « Collecter », je m’attacherai à décrire le cadre théorique qui m’a fait imaginer la constitution d’une collection de navettes de métiers à tisser pour engendrer une série de témoignages sur le passé de l’ancienne ville textile lainière de Verviers. En revenant sur les concepts d’« objet-témoin », de « biographie des choses », puis de « mémoire collective », je traiterai des rapports entre mémoire et culture matérielle en anthropologie. Dans la deuxième partie, intitulée « Penser/Classer », en hommage au recueil de textes de Georges Perec[5], je décrirai de manière minutieuse les opérations de tri et de rangement auxquelles je m’astreins à mon retour de brocantes. Ce passage me permettra de prendre congé des objets et des possibilités réduites d’analyse que permet la matérialité des choses pour aborder les choix de réalisation qui m’ont permis de passer de l’abondante matière des témoignages aux courtes séquences qui forment une des trames narratives du film La place des choses. Dans la dernière partie, intitulée « Re-présenter », je m’appuierai sur les trois séquences vidéo qui ponctuent cet article pour discuter les choix esthétiques qui ont orienté le montage. J’y argumenterai que la remise en images des témoignages sonores sur des plans tournés dans la ville donne à voir un paysage postindustriel en contrepoint des représentations habituelles de ce genre d’espace construites sur le mythe de l’âge d’or et du paradis perdu.

Figure 1

Étalage d’objets à la brocante de la S.P.A. (Stembert, septembre 2019).

© Baptiste Aubert

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Collecter

Certains dimanches d’été, des brocantes sont organisées dans la ville de Verviers. Lors de ces événements, les habitant·e·s du quartier sont invité·e·s à louer une portion de trottoir pour y déposer les objets dont ils/elles ont choisi de se séparer[6]. Toutes les personnes qui prennent part aux brocantes sont soumises à une même règle : ne vendre que des objets usagés. La brocante la plus importante de la ville a lieu tous les lundis de Pâques depuis trente-cinq ans. Dans le centre-ville, environ six cents vendeurs·euses et vingt mille visiteurs passent la journée à s’échanger des objets de seconde ou de troisième main. Le reste de l’été, chaque quartier ou presque a sa brocante organisée par des collectifs tels que des mouvements de scouts, des écoles de quartiers ou d’autres associations à but non lucratif. Parmi les objets disposés sur les tables ou posés sur les bâches de plastique étendues à même le sol, il arrive parfois que l’on trouve des navettes de métiers à tisser.

Introduites en même temps que les métiers à tisser mécaniques, les navettes ont d’abord servi à Verviers dans l’industrie. Par un jeu d’allers-retours sur le métier, elles servaient à faire passer le fil de trame entre les fils de chaîne et ainsi à constituer la trame du tissu. Au début du 19e siècle, la ville de Verviers connut un important développement économique après l’implantation d’usines textiles lainières, faisant de cette ville de province « le point de départ de la révolution industrielle sur le continent européen[7] ». En devenant un des centres mondiaux du traitement et du négoce de la laine, Verviers fut pendant un siècle et demi un des moteurs industriels et économiques de la Belgique. Après plusieurs premières crises qui avaient marqué le secteur depuis la fin du 19e siècle, c’est à partir de 1955[8] que surviennent les fermetures massives d’usines[9]. La ville passe alors de « première ville industrielle sur le continent européen » à ville postindustrielle, sans que ni les habitant·e·s ni les autorités politiques ne sachent comment combler le vide identitaire qu’induit ce nouveau préfixe. Comme dans d’autres régions du monde marquées par la désindustrialisation, Verviers est décrite en utilisant le mythe de l’âge d’or et du paradis perdu. Selon ce récit, la ville du présent est comparée à une autre ville le plus souvent fantasmée et présentée comme riche et prospère. Cette comparaison entre la ville d’hier et celle d’aujourd’hui se fait au détriment de la dernière, à laquelle est reproché un prétendu délabrement architectural, économique et social. On trouve des traces de cette conception temporelle de la ville jusque dans l’expression « ex-cité lainière », fréquemment utilisée par les journalistes pour nommer Verviers et qui met l’accent sur ce que la ville a été, la plupart du temps pour critiquer son état actuel.

