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Figure 1

Arnold Böcklin, L’Île des morts, huile sur bois, 80 × 150 cm, Musée des Beaux-Arts de Leipzig, version de 1886.

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Ouvert sur l’enquête policière menée par le marshal Teddy Daniels dans la prison psychiatrique d’Ashecliffe, le film Shutter Island de Martin Scorsese en 2010 se referme sur la révélation d’une autre identité du personnage — Andrew Laeddis, patient soigné à Ashecliffe — et sur le diagnostic de névrose paranoïaque qui le condamne à une lobotomie transorbitale. Lorsqu’ils tentent de départager dans la trame du film la réalité et le fantasme, les exégètes se rangent d’ordinaire à l’explicitation finale fournie par le docteur Cawley lors de la séquence dite « du phare[1] » : les péripéties de l’enquête et les hypothèses qu’elle soulève ne seraient que les fantasmes d’un schizophrène, ancien GI traumatisé par la découverte du camp de Dachau puis par la mort de sa femme et de ses enfants. Le film transcrirait ainsi fidèlement le roman de Dennis Lehane[2] paru en 2003, et nous ferait partager une stricte vision subjective issue de la paranoïa du personnage. Et pourquoi chercher plus loin, puisque Martin Scorsese dans ses déclarations ne revendique rien d’autre[3] ?

Mais en choisissant pour l’île imaginaire au large de Boston le nom de Shutter Island, Dennis Lehane désignait volens nolens la complexité du devenir-cinéma de son roman : shutter est le terme technique qui désigne en effet l’obturateur de la caméra et du projecteur, générateur de cet « entre-images[4] », de cet obscurcissement qui les sépare : se cache donc là un invisible, un indicible qui vient fissurer dans l’expérience filmique l’apparente cohérence narrative.

C’est pourquoi le film de Scorsese se prête à une réflexion sur la fable et sur sa transposition du domaine littéraire au domaine filmique. Le terme même de fable est sémantiquement contradictoire. De l’Antiquité jusqu’au 19e siècle, le genre littéraire de la fable désigne une invention qui s’affranchit du réalisme de la représentation pour un détour par l’imaginaire, ce que privilégie la notion commune de fabulation. Mais en même temps cette fabulation entretient un rapport avec la vérité, comme le souligne Aurélia Gaillard pour qui la fable désigne « toute représentation où le détour par la fiction est un mode d’accès à la vérité[5] ». La notion de fable est alors indissociable de sa morale, et des valeurs qu’elle veut démontrer. Le terme désignera donc ici un récit proposant la découverte et l’adhésion à une interprétation du monde et de soi, objet de croyance véridique.

C’est en ce sens que nous parlerons de la fable — ou des fables — du film, pour problématiser la définition aristotélicienne que rappelle Jacques Rancière au prologue de son ouvrage La Fable cinématographique[6] (2001) : « l’agencement d’actions nécessaires ou vraisemblables qui, par la construction ordonnée du noeud et du dénouement, fait passer les personnages du bonheur au malheur, ou du malheur au bonheur[7] ». Si la fable se trouve « contrariée », c’est que l’expérience filmique contredit l’univocité du sens porté par le récit, parce qu’elle est vécue à travers l’impact physique et affectif des matières vivantes inscrites dans le son et la lumière : « La vie ne connaît pas d’histoires. Elle ne connaît pas d’actions orientées vers des fins, mais seulement des situations ouvertes dans toutes les directions[8]. »

Le film de Martin Scorsese ouvre à une triple interrogation sur l’articulation de la fable et du sens. Tout d’abord l’imbrication, reprise du roman, entre deux versions contradictoires de la vérité vécue par le personnage de Teddy tire sa force de ce qu’elle met en oeuvre des programmes de vérité contradictoires[9], entretenant mystère et confusion sur la « croyance » qu’il faut leur accorder, pour énigmatiser la notion même de morale porteuse de valeurs. Un film comme Shutter Island, contrairement aux films de pur jeu d’inversion comme Usual Suspects[10] (1995), pose alors le problème de la connaissance, de la recherche d’une vérité, dans une fable dont la « morale » est précisément de désigner le doute devant une vérité extérieure aux forces qui s’opposent et construisent les programmes de vérité des personnages, mais aussi le programme de vérité du spectateur : cette notion, empruntée à Paul Veyne, nous permettra une première approche de la force d’impact de Shutter Island.

En second lieu, cette indécision des possibles se trouve augmentée d’une contradiction sise au coeur même de l’expérience cinématographique, qui articule une expérience intime engageant les affects sensibles du spectateur, et une expérience partagée dans un rituel fortement socialisé. Le film de Scorsese se propose précisément comme fable ouverte à la fois sur la vérité historique de la découverte tragique des camps nazis en ce qu’elle interroge tout système d’état, et sur la difficulté pour l’individu de préserver dans un tel monde sa raison et son identité. Avec l’appui des travaux de Pierre Legendre[11], pour prolonger les réflexions d’Étienne Balibar sur la psychologie des foules, nous éclairerons cette articulation de l’intime et du collectif, qui fait de la fable cinématographique une instance de représentation complexe à travers une double expérience du Miroir, où se joue l’équilibre de la raison.

