Corps de l’article

INTRODUCTION

À l’instar d’autres sociétés libérales, le Québec bénéficie d’un écosystème de programmes et de services dédiés aux personnes âgées en perte d’autonomie ainsi qu’à leurs proches. Au sein du réseau institutionnel, les programmes de soutien à domicile (SAD) visent notamment à répondre à un désir de la population en perte d’autonomie de pouvoir demeurer à domicile le plus longtemps possible, et ce, en assurant leur sécurité et bien-être (Ministère de la Santé et des Services sociaux, 2012). À ces programmes du réseau public s’ajoutent ceux des organismes communautaires (OC) et des entreprises d’économie sociale en aide à domicile (EESAD), qui offrent des services soutenant les activités de la vie quotidienne et domestique à domicile. La cohabitation des différents dispensateurs de services s’inscrit dans un contexte démographique marqué par l’augmentation significative du nombre de personnes âgées de 65 ans et plus (Gaymu et Gauthier, 2002). Ceci étant, les personnes proches aidantes demeurent souvent les premières répondantes face aux besoins exprimés par leurs proches souhaitant continuer à habiter leur domicile. Cette réalité s’avère la conséquence la plus saillante d’une vision nouvelle du rôle de l’État dans la prestation de services, qui est passée d’une politique dite de « maintien à domicile » à celle de « soutien à domicile » (Jetté et Lenzi, 2021).  

La pratique du travail social au soutien à domicile (SAD)[1] revêt des formes plurielles : du travail délicat lié à l’accompagnement des personnes, à la défense de leurs droits, au travail intime de l’intervention à domicile. La pratique se construit également à l’extérieur du domicile, dans l’espace public, à travers une approche écologique de l’intervention qui fait appel à d’autres acteurs – issus du milieu communautaire ou d’ailleurs – qui gravitent dans l’environnement de la personne.

Cet article a pour objectif d’explorer la dimension émotionnelle de l’intervention auprès des personnes âgées en perte d’autonomie. Quelles sont ces émotions et que font-elles faire, ou ne pas faire, aux intervenantes? Comment se traduit l’engagement émotionnel des intervenantes du soutien à domicile, qui, dans un registre tantôt individuel, tantôt collectif, s’impose comme un moteur d’engagement sous différentes formes? Dans un premier temps, les ancrages théoriques et méthodologiques de notre article seront exposés. Par la suite, c’est à partir du quotidien de deux intervenantes, présenté sous forme de portraits, que sera discutée la question des émotions et de l’engagement émotionnel dans le soutien à domicile. Nous conclurons l’article en soulignant l’importance des collectifs de travail, ainsi que le risque de fatigue de compassion et de revendication qui accompagne la dimension émotive de l’intervention au soutien à domicile.

1. Engagement émotionnel

Le soutien à domicile met en lumière des métiers et professions à pratiques prudentielles (Champy, 2009; 2012; Kueni, 2020; Lenzi et Milburn, 2020), lesquels ont en commun de devoir intervenir face à des situations complexes et singulières auxquelles les protocoles, les savoirs scientifiques et les outils techniques ne peuvent répondre que partiellement. Kueni (2020 : 11) souligne que l’agir prudentiel est la « capacité à évaluer les situations avec discernement, là où l’application mécanique de règles abstraites, de procédures formalisées, de savoirs scientifiques ou de routines ne constitue pas une ressource pertinente pour l’action ». L’intervention au SAD peut s’exécuter dans le calme d’une routine ou lors de situations complexes au caractère soudain, mais également par des interventions d’action collective et de défense de droits. Quel que soit le rôle de l’intervenante, le travail social demeure un métier relationnel et, au coeur de ces relations, se trouvent les émotions (Hughes, 2017; Jeantet, 2020). Les émotions, dans le cadre concret de l’intervention au SAD, témoignent de la construction du lien entre l’intervenant et la personne aidée (Lenzi, 2020). Pour Hochschild (2003), les métiers de la relation, dont le travail social, consistent à gérer les émotions, la souffrance et la détresse de l’autre afin de l’apaiser, tout en gérant ses propres émotions. Libois (2013) définit cette mise en soi par les intervenantes comme étant la part sensible de leur travail. Elles doivent apprendre à maîtriser l’implication émotionnelle dans leur travail relationnel et à moduler la part de soi à investir dans la relation à l’autre. D’autant plus que les situations rencontrées sont singulières, complexes et distinctes, et que la maîtrise des émotions devient un élément essentiel de l’agir prudentiel. La voix des intervenantes sur leurs expériences au SAD constitue ainsi une entrée privilégiée pour mieux comprendre les dynamiques émotionnelles et le travail, autant visible qu’invisible, qui s’y réalise (Lenzi, 2020).