Pendant longtemps, la collecte d’objets en ethnologie a été marquée par le paradigme de l’objet-témoin[10]. Cette manière d’appréhender la culture matérielle, émergée au début du 20e siècle, est construite sur une double idée. Premièrement, les objets sont pensés comme étant une source de connaissances. Les ethnologues de terrain sont donc invité·e·s non plus à se focaliser sur des curiosités, mais à s’intéresser aux objets du quotidien tout en s’efforçant de documenter leur utilisation par le biais de la photographie, du film ou des entretiens. Cette propension à valoriser les objets du quotidien se retrouve dans la fameuse règle de la « boîte de conserves », qui, comme l’écrivent les auteurs des Instructions sommaires, « caractérise mieux nos sociétés que le bijou le plus somptueux ou le timbre le plus rare[11] ». Par ailleurs, dans cette période de l’histoire marquée par l’ethnographie d’urgence, les objets sont considérés comme les preuves matérielles de pratiques culturelles menacées de disparition sous les effets de l’expansion coloniale. Les objets ramenés dans les musées européens et nord-américains, où ils y sont conservés et exposés, se voient alors attribuer la tâche de témoigner pour le futur d’un « certain type de civilisation[12] », présenté comme menacé par la modernité.

Si le concept d’objet-témoin a permis de poser les fondements d’une conception scientifique de la culture matérielle en ethnologie, la notion a depuis été largement problématisée[13]. Parmi les nombreuses critiques, James Clifford rappelle, dans Malaise dans la culture[14], les logiques coloniales qui sous-tendent le paradigme de l’objet-témoin. En comparant les termes utilisés par Marcel Griaule pour qualifier les méthodes de la discipline (enquête, preuve, témoignage) au jargon judiciaire, James Clifford relève que l’ethnologue opère comme une sorte de « juge d’instruction » qui tenterait de faire témoigner objets et acteurs sociaux pour mettre à jour des cultures étrangères considérées comme invisibles, voire dissimulées par les cultures « indigènes ».

Depuis The Social Life of Things, l’ouvrage édité par Arjun Appadurai[15], les anthropologues ont radicalement changé leur manière d’appréhender les objets. En se penchant sur l’étude de la biographie des choses[16], ils/elles se sont attaché·e·s à étudier les objets dans leur dimension diachronique, mettant à jour les ruptures, les seuils et les changements qui interviennent dans le parcours biographique des objets. Thierry Bonnot, ethnologue et historien français, résume dans La vie des choses les objectifs de cette approche : « Tenter de saisir la biographie d’une chose équivaut […] à étudier l’histoire de ses singularisations successives, et des classifications et reclassements qu’elle subit selon les catégories socialement construites[17] ». Selon cette approche, il s’agit non plus de considérer les objets comme des témoins d’une culture menacée de disparition, mais de souligner leur dimension polysémique ainsi que les variations d’usage et de sens qu’ils subissent au cours du temps.

Considérer la trajectoire biographique des navettes de métiers à tisser engage non pas à les considérer comme les témoins d’un temps industriel révolu qu’il m’incomberait de reconstituer, mais à les appréhender selon les changements de statut qu’elles ont subis au cours de leur parcours biographique. En l’espace de quelques années, les navettes sont passées des usines aux domiciles des Verviétois·e·s, puis aux trottoirs de la ville, et ont ainsi connu un certain nombre de changements. Dans les ateliers, par leurs incessants mouvements sur les métiers à tisser, elles ont d’abord contribué au développement économique, démographique et même identitaire de la ville[18]. Ramenées à domicile par les ouvrier·ères verviétois·e·s, les navettes prirent une nouvelle fonction, celle de rappeler aux membres de la maisonnée le parcours professionnel d’un parent, la prospérité révolue de la ville. Dispersées dans les habitations, les navettes ont constitué une collection virtuelle et non institutionnelle disséminée partout dans la ville. Aujourd’hui, les navettes se retrouvent exposées sur les trottoirs dans des brocantes où leurs propriétaires tentent de s’en débarrasser. C’est dans cette nouvelle situation que j’entreprends d’en faire la collection, les amenant à subir un dernier changement de statut. En les acquérant et en m’efforçant de documenter au maximum la situation dans laquelle ces navettes se trouvent, je les fais passer de rebuts ou de marchandises de brocante à objets de connaissance scientifique.

