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Lorsqu’on évoque le témoignage audiovisuel, nul doute que l’on s’attend à visionner des visages — des visages qui occupent pleinement l’écran[1], qui parlent et qui s’adressent le plus souvent à l’oeil de la caméra, afin de transmettre quelque chose d’une expérience ou d’un événement vu ou vécu. Le visage constitue ainsi un des tropes majeurs du témoignage filmé, sans quoi il en perdrait presque le qualificatif de film testimonial.

Depuis les années 1980, le témoignage audiovisuel est devenu un genre spécifique à l’intérieur de la production de films documentaires évoquant les violences de masse et les traumatismes collectifs, et, de surcroît, un outil historiographique et mémoriel précieux. Bien qu’il existe de nombreuses études sur les caractéristiques du genre[2], la réflexion proposée s’attachera à indiquer de quelles façons le visage cristalliserait l’image-témoin elle-même. Est-il, en l’occurrence, envisageable de concevoir le visage ni comme une figure immédiatement identifiable ni comme un outil vecteur d’informations ?

Pour ce faire, je me pencherai sur deux installations vidéo : Entre l’écoute et la parole : derniers témoins. Auschwitz-Birkenau 1945–2005 (2005 et 2010) de l’artiste plasticienne israélienne-lithuanienne-française Esther Shalev-Gerz et Chorus (2015) du cinéaste canadien-arménien Atom Egoyan. Les deux artistes touchent, respectivement, aux images testimoniales de la Shoah et du génocide des Arméniens en multipliant les écrans par lesquels les visages des survivants (réels ou fictifs) apparaissent comme les seuls possibles loci du témoignage indicible et irreprésentable. Les deux oeuvres s’inscrivent dans le cadre d’une réflexion sur les images (leur excès et / ou leur absence) face à la violence génocidaire. En somme, le choix de ces deux oeuvres réside dans le fait qu’elles offrent, de façon très ciblée et néanmoins distincte l’une de l’autre, une approche singulière de l’image-témoin. C’est ainsi que je propose de définir celle-ci comme l’image qui témoigne de la violence massive sans prétendre pleinement englober, démontrer ou maîtriser l’événement génocidaire. Ou, pour le dire autrement, l’image-témoin est l’image qui expose la frappe de la violence, révélée et cristallisée par le visage, tout en réfléchissant sur ses modes d’expression et de transmission. L’image-témoin ne dévoile pas la violence génocidaire par un excès de sa représentation graphique, mais par le surplus « contenu » dans le visage.

Parallèlement, l’article insiste sur la pertinence de la pensée du philosophe Emmanuel Levinas[3] lorsqu’on est confronté à la relation entre image filmique et témoignage au-delà des régimes représentationnels. Il est vrai qu’il est tentant de s’inspirer de sa pensée pour approcher le visage filmé (le visage étant, faut-il le souligner, la notion centrale dans son oeuvre), mais il serait trop facile, voire réducteur ou erroné, de simplement faire intervenir Levinas autour de la notion de visage. Il y a plus à dire, et certainement plus à nuancer[4]. À commencer par le simple fait que, chez Levinas, le visage n’est jamais réduit à ses traits anatomiques et encore moins à sa représentation. Si, avec le visage, Levinas caractérise la donation d’autrui, il énoncera sans cesse que le visage de l’Autre « déborde l’image plastique[5] ». Par ailleurs, « [l]e visage est présent dans son refus d’être contenu. Dans ce sens, il ne saurait être compris, c’est-à-dire englobé[6] ». Ce refus d’être accaparé par les schèmes cognitifs et représentationnels est justement, comme j’espère le montrer, ce qui singularise l’image-témoin. Comment ne pas produire ce que Levinas nomme des « paroles défigurées, “paroles geléesˮ où le langage se mue déjà en documents et en vestiges[7] » ? Cette question est, ainsi que je souhaite l’appuyer, une préoccupation centrale dans les oeuvres de Shalev-Gerz et d’Egoyan.

Précisons d’emblée que convoquer l’éthique lévinassienne, dans une réflexion sur l’image testimoniale relative aux catastrophes collectives, n’est pas un laissez-passer pour penser, avec bienveillance, les régimes audiovisuels et les représentations des violences infligées à autrui. En revanche, l’éthique de Levinas en tant que disposition originaire nous force à entrevoir, au-delà des formes et des choix esthétiques mis en pratique, la possibilité d’une rencontre qui dépasse les techniques et les stratagèmes spectatoriels.

