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Dans le champ du documentaire audiovisuel, les possibilités technologiques d’enregistrement par un simple téléphone portable et les facilités de stockage et de diffusion offertes par le web ont inspiré de multiples projets collaboratifs ou participatifs fondés sur la collecte et le partage d’entrevues et d’histoires personnelles. Ces projets ne se contentent pas de mettre en ligne une base de données de témoignages à l’état brut mais insèrent souvent les voix enregistrées dans un dispositif cross- ou transmédia, où elles entrent en interaction avec une série de textes, d’images, de documents et de sons, suivant des configurations variées. En Amérique latine, et notamment en Colombie, de nombreuses productions transmédias documentaires revisitent ainsi la tradition bien établie du genre testimonial — laquelle recouvre une série de « pratiques culturelles de dénonciation et de dissidence politique, liées à des projets de visibilisation de situations ignorées par les récits et les médias officiels[2] » — à partir de nouveaux contextes médiatiques et mémoriels, qui amènent à repenser la résistance associée à ce genre.

Le présent article se penchera sur l’un de ces projets — Cuentos de viejos — et montrera que les combinaisons qu’il opère entre un dispositif transmédia, une perspective documentaire et le choix de l’animation d’une part, et, d’autre part, entre mémoire orale, mémoire individuelle et mémoire transculturelle, permettent de cerner les contours nostalgiques d’une résistance médiatique et mémorielle aux discours officiels de ou sur l’Histoire, mais aussi à un désenchantement du monde aiguisé par le progrès des technologies numériques. Cette résistance nostalgique, bien distincte d’une simple opposition, consiste à faire s’entrecroiser une multiplicité de voix et de matériaux d’archive et d’expression, configurant une expérience affective de la mémoire qui n’est déterminée ni par le trauma ni par la dénonciation — deux éléments centraux dans la double tradition latino-américaine du documentaire et du témoignage —, et encore moins par une conception bipolaire ou nationale de l’Histoire.

Projet transmédia et approche inter(mnémo)médiale

Cuentos de viejos (Histoires de vieux) est un projet collaboratif qui inclut une plateforme web avec une base de données de plus de 600 histoires accessibles en ligne,[3] une série télévisée de documentaires animés (4 saisons d’environ 12 épisodes chacune, 2013–2017[4], objet de nombreux prix internationaux[5]) et des projets scolaires. Tel qu’il se présente, ce projet relève de la culture de la convergence décrite par Henry Jenkins[6]; il consiste à collecter et organiser des histoires personnelles (anecdotes, souvenirs d’enfance) racontées par des personnes âgées, dans l’idée de coconstruire une mémoire collective de l’Histoire à partir d’un dialogue intergénérationnel, où les voix des plus âgés sont intégrées dans les médias contemporains et ainsi « connectées » à un public plus jeune. Ce public est donc invité à participer activement au projet en faisant parler des personnes âgées sur leur passé et en les filmant. Plus précisément, les créateurs du projet prévoyaient trois modalités possibles de participation : « envoyer une histoire »; « explorer les histoires sur la plateforme » avec la possibilité de les commenter, les organiser thématiquement, les recommander ou les partager sur les réseaux sociaux, ainsi que de voter pour elles; et enfin, « réaliser un projet scolaire avec ses élèves » suivant une série de consignes précises[7]. Cuentos de viejos conjugue ainsi les deux principales approches de la participation du « public » que peut proposer un projet transmédia : approche simplement « interactive » ou « expérientielle », où les internautes interagissent avec le contenu proposé mais ne sont pas habilités à le cocréer ou le modifier (correspondant à la deuxième modalité) et une approche plus fondamentalement « participative » où « the audience can, with respect at least to a certain aspect of the project, influence on the set of components, such as the story[8] » (première et troisième modalités). Une partie des récits oraux filmés et mis en ligne par les internautes — les principales « composantes » du projet — est sélectionnée sur la base d’un concours[9] et utilisée comme fondement narratif des épisodes animés. Ceux-ci recourent à des techniques variées et des matériaux de toute sorte (dessins figuratifs et abstraits, intertextes explicatifs, objets et documents d’archives) pour rendre compte audiovisuellement des mémoires véhiculées par les voix et les gestes enregistrés.

Mon objectif est d’analyser comment la résistance en jeu dans Cuentos de viejos tient dans une expérience médiatique et mémorielle fondée sur l’importance de l’oralité et sur le geste intrinsèque à l’animation, et de montrer en quoi cette résistance relève d’une nostalgie réflexive, suivant la terminologie de Svetlana Boym[10]. Un tel objectif s’inscrit dans une approche intermédiale qui prend acte de l’apport des Memory Studies et des recherches sur la nostalgie, ou, plus précisément, de l’interpénétration entre ces champs et celui des Media Studies. Les prémisses de ce que certains appellent les Media Memory Studies — une voie de recherche inaugurée notamment par José van Dijck en provenance des Media Studies[11], ainsi que par Astrid Erll et Ann Rigney à partir des Memory Studies[12] — consistent à considérer les médias comme des supports et agents de mémoire et, réciproquement, la mémoire (éventuellement nostalgique) comme un phénomène intrinsèquement médiatisé (mediated). Si les recherches sur la nostalgie se sont constituées comme un champ connexe mais distinct de celui des études sur la mémoire[13], dans le présent article je considère la nostalgie, plus que simplement « liée au concept de mémoire[14] », comme un mode et un affect mémoriels. Le « douloureux désir de retourner[15] » à un temps passé que l’on a connu ou non ne fait pas qu’accompagner la mémoire de ce temps (qu’elle soit personnelle ou collective, communicative ou culturelle) mais lui donne sa substance et son sens.