Un troisième facteur contribue à cet inquiétant obscurcissement : la fable contradictoire que proposait le roman de Dennis Lehane, mais qui se résolvait dans une explicitation à sens unique, est rendue bien plus complexe par le traitement filmique. Les notions d’autorité narrative et de régime d’images doivent être prises en compte pour l’ambiguïté qu’elles apportent, et le trouble qu’elles construisent pour le spectateur. Plus profondément, du point de vue des processus d’interaction plus larges entre les médias, les échos que réveille le film dans les mémoires d’images et de sons du spectateur — images de cinéma, images picturales, images mythologiques, emprunt aux oeuvres musicales —, contribuent à renforcer tant son investissement affectif que la complexité du discours que suggère le film.

Fabulations et régimes de vérité

Revenons sur le rôle de la fable pour le personnage qui focalise le déroulement filmique. La question pour Teddy / Andrew est de faire face à la coexistence de deux fables : celle qu’il porte, à savoir celle d’un dérapage monstrueux des institutions de l’État, oublieuses des découvertes des camps et prêtes à basculer dans une folie justifiée en 1954 par la lutte contre le communisme dans le contexte de la guerre froide. C’est le combat d’un marshal au nom de la morale, pour le respect des individus, dans un affrontement avec une institution où se pratiquent en secret des expérimentations médicales terribles. Cette fable sera explicitée lors de la rencontre de la grotte avec la « véritable » Rachel Solando. Mais Teddy fera connaissance, au terme de son trajet, avec une seconde fable, à savoir le récit que lui propose, ou lui impose, le docteur Cawley de son basculement dans la folie, après le meurtre de sa femme et l’assassinat de leurs trois enfants, en 1952; fable qui s’appuie sur les jalons de flash-back où il revoit Dolorès et sa fille morte, et que construit et explicite la rencontre du phare.

Chacun de ces deux personnages centraux construit ainsi son identité sur un récit qui articule son « idem » et son « ipse[12] » : il lui faut parvenir à une représentation qui préserve la cohérence de ses actes et de ses désirs, unifiés par l’affirmation d’un projet qui fonde sa croyance dans sa liberté d’agir : celle d’un sujet de sa propre histoire. Le récit qui justifie Teddy dans son désir d’agir suppose qu’un ancien GI, marqué par les horreurs découvertes à Dachau et l’expérience de la vengeance brutale, est devenu marshal pour défendre la justice dans une société libre; traumatisé par la mort de son épouse, il se donne pour mission de dénoncer le basculement des services secrets dans une manipulation monstrueuse des criminels internés dans la prison psychiatrique d’Ashecliffe, afin d’en faire des zombies manipulables pour la lutte anticommuniste. Cawley se construit en tant que psychiatre proche de la psychanalyse, opposé aux pratiques chirurgicales et médicamenteuses[13] : il dit tenter de sauver un patient atteint de schizophrénie en mettant en scène un jeu de rôle d’une extrême complexité, en fonction du délire d’Andrew et du déni de la réalité de son crime contre sa femme, après qu’elle a noyé leurs trois enfants.

La particularité de cette double fable est que chacun de ces récits enferme l’autre dans une détermination subie : celle de la maladie psychiatrique pour Teddy ou celle de la manipulation par les agences secrètes de l’État pour Cawley. Deux récits dont chacun exclut l’autre, mais dont chacun aussi se fonde sur l’existence de l’autre : dans la fable de Teddy sur l’État en folie, le récit psychiatrique que veut lui imposer Cawley est le moyen d’éviter son enquête, les « soins » dont il va être victime font partie du complot. Dans la fable de la folie d’Andrew, la fable du crime d’État est une manoeuvre de déni qui prouve son incurabilité.

Le lien de la fabulation avec la possibilité d’agir vaut aussi pour le spectateur, en tant qu’instance narrative sollicitée par l’expérience filmique. Celui-ci doit pouvoir esquisser et construire un possible narratif, et sa capacité à agencer dans une forme crédible pour lui les diverses propositions portées par les personnages est indispensable à la préservation de son pouvoir face au film, de son pouvoir dans le film.

Paul Veyne a proposé la notion d’« imagination constituante[14] » pour désigner « le fait que chaque époque pense et agit à l’intérieur de cadres arbitraires et inertes ». Les mythes, les fables, les fictions participent à la fabrique de ce que nous vivons comme la réalité : une construction de nos imaginaires que notre croyance institue en vérité, un bocal où nous nous enfermons. Paul Veyne ajoute : « une fois qu’on est dans un de ces “bocaux”, il faut du génie pour en sortir[15] ». Car les vérités construites qui nous enveloppent sont le résultat d’un rapport de force, qui sous-tend l’existence de « programmes de vérité » contradictoires. Le film de Martin Scorsese met en oeuvre cette « diversité sociale des croyances », transformée ici en puissant moteur dramatique dès lors que « les rapports entre vérités sont des rapports de force[16] » entre groupes d’intérêt, instances de pouvoir auxquels l’adhésion au parcours du héros nous amène à nous opposer. Ce que vivent les deux protagonistes du film peut en être éclairé : le combat du marshal est en ce sens à la fois perdu d’avance, et tentative de briser un consensus porté par la fable psychiatrique. Celui du docteur Cawley tente de construire une vérité alternative de la psychiatrie, et ce combat serait également voué à l’échec. Paul Veyne souligne que la connaissance « est le produit de ces forces, elle n’est pas le reflet de son objet[17] ». C’est à cet affrontement que nous fait participer Shutter Island, et notre inconfortable position d’arbitre[18] amené à valider l’une ou l’autre des forces en conflit pose la question de l’autorité, du garant qui pourrait déterminer notre croyance face à la contradiction des deux récits antagoniques qui nourrissent l’action de Teddy Daniels et du docteur Cawley. Même si nous n’en sommes pas conscients, nous en appellerons à nos partis pris éthiques et politiques dans les conflits qui nourrissent tant l’histoire de la guerre froide que celle de la psychiatrie[19], conflits idéologiques et moraux qui se prolongent et nous impliquent toujours aujourd’hui.