Visages et silence

Esther Shalev-Gerz a créé l’installation Entre l’écoute et la parole : derniers témoins. Auschwitz-Birkenau 1945–2005 dans le contexte d’une exposition à l’occasion du soixantième anniversaire de la libération du camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau[8]. En travaillant, sans altérations ni retouches, avec les témoignages de soixante survivants des camps (racontant leurs expériences concentrationnaires ainsi que leur vie d’après), l’artiste a voulu proposer « un face à face entre le témoin et le spectateur[9] ». Lors d’une rétrospective de l’oeuvre de Shalev-Gerz au Jeu de Paume (Paris, 2010), Entre l’écoute et la parole a été exposée à nouveau; or, cette fois-ci, elle se concentrait uniquement sur le film en triptyque. Le spectateur-visiteur empruntait une salle sombre dans laquelle un triptyque non sonore d’écrans de grande taille présentait la même image filmique (et donc le même visage du témoin) décalée de sept secondes. On assiste à un montage au ralenti des visages des témoins, « capturant […] les moments entre les mots, silences ouvrant ainsi un espace-temps filmique autre, hors de la logique langagière, d’une mémoire sensible et corporelle[10] » (voir la figure 1). Comme l’explique l’artiste, elle a « prélevé les “inter-dits” des enregistrements, les moments entre la question posée et la réponse, afin de faire le portrait des témoins à partir de leurs silences[11] ». Sans mise en exergue pontifiante, chaque silence est un face à face avec le spectateur qui le plonge, lui aussi, dans un silence faisant écho à la fragilité du geste testimonial concentré en la vulnérabilité du visage. Georges Didi-Huberman, dans son livre Blancs soucis, où il commente avec minutie le travail de Shalev-Gerz, écrit : « Le silence, décidément, ne dit pas “je”, et c’est à l’autre qu’il s’adresse[12]. »

Figure 1

Esther Shalev-Gerz. Entre l'écoute et la Parole : Derniers Témoins, Auschwitz (1945–2005), 2005, Jeu de Paume, Studio Shalev-Gerz, vue d’installation, 2010.

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Les silences, quoique identiques car tous « inaudibles », sont à chaque fois dissemblables, et c’est le montage diachronique qui montre cette hétérogénéité. Chaque silence est singulier, puisque chaque silence dit autre chose autrement. Aucun silence ne se ressemble et, parallèlement, chaque silence dit la même chose. Dans cet enchaînement d’images au rythme lent mais métré, on expérimente des « discontinuités visuelles alors que durent les silences. Discontinuités et durées, failles et persistances : n’est-ce pas là le statut même de la parole qui témoigne[13] ? » Et Didi-Huberman d’ajouter : « Ce sont des moments de transition, des chevilles dialectiques, des scansions dans le tempo de l’histoire elle-même[14]. » Le silence est tout autant blocage que passerelle, vacuité que densité, perte de repères que quête de marques. C’est dans cette même tension, cet « entre », que le visage se révèle alors image-témoin.

Des approches plus psychanalytiques[15] l’ont bien expliqué : le témoin est un témoin du silence, dans le silence. Il cherche sans relâche à faire dire le silence ou, à l’inverse, à l’enterrer, parfois au prix de traces fantomatiques réveillées, insupportables, imposantes et lacunaires[16].

Le sous-titre de l’oeuvre — « derniers témoins » — n’est pas gratuit. De toute évidence, il fait référence à l’opportunité ultime pour les survivants de témoigner de leur vivant, et il en accentue l’urgence. Il n’empêche que les mots « derniers témoins » titilleraient la notion même d’un ultime témoignage. Peut-on envisager le témoignage comme étant le dernier ? N’y a-t-il pas plutôt l’infini et continuel sort du témoignage de ne jamais se suffire, et de toujours souffrir d’une attente ? Cet infini mouvement, ce continuel retour est apparent dans le montage, créant des effets de boucle entre les images et les temps de « pause » qui se répètent et ne disparaissent pas.

On sait que celui qui écoute et reçoit le témoignage doit se plier à ce silence, à ce pli d’un temps suspendu. C’est un leitmotiv sur lequel Dori Laub (psychiatre et cofondateur du Fortunoff Video Archive for Holocaust Testimonies[17]) a insisté pour pouvoir mener à bien les entretiens avec les survivants. De façon significative, pour les séances d’enregistrement des témoins, le Fortunoff a encouragé les techniques du zoom et du gros plan afin de rendre perceptible l’Histoire traumatique[18]. Reste que l’approche de Shalev-Gerz est différente, car ce n’est pas tant ce qui se détecte sur les visages qui impose l’expérience du silence testimonial que ce qui se lit dans les entre du visage. Ce n’est donc pas le récit qui s’impose (dans le sens d’un contenu narratif pleinement articulé) et se marque sur les visages, mais l’impossibilité de voir et de comprendre des signes de la violence qui échappe aux images.