Médiatisée, la mémoire (nostalgique) est aussi toujours-déjà remédiatisée (remediated), si l’on définit le média à la suite de Jay David Bolter et Richard Grusin comme « that which remediates. It is that which appropriates the techniques, forms, and social significance of other media[16] ». Autrement dit, comme l’écrivent Astrid Erll et Ann Rigney qui, les premières, ont importé la théorie de la remédiatisation[17] dans le champ des Memory Studies, « there is no mediation without remediation : all representations of the past draw on available media technologies, on existent media products, on patterns of representation and medial aesthetics[18] ». La dialectique entre « immédiateté » (immediacy) et « hypermédiateté » ou « hypermédialité » (hypermediacy) qui caractérise le processus de remédiatisation selon Bolter et Grusin peut ainsi être appliquée aux dynamiques de la mémoire culturelle; selon Erll et Rigney, « while “immediacy” creates the experience of the presence of the past, “hypermediacy”, which reminds the viewer of the medium, points to the potential self-reflexivity of all memorial media[19] ».

Comme tout média, le projet transmédia dont il est ici question remédiatise une série de médias antérieurs, incluant ceux qui sont l’objet d’une transmédiatisation explicite (comme le témoignage filmé, lié à une pratique documentaire établie), mais aussi ces médias primordiaux que sont le geste, le récit oral et même la voix, avec leur portée sociale et mémorielle. Il s’agira donc de cerner à la fois « l’expérience de la présence du passé » et la réflexivité impliquées par les remédiatisations à l’oeuvre dans Cuentos de viejos. Plus globalement, cet article s’intéresse aux rapports entre (trans)média et mémoire qu’impliquent le projet et en particulier la série d’animation, et pose la nostalgie et la résistance comme deux effets interdépendants et paradoxaux de ces rapports — deux modes et affects indissociablement médiatiques et mémoriels. Plutôt qu’une approche ressortissant d’une narratologie transmédiale qui consisterait à identifier les invariants de la narrativité entre les différents volets médiatiques du projet[20], la perspective ici choisie mise sur l’intermédialité comme une méthode permettant de saisir, mesurer et interpréter ce qui varie et ce qui « résiste » dans le passage et la reprise d’un média à l’autre[21], y compris lorsque l’on se focalise sur un seul média tel que le documentaire animé[22]. Pour cette approche, je m’inspire largement de Sébastien Fevry qui voit dans l’intermédialité « un opérateur de champ capable de mieux dessiner les articulations qui composent le paysage actuel des Memory Studies[23] » anglo-saxonnes. Partant d’un article de Rémy Besson qui distingue quatre compréhensions de l’intermédialité[24], Fevry a montré comment elles peuvent être mises en relation avec certaines grandes orientations des Memory Studies. Parmi les quatre paradigmes qu’il dégage, à savoir le transfert d’un même contenu de mémoire à travers différents médias, la coprésence de différents matériaux mémoriels au sein d’une même production médiatique, l’environnement ou l’écologie médiatique (numérique) pensé comme un « network memory[25] » et l’émergence de nouveaux médias mémoriels grâce au processus de remédiatisation, c’est surtout ce dernier qui sera au centre de mon analyse de ce qui résiste et ce qui « fait nostalgie » dans l’expérience médiatico-mémorielle proposée par Cuentos de viejos.

Encore faut-il préciser que la résistance en cause ici n’est pas seulement présente dans l’oeuvre étudiée, mais aussi dans l’approche inter(mnémo)médiale elle-même que je propose de lui appliquer. D’un côté, comme nous allons le voir, le projet manifeste une certaine résistance de ses créateurs aux formats et aux attentes des projets transmédiatiques contemporains (tant sur le plan du type de mémoire mobilisé que sur celui des médias utilisés), une résistance qui est susceptible de se transmettre aux spectateurs et participants. Mais du côté de la démarche, il s’agit de résister à la fois à une approche qui se limiterait à une étude descriptive du phénomène transmédiatique, dans la lignée de certaines études transmédiales (d’inspiration sociologique ou narratologique, par exemple), et, dans le champ des Memory Studies, à une perspective qui serait biaisée par un paradigme dominant, tel celui du trauma[26]. En choisissant d’éclairer l’expérience nostalgique que propose Cuentos de viejos plutôt qu’en me focalisant exclusivement sur les traumas individuels et collectifs qui y sont — certes — évoqués, j’adopte donc un paradigme théorique « résistant », quoique non strictement opposé, à ceux qui font de la violence et du traumatisme les centres de toute dynamique mémorielle.

Dans ce cadre théorique, mon analyse de la valeur résistante et nostalgique de l’expérience que met en oeuvre le projet Cuentos de viejos se développera en quatre étapes, les deux premières concernant le projet dans sa globalité et les deux dernières, plus particulièrement la série de documentaires animés. Tout d’abord, il sera utile de situer le projet dans un rapide panorama des productions transmédias documentaires et des documentaires animés en Amérique latine et particulièrement en Colombie; ce sera l’occasion de s’interroger sur la manière dont ces deux genres médiatiques émergeants résistent au modèle globalisé du transmedia storytelling et à la tradition latino-américaine du témoignage engagé. Ce tour d’horizon permettra aussi de mettre en avant certaines caractéristiques distinctives de Cuentos de viejos, notamment la nature transculturelle de la mémoire qui s’en dégage. Dans un deuxième temps, l’article se penchera sur cette expérience transculturelle de la mémoire, résistante à une mémoire nationale centripète, et l’articulera au caractère transmédiatique du projet. La troisième étape de l’analyse éclairera la valeur nostalgique de cette expérience transmédiatique en montrant qu’elle procède d’une remédiatisation de deux traditions orales à priori opposées, celle du « conte » merveilleux et celle du témoignage engagé. Finalement, l’analyse se focalisera sur le médium hybride de l’animation dans son rapport à la voix et à la mémoire, et révélera que la nostalgie mobilisée est aussi une technostalgie[27].

