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Introduction

La question des émotions en travail social est centrale. Les travailleuses sociales[1] sont exposées quotidiennement à la souffrance d’autrui. Il est attendu qu’elles réalisent leur travail avec professionnalisme, et qu’elles sachent composer avec cette souffrance qui requiert un travail émotionnel à long terme. Cependant, la question des émotions dans le travail d’intervention apparait de plus en plus éludée par les gestionnaires du réseau de la santé et des services sociaux (RSSS) et, en amont, par les gouvernements initiateurs des réformes de 2004 et 2015. En effet, « les modèles de gestion tendent souvent à sous-estimer ces exigences cognitives et émotionnelles, ce qui contribue à rendre invisible le travail d’attention, de care, nécessaire dans la relation d’aide » (Soares, 2011 : 132). Cette invisibilité peut en partie expliquer le malaise, voire la souffrance au travail, des intervenantes ou intervenants (Gonin, Grenier et Lapierre, 2013; Soares, 2011). Or, même si la question de la souffrance au travail, en termes d’impacts sur la santé mentale et physique, a été discutée dans le passé (Gonin, Grenier et Lapierre, 2013; Grenier, Bourque et St-Amour, 2016; Richard et Mbonimpa, 2013), il n’en demeure pas moins que peu de recherches se sont penchées sur les réformes organisationnelles dans le RSSS et sur leurs effets sur le travail émotionnel et de care nécessaire à l’intervention sociale. Ajoutons à cela que la pandémie de COVID-19 a révélé l’extrême fragilité du RSSS post-réformes, et que l’épuisement généralisé des travailleurs et travailleuses de la santé et services sociaux a fait l’objet de nombreux discours publics depuis deux ans.

Cet article discute des conséquences des réformes dans le RSSS, animées par la rationalité managériale de la performance, sur le travail émotionnel et de care accompli au quotidien par les travailleuses sociales. Pour ce faire, il prendra appui sur les travaux de Bourque et Grenier concernant les réformes libérales (Bourque et Grenier, 2021; Bourque, Grenier, Quesnel-Vallée et al., 2019; Grenier, Bourque et St-Amour, 2016a, 2016b), ainsi que sur une récente recherche, réalisée durant la troisième vague de la pandémie, qui s’est intéressée, entre autres, à ses impacts sur les intervenantes sociales (Grenier, Marchand, Bourque et al., sous presse). L’article se déploie en quatre sections. Dans la première, nous positionnerons le travail social comme profession du care et, en suivi, comme un travail émotionnel. Dans la deuxième section, l’accent sera mis sur les impacts des récentes réformes du RSSS sur le travail social, sur les intervenantes ainsi que sur les difficultés de fournir du travail émotionnel. La pandémie a aussi eu des effets délétères sur les intervenantes, ainsi que sur les conditions d’exercice, ce qui a fait ressortir la détérioration des conditions de travail engendrées par les réformes successives. Nous en discutons en troisième partie au regard du travail émotionnel, qui a été durement mis à l’épreuve. La dernière partie propose un changement du paradigme gestionnaire, basé sur la productivité et l’atteinte de résultats, pour privilégier une approche inspirée des éthiques du care, afin de contrecarrer l’effritement du travail émotionnel et, plus largement, des services sociaux et de santé.