Même si le gros plan est évidemment un moyen de mettre en exergue et d’intensifier « les micro-événements des visages au moment même où se suspend en eux l’expressivité de la parole[19] », on ne concevra pas le gros plan comme une technique du morcellement ou de l’élargissement, et encore moins comme un produit issu du régime scopophilique, ou encore un simple appétit ou une fascination picturale. Si les écrans triplent et agrandissent, minutieusement, chaque seconde, chaque infime partie du visage (et parfois même des mains), en réalité, ce sont les silences qui sont les points d’intensification.

Le triptyque déploie une expérience visuelle rythmée qui suscite l’humilité silencieuse et « sans voix » du spectateur. En d’autres mots, c’est le silence de l’image et dans l’image qui nous fait voir. C’est pourquoi la question stricte de la représentation (y compris les débats sur la Bildungsverbot[20]) n’est pas ici tout à fait de mise, car le silence n’est pas de l’ordre de l’adéquation (sémiotique, historique ou morale). Et cela explique déjà pourquoi le visage n’est jamais la chose et est encore moins à la place d’autre chose que lui-même.

En décidant de travailler avec des images filmiques, Shalev-Gerz poursuit ses investigations sur la complicité requise du spectateur dans le processus du témoignage. On pourrait dire qu’Entre l’écoute et la parole nécessite un spectateur qui assume sa passivité tout en étant éveillé au bruit du silence. Dans le même registre, Dori Laub écrit : « Testimonies are not monologues; they cannot take place in solitude. The witnesses are talking to somebody: to somebody they have been waiting for a long time[21]. » Si les silences peuvent être perçus comme des frustrations ou des blancs à remplir, c’est au spectateur — témoin à son tour — de poursuivre ce rôle filial sans pour autant mobiliser des discours narratifs. Le spectateur ne suppléera pas le silence par la langue et les dits, mais il emmènera les images dans la « cinémathèque » imaginaire et nécessaire de l’Histoire fêlée. La phrase de Levinas — « Le visage est présent dans son refus d’être contenu. Dans ce sens, il ne saurait être compris, c’est-à-dire englobé[22] » — prend, en l’espèce, tout son sens.

Laisser parler les images, c’est laisser le silence faire brèche. C’est également dans cette optique que le témoignage est un infini glissement, entre paroles et images, entre dits et non-dits, entre proximité et distance.

Le jeu du témoignage

Toute la pratique artistique d’Atom Egoyan peut facilement se résumer en une recherche, obsédante et répétitive, sur le lien intime entre images, violence et mémoire[23]. D’ailleurs, nombreux sont ses travaux (cinématographiques, vidéographiques, critiques) sur la mise en images de l’héritage du génocide des Arméniens. À cet égard, l’installation Chorus est exemplaire autant dans sa thématique et sa forme que dans son dispositif. C’est à l’occasion du centenaire du génocide qu’Egoyan a proposé cette installation in situ à l’extérieur du théâtre Maxim-Gorki à Berlin (installation dont il avait déjà proposé une version au Luminato Festival en 2007). Chorus est composé de plusieurs écrans placés sur des supports de type boîte d’affichage[24], dont chacun représente les visages (face à la caméra, en plan fixe et sur fond noir) de sept femmes qui relatent, dans le présent, des épisodes de la vie tragique de la survivante Aurora Mardiganian (1901–1994). La biographie de Mardiganian, marquée de violences extrêmes, est une histoire assez unique en ce qu’elle n’est pas seulement une survivante miraculée du génocide, mais aussi une célébrité du cinéma muet hollywoodien. En 1917, après avoir vécu de multiples atrocités et réussi de peu à échapper à la mort, l’adolescente arrive aux États-Unis. L’épopée d’Aurora sera très vite récupérée par la presse américaine, qui l’encourage à écrire un livre sur ce qu’elle a subi. Le livre, intitulé Ravished Armenia, sera aussitôt adapté au cinéma, et Aurora jouera même dans le film. Également connu sous le titre d’Auction of Souls, le film muet (Oscar Apfel, 1919) sera un succès populaire (bien que de courte durée) lors de sa sortie. Egoyan a découvert le film en 2002 et a confessé sa fascination pour cette histoire sans précédent. Dans l’avant-propos de la réédition du livre introduit par l’historien du cinéma Anthony Slide, Egoyan écrit :