Commençons donc par situer le projet par rapport au modèle de la narration transmédia et à l’« expérience » qui y est habituellement associée.

Projets documentaires transmédias et documentaires animés en Amérique latine

Le storytelling transmedia est réputé produire une expérience multidimensionnelle caractérisée par une immersion renforcée dans un monde fictionnel en extension[28]. Qu’il s’agisse d’un déploiement transmédiatique postérieur autour d’une fiction originelle (c’est souvent le cas avec les séries) ou d’un projet conçu d’emblée pour être diffusé par plusieurs médias, ce caractère immersif apparaît comme central et suppose le recours à des stratégies médiatiques produisant des « effets de réel » pour « attirer l’univers fictionnel à l’extérieur du monde diégétique pour contaminer la vie réelle[29] », autrement dit à faire entrer plus profondément la fiction dans la vie du récepteur.

Quand il est utilisé dans le cadre d’un projet documentaire ou journalistique, le développement transmédiatique vise toujours à favoriser une expérience immersive, générant un fort investissement émotionnel, mais cette fois dans le but inverse d’engager le récepteur au sein de la réalité même, et non dans le monde fictionnel dont on simule l’extension[30]. On le voit, la notion d’« expérience » est au coeur de la définition du transmédia. Pour Matthew Freeman et Renira Rampazzo Gambarato, coordinateurs d’un Companion to Transmedia Studies publié chez Routledge, la transmédialité consiste en un « experiential mode of engagement and causal relationships between content and people[31] » et peut même être définie dans les termes suivants : « experience via technology, and relatedly on the creativity of audiences[32] ».

La présente étude nous conduira précisément à interroger et redéfinir cette notion d’expérience permise par la technologie à partir de ses liens avec la mémoire, cette dernière étant l’un des axes thématiques dominants dans les projets transmédias documentaires[33] ainsi que dans les documentaires animés produits en Amérique latine. L’essor que connaissent ces deux genres ou formes médiatiques émergentes depuis une dizaine d’années dans la région — et particulièrement en Colombie[34], l’un des pays qui a le plus investi dans le développement de projets numériques expérimentaux et artistiques, comme le souligne Arnau Gifreu-Castells[35] — n’est pas étranger au contexte d’une brûlante construction ou reconstruction de la mémoire collective de récents conflits nationaux dans plusieurs pays. Ainsi, si la mémoire des dictatures argentine et chilienne fait par exemple l’objet de plusieurs projets documentaires qui recourent à l’animation et/ou s’inscrivent dans un dispositif transmédia[36], en Colombie le contexte actuel d’un processus de paix toujours fragile et menacé expliquerait en partie un besoin collectif et cathartique de raconter des histoires du passé pour affronter et assimiler ses tragiques évènements[37], besoin qui s’exprime notamment dans les formes médiatiques considérées.

Ainsi, plusieurs projets transmédias colombiens se fondent sur la collecte et l’agencement de témoignages autour de la construction de la mémoire du conflit armé, comme Rutas del conflicto[38] (plateforme journalistique fondée en 2014), 4 Ríos[39] (lancé en 2016, l’un de ses médias est une bande dessinée interactive) ou Desarmados (lancé en 2017)[40]. Parmi ces projets, certains recourent à l’animation pour illustrer ou soutenir les témoignages enregistrés, les voix de victimes de diverses formes de violence liées au conflit. C’est le cas de Relatos de reconciliación[41] (Santa et Monroy, lancé en 2018) et de Reconstrucción : la guerra no es un juego[42] (projet dont le support principal est un jeu vidéo lancé en 2016), ainsi que de la série documentaire animée Las niñas de la guerra (Espinosa et Toro Bocanegra, 2012–2015) ou encore des deux versions du film Pequeñas voces (court métrage, Carrillo, 2003; et long métrage, Carrillo et Andrade, 2011), dont les animations sont basées sur des dessins réalisés par des enfants.

Les deux dernières productions mettent en avant des voix d’enfants, comme c’est aussi le cas d’autres documentaires animés colombiens explorant des thèmes différents : la série Migrópolis (Villarraga et Azcuaga, 2012), centrée sur les expériences de migration d’enfants hispanophones; le court métrage Y vos, ¿a qué le temés? (Solano et Restrepo, 2011)[43], qui explore les peurs de la vie quotidienne; ou le moyen métrage Fotosensible. La familia de Viviana (Villarraga et Fonseca, 2005)[44]. Si la série Cuentos de viejos aborde elle aussi la perception enfantine, elle la projette telle qu’elle est remémorée et racontée depuis la vieillesse. Par rapport aux autres productions mentionnées, elle présente également l’originalité de remémorer un passé plus lointain, situé entre les années 1930 et les années 1960, donc avant la rupture historique des années 1970[45].