Figure 2

Navette au milieu d’un tapis d’objets (brocante du lundi de Pâques, avril 2019).

© Baptiste Aubert

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Si ma posture dans les micros-trottoirs a consisté à « faire la navette », c’est dans le sens où j’ai essayé de faire de ces navettes un objet de connaissance qui me permette de penser la mémoire collective de l’ancienne ville textile. Il faut remonter aux travaux de Maurice Halbwachs pour retrouver la première mention du terme « mémoire collective[19] ». Le sociologue français y développe l’idée que la mémoire, la faculté de se souvenir et d’oublier, n’est pas uniquement une opération individuelle, mais qu’elle est construite par les relations qu’entretiennent les individus avec leur entourage. Dès la fin des années 1970, la notion prend une signification davantage politique[20]. Dans ces années marquées par le développement exponentiel des manifestations mémorielles et patrimoniales, la mémoire collective devient un terme qui semble devoir désigner les souvenirs prétendument partagés par tous les individus d’une communauté et qu’ils célèbrent et réaffirment périodiquement dans des lieux de mémoire[21]. Ce qu’ont montré les travaux des anthropologues qui se sont penché·e·s sur le concept est que, loin de constituer un tout homogène, la mémoire collective doit avant tout être comprise comme un ensemble de discours émis au présent qui mobilisent le passé. Joël Candau parle ainsi de la mémoire collective comme d’« un empilement de mémoires polymorphes », une « condensation de mémoires plurielles plus ou moins anciennes, souvent conflictuelles [, qui] interagissent les unes avec les autres[22] ». C’est cette dernière conception de la mémoire collective, prise comme un ensemble disparate de témoignages mobilisant le passé de la ville de Verviers, que je souhaite documenter avec mon dispositif de collecte.

Penser/Classer

De retour de mes « campagnes de collecte », je me livre à quelques tâches de rangement. Tout d’abord, je numérote les navettes récupérées dans la journée en suivant l’ordre chronologique de leur achat. Chaque navette est affublée d’une petite étiquette autocollante verte sur laquelle j’inscris un numéro d’inventaire au feutre noir. Je reporte ensuite ce numéro dans un tableau informatique conçu à cet effet, dans lequel j’ajoute des éléments complémentaires tels que la date, le lieu et le prix d’acquisition des objets ainsi que les noms et prénoms des vendeurs·euses lorsqu’ils me sont connus. J’intègre dans l’inventaire quelques informations supplémentaires relatives à la matérialité des objets : je note leur taille (longueur, largeur, hauteur), la couleur du bois, la patine, ainsi que l’éventuelle présence de signes distinctifs tels que des clous de suspension, des bobines de fil ou tout autre objet décoratif ajouté.

Ce premier travail permet quelques possibilités de classement. Je pourrais en effet agencer les navettes de ma collection en choisissant l’une ou l’autre des entrées de mon inventaire. Je pourrais les ranger par tailles, par couleurs ou les réorganiser selon la chronologie de leur entrée dans ma collection. Je pourrais choisir de les ordonner selon leur prix, ce qui m’aiderait à distinguer au premier coup d’oeil la navette la plus chère de la navette meilleur marché. Je pourrais finalement scinder les navettes de ma collection en deux groupes, isolant celles affublées d’un objet décoratif (tel qu’un thermomètre, une figurine religieuse, des fleurs en plastique, un porte-crayons) de celles conservées telles quelles par leurs ancien·ne·s propriétaires. Mais ces classements, s’ils donnent quelques renseignements sur les navettes, ne renseignent pas véritablement sur la mémoire collective de la ville. Aussi, dans un deuxième temps, je replonge dans la matière des témoignages enregistrés en vue de les transcrire, puis de les analyser.

Figure 3

De retour d’une brocante (navettes n° 33 et 40).