En fin de compte, c’est la crédibilité même de la fable comme vecteur de vérité qui se trouve ébranlée. Le docteur, lors de son premier entretien avec le marshal, évoque le comportement de la patiente disparue. Dans le déni de ses crimes d’infanticide, elle affirmait que la prison était en fait son chez-soi : « Elle a élaboré une fiction où elle nous distribue les rôles ». Cela désigne la fabulation comme protection face à une réalité trop dure à affronter. Mais celle qui triomphe in fine dans les assertions de Cawley lors de la séquence du phare ne peut-elle être aussi une protection contre la révélation d’un Texte social[20] monstrueux, visant à défendre les intérêts d’un groupe dominant : agences de sécurité d’État, institutions psychiatrique et pénitentiaire ?

Dans les deux cas, il ne s’agit pas d’une vérité préexistante, mais ce sont les signes, les écrits, les mots qui la construisent, comme le dit J. C. Passeron, cité par Paul Veyne : « listes et tableaux, cartes et classifications, concepts et diagrammes ne sont pas la pure et simple transcription d’énoncés qui leur préexisteraient; mais ils font surgir, sous la contrainte de la logique graphique, assertions, rapprochements, adjonctions[21] ». En miroir des indices semés sur le chemin du marshal — message codé, formules énigmatiques des pensionnaires, nombre et numéros des détenus —, la vérité censée s’imposer dans la scène du phare s’échafaude bien par le tableau des anagrammes, les photos que brandit Cawley. Le film imbrique ainsi deux parcours de construction qui veulent chacun imposer leur partition de l’imaginaire et du réel; il est une fable de l’initiation en tant que creuset de rapport de forces où se forgent les histoires. Impossible ici de trancher qui de la violence attestée par l’Histoire récente, ou de la violence des fantasmes révélés par la psychiatrie devrait invalider l’autre. Nous sommes alors otages d’un rapport de forces sociales qui nous dépasse.

La violence de l’articulation de l’intime et du collectif 

En préservant l’incertitude entre deux programmes de vérité, le film confronte le spectateur à une autre interpellation : le rappel de la violence qui articule l’intime et le collectif dans la mise en cohérence du vécu et de l’agir. La possibilité d’une fable comme moyen de compréhension du monde se trouve menacée par cette articulation conflictuelle entre l’identité sociale fondée sur l’adhésion, la foi dans une morale collective, et l’intimité organique du vécu, ici celle des traumas de la découverte de Dachau, puis de la mort qui frappe femme et enfants, attribuée au départ à un incendiaire. C’est dans cette articulation que la fable du film trouve toute sa force d’interrogation anthropologique. En nous confrontant à une double fabulation dont chacune menace l’intégrité physique et psychique de Teddy, le film renvoie le spectateur au conflit d’identité qui sous-tend sa relation au Texte social, et à l’angoisse intime née du refoulement des traumas collectifs. Sandra Meiri et Odeya Kohen Raz ont ainsi consacré au film Shutter Island une étude qui relie l’angoisse de culpabilité intime de Teddy / Andrew à la culpabilité collective refoulée par la société américaine du fait de la non-intervention des Alliés avant 1945 face à la réalité des camps, qui leur était pourtant connue bien avant la libération[22]. Nous voudrions dans le même sens revenir sur l’imbrication de cette articulation douloureuse de l’intime et du collectif dans le noeud narratif du film.

Figure 2

Image du documentaire filmé par George Stevens à la libération de Dachau. Descriptif de ce film sur le site Web du U.S. Holocaust Memorial Museum de Washington https://collections.ushmm.org/search/catalog/irn1000128 (consulté le 14 février 2024).

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L’enquête de Teddy repose sur la fable de la perversité mortifère des instances garantes de l’État. Elle met en garde contre un risque de basculement du collectif dans la folie — ce que désignaient les films de Fritz Lang autour de 1933–1939 —, en dressant une figure porteuse de résistance : le marshal Daniels aura-t-il la réussite du procureur Wenk ou de l’inspecteur Lohmann[23], trouvera-t-il le relai de « lanceurs d’alerte » ? Ou sera-t-il entraîné lui-même dans la folie tant il est difficile de garder sa raison quand autour de soi le Texte social auquel on croit devient fou ?

La fable de la fragilité psychologique de l’individu, assénée au final par Cawley, acte la nécessité de l’enfermement et du soin, fût-il le plus radical, pour préserver la croyance dans le Texte social : Andrew Laeddis doit être ramené à la raison, faute de quoi le soupçon né du choc de Dachau et porté contre le pouvoir caché qui fédère la société risque de fissurer la communauté. La capacité de l’individu à affirmer son vécu du doute devant la violence inhérente à l’ordre social trouve pour réponse le triomphe des thérapies les plus radicales sur celle qui préserve la prise en compte de la complexité du vécu.