Dans tous ces projets, le recours artistique au médium de l’animation opère une médiati(sati)on (et une remédiatisation)[46] qui permet de révéler l’état d’une mémoire traumatisée ou fragilisée par une expérience de violence, de déplacement, d’exil ou de peur, et à la fois rend possible un dépassement ou une mise à distance de ce passé traumatique ou douloureux[47], aussi bien pour les témoins eux-mêmes que pour les récepteurs, les deux positions étant susceptibles de s’échanger dans un projet transmédia. L’animation, qui suppose de la part de ses créateurs un travail d’interprétation esthétique des récits collectés, manifeste aussi un acte d’appropriation de la mémoire en jeu dans ces récits, mais l’appropriation ne débouche pas sur une expérience immersive, ce mode d’engagement généralement associé aux narrations transmédias. Les projets documentaires colombiens ou latino-américains qui ont recours à l’animation comme ressource intermédiale ou au sein d’un dispositif transmédia ne visent pas à renforcer l’immersion et la transparence — immediacy — des médias qu’ils utilisent (témoignage oral et animation) et de ceux qu’ils remédiatisent (tels que les photographies, cartes postales ou dessins préexistants) mais suscitent une conscience accrue de la matérialité et la plasticité de ces supports[48], invitant à une forme de réflexivité par rapport à leur fonctionnement mémoriel[49]. Il ne s’agit pas tant d’engager les récepteurs-participants à lutter au service d’une cause que de modifier leur vision et leur expérience du passé pour les amener à ressentir autrement leur appartenance à ce passé et au présent. De cette manière, les projets mentionnés résistent aussi bien à l’hypertrophie du témoignage[50] qu’au modèle du transmedia storytelling, y compris dans sa modalité documentaire participative développée dans une perspective activiste[51]; ils ne s’y opposent pas, mais invitent à interroger l’expérience à laquelle ces formes ou genres médiatiques sont censés donner accès.

En ce qui concerne plus particulièrement Cuentos de viejos, il me semble que ce projet invite à réfléchir aux notions d’« expérience » et de « connexion » à partir d’une perspective nostalgique. En même temps qu’il en tire parti, il invite à ressentir les paradoxes et les contradictions de la relation entre expérience et formes médiatiques numériques (relation définitoire de la transmédialité), et à résister aux attraits ou à l’aplomb d’une technologie numérique qui prétendrait se substituer à une expérience matérielle du monde, une connexion charnelle à celui-ci. Il est frappant d’observer que les trois conditions de la culture de la convergence décrite par Jenkins, à savoir la convergence de plusieurs médias dans le cadre d’une culture participative qui fait appel à l’intelligence collective[52], visent ici à recréer nostalgiquement une expérience ancestrale qui se serait perdue ou risquerait de se perdre, celle produite par la transmission d’une mémoire de génération en génération, sous la forme de récits oraux. Dans Cuentos de viejos, la nature participative et la sophistication technique du transmédia permettent de renouer avec une expérience primordiale liée au partage d’une mémoire portée par des individus. On peut reprendre ici la distinction proposée par Jan et Aleida Assmann entre « mémoire communicative » et « mémoire culturelle », à savoir, d’une part, la mémoire d’un passé récent, que l’on a expérimenté et / ou qui se transmet oralement de manière informelle et non institutionnalisée et, d’autre part, une mémoire d’une histoire plus lointaine, déconnectée de l’expérience autobiographique ou familiale, mémoire désormais transmise et formalisée par des médias et des représentations symboliques[53]. Dans Cuentos de viejos, les combinaisons transmédiatiques entre témoignages, courts métrages d’animation et projets éducatifs sont utilisées pour préserver ou même reconstituer une mémoire communicative qui risqu(er)ait d’être oblitérée par une mémoire culturelle plus institutionnalisée, donc pour maintenir vivante et incarnée la mémoire d’une époque qui tend à n’être plus diffusée que par des médias symboliques.

En même temps, contrairement à ce que l’on observe dans la majorité des projets transmédias latino-américains[54], cette mémoire communicative est ici à envisager, paradoxalement, dans un cadre transculturel. Si le choix de l’animation au sein d’une approche documentaire est souvent expliqué par le caractère subjectif de la « réalité » à représenter[55], ici elle permet aussi de résoudre ce paradoxe et d’oeuvrer en tant que langage permettant la compréhension mutuelle par-delà les différences entre les contextes culturels dont sont issus les multiples viejos érigés en témoins-conteurs. Dans Cuentos de viejos, en effet, le travail de transmédia(tisa)tion (celui de la remédiatisation par l’animation) et la nostalgie audiovisuelle qui renvoie à une oralité perdue s’allient à une conception transculturelle de la mémoire. Il convient d’examiner brièvement cet aspect dans ce qui suit, avant de revenir sur l’expérience visée et transmise par le projet.

Production transnationale et mémoire transculturelle

L’hybridité constitutionnelle du projet en termes narratifs, visuels et médiatiques se reflète dans un espace culturel multiple, à la fois local (national) et transnational. La série, coproduite et diffusée par la chaîne de télévision colombienne Señal Colombia, s’adresse au premier chef à un public colombien[56] et environ la moitié des épisodes animés sont fondés sur des récits de personnes âgées colombiennes — ce qui indique l’orientation nationale qui s’est opérée dans la récolte de ces récits, et le succès des projets scolaires associés. Mais l’origine du projet, sa conception et sa production sont éminemment transnationales. Cette origine tient dans un concept artistique (lié à la capacité de l’animation de rendre visibles les mécanismes de la mémoire) élaboré par l’Argentin Marcelo Dematei et par le Colombien Carlos Smith, co-responsables du master en animation de l’Université Pompeu Fabra de Barcelone. Le projet a pu se concrétiser quelques années plus tard, grâce à l’appui de producteurs en Colombie (HIERROanimación et Señal Colombia[57]) et en Espagne (le studio de production transmédia Piaggiodematei, fondé par Dematei et María Laura Piaggio, également argentine), mais n’était pas au départ pensé pour être colombien ou de quelque couleur nationale que ce soit[58]. L’obtention du Meilleur Projet Cross Média au Festival international du film d’animation d’Annecy et la participation au workshop cross-média Pixel Lab ont marqué des étapes importantes dans son développement.