What makes Aurora a “super-survivor” is that she not only witnessed the elimination of her family and community, but also inspired a dramatic retelling of this experience, only to observe both experiences fade into complete obscurity. While the film Ravished Armenia was a commercial success in its time, celluloid prints of the complete film have never been found. Aurora lived through the experience of genocide, lived through the experience of making a film about that genocide, and then witnessed both events effectively disappear — one through the denials of its perpetrators, the other through the physical loss of the film itself. […] In this sense, not only was Aurora Mardiganian a survivor of the first “modern” genocide, she was also one of the first victims of contemporary celebrity culture[25].

En soulignant l’analogie entre la tourmente et l’oubli de l’Événement et celle du film hollywoodien, Egoyan renforce la portée compliquée de l’histoire traumatique arménienne ainsi que la complexe mais nécessaire relation entre film et mémoire testimoniale. Non seulement Ravished Armenia est le tout premier film dans l’histoire du cinéma qui représente le crime génocidaire (à une époque, rappelons-le, où le terme « génocide » n’existait même pas), mais il est aussi précurseur du lien entre média et activisme[26]. Si le film, à l’époque, a suscité des réactions empathiques et charitables (car en insistant sur le crime perpétré contre les Arméniens chrétiens, le trope religieux a facilité l’accessibilité et le processus d’identification), il a aussi connu une fonction testimoniale, nonobstant les distorsions narratives et iconographiques hollywoodiennes[27]. Afin de préserver l’authenticité et la véracité des événements portés à l’écran, chaque projection du film était précédée et introduite par des témoins oculaires directs (dont Aurora elle-même). C’est, en somme, grâce à l’adaptation épique au grand écran, et à toute la mise en scène et au jeu qui lui sont inhérents, que l’exactitude des faits historiques a été garantie. Autrement dit, c’est par le biais de la reconstitution et de la reconstruction que la valeur testimoniale du film de fiction a pu prendre forme. De manière comparable, la réinterprétation poétique d’Egoyan vient éclairer la nature complexe et compliquée du témoignage par le biais de l’image.

Figure 2

Atom Egoyan, Auroras/Chrorus, Ego Film Arts, 2007 et 2015.

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Pour Chorus, Egoyan a choisi de traduire un épisode bien significatif de la vie cinématographique d’Aurora. Lors de la promotion du film, Aurora s’est écroulée psychiquement, et comme elle n’était pas en mesure de l’assurer, sept sosies d’Aurora ont été engagées par la production afin de pouvoir poursuivre la tournée et les représentations aux États-Unis. C’est cet incident anecdotique qui a inspiré à Egoyan son choix de filmer sept femmes relatant des fragments de l’histoire d’Aurora, survivante du génocide (voir la figure 2). Dans Chorus, les femmes, toutes des actrices d’origines ethniques différentes, récitent des phrases du livre Ravished Armenia, qui sont immédiatement suivies par d’autres. L’installation crée des temporalités « disjointes » qui accentuent la position énigmatique du spectateur. Qui plus est, les sept visages, au travers des sept performances, condensent l’impossible homogénéité du témoignage. Les femmes-témoins évoquent, avec une précision factuelle, les déplacements forcés de milliers de femmes et enfants ainsi que l’épisode spécifique du viol d’une jeune femme et l’assassinat de sa mère.

En fait, Chorus mélange différents styles de rendu testimonial (ou faudrait-il dire de performance testimoniale) : les femmes parlent de façon assez directe, neutre, si ce n’est détachée, alors qu’une femme en particulier déclame les événements avec passion et émotion, voire exagération. Cette dernière est la seule d’ailleurs dont le visage sera en larmes et qu’elle finira par couvrir avec un morceau de tissu. Ainsi, Egoyan ne souligne pas seulement le contenu tragique du récit testimonial, mais également la forme de l’acte de témoigner. Comment jouer le génocide ? Le témoignage doit-il être exprimé avec ou sans pathos et tensions dramatiques ? Comment rendre l’Histoire audible après cent ans, tout en insistant sur la contemporanéité de sa négation persistante ? Et comment répondre au témoin même lorsque celui-ci est médiatisé par le jeu et la reconstitution ?