Cette voix constitue aussi le canal d’expression de la solidarité et de la reconnaissance sociale attendue en regard des pratiques mises en forme par les travailleuses. Honneth a bien mis en relief l’importance des relations d’estime réciproque de solidarité, qui permet au sujet « la possibilité de se percevoir dans ses qualités et ses capacités comme un élément précieux de la société » (Honneth, 2000 : 57). Cette estime peut advenir à condition que les acteurs s’envisagent « réciproquement à la lumière de valeurs qui donnent aux qualités et aux capacités de l’autre un rôle significatif dans la pratique commune » (Honneth, 2000 : 157). Le travail, ou l’activité qui en constitue la représentation, joue ici un rôle central dans cette forme de reconnaissance. Or, lorsqu’on « refuse à une personne la reconnaissance qu’elle mérite, elle y réagit en règle générale par des sentiments moraux qui accompagnent l’expérience du mépris, et donc par la honte, la colère ou l’indignation » (Honneth, 2006 : 193). Les émotions qui peuvent être suscitées par un déni de reconnaissance deviennent ainsi des clés d’analyse qui permettent de mieux comprendre les réactions des intervenantes et les situations sous-jacentes à la mise en tension de leur éthique de travail.

2. Aspects méthodologiques

2.1 Le contexte de la recherche

Les résultats présentés dans cet article proviennent d’un projet de recherche plus large portant sur les politiques publiques et les innovations sociales face aux changements démographiques, ayant pour titre FICOPSAD[2]. Mené depuis 2017 sur quatre territoires français et québécois, le projet a permis de réaliser 170 entretiens et observations en binôme, c’est-à-dire avec une personne chercheure de la France et une personne chercheure du Québec. À cela s’ajoute la production de quatre monographies sur les territoires étudiés, soit un territoire urbain et un territoire semi-rural pour chacun des deux pays. Spécifiquement au Québec, ce sont 86 entretiens semi-directifs qui ont été réalisés en binôme auprès de différents acteurs des services de soutien à domicile, tant dans les milieux institutionnels que communautaires[3]. Notre équipe de recherche était constituée de trois sous-groupes afin d’analyser le bassin des données recueillies en fonction des trois dimensions du projet, soit macro (la co-construction des politiques), meso (la professionnalité) et micro (les personnes usagères et proches bénéficiant des services). Cet article résulte des travaux du groupe portant sur la professionnalité, dont les objectifs visaient à mieux comprendre les répercussions des politiques publiques sur les professionnels et sur la dynamique relationnelle (intervenants, usagers, personnes proches-aidantes).

2.1 L’analyse des données

L’ensemble des données recueillies a fait l’objet d’une analyse thématique inductive (Braun et Clarke, 2006). Différents thèmes ont dès lors émergé, notamment sur la question de l’agir prudentiel (sagesse pratique) et des menaces à son égard (paradoxes et injonctions des politiques publiques). Cela dit, la question des émotions s’est imposée comme un thème signifiant dès les premières analyses du corpus, guidant l’équipe vers des réflexions plus ciblées à ce sujet. En effet, au cours du projet de recherche, le libellé de notre sous-groupe s’est raffiné pour devenir « professionnalité, émotions et sagesse pratique »[4].

Dans le cadre de cet article, nous avons opté pour la présentation sous forme de portraits de deux cas contrastés, où les émotions traduisent l’engagement de soi, tant sur le plan individuel que collectif. Le choix des portraits fait ainsi écho à une définition large, plurielle et complexe de l’intervention sociale dans le champ du soutien à domicile. Cet approfondissement de deux cas nous a permis de répondre à la question fondamentale de cet article, à savoir ce que font faire ou ne pas faire les émotions. Ainsi, dans un premier temps, sera présenté le portrait de Marie, travailleuse sociale dans un CIUSSS, suivi par celui d’Élise, intervenante au sein d’un regroupement d’organismes communautaires au Québec. Cette incursion au coeur de situations concrètes sert de point de départ pour explorer la dimension émotionnelle qui se joue en intervention, tant dans l’intimité du domicile que dans la reconnaissance du travail réalisé pour soutenir les organismes communautaires oeuvrant en soutien à domicile.

3. Portraits

3.1 Portrait de Marie

Marie est travailleuse sociale au programme de soutien à domicile d’un CLSC de Montréal. Avant d’occuper son emploi actuel, elle a pratiqué dans un organisme communautaire, en milieu hospitalier ainsi qu’aux services courants d’un CLSC. Sa charge de cas actuelle inclut 32 personnes âgées en perte d’autonomie. Plusieurs d’entre elles habitent une modeste résidence privée du quartier, bien connue pour accueillir « tout le monde », c’est-à-dire toutes les personnes qui ont été refusées par les autres résidences. Marie y intervient quotidiennement pour différentes raisons liées à la perte d’autonomie des personnes résidentes. Les situations impliquant des problèmes de santé mentale et de consommation la mobilisent fréquemment. Durant la rencontre, Marie mentionne que les relations avec la direction de la résidence peuvent être « très problématiques », particulièrement dans la gestion des punaises de lits qui y sévissent depuis plusieurs années. Par leur potentiel de contamination, celles-ci sont la cause d’un stress important chez les personnes résidentes et complexifient les relations avec les autres acteurs du réseau de la santé et des services sociaux. C’est dans ce contexte que Marie accompagne une dame âgée devant subitement déménager de la résidence. Celle-ci mentionne vivre des difficultés en lien avec son surpoids et une maladie pulmonaire obstructive chronique sévère. Elle doit se déplacer avec un convertisseur d’oxygène et des bonbonnes. Privée d’un réseau, elle souffre d’une situation économique précaire et n’a pas pu payer son dernier loyer. La personne est anxieuse : elle a 24 heures pour quitter sa chambre contaminée par les punaises de lit. Elle ne peut rien amener avec elle, ni son poste de télévision, ni sa radio. C’est Marie qui pilote cette intervention complexe, qui s’inscrit de surcroît dans une semaine déjà bien chargée.