Cette conception transnationale du projet trouve un écho dans l’ancrage géographico-culturel très varié des histoires proposées. Si à peu près la moitié des épisodes de la série sont situés en Colombie (suivant l’accord conclu avec la chaîne Señal Colombia), les autres histoires proviennent de pays divers (pas nécessairement hispanophones, même si presque tous les récits sont en espagnol), surtout d’Espagne, d’Argentine, du Mexique et de Cuba, mais aussi du Chili, de France, d’Italie, du Brésil, du Tibet, d’Algérie ou de Guinée équatoriale, parmi de nombreux autres. La volonté d’inclure des histoires d’origine diverse a poussé les créateurs du projet à en chercher activement eux-mêmes, notamment grâce à un réseau international de correspondants.

Le tout premier épisode évoque la guerre civile espagnole (« Ysabel. El miedo viene del cielo ») : la narratrice se souvient des bombardements à Bilbao où elle vivait enfant, plus particulièrement du sort d’un parachutiste allemand échoué aux abords de la ville pendant l’un de ces bombardements. Le deuxième épisode, « Hernán. El niño y la muerte », qui nous emmène dans la ville colombienne de Mompox, met en scène une situation narrative assez proche, à savoir la confrontation d’un enfant à ce qu’il perçoit comme un « monstre » ou un « diable » et à la présence de la mort (le monstre est l’Allemand dans le premier cas; un cadavre lié aux violences résultant de l’assassinat de Gaitán puis un chien féroce dans le second). D’emblée, la série prend le parti d’aborder la Grande Histoire (la guerre d’Espagne, la violence en Colombie) par le double biais d’une mémoire intime de la peur (liée à la mort) et de la perception enfantine de la réalité, une perception marquée par un prisme affectif dont rend compte l’animation.

D’emblée aussi, la série manifeste une volonté de connecter l’histoire de la violence en Colombie à d’autres « histoires » de violence (d’autres guerres d’autres pays). Les réalisateurs insistent sur cette notion de connexion, qui est centrale pour le caractère transmédiatique du projet :

[la série] fait partie d’un projet transmédia, basé sur l’intention de provoquer une expérience. Une expérience collaborative riche et complexe, qui est connectée à l’histoire locale et aux personnes qui l’ont vécue et racontée; à celles qui les écoutent, les découvrent et les enregistrent; et qui en même temps transmet des valeurs qui ont une portée globale, comme la revendication du dialogue intergénérationnel et l’implication de la communauté dans la construction de la mémoire collective [59].

Il me semble remarquable que ce besoin passe ici par un décloisonnement de l’histoire nationale et par la connexion de mémoires dans une perspective transculturelle. En effet, l’ancrage historique et géographique varié des récits rend compte d’une mémoire transculturelle—en même temps qu'il participe à la construire—, soit une mémoire caractérisée par un mouvement incessant entre différentes cultures, impliquant une circulation permanente entre les perspectives individuelles et collectives[60], qu’Astrid Erll oppose au modèle « centripète » d’une mémoire culturelle nationale. Même les récits originaires de Colombie, pris ensemble, mettent en fait en scène un territoire constitué par une série de processus de transculturation[61]; ils reflètent ou révèlent la coexistence de croyances, de traditions, de vécus socioculturels très variés au sein d’un même espace national. La perspective transculturelle intervient aussi dans le choix des stratégies audiovisuelles adoptées : l’animation permet de jouer sur des éléments visuels d’ordre culturel donnant la possibilité d’opérer des croisements transculturels (folklore local / imaginaire transnational). Par exemple, dans « Jacinta, cuando vino la vieja » (saison 2, épisode 10), les réalisateurs ont choisi de doter l’anecdote (à teneur folklorique) d’éléments visuels renvoyant à l’ambiance du conte gothique européen[62].

Il y a ainsi une étroite articulation entre la conception transculturelle de la mémoire et de l’Histoire et la définition transmédiatique du projet, qui permet de récolter et de transmettre des histoires grâce à une série de connexions croisées sur le web. Or cette articulation se fonde sur un double paradoxe. D’une part, comme déjà signalé, le développement poussé des médias numériques est utilisé pour systématiser une expérience ancestrale, celle de la transmission de souvenirs sous la forme d’un récit oral. D’autre part, la série recourt aux stratégies de l’animation 2D et 3D numérique pour renforcer non seulement le contenu de l’information historique, mais aussi et, me semble-t-il, avant tout, la force affective et sensible de son contenant, son médium, à savoir la voix. La suite de cet article va dès lors approfondir ces deux paradoxes en soulignant la nostalgie et la résistance qui leur sont associées.