En filmant, dans le présent, des actrices qui jouent le rôle de témoins (ou des copies-sosies de témoins), Egoyan renverse l’attention sur le ici et maintenant du spectateur. À l’instar de ses longs métrages, la limite entre fiction et réalité y est poreuse et complexe, et illustre encore la fascination du cinéaste pour les questions de la substitution, du jeu-performance, et de la tension entre le naturel et l’artificiel. Il va de soi qu’il ne s’agit pas de faire du relativisme historiographique; néanmoins, quand le génocide n’est pas représenté ni transmis (comme dans le cas des Arméniens), il faut le (re)construire. Egoyan avait à l’origine intitulé sa vidéo Auroras, le pluriel désignant autant les sept sosies qu’évoquant la question de la multiplicité et du double — les sept femmes se substituent et « jouent » à Aurora pour transmettre son histoire qui dépasse la fiction. De plus, Il met en place un dispositif qui renforce et accélère la présence spectrale de la figure d’Aurora[28]. De façon significative, les femmes-témoins ne se ressemblent pas; à l’inverse, elles incarnent différents groupes ethniques (africains, européens, asiatiques), ce qui ouvre et « globalise » le propos. Avec la diversité des visages — et ainsi le refus d’un visage-type —, on pense à bien d’autres crimes de masse qui n’ont pas eu l’espace pour témoigner, ce qui, de nouveau, vient souligner la non-reconnaissance et la mise sous silence qui frappent encore le génocide des Arméniens.

On constatera un autre motif, récurrent dans les films d’Egoyan : souvent, les personnages sont pris dans des situations où ils doivent convaincre et donner leur version de la vérité. Les styles de jeu et d’interprétation différents renvoient à des auditions et, de la sorte, l’installation insiste sur l’idée qu’il n’existe pas une seule et unique façon de raconter l’horreur : concise, minimale, presque technique ou, à l’inverse, éloquente, dramatique, emphatique. Au fond, aucun procédé narratif unique et ultime ne serait véritablement en mesure de remplir ni de résoudre cette tâche. Egoyan mélange les tropes du témoignage audiovisuel et l’esthétique des performances théâtrales afin de rappeler qu’Aurora était un témoin et une victime de la Catastrophe et une actrice qui a joué la Catastrophe. En traduisant l’histoire d’Aurora — de l’arménien, sa langue maternelle, à l’anglais, des faits historiques au film hollywoodien, et jusqu’à une installation vidéo —, Egoyan appuie le destin compliqué et toujours déjà démantelé du témoignage. En procurant à Aurora des voix multiples et une « autre » visibilité, il imagine un espace multivocal qui engendre la possibilité de réponses multiples. Cet espace vient, pour ainsi dire, contrer le silence d’Aurora, à savoir l’empreinte traumatique qui n’a pas pu être reconnue par sa vie hollywoodienne[29]. Et en décuplant les visages, les actrices et les spectateurs forment ensemble, pour ainsi dire, une communauté imaginaire cotémoignante — des témoins (indirects certes) qui jouent le génocide et le regardent.

Toutefois, la solitude silencieuse consubstantielle au témoignage est palpable et dominante. Il y a toujours un décalage — un glissement — entre la singularité de la personne qui témoigne et de celle qui reçoit le témoignage, de la même manière qu’il y a inévitablement un glissement entre l’occurrence de l’Événement et son après-coup. Pour que le témoignage devienne recevable, une distorsion doit prendre place, tel un acte de traduction forcément altéré et altérant.

Le déplacement est inéluctable, et tout témoignage est toujours déjà en retard — en retard sur son expérience et en retard sur son image. Chorus accentue cette idée, puisqu’en poussant à l’excès la performance, il rappelle que l’histoire d’Aurora est une Histoire dont la transmission a été compromise. En même temps, cela vient contredire la singularité irremplaçable du témoignage[30]. Et pourtant, comme l’écrit Jacques Derrida, « [t]out témoignage responsable engage une expérience poétique de la langue[31] ».