On doit souligner le travail de condensation opéré par le film autour de cette articulation : éliminant la longue liste des traumas de la campagne d’Europe dressée dans le roman, qui relativise le choc de la découverte des camps, il fait de la libération de Dachau le seul noeud de la souffrance de Teddy : autour de cet épisode, des images glaçantes inspirées du film de George Stevens, de la violence de la fusillade attestée par le rapport Whitaker[24], le film imbrique ce rappel d’une crise historique de civilisation dans l’intimité viscérale du personnage : si Teddy parle allemand, s’il est obsédé par la musique de Mahler[25], c’est d’avoir à la fois heurté de front le dérèglement absolu des instances de l’ordre social et vécu le basculement de l’agir dans les pulsions de cruauté les plus violentes[26].

Étienne Balibar revient dans un article de 2016 sur l’essai Psychologie des foules (1921)[27]. Il montre comment Freud y entreprend, contre l’autorité de Le Bon[28], de dépasser l’opposition entre psychologie individuelle et psychologie collective, en affirmant que « l’individuel et le collectif relèvent d’une seule structure, dont ils constituent des pôles ou des fonctions eux-mêmes réversibles[29] ». Chez Freud, « les processus affectifs et cognitifs qui dégradent[30] » les capacités de jugement du sujet et la rationalité du collectif « s’appliquent d’abord aux institutions de l’ordre établi[31] ». Ceci évoque irrésistiblement l’institution médico-pénitentiaire d’Ashecliffe : « Il faut considérer ces institutions comme des mécanismes de défense contre les phénomènes de désagrégation qui les menacent toujours de l’intérieur, et contre lesquels elles doivent mobiliser en permanence les puissances de la pensée et de l’affectivité inconsciente, qui sont pourtant fondamentalement de même nature[32]. » Balibar souligne que Freud présente la relation de l’intime au collectif comme un « modèle névrotique[33] », où la violence de la relation nourrit une force de soumission toujours menaçante pour la raison tant au plan collectif qu’individuel. Cette approche « fait de l’inconscient la matrice ou le jeu de représentations et d’affects, qui “fixe” les individus dans la modalité d’une liaison collective, ou d’un conformisme collectif, ou au contraire les précipite dans l’incontrôlable d’une “déliaison” subversive ou autodestructrice[34] ».

La position d’arbitre narratif imposée au spectateur de Shutter Island le renvoie directement à la violence qui articule le vécu intime de Teddy au fonctionnement d’une institution de l’ordre établi. Si névrose et psychose il y a, ne tiennent-elles pas à ce jeu de boomerang où la folie frappe tour à tour celui qui la dénonce chez l’autre ?

C’est une perspective anthropologique voisine qu’explore Pierre Legendre dans sa réflexion sur l’anthropologie dogmatique[35]. La fable est d’une part au coeur de la construction symbolique des groupes humains : c’est la fonction anthropologique des discours mythologiques. Le rôle des images partagées est ici fondamental, en ce qu’elles instituent une scène des images qui, par les affects qu’elle mobilise pour chaque individu du groupe rassemblé, assure l’adhésion « magique » à un totem social à la fois révélé et caché en tant qu’instance garante d’un Texte social.

Mais la fable est aussi fondatrice de la conscience de soi, de la constitution pour chaque individu d’une « identité narrative[36] », comme le montrait Paul Ricoeur : le récit, qu’il s’agisse de la fable personnelle, ou de l’engagement dans l’activité narrative face aux images rencontrées — ce qu’initie selon Jacques Lacan l’expérience du Miroir[37] —, est acte de séparation de soi et du monde, double constitution du sujet narratif et de l’objet raconté.

Pierre Legendre propose de donner une dimension sociale au « paradigme du Miroir » posé comme constitutif de la notion d’identité, à travers une symétrie : dans le Miroir prend naissance le discours du sujet qui lui permet de s’approprier le monde comme objet distinct, ce qu’il appelle « la grande affaire de la division inhérente à la logique langagière : pour que le monde soit représentable à l’homme, ce monde doit lui appartenir comme image, et d’abord image de soi[38] ». Mais, de même, dans le Miroir social « va s’inscrire l’équivalent d’un scénario, le discours des images qui permet le fonctionnement institutionnel », ce qui suppose des « procédures rituelles destinées à “faire voir le principe”, c’est-à-dire à fixer le postulat unificateur d’une société[39] ». Il y a donc nécessité pour toute société de construire une scène et un espace d’images qui instituent à la fois la figure étatique comme sujet-garant, et l’individu dans son identité sociale : ce qu’il condense dans la notion d’anthropologie dogmatique. Cette double institution du collectif et du sujet prend ainsi appui sur l’expérience première du Miroir, fondatrice de l’identité et liée à la construction de la conscience dans le langage.

Le film de Scorsese tire une force particulière de l’articulation de tous ses éléments autour d’une menace d’effondrement de la raison, ouvrant vers un abîme de déraison. Cette menace nourrit l’expérience filmique du spectateur. Elle concerne en même temps, dans un jeu constant de miroir, le domaine de la subjectivité au bord de la folie sur la scène privée de l’individu, et celui de la raison sociale à préserver comme condition de l’adhésion à des institutions justifiées par une normativité morale. Dans les deux cas, la question posée est celle de la possibilité de rétablir la Raison contre la Dé-raison. C’est là pour Pierre Legendre l’enjeu même de toute fabulation, de tout récit, de tout discours mythologique.