3.2 L’engagement émotionnel de Marie

Entre compassion, tristesse et colère

Le portrait de Marie met en scène un milieu de vie, la résidence, marqué par une très grande précarité sociale et économique. Tout au long de l’entrevue, Marie témoigne du fait que les interventions directes réalisées auprès des personnes qui y résident font régulièrement naître chez elle des émotions de compassion, de tristesse, de colère et de frustration. Mobilisées dans le registre de l’engagement, ces émotions se manifestent dans les interventions qu’elle réalise, mais aussi plus largement dans la conception qu’elle a de son rôle professionnel, l’amenant ainsi à s’engager au-delà du périmètre de son mandat : « Je peux jamais dire “non”, vous comprenez? Parce que mon patient il a que moi, je suis la dernière personne ».

Son rôle implique des interventions auprès de la personne en perte d’autonomie, mais également auprès des propriétaires de résidence, ce qui lui fait vivre régulièrement des sentiments de colère et de frustration. C’est le cas, comme nous l’avons souligné précédemment, dans certains milieux où sévissent les punaises de lit, qui constituent d’ailleurs un enjeu de santé publique au Québec (Ministère de la Santé et des Services sociaux, 2020). Comme l’expose le portrait de Marie, les relations peuvent être tendues avec la direction de la résidence, une résidence privée qui se doit d’être rentable financièrement. Or, le traitement des punaises de lit implique un protocole strict et une collaboration pleine et entière de la direction pour traiter l’ensemble de l’immeuble, ce qui génère des coûts importants et récurrents. De plus, les plaintes des résidents sont nombreuses, notamment quant à la qualité de la nourriture et la confidentialité du courrier personnel. Un rapport de force se joue en coulisses entre Marie, qui représente le CIUSSS, et la direction de la résidence. Malgré les émotions hostiles que la situation suscite en elle, Marie doit anticiper les besoins, selon une connaissance sensible des acteurs impliqués dans le quotidien des personnes qu’elle accompagne. L’exercice s’effectue par tâtonnements, renforçant l’idée que l’intervention au SAD est une activité relationnelle et prudentielle :

Je garde le lien de confiance avec mes usagers, tout en préservant la confidentialité, mais sans qu’elle [la direction] se sente exclue finalement. Alors c’est un espèce d’équilibre un peu intuitif, je vous dirais, que j’ai pas forcément ni planifié, ni rationalisé.

Ainsi, dans cette négociation initialement ardue avec un parti sur la défensive (la résidence), l’établissement d’un lien de confiance devient primordial. Le savoir expérientiel et la posture de l’intervenante (de respect et de non-jugement) vont contribuer à bâtir ce lien à partir des besoins identifiés :

[à propos de la directrice de la résidence] Elle a beaucoup besoin de se sentir soutenue, écoutée. Alors je suis allée dans cette voie-là finalement pour obtenir certains, enfin ça devrait même pas être des avantages, ça devrait être de base, mais ça ne l’était pas pour mes usagers.

Dès lors, cette connaissance fine de la situation permet à l’intervenante de redonner du pouvoir aux collaborateurs et de valoriser les bons coups. En les faisant participer à la solution, Marie précise que cela « donne des résultats », puisque la résidence a finalement décidé de procéder à des traitements systématiques de toutes les chambres (une centaine) et des aires communes. La démarche de Marie s’inscrit de surcroît dans une perspective de défense de droits des personnes usagères.

En faire plus, toujours plus

Déjà, on comprend que les propos de Marie témoignent d’un engagement émotionnel dans l’accompagnement et l’attention portés aux personnes. Le « prendre soin », adapté aux besoins et contextes de vie des personnes, devient central dans le déploiement de ses interventions. Si les émotions de Marie ciblées plus haut s’insèrent dans le care (Paperman et Laugier 2011) et la sensibilité envers les personnes, le choix d’intervenir dans le respect et la dignité l’amène également à user de tact et d’ingéniosité dans sa pratique. De manière concrète, lors des interventions à domicile, elle traîne un petit banc pliant : les milieux visités sont fréquemment aux prises avec des punaises de lit. Prudente, elle ne s’assoit jamais sur le mobilier :

[à domicile] Je suis vigilante, je m’assois jamais nulle part, j’ai un petit banc pliant que j’amène avec moi parce que des fois, moi j’aime être à la même hauteur que mes usagers. Je me vois pas faire des interventions, surtout avec des gens souffrants qui me confient des choses, des situations d’abus, en étant au-dessus d’eux. Je trouve que ça crée un climat, c’est pas propice au lien. Donc je me suis, j’ai investi dans un petit banc pliant. Du coup, j’ai trois collègues, mes collègues qui vont là-bas m’ont pris l’idée puis ils ont acheté le même, et puis on se promène avec notre petit banc.