Résistance et remédiatisation d’une double tradition orale : entre cuento et témoignage

Pour bien comprendre l’expérience et la résistance en jeu dans le projet, il faut examiner plus précisément les traditions orales dont relèvent les « cuentos de viejos ». On peut d’abord rappeler, avec José Manuel Pedrosa, que l’expression « cuentos de viejos » ou « cuentos de viejas » (que l’on peut traduire par « histoires de vieux » ou « contes de vieilles femmes »), lexicalisée en espagnol, a généralement un sens péjoratif dans le langage oral (des mensonges, des inventions)[63]; dans la littérature au contraire, ces cuentos ont fréquemment été encensés comme des sources de sagesse et de connaissances, témoignant du fait que, dans les sociétés traditionnelles, « ce sont les discours oraux des personnes âgées, donc de celles qui accumulent le plus d’expérience au sein d’une communauté, qui constituent les sources principales du savoir et l’instrument de base de l’éducation des jeunes[64] ».

Le concept d’expérience dont il est question dans les cuentos de viejos du projet rejoint ainsi celui que commente Walter Benjamin dans son célèbre essai sur l’art de conter, où le philosophe articule précisément cet art à une expérience fondée au départ sur une transmission orale[65]. Dans ce texte et ailleurs, Benjamin reprend la distinction dialectique d’obédience hégéliano-marxiste entre deux types ou deux formes d’expérience : l’expérience vécue telle qu’elle est ressentie dans l’immédiat (Erlebnis) d’une part, et l’expérience d’un savoir conféré par le vécu (Erfahrung) d’autre part. La première est faite de sensations momentanées tandis que la seconde se fonde sur la mémoire d’une tradition culturelle et historique. Dans « Le conteur », Benjamin condamnait le développement de l’information moderne et déplorait le déclin de l’art de conter qu’il envisageait comme une forme de communication permettant l’intégration dans le présent de l’expérience et de la sagesse de la communauté : « Le conteur emprunte la matière de son récit à l’expérience […]. Et ce qu’il raconte, à son tour, devient expérience en ceux qui écoutent son histoire[66] »; « ce qu’il sait par ouï-dire, le conteur l’assimile à sa propre substance[67] ». Benjamin considérait que « le cours de l’expérience a[vait] chuté », à la suite de cette catastrophe traumatisante qu’a constituée la Première Guerre mondiale, qui avait rendu les hommes « pauvres en expérience communicable[68] ». Comme le rappelle Thomas Elsaesser dans un article où il applique la dialectique entre Erfahrung et Erlebnis à l’expérience du cinéma[69], la première est irrécupérable comme telle : son appauvrissement, la « perte de l’expérience » est définitoire de l’expérience moderne mais ne fait que renvoyer à « l’expérience de la perte » constitutive de l’existence humaine[70] et, en particulier, de la mémoire. La nostalgie que suscite la perte de l’Erfahrung est donc une nostalgie réflexive et non simplement restauratrice[71] : elle ne vise pas la restauration d’un passé plus ou moins idéalisé que l’on sait bien perdu, mais elle génère ou accroît une conscience de l’expérience de la mémoire et du rapport au passé qui caractérise notre présent.

Une telle nostalgie de l’Erfahrung est au coeur de Cuentos de viejos : c’est comme si le projet répondait à la perte de l’oralité que regrettait Benjamin par la volonté de refonder l’expérience d’une mémoire partagée et transmise oralement — même quand cette mémoire convoque une histoire faite de guerres et autres catastrophes. Il me semble que la conception transmédiatique du projet procède essentiellement d’une nostalgie de cette expérience-là, enracinée dans une tradition du conte qui est liée à la mort et qui inclut des éléments merveilleux. Selon Benjamin, l’autorité du récit vient en grande partie de la mort, de l’expérience du mourant; or de nombreux cuentos de viejos évoquent la peur de la mort et manifestent un dépassement de cette peur. C’est justement là qu’intervient le merveilleux, incarné dans des monstres, diables et autres personnages issus d’un monde magique ou mythologique, même si souvent le narrateur explicite que ces « monstres » étaient l’objet d’une croyance enfantine et d’une superstition populaire, donc les explique et les contextualise plutôt que de naturaliser leur caractère merveilleux. Ce que le récit transmet, ce n’est pas la croyance comme telle mais la nostalgie de cette croyance (« je croyais que c’étaient des anges avec des drapeaux rouges qui accueillaient mon père »[72], confie Gloria Gaitán dans le cinquième épisode de la quatrième saison), la nostalgie d’un monde habité par des forces merveilleuses et des esprits menaçants[73].

Mais les cuentos de viejos se distinguent de ceux que décrit Benjamin en ce qu’ils ne sont pas nécessairement le lieu d’une morale ou d’une recommandation pratique — même si l’idée d’un apprentissage lié à l’expérience racontée est récurrente — et ils ne s’opposent pas strictement à l’information. Les conteurs livrent quelques explications contextuelles, mais ce sont surtout les réalisateurs qui se chargent d’expliciter l’articulation du souvenir personnel à la Grande Histoire, par l’utilisation de divers documents d’archives et, suivant une perspective didactique, dans les intertitres finaux.