Dans ce schéma, le « jeu de rôle » qui met en scène le désir d’enquête d’un malade paranoïaque, et que le docteur Cawley revendique comme moyen thérapeutique, consiste à déplacer le questionnement du personnage principal de la scène privée du sujet sur la scène sociale collective. En articulant l’une à l’autre, le film repose sur le lien nécessaire qui unit les deux scènes d’une expérience spéculaire, dont la concaténation s’accomplit avec l’image qui inscrit le visage de la fille morte de Teddy dans la vision des corps amoncelés de Dachau. Sur la scène privée, se joue l’expérience narcissique dans laquelle le Miroir offre au sujet de constituer son identité grâce au nouage de son corps, de son image et du mot qui va les nommer : toute la narration du film repose sur l’énigme des noms, la difficulté à se nommer pour s’identifier. Sur la scène sociale l’enjeu est de constituer une Instance, support d’une légitimité de la parole : police d’investigation, médecins, sont les images qui devraient renvoyer à un « Texte » implicite garanti par une instance suprême normative. Là aussi, toute l’intrigue repose sur la difficulté de cette identification. Qui est le compagnon de Teddy : le policier Chuck, ou le docteur Sheehan ? Qui sont les médecins : d’anciens nazis, des apprentis sorciers, ou des figures d’un savoir scientifique ? Qui sont le directeur et le sous-directeur de la prison : les gardiens d’un ordre social justifiable ou l’accaparation de cette fonction par une force brute renvoyant toute société au chaos des pulsions, comme l’ont fait les agents nazis à partir de 1933 pour l’Allemagne, puis l’Europe ?

Le double programme narratif de Shutter Island interpelle frontalement cette dualité de la fable. Il entre alors en résonance avec la dualité contradictoire de l’engagement du spectateur dans l’expérience filmique : du côté de l’intime, c’est un engagement sensoriel et affectif, supporté par les matières des images et des sons, dans leur relation vivante avec une mémoire d’images qui nourrit son vécu. En même temps, l’engagement narratif se nourrit du besoin de sens, de signification en tant que clôture éthique du récit, ce qui met en jeu pour le spectateur l’identité fondée par son adhésion à un groupe social.

La fable filmique au-delà de la fable romanesque ?

S’il faut accorder à la scène des images, et donc à la part qu’y prend le cinéma, un rôle déterminant dans l’articulation du vécu intime et de la construction d’une identité collective, force est à présent de prendre mieux en compte ce qui dans la fable cinématographique proposée par Scorsese agit contre l’univocité de la fiction romanesque qui l’inspire, par le jeu de relations complexes que convoquent les images et les sons, dans leur matérialité sensible et par les interférences qu’elles établissent avec les autres supports d’images qui l’entourent. C’est bien ici le nouage des images du film tant avec les images vécues dont est tissée notre conscience affective qu’avec celles que proposent d’autres films, d’autres supports, d’autres récits, qui fonde l’ambiguïté, l’étrangeté inquiétante de Shutter Island. Le film met alors en évidence la force des réseaux d’intermédialité dans l’expérience spectatorielle, où les échos entre plusieurs formes sensibles, chacune origine de signification, peuvent aboutir à une mise en crise du sens.

Pour mieux le sentir, attardons-nous sur la séquence d’ouverture où nous découvrons avec le personnage de Teddy l’île, puis l’établissement pénitentiaire qu’elle abrite. L’image initiale est celle d’un écran de brume que traverse un son inquiétant, à la fois musical[40] — donc extradiégétique — et proche des cornes de brume utilisées pour la navigation aveugle — un son alors diégétique. Peu à peu surgit une masse sombre que nous identifions comme un navire aux prises avec la masse glauque de l’océan. Le film confronte ainsi notre regard et notre écoute au chaos originel d’une confusion visuelle et sonore d’où nous tenterons de faire émerger un sens, un énonçable. Cette entrée en fiction porte de plus en elle une mémoire d’image qui l’enracine dans l’espace historique du cinéma. Deux thrillers au moins recourent de façon emblématique au même événement visuel : c’est l’ouverture du film Fargo[41] (1996), où un énigmatique grondement de moteur précède, dans l’espace opaque d’un écran blanchâtre, le surgissement d’un véhicule sombre marqueur d’entrée dans la fable. C’est à l’ouverture de Ghost Writer[42] (2010), la forme que prend l’entrée du ferry dans la passe du port, annonciatrice de pulsions de mort, et soulignée par le travail d’aplatissement de l’image en longue focale. L’angoisse vécue par le spectateur n’est pas alors liée à une proposition narrative, mais au surgissement du lien inconscient qui relie toute mise en forme narrative au chaos où s’enracinent les affects constitutifs de notre confusion sensible au monde vivant.

À ce plan introductif succède l’apparition d’un visage défait, en lutte pour maîtriser sa nausée et son identité : dans le miroir des toilettes, c’est celui de Leonardo DiCaprio qui surmonte difficilement cette « expérience du Miroir » pour parvenir à asseoir face à son compagnon la dénomination qui le constitue en sujet du récit : Teddy Daniels, « la légende ». Mais immédiatement, cette conquête se heurte à des signes visuels qui mêlent au malaise organique les motifs d’une angoisse sociale : chaînes et menottes balancées par le mouvement du navire puis grillage évoquant la répression et la prison viennent s’interposer entre notre regard et les personnages qui se rencontrent. Dans un champ-contrechamp, dramatisé par le commentaire sonore, surgit alors l’image de l’île. Contrairement au roman qui banalisait la découverte de l’île tout en sous-entendant que cela pouvait n’être qu’illusion[43], le film assène au spectateur une image surgie à la fois du vertige des eaux glauques, et du fond des légendes et des mythes : celle de l’île mystérieuse, dont Éole et Neptune gardent les portes, vision à juste titre rapprochée du tableau d’Arnold Böcklin, L’Île des morts[44]. Aux portes des enfers, c’est bien au récit mythologique d’une initiation tragique que nous voilà conviés.