© Baptiste Aubert

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Entre septembre 2018 et septembre 2019, en arpentant sept brocantes différentes, j’ai pu recueillir quarante navettes de métiers à tisser et vingt-six témoignages[23]. Les enregistrements mis bout à bout comptabilisent une durée d’environ quatre heures et demie de matériel sonore, ce qui, une fois retranscrit, correspond à une centaine de pages. À partir de cette matière dense et importante se pose alors la question de savoir sur quelles bases opérer les choix qui permettent de monter les séquences de mon film et quelle représentation de la mémoire collective de l’ancienne ville textile de Verviers ces témoignages permettent de mettre au jour. C’est l’ensemble de ces choix que je propose ici de discuter en m’appuyant sur trois séquences tirées du film La place des choses[24].

Figure 4

Extrait du film La place des choses, Baptise Aubert (à venir) : « La navette aveugle ».

© Baptiste Aubert

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La navette de la séquence ci-dessus avait appartenu à la mère de la vendeuse, une ancienne ouvrière rentrayeuse de l’usine Simonis. En réponse à quelques questions portant sur le parcours de l’objet (« D’où vient cette navette ? »), la vendeuse dresse un court portrait de sa mère en soulignant à la fois le plaisir éprouvé dans la pratique de son ancien métier (« Elle avait aimé ce qu’elle avait fait comme boulot. ») et la cécité induite par les longues journées de travail (« Elle avait perdu la vue aussi »). Dans ces deux phrases énoncées l’une à la suite de l’autre se lit un témoignage à la fois singulier et paradoxal sur le travail industriel aujourd’hui révolu. En effet, perdre la vue à « rentrayer des pièces foncées » n’avait pas empêché l’ancienne ouvrière de suspendre une navette « bien en vue dans le living » pour lui rappeler le souvenir d’un travail apprécié. Cette navette est donc porteuse d’un témoignage qui renvoie directement à un fragment de l’expérience du travail industriel racontée par la fille d’une ancienne ouvrière.

Il est rare que les personnes à qui j’ai acheté des navettes s’en soient servies elles-mêmes dans les usines. La plupart du temps, j’ai acquis ces objets auprès de vendeurs·euses qui en étaient devenu·e·s les propriétaires à la suite d’une ou de plusieurs transmissions. Ils/elles en avaient hérité dans un cadre familial (auprès d’un parent plus ou moins éloigné) ou les avaient récupérés à la suite d’un débarras de maison[25]. Si certain·e·s vendeurs·euses rencontré·e·s se servent des navettes pour dresser avec précision le portrait d’un parent qui a travaillé dans les usines, ce n’est pas le cas pour toutes les navettes, et de loin. En effet, un examen approfondi des objets montre que ceux-ci sont moins souvent porteurs de souvenirs du passé industriel que de nouveaux récits qui viennent combler une ignorance. C’est le cas de la seconde navette présentée ici.

Figure 5

Extrait du film La place des choses, Baptise Aubert (à venir) : « La navette Superstar ».

© Baptiste Aubert

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Le vendeur de la navette ci-dessus ne semble pas connaître la fonction originelle de l’objet qu’il s’apprête à me vendre. S’il affirme avoir déjà vu quelques navettes dans sa vie, « beaucoup plus petites » que l’exemplaire en question, et s’il pense savoir que l’objet était utilisé « dans le textile », il admet ne pas en savoir « grand-chose ». Face à l’ignorance de la fonction technique de l’objet et à l’absence d’un rapport personnel au passé industriel, le propriétaire de la navette apporte un autre témoignage. Il n’est pas question ici de savoir si Jean Vallée, l’ancien propriétaire, avait un lien particulier avec le textile, mais de rappeler la carrière de ce chanteur populaire faite d’allers-retours entre la Belgique et Paris, et de participations aux émissions de radio et au concours Eurovision de la chanson.