1. Le care dans le champ du travail social

Le care se décline par des pratiques, des aptitudes et des comportements empreints d’un souci et d’une attention envers autrui (Brugère, 2011). Il implique des savoirs, des pratiques et des qualités relationnelles variées. Le travail social est fréquemment appréhendé comme un travail de care en raison des compétences associées au savoir-être (Dussuet, 2011 : 112). La relation d’aide nécessite également la mise en oeuvre de pratiques et dispositions inhérentes au travail de care, lequel apparait « vital pour une bonne pratique en travail social » (Dybicz, 2012 : 271, traduction libre). Selon Labelle (à paraître), qui a étudié le travail social en maisons de soin de fin de vie, les valeurs du travail social « sont indissociables et intrinsèquement comprises dans les éthiques du care ». Offrir du soin et se soucier d’autrui n’est pas un acte passif, c’est une pratique « engagée » pour « maintenir, perpétuer et réparer notre monde » (Tronto, 2008 : 244). Or, le travail de care a été historiquement dévalué, car naturalisé comme un « travail d’amour » qui renvoie à des « qualités féminines innées » ou apprises de la sphère familiale (Cresson et Gadray, 2004 : 38). En raison des dynamiques des rapports de pouvoir ainsi que des systèmes de division sociale et de hiérarchie, il est associé aux femmes, ou à d’autres catégories de population jugées subalternes en raison de leur origine sociale, de leur pays d’origine, de leur couleur de peau, etc. (Molinier, Laugier et Paperman, 2009). Dans cette perspective, les métiers du care sont traversés par la logique de la séparation et de la division des sphères (privée-publique) et du travail. La division sexuelle du travail révèle ainsi deux principes qui se combinent : celui de la séparation, selon lequel il existe un travail d’hommes et un travail de femmes, et le principe de la hiérarchisation, qui sous-tend qu’un « travail d’hommes vaut plus qu’un travail de femmes » (Kergoat, 2010 : 64). En l’occurrence, la féminisation de certaines professions, telles que le travail social[2], « rime donc avec dévalorisation » (Sanchez-Mazas et Casini, 2005 : 148). Différents travaux en travail social ont ainsi montré les enjeux de reconnaissance de la profession, qui se traduisent, dans les pratiques organisationnelles, par des salaires et des conditions de travail moindres, comparativement à des professions ou métiers considérés comme traditionnellement masculins (Barbe, 2019; Matte-Lamarche, 2020). En cela :

« les métiers du care sont des métiers hétéronormés, ce qui veut dire que les métiers dominants du champ imposent ou proposent à ces métiers dominés des normes et des contenus de travail de l’extérieur tout en revendiquant la définition de leurs propres normes et contenus de travail »

Cresson et Gadrey, 2004 : 37

À cet égard, nous posons comme postulat que les logiques organisationnelles et managériales qui traversent les métiers dominants dans le RSSS (gestionnaires, médecins) sont directement en tension avec les logiques professionnelles et éthiques du travail social (Barbe, 2019; Grenier, Bourque et Bourque, 2019; Matte-Lamarche, 2020). Un « glissement de pratiques » apparait ainsi, au profit de l’institution et au détriment des travailleuses sociales, lesquelles décèlent une « forme d’instrumentalisation de leur travail » (Kertudo et Vanoni, 2014 : 5). Ces dernières doivent négocier et moduler leurs pratiques d’intervention afin de répondre aux exigences de l’emploi (Zarifian, 2004), en l’occurrence des normes et principes managériaux basés sur la performance et la productivité. Comme le souligne Philibert (2021 : 128), cette situation oblige les intervenantes « à moduler leurs pratiques d’intervention en priorisant certaines actions et pratiques, au détriment de d’autres, qu’elles savent pourtant bénéfiques » pour les personnes usagères. Cette réalité, selon notre hypothèse, met à mal le travail émotionnel inhérent au champ de l’intervention sociale.

1.1 Le travail émotionnel dans l’intervention sociale

Une partie essentielle du travail des intervenantes consiste à « gérer des émotions, les leurs et celles des autres » (Dussuet, 2011 : 105). Le travail social s’inscrit dans un rapport avec autrui; il comporte une charge émotionnelle importante, car il requiert une disponibilité constante et nécessite le contact et l’entrée en relation avec autrui (Loser, 2018). La relation d’aide s’inscrit dans l’intime et dans une proximité qui « permet d’accueillir la personne démunie dans sa singularité et d’effectuer le travail sur autrui […] » (Pattaroni, 2011 : 216). De plus, il arrive fréquemment que l’accompagnement en travail social requière un travail de représentation de la personne souffrante ou précarisée. Ce rôle demande de traduire les besoins de la personne pour défendre leurs droits, ou encore pour effectuer une demande de services (Larivière, 2018). Devant la complexité des situations individuelles, les intervenantes doivent « modifier leurs propres émotions », voire produire ou inhiber une émotion, et avoir une certaine réserve pour éviter tout jugement de valeur (Dessuet, 2011 : 109). Elles doivent ainsi refléter les émotions appropriées selon les contextes :

« Les travailleurs doivent donc gérer des situations complexes empreintes d’une certaine émotivité (ex. : agressivité du client qui veut arriver à ses fins, arrogance, impatience). De fait, leur tâche est émotionnelle avant d’être cognitive : peu importe la situation rencontrée avec le client, ils sont appelés à maîtriser leurs paroles, leur voix et leur attitude. »