Il y a là une profonde cohérence avec la manière dont ensuite Scorsese met en scène le débarquement et l’entrée dans l’hôpital pénitentiaire d’Ashecliffe. À l’inverse du trajet champêtre que décrit le roman, c’est à bord d’une jeep qu’embarquent Teddy et Chuck, pour s’engager entre de hauts murs surmontés de trois rangées de barbelés électrifiés jusqu’à l’énorme portail qui s’y insère. La phrase que prononce alors Teddy est l’explicitation dans le film du vécu du spectateur durant toute cette scène : « J’ai déjà vu ça quelque part. » Et où, sinon dans les images de la découverte des camps de concentration, celles qu’ont filmées tant d’opérateurs américains, reprises dans tous les monuments filmiques qui en ont affronté l’horreur[45] ? La situation de l’action en 1954 permet d’ailleurs l’usage des mêmes jeeps qui figuraient dans ces films[46]. Le trajet d’entrée dans Ashecliffe convoque de prime abord la mémoire des camps, en l’associant à celle de la police, de la prison, de la répression étatique. Il se heurte aux grilles, au contrôle électrique des portes. Alors, en arrière d’un lieu commun du thriller pénitentiaire, frémissent les images de Guantanamo : le film accusateur de Michael Winterbottom, En route pour Guantanamo vient de sortir en 2006. En 2008 sort également le documentaire Standard Operating Procedure, de l’Américain Errol Morris, portant sur la prison irakienne d’Abou Ghraib où des soldats américains ont commis de graves sévices. Lorsque le sous-directeur d’Ashecliffe évoque l’intérêt qu’ont porté au travail de Cawley le MI5[47] et l’OSS[48], cette collaboration s’inscrit dans le double écho des camps d’extermination et des pratiques de violence d’État hors du respect du droit. Le jeu sur ces échos complexes instaure un non-dit, un « en-arrière » décisif qui vient nourrir des affects d’angoisse pour le spectateur dont Teddy est le relai. Présence d’un corps angoissé, d’un visage porteur d’un regard tendu : qu’y a-t-il donc ici à voir ?

Cette entrée dans le film montre bien comment l’expérience de la fable filmique déborde celle du récit romanesque, au-delà des accusations très documentées que prend en charge le roman de Dennis Lehane. Il en ira de même à sa clôture : alors que l’élucidation assénée par le docteur Cawley s’accompagnait de l’assurance que rien de terrible ne se passait dans le phare, le plan qui montre Teddy, encadré de ses gardiens porteurs du pic à glace utilisé pour la lobotomie transorbitale, s’enchaîne sur un contrechamp : cette figure récurrente de filmage s’est imposée comme le regard de Teddy vers sa destination, et le mouvement de caméra effectue un trajet dont l’aboutissement est bien le phare, qui surgit et s’impose dans la reprise sonore du thème d’ouverture.

La connaissance du roman amène certainement à surévaluer la valeur définitive d’éclaircissement de la séquence du phare. La coexistence des deux fables pose comme nous le remarquions plus haut la question de l’instance garante de chacune d’entre elles et de la possibilité de valider l’une pour invalider l’autre. Dans le roman, l’instance de l’écriture est homogène et les variations de locuteur — prologue du docteur Sheehan, récit à la troisième personne, parole subjective de Teddy — restent sous sa dépendance. Nous restons ainsi à la merci de ce qu’il veut bien nous dire ou ne pas nous dire — à commencer par l’identité réelle de ce Teddy dont il va rapporter le trajet durant quatre journées sur Shutter Island[49].

L’enfermement sur l’île, renforcé par l’isolement de la tempête, permet au film de priver les deux récits de toute référence extérieure : à la différence du roman, qui évoque à plusieurs reprises les autorités ayant, sur le continent, mandaté Teddy pour son enquête, qui installe le récit sous l’autorité du docteur Sheehan, auteur d’un prologue authentifiant sa longue carrière de psychiatre à Ashecliffe, et de fragments de récits biographiques sur l’enfance de « Teddy », le film élimine toute inscription des personnages dans un passé déterminé, ainsi que la référence à un sénateur démocrate à l’origine de l’enquête; l’hôpital fonctionne comme entité fermée et les « référents » du directeur et de Naehring ne peuvent être que supposés, tout comme ceux de Cawley et Sheehan.