La navette dont le témoignage est ici rapporté semble moins agir comme une madeleine de Proust qui ferait remonter un souvenir du passé industriel à la mémoire du vendeur que comme un objet porteur d’un trou de mémoire. Dans son article « Mémoire collective et sociologie du bricolage », Roger Bastide s’intéresse à la notion de trous de mémoire pour qualifier les lacunes dans un récit de mémoire collective. Le trou de mémoire, écrit-il, est « une forme, à la fois vide et pleine, vide puisqu’elle n’arrive point à se combler à l’aide des images de la mémoire collective » et pleine « puisqu’elle n’est point véritablement absence, néant, ou rien, mais sentiment d’un manque et, sentiment agissant, provocateur d’un effort mnémonique[26] ». La notion de trou de mémoire, contrairement au terme « oubli » ou « ignorance » qui ne sont que néant, permet de qualifier une lacune dans la mémoire collective, mais aussi l’effort mnémonique auquel le locuteur s’astreint pour combler l’absence de souvenir. En effet, poursuit Roger Bastide en reprenant la notion de bricolage de Claude Lévi-Strauss[27], les trous de mémoire sont amenés à être « bouchés », « replâtrés » par l’évocation de nouvelles images ou, dans ce cas précis, de nouveaux récits[28].

Les témoignages bricolés par les vendeurs·euses pour combler les trous de mémoire relatifs aux objets qu’ils/elles s’apprêtent à me vendre m’intéressent tout autant que les récits qui portent directement sur le passé industriel de la ville. En effet, ces deux types de témoignage permettent d’évoquer le fait que la mémoire collective est constituée autant de souvenirs précis que de trous de mémoire. La mémoire est fragmentaire, et la juxtaposition de ces deux récits permet d’en témoigner. De plus, ces deux types de témoignage évoquent l’idée que la mémoire est un processus inscrit dans le temps. L’enquête que j’ai réalisée au tournant des années 2020 n’aurait probablement pas fait émerger le même type de témoignage si je l’avais menée dix, vingt ou trente ans plus tôt. Les souvenirs du monde du travail et des fermetures d’ateliers y auraient été probablement plus présents. Aussi, si les témoignages de ma collection s’avèrent pauvres pour reconstituer une image du passé industriel disparu, ils se révèlent au contraire très riches pour témoigner de la mémoire collective de la ville de Verviers telle qu’on peut l’appréhender au tournant des années 2020. Une mémoire collective constituée de souvenirs singuliers liés au travail industriel et de trous de mémoire comblés par de nouveaux récits.

Re-présenter

Figure 6

Extrait du film La place des choses, Baptiste Aubert (à venir) : « La navette nostalgie ».

© Baptiste Aubert

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Dès le départ, j’ai pensé mon dispositif d’enregistrement de témoignages sans y inclure l’image. Cette contrainte partait d’une double réflexion. Dans le contexte actuel de revendications du droit à l’anonymat, tourner des entretiens en utilisant une caméra dans une brocante avec des vendeurs·euses qui m’étaient parfaitement inconnu·e·s ne m’a pas semblé opportun. Par ailleurs, je ne tenais pas à représenter les corps des locuteurs·trices, ne pensant pas que voir les personnes à l’écran serait révélateur de quoi que ce soit. Au contraire, l’absence des corps m’est apparue comme un moyen de dé-personnifier les témoignages, ce qui force les spectateurs·trices à relier chaque témoignage non pas à un individu représenté à l’écran, mais à l’ensemble des autres témoignages entendus dans le film. Ce procédé vient souligner que les récits ne sont pas à comprendre comme des témoignages de personnages singuliers, mais comme faisant partie d’un ensemble de récits anonymisés et disparates qui constituent la mémoire collective de la ville.

Dans un article intitulé « Films de mémoire[29] », l’anthropologue et cinéaste David MacDougall énumère un certain nombre de conventions utilisées par les réalisateurs de films et de reportages télévisuels pour évoquer la mémoire dans leurs productions. En effet, dit-il, « les films centrés sur le souvenir n’enregistrent évidemment pas ce souvenir lui-même, mais ses référents, ses représentations secondaires[30] ». Ainsi, les cinéastes usent habituellement de référents tels que des images d’archives, de la musique ou encore des reconstitutions pour évoquer la mémoire. Puisque j’avais renoncé à filmer les entretiens avec les vendeurs·euses de navettes, il a donc été nécessaire de penser d’autres référents pour suggérer que les témoignages représentés à l’écran constituaient les fragments d’une mémoire collective de l’ancienne ville textile.