Par conséquent, le banc est plus qu’un outil offrant une protection à l’intervenante dans un milieu considéré à risque de contamination : il sert d’abord et avant tout à établir et à maintenir un lien de confiance avec la personne en rendant possible une rencontre face à face basée sur la dignité comme valeur fondamentale. Cet exemple du quotidien de Marie fait écho à ses savoirs discrets (Molinier, 2013), c’est-à-dire à une mise en oeuvre ingénieuse de moyens, qui n’attire pas l’attention de la personne qui en bénéficie, la protégeant ainsi contre des sentiments de gêne ou d’humiliation. 

Une autre situation évoquée par Marie, celle où une personne en perte d’autonomie doit soudainement déménager de sa résidence infestée de punaises de lit, est révélatrice de ce que font faire les émotions. Ici, il ne suffit pas d’accompagner la personne dans son déménagement. Pour atteindre l’objectif, Marie énumère une liste de tâches qu’elle a réalisées et qui dépassent largement le cadre du travail prescrit d’intervention :

Alors mardi j’ai déplacé ça, mais j’ai fait 4-5 voyages, j’ai passé 3 heures à déménager cette patiente-là, passer tout son linge dans la sécheuse. Le mettre dans des sacs bruns, dans des sacs-poubelle.

Ces interventions, à la marge, souvent invisibles, traduisent cette idée de « faire plus, toujours plus », motivées par des émotions fortes de compassion ainsi que par le lien entretenu avec les personnes accompagnées. 

Quantifier l’intervention : l’invisibilisation du care

Comme nous l’avons constaté, la pratique au SAD s’actualise au rythme de situations complexes dont le caractère incertain peut bousculer le cadre du travail prescrit. Pour Marie, les interventions réalisées dans la marge constituent pourtant une part importante de sa pratique professionnelle. Ces interventions, bien que nombreuses, seront néanmoins invisibilisées lors de la saisie des statistiques :

En tout cas, ça m’a pris 3 h, mais moi dans mes stats, je peux compter qu’une heure d’intervention directe, parce que j’étais avec tout ça qu’une heure avec ma patiente. Le reste, c’est pas considéré.

De fait, plusieurs interventions, surtout celles qui s’effectuent en l’absence de la personne, ne sont pas intégrées aux statistiques hebdomadaires qu’elle doit compiler. Pourtant, comme nous venons de le voir, ces moments sont remplis d’interventions, qui ultimement, feront une réelle différence dans l’atteinte ou non d’un objectif à très court terme. De surcroit, les calculs menant vers les objectifs de rendement ne tiendraient pas toujours compte, selon Marie, des impondérables et des temps de déplacement nécessaires à chaque visite. Ils ne tiendraient également pas compte du temps nécessaire à l’établissement d’une relation de confiance, alors que « prendre le temps », peut parfois s’avérer incontournable pour créer des liens avec la personne et son entourage. 

Durant l’entretien, Marie abordera la question des outils standardisés, dont les outils de cheminement clinique informatisés (OCCI), un questionnaire informatisé devant être rempli pour chaque personne usagère, et ce, tous les ans. Pour elle, remplir le questionnaire OCCI n’est pas « du vrai travail » au sens où elle perçoit son rôle d’intervenante. Cela génère chez Marie de forts sentiments d’inconfort et de frustration. D’une part, elle juge que le questionnaire est intrusif à l’égard des personnes usagères, surtout lorsqu’il aborde des sujets intimes n’étant pas liés à la situation d’intervention. D’autre part, elle considère que les cibles fixées par les gestionnaires sont irréalistes et contribuent à imposer une pression supplémentaire aux intervenantes qui essaient tant bien que mal d’y répondre : « On me demande de faire des notes systématiques, des statistiques. Mon Ordre aussi demande de faire une tenue de dossiers “comme on peut rien me reprocher” parce qu’on est dans un contexte aussi de plaintes multiples ». Le rythme est rapide et, comme l’évoque Marie, cette cadence peut mener à des situations d’épuisement.