Dans le film, le « Grand imagier[50] » doit être analysé comme instance hétérogène : l’image propose au spectateur une mise en forme narrative et dialogique qui l’invite à assumer une position narrative, tout en le soumettant au choc sur l’écran des matières visuelles et sonores de décors, de corps et de visages : choc qu’il ressent dans une réflexivité de l’expérience intime de sa confusion sensible au monde vécu. Le moment le plus révélateur de cette implication est sans doute l’incarnation donnée aux séquences d’interrogatoire de Peter Breene et de Mlle Kearnes[51], puis à la rencontre avec la « fausse » Rachel Solando[52] : il s’agit dans le roman d’un jeu de rôle intelligemment construit par Cawley, qui aurait bénéficié de la complicité parfaitement maîtrisée de son collègue, de patients psychopathes et d’une infirmière dévouée[53] : mais le filmage nous place devant la brutalité des affects inscrits dans les corps, les visages, le toucher et le cri des acteurs[54], et impose leur surgissement comme espace de vérité diégétique du récit filmique, assumé par la participation affective du spectateur. Cet impact nous implique et nous entraîne très au-delà de l’explicitation finale. C’est cette ambiguïté qui donne au jeu du film sur la double fabulation la capacité de perturber une clôture langagière réductrice des énigmes que tisse l’expérience filmique.

Dans l’ensemble du film, le rapport à la vérité se trouve compliqué par les trois régimes d’image qu’il entrelace, et par leur incidence sur la possibilité d’arbitrer la contradiction des deux récits. Si dans la fable romanesque, le lecteur reste à la merci du narrateur, qui a toujours la capacité d’inverser le sens d’un événement, il en va autrement dans l’expérience filmique. En jouant sur trois régimes différents de crédibilité d’image, le film renforce la croyance spontanément accordée par le spectateur au présent du récit qu’il partage : un « régime du souvenir » concerne les souvenirs de Dachau, doublement attestés par les récits qu’en fait Teddy lors de sa rencontre avec Naehring puis durant la séquence du cimetière sous la tempête, ainsi que par la conformité des flash-back qui les concrétisent avec les informations historiques disponibles[55]. Le « régime du fantasme et du rêve » concerne les apparitions de Dolorès, de sa fille, mais aussi de Rachel Solando infanticide. Ces images, dont les caractéristiques techniques marquées[56] ont été voulues par Scorsese, sont associées aux malaises physiques de Teddy ou à l’espace fantasmé du rêve, comme le souligne souvent le réveil qui les interrompt. La clarté des signes qui attribuent un statut d’évocation ou de fantasme à ces deux régimes a pour conséquence que l’on accorde foi au régime d’image dominant où se déroule l’enquête, quelle que soit la démesure de la tempête, des paysages, des événements. Ainsi la séquence de la grotte où Teddy rencontre Rachel Solando ne peut-elle être définitivement rangée dans l’ordre du fantasme sans risquer d’invalider l’ensemble de l’espace diégétique où s’affrontent Teddy et le docteur Cawley. Et réciproquement, l’ultime rêve de Teddy, au réveil duquel il acceptera la version administrée par le docteur lors de la séquence du phare, glissera difficilement vers le statut de souvenir véridique, alors qu’il reprend strictement les seuls éléments apportés par Cawley sous forme de tableaux, photos et assertions, à la différence essentielle du roman, où le rêve proposait plusieurs éléments non évoqués par Cawley. La possibilité d’une conviction par autrui, menant à la soumission devant un récit imposé, reste alors ouverte. Il peut s’agir de convaincre un homme de nier ce qu’il a vu, ce qu’il a compris après Dachau. On peut mieux appréhender la force du film, et le profond malaise qu’il impose à la possibilité d’un arbitrage narratif.

Le premier moteur émotionnel sous-jacent à cette complexité réside dans le frémissement, sous toute image filmique, d’une mémoire d’image semi-consciente pour le large public du cinéma, dont chacun de nous partage la vibration. J’ai déjà inscrit précédemment la séquence d’ouverture dans cet espace de mémoire[57]. Deux affleurements peuvent encore être désignés, parce qu’ils soutiennent les accusations terribles portées par le marshal Daniels contre les agissements secrets de la psychiatrie au service de la CIA.

D’une part, la mention, dans le premier dialogue du film, d’un établissement pénitentiaire pour fous criminels fait écho à l’institution de Bridgewater filmée au Massachusetts par Frederick Wiseman en 1967. Titicut Follies a constitué un refoulement d’images qui en dit long sur le déni de la société américaine face aux distorsions institutionnelles ignorantes du respect de la personne humaine : interdit de diffusion publique jusqu’au jugement de 1991[58], malgré un triomphe au New York Film Festival dès 1967 et plusieurs sélections en Europe, le film a été vecteur d’un travail souterrain d’interrogation sur l’articulation entre folie et ordre social, pulsions de chaos et répression institutionnelle. Titicut Follies propose en outre plusieurs séquences d’interrogatoires de patients, ainsi qu’une architecture concentrationnaire vieillissante dont le film de Scorsese a su s’inspirer.

D’autre part, nombre de séquences et d’images du film nous rappellent évidemment l’angoisse dont étaient porteurs les films d’Alfred Hitchcock[59]. Les séquences vertigineuses dans les escaliers du Bâtiment C ou dans l’escalade des falaises renforcent leur pouvoir émotionnel du souvenir du terrible double programme de vérité qui construit Vertigo (1958), du jeu de dissimulations et de double identité qui mène le héros au bord des monts Rushmore dans La mort aux trousses (1959). Les décors gothiques du cimetière convoquent la tempête qui sauvera in extremis la seconde Mme de Winter du double et du fantôme qui menacent sa raison[60]. Surtout, en nous proposant, à la fin de la visite de Teddy chez Cawley, le regard qu’il porte en se retournant sur un porche à colonnades où une silhouette sombre rejoint le docteur qui l’a raccompagné, le film convoque les plans angoissants de la façade analogue où la porte se refermait sur Ingrid Bergman dans Les enchaînés (1946) : le piège tendu par les émigrés nazis entre en résonance avec l’immigration « légale[61] » du docteur Naehring, dont l’ombre surgit derrière Cawley[62]. Rappelons l’écho subliminal qui relie l’image du surgissement de l’île, inspirée du tableau de Böcklin, au fantôme d’Adolf Hitler.