L’idée de faire figurer le texte à l’image s’est imposée rapidement dans le développement du dispositif. Le texte n’est pas à appréhender ici comme une béquille qui permettrait aux spectateurs·trices de lire ce qu’ils n’auraient pas saisi à l’oral, mais comme une représentation visuelle de la parole devenant ainsi un « référent » de la mémoire. La mémoire, pour l’ethnologue, est un ensemble de récits énoncés sur le passé par des acteurs sociaux qu’il croise sur son terrain. Collecter des navettes semble avoir été le passage obligé pour faire émerger une série de témoignages sur le passé de la ville. Une fois de retour de brocante, les possibilités de classement qu’offre la matérialité des choses montrent pourtant leurs limites, et c’est à partir du texte, retranscription visible de la parole, que s’effectue la plus grande partie de l’analyse. Ce texte, traité par le cinéma comme une image, devient alors une des présences visibles de la mémoire à l’écran.

Par ailleurs, monter les témoignages sur des plans contemporains de la ville est une manière de rappeler que la mémoire n’est pas circonscrite au musée où s’exprimeraient des spécialistes, mais que chaque habitant·e est potentiellement porteur·euse d’un témoignage qui vaut la peine d’être entendu. S’il est apparu important à Amélie Bussy et moi-même que le contexte des brocantes soit rappelé dans le montage de la première navette du film (explicitant ainsi le contexte d’énonciation des témoignages), nous avons pensé que les séquences suivantes pouvaient être construites à partir d’autres lieux et emmener ainsi les spectateurs·trices dans une déambulation à travers les paysages contemporains de la ville postindustrielle. L’enjeu dans le choix de ces images a consisté à construire une narration qui montre les paysages de la ville sans l’enfermer dans le récit passéiste construit autour de l’âge d’or et du déclin. En effet, les représentations photographiques et cinématographiques des paysages postindustriels sont marquées par un certain nombre de motifs récurrents (usines délabrées, machines rouillées, centre-ville dépeuplé, cheminées abandonnées) qui déclinent à l’envi le récit dominant du paradis perdu.

Les images utilisées pour le montage de la « navette nostalgie » ont été tournées dans le quartier du centre-ville de Verviers. On y voit des rues commerçantes peu fréquentées, des mannequins dans des vitrines, puis dans la deuxième partie, une fresque commémorative dont les carreaux tombent sur le sol. Ces images montées avec son diégétique évoquent un imaginaire de la ruine, de l’abandon, du déclin. Elles renvoient à l’idée que l’industrie textile a décliné à tel point que même les monuments érigés à son souvenir sont en train de tomber en ruine. Monter le témoignage de la « navette nostalgie » sur ces images permet pourtant d’offrir un contrepoint à ce récit dominant. Cela permet de construire une représentation de la ville postindustrielle non pas comme une version délabrée de la ville du passé, mais comme un paysage habité par le témoignage réflexif d’une vendeuse de brocante qui évoque les thèmes que sont la mode du vintage, l’attachement aux choses du passé et la nostalgie. La juxtaposition de ce témoignage aux images offre ainsi un contrepoint au récit dominant et donne à voir un paysage postindustriel habité par les réflexions des vendeurs·euses qui s’interrogent et interrogent les spectateurs·trices du film sur la présence et la disparition des restes du passé sur un territoire postindustriel.

Conclusion

De quel rapport au passé ma collection de navettes de métiers à tisser témoigne-t-elle ? Contrairement aux cinéastes et aux historiens qui arrivent systématiquement « après coup », une fois l’événement passé, l’ethnologue qui s’intéresse à la mémoire collective ne peut que prendre acte de l’époque à laquelle il intervient. Le dispositif de collecte de navettes de métiers à tisser dont il a été question dans cet article m’a permis de constituer une collection de témoignages singuliers qui portent sur le passé de l’ancienne ville textile de Verviers. L’analyse de ces témoignages engage à considérer la mémoire collective de cette ville comme fragmentaire, bricolée, constituée à la fois de souvenirs du temps industriel, de trous de mémoire et de nouveaux récits qui viennent les combler. Finalement, la remise en images de ces témoignages sur des plans de la ville contemporaine donne à voir une représentation, qui loin de se borner à la répétition d’un récit passéiste construit sur l’âge d’or et le déclin, évoque un paysage postindustriel complexe, habité de témoignages de vendeurs·euses de brocantes qui mobilisent le passé pour donner du sens au présent.