Dès lors, les solutions proposées par les gestionnaires consistent à « couper » dans les interventions. Mais couper où? À ce sujet, Marie explique que les obligations comptables d’efficience font l’objet d’un suivi attentif de la part des gestionnaires et sont discutées en supervision. De plus, elle souligne que les réunions cliniques sont régulièrement utilisées pour assurer un suivi administratif, aux dépens d’espaces de délibération et de soutien entre pairs. Pour Marie, ces réunions ne visent pas à réfléchir, à discuter et à trouver des solutions innovantes pour les personnes usagères, mais à aborder des éléments essentiellement administratifs :

Le chef de service lui-même […] il est pas du tout terrain et les infirmiers assistants au supérieur immédiat […] je peux pas aller leur adresser des cas d’abus, ils savent même pas c’est quoi un régime de protection. Et puis mes collègues, on se voit pas parce qu’on est beaucoup à l’extérieur puis on est tous dans la même situation, donc on n’a même pas le temps de se supporter, d’avoir vraiment de support entre collègues.

Dans l’extrait présenté ci-haut, Marie s’exprime sur les limites de l’encadrement par des professionnelles formées dans d’autres domaines que les sciences sociales ou certaines disciplines professionnelles. Selon elle, cet élément contribue au déclin du volet clinique de la pratique du travail social au soutien à domicile.

Marie souligne que son travail réel est également peu reconnu et valorisé par ses gestionnaires. De manière frappante, un fossé entre la nature du travail social et les attentes formulées par les gestionnaires se creuse dans la pratique quotidienne des intervenantes. En somme, si Marie qualifie son travail de passionnant, il est tout autant épuisant par moment, comme en témoignent ses interventions dans les situations évoquées. À ce que les émotions font faire, on comprend également que le contexte organisationnel semble l’avoir poussée à se dégager, à devoir s’éloigner de sa réalité professionnelle en faisant le choix, notamment, de travailler à mi-temps :

J’ai demandé un 4 jours […] J’ai dit, au bout de deux mois à 5 jours ici, j’ai dit « non non non, j’ai trop besoin de garder ma santé mentale, c’est mon outil de travail, je peux pas me permettre dans ma situation personnelle […] de me retrouver en arrêt maladie, je ne veux pas.

De prendre une pause, voire de diminuer le nombre d’heures à travailler semble être un effet concret de certaines émotions générées par l’organisation de son travail et les cadences qui lui sont imposées. C’est aussi une réponse à une fatigue de compassion qui menace sa stabilité sociale et sa santé mentale.

3.3 Portrait d’Élise

Élise travaille au sein d’un regroupement d’organismes communautaires. Dès les premières minutes de l’entrevue, Élise discute avec une fougue et une passion impressionnantes. Elle raconte que son implication dans le milieu communautaire s’inscrit dans sa trajectoire personnelle et professionnelle. Comme étudiante, elle a côtoyé des groupes de militants et des milieux syndicaux. Pendant de nombreuses années, elle a travaillé en éducation populaire, ce qui fut pour elle sa vraie école, un lieu d’apprentissage des aspects politiques et des négociations. Ces expériences ont été révélatrices, et ont façonné son choix professionnel d’être là où elle est aujourd’hui, c’est-à-dire dans la défense des droits des groupes qui oeuvrent au soutien à domicile. De manière concrète, son travail consiste à établir et à maintenir des liens entre le conseil d’administration et les groupes autonomes de son organisation, à faire des représentations politiques dans différentes instances et à assurer la coordination des actions. Pour Élise, il est évident que les groupes communautaires qu’elle défend font un bien énorme et qu’ils sont des moteurs de changements sociaux. Elle le réafffirmera à plusieurs reprises pendant l’entrevue, mais pour Élise, le changement social passe par la base et pour elle, cette base se traduit par le travail des groupes qu’elle défend. Lors de l’entrevue, elle expliquera que son travail vise justement à ce que ces groupes puissent continuer leur mandat et obtenir des budgets nécessaires. Elle soulignera également les défis liés à la revendication dans les instances et aux tensions liées à son travail. La défense des droits de ces organismes est, essentiellement, ce qui la motive à venir, quotidiennement, travailler.

3.4 Le travail politique des émotions 

La fatigue de revendication

Tout comme celui de Marie, le récit d’Élise témoigne de l’émergence d’émotions plurielles – ironie, colère, désaccord, détresse, rejet, voire agressivité – dans le cadre de son travail. Ces émotions se manifestent surtout lors de rencontres organisationnelles où se jouent des rapports de pouvoir entre différents acteurs. Qualifiées par Élise comme étant « difficiles », ces rencontres réunissent autour de la table des acteurs aux intérêts, valeurs et mandats différents. Lorsque nous l’interrogeons sur le choix du terme « difficile », elle répond que ce terme traduit des moments sensibles, voire émotifs, où sont confrontés divers enjeux sociaux, structurels et politiques liés aux soins et services de maintien à domicile :

Jusqu’à devenir aussi émotif, sensible, péter des coches, de faire de la manipulation, traiter du monde, t’sais t’es juste comme « wow, ça doit pas être le fun ton milieu de travail pour que tu te rendes à ce niveau-là de stress là ».