Ces différences s’expliquent par le caractère hybride de ces récits, qui tiennent autant du conte que du témoignage. On peut les inscrire dans la tradition latino-américaine du récit de témoignage, qui a connu un développement important dans le contexte très politisé des années 1970, associé à l’émergence de voix de sujets alternatifs et marginaux, qui n’avaient jusque-là pas été entendues ou inscrites dans l’espace public[74]. Les témoignages sont réputés démonter une histoire hégémonique, construire une autre histoire, dans une perspective engagée et engageante envers un public appelé à la solidarité. Dans cette perspective, on peut considérer que les personnes âgées appelées à raconter un épisode de leur passé dans Cuentos de viejos sont des sujets subalternes dont la voix et la mémoire risquent de se perdre dans le flux décentré d’un monde globalisé, accéléré et numérisé; on peut considérer également que le projet reprend le modèle solidaire du témoignage à partir d’un système collaboratif où le public est appelé à chercher de nouveaux témoins pour enrichir l’expérience commune. Néanmoins, la dénonciation souvent sous-jacente aux témoignages est ici absente. Plutôt qu’une dénonciation d’injustices méconnues, les Cuentos de viejos rendent compte d’une résistance mémorielle à une vision bipolaire de l’histoire qui sépare radicalement les victimes et les bourreaux, les héros et les traîtres. De manière programmatique, dans l’épisode pilote, l’aviateur allemand parachuté à Bilbao — le « méchant » de la mémoire collective de la Deuxième Guerre mondiale — devient une victime de l’ire populaire, cruellement mis à mort par une foule en colère. Les différents conteurs sont issus de familles ou situations sociales et politiques parfois opposées (par exemple, en Colombie, certains viennent d’une famille conservatrice, d’autres d’un milieu libéral), mais ils sont unis par leur expérience commune de souffrance et d’incompréhension face à la violence. On trouve là cette résistance éthique propre à la nostalgie réflexive selon Svetlana Boym : « [i]f ethics can be defined as rules of human conduct and relationship to others, then the ethical dimension of reflective longing consists in resistance to paranoic projections characteristic of nationalist nostalgia, in which the other is conceived either as a conspiring enemy or as another nationalist[75] ».

En lien avec le genre du témoignage, on pourrait rattacher les récits oraux filmés du projet au trope documentaire des talking-head interviews. Mais par rapport à cette tradition médiatique qui, comme le souligne Annabelle Honess Roe, repose sur le présupposé d’authenticité et de véracité du témoignage[76], il est important d’insister sur le fait que la teneur informationnelle des récits n’est ici pas totalement fiable. Les personnes âgées manifestent de manière diverse la fragilité de leur mémoire (imprécisions, doutes, confusions) et commentent ou soulignent même à l’occasion le caractère incomplet de cette mémoire et donc de leur récit[77] ou bien insistent sur l’activité de remémoration (avec des phrases telles que « recuerdo tanto… » ou « no lo puedo olvidar »). Ce registre conversationnel et intime de la voix apparaît comme un gage d’authenticité et produit un effet d’« immédiateté » (immediacy); la voix tremblante et la mémoire fragile des conteurs-témoins renforcent la confiance du public en leur sincérité et déterminent en grande partie son intérêt pour leurs récits. La dernière étape de notre analyse consiste maintenant à examiner ce qu’apporte le médium de l’animation à ces deux éléments centraux (voix et mémoire) dans le projet transmédia, de manière à éclairer la valeur de résistance associée à la nostalgie qu’ils suscitent.

Résistance technostalgique : les voix et l’animation de la mémoire 

Si l’on reprend la terminologie d’Annabelle Honess Roe, on peut dire que dans la série Cuentos de viejos les fonctions substitutives de l’animation documentaire alternent avec sa fonction d’évocation, et sont souvent dépassées par cette dernière[78]. En effet, la diversité des techniques et des matériaux utilisés dans les épisodes animés vise non seulement à représenter et reconstituer l’environnement spatial et temporel évoqué (et donc à renforcer le contenu de l’information historique), mais aussi à rendre compte du processus mémoriel lui-même, processus chargé d’affects qui transparaissent dans les modulations de voix des conteurs. L’animation, qui met en scène une personne âgée occupée à raconter ses souvenirs (par le procédé de la rotoscopie) et un personnage enfantin face à une épreuve, rend compte à la fois de la perception enfantine des évènements reconstitués par la mémoire et de l’action de l’imagination dans cette reconstruction mémorielle, avec toutes ses distorsions et ses mélanges[79]. Tant cette perception que cette mémoire sont déterminées par des affects, qui ne sont pas toujours explicités sous la forme d’émotions ou de sentiments dans le récit mais sont perceptibles dans la voix des conteurs. Certaines théories de l’affective turn distinguent les affects des émotions : les secondes seraient de nature sociale et liées à une conscience morale tandis que les premiers consisteraient en une réponse corporelle, « the body’s response to stimuli at a precognitive and prelinguistic level[80] ». En jouant sur la fluidité et la force symbolique des formes et des couleurs, qui passent de la figuration à l’abstraction et inversement, l’animation de la série Cuentos de viejos met en scène de tels affects, ceux éprouvés dans l’enfance et qui ressurgissent dans le processus de remémoration et dans la voix.

En tant qu’elle incarne « the very coincidence of the quintessential corporeality and the soul[81] », ce lieu affectif entre matérialité et spiritualité ou conscience, lieu à la fois d’un excès et d’une absence de corps[82], la voix est le lieu d’une double expérience qui est objet de nostalgie dans un monde à la fois dématérialisé (numérisé) et déspiritualisé ou désenchanté. Dans la série, le procédé de la rotoscopie[83], qui suppose une connexion indexicale au monde réel, au corps du témoin (l’image rotoscopiée étant calquée sur une image réelle), rend compte de la puissance d’évocation de la voix et son rapport unheimlich au corps[84] et à ses affects. Plus précisément, l’alternance entre le procédé de la rotoscopie, qui présente un corps animé d’une vibration constante, et des procédés divers d’animation 2D et 3D qui mettent en mouvement aussi bien des jouets et objets quotidiens que des figures humaines et imaginaires, manifeste la double épaisseur de la voix, ancrée dans un corps mais capable d’en hanter — d’en affecter — d’autres, et de susciter dans d’autres esprits une multitude d’images.