Le spectateur, confronté aux divers visages-écrans, est ballotté, de façon similaire, entre la modalité matérielle, spatiale (le contact frontal et immédiat avec les écrans) et la modalité affective (l’inconfort ou le délogement face à l’extrême fragilité exposée), ce qui finit par produire une tension continue entre posture directe et posture fuyante. Entre proximité et transparence d’un côté, et distance et opacité de l’autre, il chavire souvent, mais le spectateur sait qu’il a, malgré tout, affaire à du témoignage. Ce déséquilibre réflexif, propre à de telles installations, est ce que Timothy Long nomme « theatroclasm », ou littéralement « the breaking of the place of the viewer », c’est-à-dire une notion qui décrit l’effet miroir par lequel le spectateur s’interroge sur sa position face à l’oeuvre d’art et l’expérience visuelle collective qui peut en découler[32]. Par ailleurs, il faudrait préciser que l’installation présentée à Berlin en 2015 se composait de divers écrans-panneaux alignés sur une rangée (faisant écho aux marches de la mort) et confrontant le spectateur-passant (traversant la place publique Maxim-Gorki) à la possibilité de ne pas voir et donc de ne pas répondre à l’image testimoniale. En effet, en « passant par là », le promeneur-spectateur[33] peut tout autant se retrouver nez à nez avec les écrans-panneaux que ne pas y prêter attention, ce qui coïnciderait non seulement avec la difficulté inhérente à voir et à entendre le témoignage propre à la violence génocidaire qu’à son silence et à son invisibilité dans l’espace collectif et public.

L’image, aussi frêle et prudente soit-elle, n’est jamais qu’une trahison de la singularité propre au témoignage. Il y a inexorablement de la fiction dans le témoignage; le témoignage est la périlleuse et erratique tentative de transmettre, indissociable d’une reconstitution. Le vrai du faux ne se mesure pas dans le contenu et l’incarnation du témoignage, car, au fond, c’est dans son adresse infinie, à la fois tangible et inaccessible, que le témoignage émerge.

Le témoignage à la limite

Toute la pertinence et la difficulté de la notion de visage, comme l’a justement souligné Levinas, proviennent du fait qu’il ne peut se réduire aux contours du faciès humain et, simultanément, qu’il n’est jamais autre à ce même visage. Ce n’est pas une contradiction mais son mode de donation : « L’Autre m’assigne avant que je ne le désigne[34]. » Si le visage ne peut se limiter à sa définition littérale, en même temps, il nous apparaît, nous affecte et nous confronte dans l’expérience sensible : « le visage s’exprime dans le sensible; mais déjà impuissance, parce que le visage déchire le sensible[35] ». Le visage est toujours choc, événement imprévisible. Dans la pensée lévinassienne, il est appel. Il est hors contexte (le mode d’apparition de l’Autre étant différent de celui des objets); l’Autre bouscule et démantèle l’espace des objets[36].

Avec l’image-témoin, « quelque chose » se passe, glisse et, sur sa lancée, démantèle l’expérience de la vision et le chez-soi du spectateur. On l’aura donc bien compris, l’approche descriptive du visage remettrait d’emblée en cause la dimension éthique (de transcendance). Dès qu’il est possible d’effectuer un portrait du visage (à la vue nette d’une bouche, d’un nez, d’un front), alors, selon Levinas, on se tourne vers autrui comme vers un objet; c’est pourquoi la meilleure façon de rencontrer autrui consiste à « ne même pas remarquer la couleur de ses yeux[37] ». Ce que Rodolphe Calin formule ainsi : « Le monde cesse d’être connaissable, thématisable, dès qu’il cesse de nous être proposé par autrui. […] En ce sens, quelque chose est dit parce que quelqu’un nous le dit[38]. »

Paradoxalement, c’est parce que le témoin ne dit rien de lui (par des signes et des codes qui façonnent la communication et la maîtrise) que la parole est garantie. Si l’image est écran et fait écran, le témoin n’en est pas moins frontal et confrontant : « On ne saurait plus radicalement dire que le témoin n’est pas celui qui a vu, mais qui est vu[39]. » On ne saisit pas un visage, mais on se laisse saisir par lui, par l’imposition de sa vulnérabilité. Cette difficulté-là est à l’oeuvre dans Entre l’écoute et la parole et Chorus, car même si les visages filmés ne sont pas dans le flou et sont donc proprement dessinés, l’expérience visuelle ne se concentre pas sur les traits faciaux, mais sur ce qui justement les transperce, les déborde et les déchire. La présence du visage consiste à se dépouiller de la forme manifeste, à se dénuder et à se dégarnir de sa propre image. Autrui apparaît dans une face ou une forme distincte, mais détachée de celle-ci dans le glissement de sa forme. La nudité des visages de Shalev-Gerz et d’Egoyan excède donc les formes et les pourtours des images matérielles. Au bout du compte, autant Entre l’écoute et la parole que Chorus désacralisent et décaricaturent le visage comme figure synoptique ou démonstrative, que l’on rattache généralement au genre du témoignage audiovisuel.