Élise verbalise que ces émotions, tout comme le climat tendu lors de ces rencontres, traduisent un environnement de travail difficile et que par conséquent ces instances collaboratives en seraient impactées directement :

Des fois, c’est comme de l’agression là des fois. Fait que, « ça pas l’air le fun ce que tu vis t’sais », sauf que rappelle-toi que c’est pas moi, c’est pas ma faute, c’est pas moi qui te fais vivre ça t’sais, moi je subis, parce que t’sais, je sais pas, ils peuvent pas faire ça avec leur supérieur hiérarchique, ils vont perdre leur job, je le sais pas là, mais bref ç’a pas l’air le fun.

Elle mentionne également que certains acteurs vont la tenir personnellement responsable de situations ou d’enjeux discutés lors des comités. Pourtant, Élise détient un mandat de représentation des groupes qu’elle défend et ce mandat va au-delà de ses opinions personnelles :

Mais non, ce qui est difficile, ce qui peut être usant, c’est souvent la personnalisation dans les rapports qu’on a avec les gens du réseau de la santé. Heu, c’est-à-dire que de bien faire comprendre que moi je représente des groupes puis si je vais à une rencontre puis que je dis genre « je ne suis pas d’accord avec cette position-là », c’est de dire « ben nous on n’est pas d’accord, nous les groupes communautaires on n’est pas d’accord ».

Ainsi, ces enjeux de personnalisation (Lenzi, Milburn, Milly et al., 2019; Lenzi et Jetté, 2020) traduisent concrètement le travail politique des émotions lié à ce que nous avons appelé la fatigue de revendication. Élise emploiera d’ailleurs à plusieurs reprises les termes « usant » ou encore « fatiguant ». Elle souligne que ces rencontres sont parfois harmonieuses mais souvent tendues, et qu’il n’est pas rare que des attaques personnelles y soient lancées. Par exemple, elle se remémore une scène où des acteurs lui disaient clairement « qu’elle n’est pas gentille, qu’elle ne collabore pas », alors qu’elle ne faisait que porter la voix des organismes communautaires qui oeuvrent dans le soutien à domicile et qu’elle défend la position de ses membres. Le travail politique des émotions se traduit par l’engagement d’Élise au sein de ces instances :

Ils nous présentent quelque chose, nous faisons des commentaires et ils intègrent bien les commentaires qu’ils veulent intégrer. Fait que nous c’est sûr que t’sais y’a pas beaucoup de nos commentaires qui ont été intégrés, y’a beaucoup de choses auxquelles on n’était pas d’accord dedans, mais c’était « c’est ça qui est ça, vous êtes d’accord, vous êtes pas d’accord, c’est tant pis ». 

Ce travail politique peut ainsi se traduire par les émotions ressenties dans le cadre de son travail : la colère, la frustration, parfois la fatigue, amplifiées dans un contexte où elle doit négocier ce qu’elle peut dire ou ne peut pas dire au moment des rencontres. Mais aussi et surtout, par de réelles possibilités d’avoir une parole qui porte, notamment la voix des personnes usagères. Ce travail politique fait ainsi appel à des émotions, mais aussi aux possibilités d’action et de résistance des intervenantes.

Inégalité et non-reconnaissance

Dans le portrait d’Élise, le travail politique porté par les émotions témoigne aussi du peu de reconnaissance manifestée envers son expertise lors de ses rencontres. Elle dira : « on est quoi là-dedans, nous autres? C’est frustrant. » De plus, lors des rencontres avec les partenaires, ce qui semble discuté réside essentiellement dans la forme : les acteurs échangent sur la manière de travailler, sur le fonctionnement d’un comité, mais la rencontre laisse peu de temps et d’espace à la discussion concrète des points qu’Élise aimerait amener à la table : 

[…] dans les rencontres, non c’est pas que c’est le bordel, c’est que nous les points qu’on veut aborder, y’a jamais de temps pour les aborder. Ils sont comme la raison d’être pour laquelle on siège à ces comités-là, finalement on n’en parle plus parce qu’on fait juste parler de comment on devrait travailler ensemble ou qu’est-ce qui devrait être le fonctionnement ou les préoccupations de l’un ou de l’autre à l’intérieur.

Les tensions entre les logiques militantes, professionnelles et institutionnelles ont émergé de manière forte durant l’entrevue avec Élise. D’entrée de jeu, elle a rapidement ciblé les limites des rencontres entre les partenaires et surtout celle de la co-construction des programmes, c’est-à-dire la participation des divers acteurs concernés à l’élaboration et/ou la mise en oeuvre de ces programmes et services. Pour expliciter son propos, elle a donné l’exemple de la création d’un comité qui, au final, n’a jamais existé. Selon son interprétation, les acteurs du réseau ne faisaient que réfléchir, modifier, revoir qui devrait intégrer le comité, son fonctionnement et l’objectif. À ses yeux, il était évident qu’elle avait sa place dans ce comité et qu’elle devait jouer un rôle actif dans la co-construction des programmes et services :

Ils sont tout le temps en réflexion sur « mais que devrait être le mandat de ce comité », « mais qui devrait siéger à ce comité », puis là ils vont suspendre le comité pour réfléchir et là c’est comme genre « b’en on pourrait réfléchir avec vous là, ça serait l’fun ».