Grosjean et Ribert-Van de Weerdt, 2005, cités dans Fournier, Montreuil, Brun et al., 2010 : 3

Ainsi, le travail émotionnel est exigeant au regard des conditions d’exercice, de l’exposition à des agressions et de par la nature même du travail : urgence d’agir, imprévisibilité de la tâche, situations de crise, etc. (Freeman, Jauvin, Allaire et al., 2018; Guillot, 2021). Néanmoins, les compétences et aptitudes développées par les travailleuses sociales leur permettent d’avoir une aisance d’agir face à différentes situations, sans être envahies et submergées par les émotions de l’autre. Cette position s’inscrit, comme le rapporte Loser (2018 : 138), dans un fragile équilibre à tenir « entre implication et distanciation », ce qui nécessite ainsi un « travail d’objectivation » (Boujut, 2005 : 143). De plus, les intervenantes doivent évaluer des situations complexes, qui peuvent avoir des impacts graves sur les personnes. Ces situations sont souvent source de stress :

« Les travailleurs sociaux doivent évaluer des risques complexes et prendre des décisions critiques qui ont un impact sur la vie des enfants et des familles. Ce travail se fait souvent dans un contexte où de multiples facteurs doivent être considérés, avec parfois des informations contradictoires et contestées, impliquant des défis juridiques, moraux et éthiques stressants. »

McFadden, Campbell et Taylor, 2015 : 199, traduction libre

Cette responsabilité constitue une charge mentale pouvant avoir des impacts sur la santé mentale et physique des intervenantes (Dessuret, 2011), tout comme l’exposition aux souffrances et violences d’autrui, et ce, au regard de l’alourdissement de la clientèle et des contraintes organisationnelles grandissantes (Freeman, Jauvin, Allaire et al., 2018; Mcfadden, Campell et Taylor, 2015). D’autres conséquences du travail émotionnel en relation d’aide peuvent être aussi constatées : patience réduite, tristesse, envahissement du travail dans la sphère privée, fatigue, stress, absentéisme, etc. (Freeman, Jauvin, Allaire et al., 2018; Institut national de recherches scientifiques, 2021).

Rappelons aussi que le travail émotionnel s’exprime dans les différents registres du care (se soucier d’autrui, prendre en charge, prendre soin) (Tronto, 2013). Or, nous l’avons dit, le travail de care souffre d’un déficit de reconnaissance au profit de logiques managériales dominantes, dont celles ayant cours dans le RSSS depuis les réformes du réseau de la santé et des services sociaux. Comme nous le démontrerons dans les pages suivantes, ces dernières se sont traduites par des impacts majeurs sur la gestion du réseau de la santé et de services sociaux (Larivière, 2018). Elles ont sans équivoque transformé les pratiques de travail social (Grenier, Bourque et Saint-Amour, 2016a; 2016b), et nous posons l’hypothèse qu’elles ont influencé les capacités et aptitudes des travailleuses sociales à fournir un travail émotionnel adéquat, en cohérence avec les principes éthiques du travail social.

2. Les réformes successives et leurs effets sur les intervenantes

Les réformes du réseau de la santé et des services sociaux de 2004 et 2015 avaient pour objectifs explicites d’améliorer l’accès et la continuité des soins, ceci en modernisant les modalités de gestion. Elles se sont succédé sous l’influence de l’approche de la Nouvelle gestion publique (NGP) (Bourque et Grenier, 2020)[3]. Le but de la NGP consiste à rendre le RSSS plus efficace et efficient en matière de productivité en imposant des mesures de performance comme l’atteinte de cibles et de résultats et la responsabilité du personnel et des gestionnaires (Parazelli et Dessurault, 2010). Les pratiques managériales se modulent dorénavant en fonction des objectifs de performance et de moins en moins en fonction de l’expertise clinique. Ce contexte, marqué par « une gouvernance par les nombres » (Supiot, 2015), éloigne les gestionnaires de la réalité du terrain et nuit à leur compréhension de la nature du travail des intervenantes (Grenier, Bourque et St-Amour, 2016). La NGP a également entraîné une intensification du travail. Cette approche de travail génère chez les intervenantes un sentiment d’urgence et de débordement, ou des difficultés à mener à bien certaines tâches en fonction du cadre défini (Bourque et Grenier, 2020; Dussuet, 2011). Comme le rapporte Larivière :