Si le visage chez Levinas est un tour de force quant à la façon d’envisager l’Autre, les travaux de Shalev-Gerz et d’Egoyan constituent, quant à eux, des tentatives de mettre en images la parole traumatique par des modes de vision en glissement.

Ce n’est pas le regard filmique porté sur l’Autre qui est indicateur d’une instance éthique, car c’est l’Autre qui nous confronte à une remise en question permanente, et infinie, de la présence perçante d’autrui. Impliquer Levinas ne repose pas sur une approche éthique au sein des pratiques des deux artistes, mais sur une radicalité qui va en deçà de toute mise en image, ou approche performative ou scénarisée. C’est dans cette tension entre condition primordiale, radicale et canevas esthétique et réfléchi que se manifeste la possibilité d’un témoignage, lequel, au lieu de délier des faits, fait advenir une relation singulière et sans retour. De la même manière que le visage, au sens de Levinas, interrompt la subjectivité englobante et totalisante, le visage du témoin perturbe la composition et la compréhension de l’image. Avec le témoignage audiovisuel, il ne s’agit pas uniquement de respecter l’espace et le temps de parole d’autrui, mais de reconnaître que la part de l’Autre suscite toujours déjà un inversement visuel et spectatoriel. Le visage sur lequel on zoome et qu’on enregistre, que l’on domestique par analogie est, avant tout, autrui qui se révèle à ma vue sans jamais être réductible et définissable à l’image et à la perception que j’ai de lui. Cette constatation n’est pas l’enseignement exclusivement métaphysique propre à Levinas, mais il se vit aussi chez le spectateur, convoqué, interpellé, interrompu.

Les glissements divers (narratifs, temporels, historiques) viennent tous cristalliser un glissement plus initial : le génocide est un événement sans images et sans paroles que le témoignage tente, en vain, de reproduire dans l’après-coup. Le témoignage ne se traduit en aucune plasticité ou adéquation narrative, et c’est cette même impossibilité tangible que ces oeuvres exposent. Elles ne cessent de nous confronter aux limites de notre vision, aux limites du récit testimonial et, en même temps, à la nécessité infinie de matérialiser l’expérience-limite[40].

Levinas a signalé le mensonge inhérent à toute configuration artistique[41], et c’est ainsi que réfléchir à la forme du témoignage nous invite à tout moment à admettre les limites de cette même forme et l’importance de la dépasser. C’est également pour cette même raison qu’il n’existe au fond aucune forme ultime plus juste qu’une autre pour montrer ou activer un témoignage propre à l’expérience de la violence radicale. Une image-témoin est toujours une image manquante, une image qui glisse, sans frein, sans retour.

Que ce soit le silence qui n’informe pas ou la déclamation dramatisée, une attente se profile, celle d’une clôture narrative ou émotionnelle. Mais l’émotion n’est-elle pas tout ailleurs, c’est-à-dire entre ? Entre les images et les sons, entre les écrans, entre les Histoires, entre les fantômes archivistiques, entre les limites du dicible et de l’indicible. L’image-témoin ne serait donc jamais, en soi, l’emboîtement d’un Tout ou le réceptacle du récit et des gestes dans la matérialité de l’image. Elle est précisément, et simultanément, la captation sans captation de l’expérience à la limite.

Témoignage et glissement

Entre l’écoute et la parole et Chorus ne satisferont pas l’impulsion archivistique et épistémologique qui induit le témoignage historiographique. Les deux artistes détachent le visage de sa fonction ordinaire de dévoilement et de preuve. Ou plutôt, les deux installations vidéo insistent sur le glissement du témoignage dont les visages oscillent infiniment « entre droiture et détour, franchise et dissimulation, rupture de l’équivoque et équivoque même — et donc aussi entre certitude et incertitude[42] ». Le glissement est ainsi cette inexorable instabilité (ou tension) par laquelle la teneur du témoignage se situe, s’exprime et se joue dans « l’entre ».

Le visage du témoin est le « lieu » du plein et du vide : tout est rendu sensible et rien n’est rendu visible, tout est donné à imaginer et rien ne fait image. C’est aussi le motif pour lequel il est à même de concentrer le témoignage traumatique. Pour emprunter les mots de Derrida, le témoin « parle en se taisant, en […] taisant quelque chose. En taisant, en gardant le silence, il s’adresse encore[43] ».