Enfin, et plus profondément, les matières filmiques nourrissent l’enracinement du récit qu’elles proposent dans la mémoire obscure et inquiétante des mythes : l’île des morts qui nous accueillait à l’orée du film sous la menace de Neptune impose au spectateur l’attente d’un récit aux archétypes mythologiques, dans le surgissement d’un monde caché, au-delà de la connaissance rationnelle que construit notre rapport quotidien au monde que nous avons construit comme notre réalité. Les figures fragiles de la loi et de l’ordre — les deux marshals — viennent se mesurer à celles du mystère et de l’ombre informe, surplombées par la menace de la tempête. À cela succéderont les visions effrayantes de la folie dans les dessins qui ornent le cabinet de Cawley[63], la traversée d’un cimetière sous le déchaînement des forces hostiles de la nature, les flashs surexposés des bustes de Pan et Esculape au retour dans le salon du docteur[64]. Ce sera ensuite la traversée d’un paysage apocalyptique et l’entrée dans le Labyrinthe du bâtiment C[65], où il faudra affronter le monstre tapi en son recoin le plus sombre. Les moments de révélation supposent de surmonter bien des obstacles pour gravir le chemin d’accès — le dédale d’escaliers et de couloirs qui mène à George Noyle; la falaise et les rats qui protègent l’accès à la grotte; l’océan, les gardes et les escaliers qui protègent le phare.

La croyance dans les mythes et légendes est un engagement d’affects au service d’une possibilité de vivre l’articulation difficile entre le vécu intime et l’identité sociale, d’autant plus lorsqu’il s’appuie sur le partage sensible de l’image-son. L’enjeu pour Teddy est bien d’écrire l’Histoire, celle du double trauma des camps et de la guerre froide sous la menace de l’apocalypse nucléaire; l’enjeu pour Andrew serait d’écrire son histoire, celle du trauma de la vie, de la rencontre avec la violence et les pulsions de mort. Le mythe fonde sa force sur le caractère énigmatique du récit qu’il propose, mêlant interventions et pouvoirs surnaturels, affrontant humains, éléments naturels, animaux et monstres. Il permet ainsi à un groupe social de fonder son « savoir », au sens que donne à ce mot Paul Veyne, sur un détour par l’étrangeté : ce que l’on croit est fonction à la fois de la transmission d’un « discours mythologique », et de l’affirmation de l’impossibilité ou de l’insuffisance d’une appréhension rationnelle et transparente du monde qui nous entoure.

Pour conclure

Le film tire sa complexité de la mise en doute des récits qui prétendent conduire à la révélation d’une vérité. Il les désigne tour à tour comme fables issues de l’imagination, du fantasme, voire du déni des réalités psychologiques ou historiques qu’elles convoquent. Dans le détour de la fable s’expriment alors des forces sociales, idéologiques et politiques dont l’affrontement vise à faire triompher un « programme de vérité », indépendamment d’un rapport à une réalité objective extérieure à ces rapports de force. Ceci nous invite à reconsidérer le rapport sociopolitique et historique de la fable à la vérité. Si dans le roman l’enjeu se clarifie autour du cas psychiatrique d’Andrew Laedis, le film construit une expérience bien plus ambiguë : c’est alors autant la raison sociale qui est mise en jeu, c’est le Texte social fédérateur des sociétés modernes qui se met à vaciller : l’enquête, fût-elle folle, de Teddy devient une condition d’accès au réel de l’histoire.

L’intérêt du film n’est donc pas l’astuce narrative qui invaliderait un scénario apparent pour lui substituer le scénario caché révélé lors du face-à-face entre Daniels / Laeddis et le docteur Cawley. Il est bien de mettre les deux intrigues en miroir, de poser le fantasme collectif comme nécessairement lié au fantasme individuel. Aux certitudes de la morale classique succède ainsi une « ère du soupçon[66] ». La fable cinématographique vient exacerber l’expérience du conflit entre affects du vécu intime et injonction d’adhésion aux valeurs sociales, dès lors que le spectateur trouve dans les matières sensibles et narratives du film le miroir de cette tension « névrotique » qu’il partage avec le personnage central, support d’identification. Nous retraçons ici un trajet initiatique nimbé d’une diégèse fantastique, liée à la terreur du conte.

Nous avons voulu montrer précisément comment l’inquiétude et le doute se nourrissent des échos secrets entre les multiples sources d’images et de mythes qui inscrivent un film dans un réseau de médias constitutifs des imaginaires à l’orée du 21e siècle[67]. Dans sa relation au roman, le film met ainsi en tension régimes d’écriture et régimes d’images-sons, pour inscrire la posture arbitrale du spectateur dans un rapport à la violence de l’Histoire, qui est d’abord la violence de ses images. La dimension sensible et affective de la rencontre avec le corps audiovisuel du film, son dialogue au plus intime du spectateur avec les espaces d’images et de récits qui construisent son environnement, fondent au cinéma la fascination et le plaisir devant la fable. Ils donnent sa plus profonde complexité à la recherche d’une vérité. C’est tout le rapport de l’expérience filmique au récit qui est ici déployé et interrogé.