« c’est autour de 75 % du personnel qui a été affecté par la transformation en cinq ans, fréquemment sans préparation jugée adéquate pour leur nouvelle tâche. La gestion du changement et l’accompagnement des équipes en transformation constituent des habiletés de gestion peu maîtrisées par les cadres, cette carence conduisant à des coûts humains (découragement par manque de reconnaissance des compétences, instabilité des équipes, augmentation de l’absentéisme, absence de leadership) et fonctionnels (diminution de la qualité des services) tout à fait évitables et importants. »

2018 : 41

Par ailleurs, les normes organisationnelles sous l’égide de la NGP placent aussi les travailleuses dans des situations où elles sont parfois contraintes de déroger à leur code de déontologie (Grenier, Bourque et Saint-Amour, 2016; Larivière, 2018). Comme le mentionne l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec (2017), les travailleuses sociales « font souvent face à des conflits de loyauté résultant de tensions entre certaines exigences administratives, leurs obligations professionnelles et leur désir d’intervenir adéquatement auprès des personnes, dans un contexte de ressources insuffisantes ». De plus, elles sont nombreuses à évoquer le manque de temps et de reconnaissance professionnelle, l’insuffisance de ressources offertes dans le secteur social par rapport au secteur « sanitaire », le décalage entre les valeurs de la profession et les normes des établissements et le fort sentiment d’injustice qui s’en dégage (Bourque et Grenier, 2021; Grenier, Bourque et Saint-Amour, 2016). Les perceptions de l’injustice entraînent, selon plusieurs chercheurs (Colquitt, 2001; Greenberg, 2012; Ndjaboué, Brisson et Vézina, 2012; Weiss, Suckow et Cropanzano, 1999), différentes réactions qui sont attribuables au stress psychologique. Dumoulin et Khomsi (2021 : 37-38) font état du rapport entre l’injustice et des réactions de stress psychologique comme « l’insatisfaction, des états émotionnels négatifs tels que la colère ou la culpabilité, le stress perçu, ainsi que des affections plus chroniques de la santé mentale telles que la détresse psychologique, la dépression et l’anxiété ».

En somme, dans un contexte où les intervenantes sont soumises aux cadres managériaux en place et vivent des conflits de valeur, voire des dilemmes éthiques (Gonin, Grenier et Lapierre, 2013), elles apparaissent en payer les coûts sur divers plans, dont celui de leur santé globale. Par voie de conséquence, il apparait logique d’avancer que le travail émotionnel nécessaire à la relation d’aide est durement mis à l’épreuve. Les principes de la NGP étiolent, sinon dévalorisent le travail émotionnel, difficile à mesurer sur des échelles de performance. Plus largement, c’est l’ensemble des pratiques de care accomplies par les intervenantes qui ont été affaiblies dans le sillage des réformes libérales, rendant ainsi invisible l’importance de ce labeur, non seulement pour la relation d’aide, mais aussi pour les organisations elles-mêmes, qui ont en charge la responsabilité populationnelle en matière de santé et de services sociaux. En fragilisant encore davantage les intervenantes sur divers plans, la pandémie semble aussi avoir amoindri (encore) les possibilités d’offrir un travail émotionnel et de care, plus que jamais nécessaire aux populations rendues (encore davantage) vulnérables. Nous en discutons dans la section suivante, en mettant l’accent sur les résultats de notre récente recherche (Grenier, Marchand, Bourque et al., sous presse).