Élise précise également qu’à l’intérieur de ces rencontres, le travail demeure ardu et complexe : les ordres du jour sont difficilement modifiables et laissent peu d’espace à une réelle collaboration et à des échanges sur les réalités vécues à l’extérieur du réseau institutionnel. Au-delà de sa réflexion, le langage non verbal d’Élise est aussi très éclairant sur la colère suscitée par les tensions émanant de son sentiment de non-reconnaissance. D’ailleurs, lorsqu’on aborde les enjeux du travail partenarial et de la co-construction, elle mentionne trouver peu de ces ancrages dans son travail, expliquant : « c’est pour ça que je roule des yeux quand tu parlais de co-construction ».

À son avis, ces comités devraient être des lieux de travail collaboratifs, de partenariats, voire de co-construction. Or, si l’idéal d’une co-construction ne s’actualise pas dans ces comités, Élise souligne le manque de reconnaissance des apports et des expertises des milieux communautaires :

Mais en tout cas cet exercice-là a été très décevant, t’sais on a mis beaucoup de temps dedans puis finalement (soupir), puis tout le temps t’sais on réalise par après qu’ils sont en train de négocier entre eux, t’sais ils nous avertissent pas, ils font juste comme on envoie des commentaires ça presse, il faut qu’on envoie ça vite-vite-vite-vite-vite, on fait tout le processus, machin, puis finalement on n’a pas de nouvelle après. On reçoit une autre version, y’a aucun de nos commentaires qui sont dedans puis on est comme « mais qu’est-ce qui se passe », on est fâché t’sais puis là ils font « ah, mais nous on les a pas traités les commentaires encore que vous nous avez envoyés y’a 6 mois, mais on a intégré tous ceux du réseau des CIUSSS de la santé ». Puis là on est comme « on est quoi là-dedans nous autres là »? Fait que c’est ça, c’est un peu frustrant.

De manière concrète, ce déni de reconnaissance se traduit par la rédaction de documents qui n’intègrent pas ou très peu ses commentaires, alors que l’ensemble des suggestions des autres acteurs s’y retrouve. Au final, Élise va jusqu’à s’interroger sur la pertinence de ces instances et, dans une certaine mesure, sur l’instrumentalisation de sa présence autour de la table. À quoi sa présence sert-elle concrètement? Conséquemment, le décalage entre une réelle co-construction et une mise en commun des différentes expertises, savoirs et réalités semble provoquer des tensions et des émotions vives dans le travail quotidien d’Élise :

C’est le réseau de la santé qui se parle entre eux autres. Fait que c’est bien de se comprendre, fait que nous on est comme sur le bord de la table, c’est comme « hey on est supposé parler du PSOC[5]à cette rencontre-là », puis là c’est comme « b’en ça sera une autre fois, puis plus tard ». Fait que finalement c’est comme si on a encore nos instances de discussion, mais on n’arrive plus à parler concrètement des enjeux qui nous concernent, dont le financement. On n’arrive plus à parler des financements, on fait juste être témoin de ces échanges-là entre le réseau puis des volontés du réseau aussi de nous intégrer dans cette grosse machine-là.

La négociation complexe, parfois hostile, afin de pouvoir inclure des sujets, des enjeux, des problématiques propres aux groupes qu’elle défend s’appuie, selon elle, sur ses revendications de justice sociale. En somme et de manière concrète, ce que font faire les émotions chez Élise réside dans un travail politique visant à recadrer, à modifier et à transformer les relations de pouvoir. Les émotions liées aux contraintes, aux limites et aux impasses des comités semblent lui servir de ressort pour ancrer son engagement et mettre à l’ordre du jour certaines préoccupations, demandes et enjeux des groupes communautaires. Le déni de reconnaissance de son expertise, et par extension de celle des groupes qu’elle représente, constitue un arrière-plan émotionnel quasi permanent qui teinte ses rapports avec les représentants des milieux institutionnels.

4. L’engagement émotionnel dans la pratique professionnelle

Les deux portraits présentés dans cet article montrent que les pressions liées aux émotions varient selon le métier, l’institution où la personne travaille ainsi que le territoire desservi. Pour Marie, l’implication émotionnelle s’incarne au quotidien, au contact des personnes qu’elle accompagne, tandis que pour Élise, elle se joue dans les représentations et les négociations qu’elle doit mener.