Au-delà de leurs distinctions formelles et de leurs spécificités plastiques, ces oeuvres tentent de résister à la réification du visage et, par conséquent, à l’enfermement du témoignage en une parole finale, complète, appropriable et satisfaisante. Comment, au contraire, le visage, dans toute sa complexité expressive, permet-il de concevoir le témoignage comme, avant tout, une rencontre radicale et, somme toute, impénétrable ? De surcroît, le visage est autant là où s’inscrit le langage mis à mal que là où il est irréductible. La souffrance est aussi lisible qu’illisible dans le visage, car celui-ci ne peut contenir en sa forme la frappe de l’Événement. Les deux oeuvres révèlent le visage comme expression sans clôture et montrent le silence aussi bien comme défection de sons que comme cris désespérés. Comme le formule Rancière, « l’irréparable n’interdit pas la parole, il la module différemment[44] ». Car même si Chorus est sciemment fabriqué et scénarisé, il ne fait qu’aborder le silence à rebours : performer le témoignage, c’est avant tout signaler l’abondance et la persistance du silence qui caractérise à la fois l’empreinte traumatique de l’Événement et son éviction de la scène publique.

Il faut ajouter que les deux installations ont été conçues pour être publiques au sens d’une présentation dans un espace qui ne se limite pas au territoire artistique et muséal. En investissant le champ communal et public, l’enjeu sociopolitique et collectif qui saisit l’expérience de ces images est évidemment central, engageant, côte à côte, le sensible et le cognitif, le mémoriel et l’historique. L’image, écrit Rancière, « ce n’est pas simplement le visible. C’est le dispositif dans lequel ce visible est pris[45] ».

Que ce soient les témoins des camps de la mort ou les sosies d’Aurora Mardiganian, les visages s’exposent et, parfois furtivement, péniblement mais avec droiture, glissent vers nous. Témoigner par le biais de l’image n’est jamais véritablement une affaire close et résolue; au fond, le visage qui témoigne ne peut être que bouleversant, percutant et frontal, car la violence de l’Événement glisse encore, infiniment.

C’est précisément cette limite d’appréhension de l’Autre qui forcerait l’image et la forme filmique à se repenser continuellement, par des traitements et des agencements esthétiques qui peuvent être aussi divers et contrastés que ceux de Shalev-Gerz et d’Egoyan. C’est dans leur recherche d’une forme « adéquate » que l’inadéquation (inhérente à la violence initiale) se fait sensible, et c’est cette même tension — cet entre — qui émerge dans l’image-témoin. C’est dans la scénarisation et le montage que le témoignage de ce dont on ne peut témoigner poursuit sa quête d’ancrage difficile, voire impossible. Au-delà des structures similaires et génériques du témoignage, il n’y a pas de mimétisme dans l’acte de témoigner. Et au-delà des itérations, des recyclages et des reproductions techniques engendrées par le support audiovisuel, le témoignage contient une unicité irréductible. Il ne s’agit pas d’y entrevoir une opacité pure et dure qui frôlerait l’abstraction, mais une énigme infinie étrangère aux pouvoirs de l’appropriation et de la compréhension. Le témoignage se déploie dans le entre — ni transparent ni abscons — , il advient et se cristallise dans le visage, dans sa présence singulière et frontale.

C’est d’ailleurs pourquoi témoigner serait affaire d’intermédialité[46]. Comme Eric Méchoulan l’a expliqué, l’intermédialité est une question de relation, mais de relation qui se joue en deçà des matérialités propres à chaque médium. En fait, « le préfixe en redouble le mouvement : l’intermédialité est mise en relation de relations[47] ». Cet entre offre des « possibilités de pensée » en nous rappelant que « le préfixe “interˮ vise […] à soutenir l’idée que la relation est par principe première[48] ». L’entre représenterait la possibilité d’une « réflexivité supplémentaire[49] » pour le spectateur, qui viendrait, peut-être, restaurer la réflexivité suspendue des témoins. Entre l’écoute et la parole et Chorus sont des oeuvres qui « fabriquent » la relation, celle qui a été perdue et qui ne peut que se manifester dans le présent.

L’image-témoin est donc, pour ainsi dire, traversée par l’intermédialité : un entre[50], à peine, si ce n’est pas, perceptible qui ouvre un espace envahissant et perturbateur. C’est un glissement spatiotemporel auquel ces deux oeuvres nous confrontent : temporel au sens historique, le témoignage ne pouvant que se matérialiser dans un après-coup; temporel au sens traumatique, la frappe de l’Événement produisant des décalages et des bégaiements. L’image-témoin est toujours déjà en glissement : telle une chose qui glisse, jamais à sa place, toujours sur le fil, mais pourtant captive et soumise au sort de sa trajectoire.