Le rôle de l’animation par rapport à la voix permet d’éclairer un autre aspect de la résistance à l’oeuvre dans le projet, celui d’une mémoire nostalgique non seulement d’un monde passé et d’une perception enfantine de ce monde, mais également d’un rapport au monde marqué par la sensibilité sonore et la matérialité physique. Cette matérialité est aussi mise en avant dans le type de techniques et de matériaux d’animation utilisés, comme on le perçoit dès le visionnement du générique initial de la série. On y voit un bateau de papier couvert d’écriture (soit un document d’archives ayant la forme d’un jouet) (voir la figure 1), se transformer en jouet (voir la figure 2) puis en une photographie de bateau en noir et blanc, laquelle est avalée par une baleine avant de reprendre son aspect initial (voir la figure 3); le bateau est finalement recueilli par un grand-père (voir la figure 4) qui le donne à son petit-fils. Le caractère tactile de la scène est renforcé par la texture de l’arrière-fond, constitué par une feuille de papier lignée et froissée.

Figures 1, 2, 3 et 4

Captures d’écran du générique de Cuentos de viejos, mis en ligne le 13 septembre 2014, https://www.youtube.com/watch?v=hkqHMnuCIT4&t=12s (consultation le 4 septembre 2020). Crédits.

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Le document-jouet métamorphique, l’archive devenue objet animé représente bien une mémoire hybride, multiforme et mobile, mais aussi une mémoire incarnée dans des gestes manuels. Ainsi, tout au long de la série, les documents d’archives d’origine aussi bien privée (jouets, photographies personnelles) que publique (coupures de presse, affiches, cartes postales, etc.) sont appropriés au sein d’une image animée qui, même quand elle est numérique, vise à transmettre la sensation d’un dessin artisanal, d’une esquisse prête à se métamorphoser, renvoyant à la matérialité du geste et à la texture du papier[85].

Le travail d’animation de la série, tout comme d’ailleurs le design de la plateforme du projet (dont la bannière présentée ci-dessous donne un bon aperçu) (voir la figure 5), peuvent être caractérisés comme « technostalgiques », la technostalgie désignant selon Tim Van der Heijden « the reminiscence of past media technologies in contemporary memory practices[86] ». Au sein d’un projet transmédia basé sur des ressources numériques, il s’agit d’une nostalgie pour le dessin manuel (un dessin animé par un geste) et pour des dispositifs médiatiques et mémoriels anciens tels que le cahier de notes, le carnet de croquis ou l’album de photographies, dispositifs qui sont clairement remédiatisés dans plusieurs épisodes.

Figure 5

Capture d’écran de la bannière du site web du projet, Cuentos de viejos, mise en ligne en mai 2013, http://cuentosdeviejos.com/que-es-cuentos-de-viejos/, (consultation le 4 septembre 2020).

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Conclusion

Dans un article consacré aux relations entre héritage et résistance politique ou textuelle qui se jouent dans le recours aux films d’archives, David M. J. Wood propose que les productions audiovisuelles qui utilisent consciemment des technologies dépassées « engage with the interplay between technological obsolescence, audiovisual nostalgia and cultural memory, and confront the notion of linear artistic, technological and social progress[87] ». C’est le cas aussi du projet et de la série Cuentos de viejos, où la résistance au progrès tient notamment dans une nostalgie pour le médium primordial de la voix et dans une animation qui, par-delà la diversité de ses techniques, fait toujours sentir la matérialité, la corporalité du geste à l’oeuvre dans le dessin, dans le tracé ou dans le jeu des archives. Cette dimension matérielle et affective s’avère centrale dans le processus mémoriel et l’expérience qui nous sont proposés, en tant que spectateurs de la série et des témoignages, et en tant que participants potentiels au projet. L’expérience en question ne relève pas d’un engagement explicite en termes politiques et n’est pas non plus liée à un trauma, mais consiste en une connexion affective à une voix et une mémoire d’un passé qui amènent à ressentir le présent autrement. L’image animée, le geste graphique qui rejoue la mémoire dans le présent, vient donner au témoignage autobiographique la force d’enchantement du cuento et vient faire du cuento le témoignage d’un monde (d’une expérience du monde) perdu, mais aussi un lieu où peut être retissé le lien à ce monde — grâce à celui qui unit les paroles des anciens aux dessins des plus jeunes (les réalisateurs). La nostalgie qui opère dans cet espace transculturel, entre conte et témoignage, ne vise pas à restaurer un état du monde ancien, mais engage une réflexion sur le présent. En même temps qu’elle est pleinement affective, cette nostalgie est en effet aussi source de réflexivité, en ce qu’elle manifeste une résistance latente au désenchantement du présent, à notre époque post-numérique marquée par la virtualisation des supports et des contacts humains, par la rupture entre les générations et le repli identitaire sur la culture locale ou nationale. Selon Boym, précisément, la nostalgie reflexive « resists both the total reconstruction of the local culture and the triumphant indifference of technocratic globalism[88] ». Cette résistance est ici paradoxale, puisqu’elle s’exprime grâce aux technologies numériques qui permettent le dispositif transmédia, et qu’elle requiert ce même dispositif pour être transmise et partagée. Un tel paradoxe ne mine pas mais approfondit plutôt la portée de la résistance, et invite à réfléchir de manière critique aux rapports entre médias numériques, expérience et affects.