Les analyses ont néanmoins mis en lumière différents points de convergence entre les deux portraits. Il y a d’abord les émotions ressenties : la colère, la frustration et la fatigue. Et, tant pour Marie qu’Élise, l’intervention, c’est aussi ressentir de la joie et de la fierté d’avoir pu aider une personne usagère à se sortir d’une situation difficile, d’avoir réussi à gagner la confiance d’une personne ou d’un groupe, ou encore d’obtenir des gains dans les négociations avec le réseau de la santé et des services sociaux. Toutefois, quel que soit le registre des émotions vécues, nous avons pu constater que l’implication de soi peut mener vers des zones grises, où l’intervenante peut ressentir une fragilité, et ce, sans le soutien de l’institution, une situation déjà mise en relief par d’autres travaux portant sur le monde du domaine social, de la santé, mais également de l’éducation. Le déclin du programme institutionnel dans les sociétés modernes (valeurs et normes régissant le travail sur autrui) fait en sorte, comme le souligne Dubet, que « chacun est à lui seul une institution » (Dubet, 2002 : 267). L’intervenante est ainsi amenée à arbitrer entre des principes de justice parfois difficilement conciliables.

Dès lors, le contexte contemporain renforce l’injonction forte misant sur l’individu pour qu’il trouve seul des réponses devant des situations complexes (Martuccelli, 2004). En abordant les réalités de Marie et d’Élise, nous avons pu cibler des éléments partagés par les deux situations en ce qui a trait au développement d’actions ou de stratégies visant à réguler ou encore à se « protéger » des émotions. Marie, privée d’espaces cliniques suffisants pour délibérer sur les décisions et les actions à prendre, évoque la solidarité avec les pairs dans un contexte informel. Une solidarité qui se joue d’une part avec les collègues à l’extérieur du travail, dans des moments s’apparentant à des soupapes, qui aident Marie à dessiner une vue d’ensemble de sa vie professionnelle. D’autre part, le rôle prépondérant de l’informel se traduit par des discussions de couloirs à brûle-pourpoint ou par des moments d’échange après les heures de travail. Pour Élise, il s’agit de se reconnecter « avec sa base », ce qui lui permet d’évacuer certaines émotions, mais surtout de renforcer son engagement professionnel. 

Ensuite, la convergence s’incarne dans le déni de reconnaissance (Honneth, 2000) de leurs expertises et de leur travail, que ce soit par les gestionnaires (au profit d’une approche comptable qui tend à évacuer de ses calculs tout ce qui ne se compte pas), dans la négociation des points à discuter lors des rencontres ou encore dans la prise en compte des réalités des différents acteurs lors de la rédaction de documents. De fait, les deux récits font ressortir l’invisibilité de certaines actions et interventions – dans le travail de négociation, par exemple, ou encore dans l’innovation dont font preuve les intervenantes dans leur pratique.

En somme, l’engagement émotionnel traduit ici ce que Paperman (2011) appelle le souci moral des autres. Ce souci correspond à la disponibilité, à la présence sociale des intervenantes permettant d’anticiper les besoins des personnes et d’intervenir au moment propice (Bessin, 2014). Que font faire, ou ne pas faire, les émotions? L’implication émotionnelle dans l’intervention, que ce soit sous la forme d’un engagement auprès d’une personne lors d’une intervention individuelle ou de la défense de droits dans le cadre d’une participation à des dispositifs de concertation ou de partenariat, occupe une place centrale dans la construction des pratiques professionnelles (Lenzi, 2020; Jeantet, 2018).

Pour Hochschild (2003), le travail émotionnel désigne la capacité à gérer et à produire des émotions exigées dans un cadre professionnel. Spécifiquement dans le cas de métiers relationnels, notamment le travail social, il s’agit de gérer les émotions et la détresse des autres, mais également celles de ceux et celles qui prodiguent l’intervention. Cette gestion des émotions a constitué un moteur d’engagement pour Marie, qui trouve son expression et un certain contentement, à l’extérieur du travail prescrit, par le bricolage de diverses stratégies d’intervention. Pour Élise, toutefois, si certaines émotions telles que l’indignation et la colère face aux injustices sociales sont à la base de son engagement militant, la confrontation aux situations réelles vécues dans le cadre de rapports de pouvoirs asymétriques avec d’autres acteurs lui laisse au final peu de marge de manoeuvre pour trouver une réponse satisfaisante à ses interventions.

Conclusion

Si l’engagement émotionnel est au coeur de la pratique professionnelle, on voit in fine à quel point les milieux de pratique et les collectifs de travail qu’ils forment sont essentiels pour soutenir la professionnalité dans sa dimension prudentielle et sensible. Cela passe par la mise en place de moments et de réelles occasions de réfléchir, de collectiviser et de canaliser de manière constructive les expériences et les émotions vécues par les intervenantes. Comme nous avons pu le constater, fatigue de compassion et fatigue de revendication se font écho dans un même contexte de pratique structuré par des dérives managériales puisant leur légitimité dans une quête d’efficience étrangère à l’éthique du care. Dans ce contexte, il est permis de penser que de plus en plus d’intervenantes feront comme Marie : diminuer leurs heures de travail, voire quitter le métier du relationnel, afin de conserver leur qualité de vie. Dans un contexte où le Québec fait déjà face à une pénurie de main-d’oeuvre dans les domaines de la santé et des services sociaux, il s’agit là d’une alternative à la fois troublante et très actuelle.