3. La pandémie et ses conséquences délétères sur les intervenantes

Depuis 2020, la pandémie de COVID-19 a eu des impacts sévères sur la santé psychologique des care workers, augmentant les risques associés au stress chronique, aux traumas, aux suicides et à l’épuisement professionnel (Pelletier, Carazo, Jauvin et al., 2021; Sriharan, Ratnapalan, Tricco et al., 2020). Un sondage mené par l’Association canadienne de la santé publique auprès de 578 travailleurs et travailleuses de la santé durant la crise, et auquel ont répondu 89 % de femmes, montre que les travailleurs de la santé sont aux prises avec des problèmes d’anxiété (67 %), d’insécurité (49 %) et de manque de sommeil (28 %); ils vivent des sentiments d’impuissance (29 %), de découragement (28 %) et de surcharge (40 %) (Potloc et l’Association canadienne de la santé publique, 2020). Ces résultats vont dans le même sens que ceux de notre étude (Grenier, Marchand, Bourque et al., sous presse), menée auprès de quelque 30 intervenantes[4] issues des milieux institutionnels et communautaires, durant la troisième vague de la pandémie. Les résultats illustrent le sentiment généralisé de peur, ainsi que le stress accru, l’anxiété, voire la détresse, qui sont fréquemment vécus. Comme l’évoquait une intervenante : « ça a explosé avec la COVID rapidement […] je suis entourée d’intervenants qui sont en détresse, qui sont épuisés, qui ne se sentent pas reconnus » (P3[5]). Le délestage a également entraîné un alourdissement des tâches pour les membres des équipes, qui ont dû remplacer, à pied levé, leurs collègues. Les intervenantes ont rappelé l’augmentation des interventions de crise ainsi que l’alourdissement des problématiques vécues par les populations déjà vulnérabilisées, ainsi que l’augmentation de leur charge mentale et émotionnelle. Elles rapportent les stress vécus sur divers plans, qu’il s’agisse des risques associés à la COVID, de l’incertitude liée aux consignes, ou encore d’un « effet domino » des mesures de confinement, qui ont sérieusement impacté la santé mentale de plusieurs :  

Ma première visite mon coeur battait vite [de peur d’attraper le virus]… je veux être dans la prudence [par rapport aux règles sanitaires].

P11

C’était l’inconnu, c’était l’incertitude. C’était le manque de mes collègues. On est comme une petite famille… Y’avait tout ça à adapter, à m’adapter en fait.

P18

Émotionnellement, personnellement et professionnellement, ça n’allait pas bien. J’étais tannée d’être chez moi. J’avais atteint ma limite de tolérance de travailler chez nous.

P8

Ces effets sur leur santé mentale viennent alourdir un contexte de travail érodé par les réformes successives et leurs conséquences – déjà bien documentées – sur les travailleuses sociales. Avec la pandémie, de nouvelles formes de précarité ont aussi été observées chez les personnes accompagnées. Plusieurs intervenantes ont mentionné le fait que les personnes en situation de vulnérabilité ont été encore davantage fragilisées et victimes de plus grandes injustices quant à l’accès aux soins et aux services sociaux, tel que l’accès aux services de santé mentale pour les familles :

Au début, on voyait des personnes qui avaient des délires paranoïdes, de la difficulté avec l’autorité (gouvernementale). Au début, on ne voyait pas tant les impacts sur la santé mentale. C’est plus les mois qui ont suivi. […] Le fait de ne pas avoir eu de contact social, c’est là qu’on voyait les impacts. C’est comme si les gens qui perdaient leurs activités qui les empêchaient de décompenser, c’est à l’été qu’on voyait les problèmes.

P5

Mais là, on avait des appels parce qu’il y avait des aînés qui voulaient sauter de leur balcon à cause qu’ils étaient isolés socialement. Il y avait beaucoup de détresse chez les personnes âgées.

P13

Par-delà les épreuves vécues individuellement, un nombre significatif d’arrêts de travail pour maladie et de démissions ont été rapportés par les participantes. Ces derniers ont eu comme conséquence un affaiblissement des équipes de travail, déjà fragilisées par la dernière réforme (Le Pain, Kirouac, Larose-Hébert et al., 2021), ce qui a eu des conséquences néfastes sur les services destinés à la population. Dans ce contexte, et au sein d’un réseau durement éprouvé par la pandémie, il peut s’avérer contradictoire, sinon schizophrène, de tenter d’offrir des interventions de qualité requérant du travail émotionnel, lequel exige un constant travail sur soi pour mieux répondre aux besoins et affects de la personne aidée. Plus que jamais, les travailleuses sociales apparaissent sous tension, déchirées entre l’obligation de fournir des interventions « productives » et du travail émotionnel adéquat.

Considérant que la pandémie a presque mis en rupture le RSSS, il apparait crucial de repenser l’organisation et le sens du travail au sein de nos institutions. Dans le contexte actuel, l’éthique du care semble être une source d’inspiration pour sonder et revoir les fondements des pratiques gestionnaires, voire le cadre référentiel qui régit le RSSS. Nous en discutons dans la dernière partie.

4. Tronquer les modèles de productivité pour privilégier le « prendre soin » et tenir compte des vulnérabilités

Les modèles gestionnaires productifs s’inscrivent dans « un rapport social de domination »; ils exigent « une intensification du travail qui traverse tous les secteurs d’activité […], plaçant les salariés en situation d’urgence permanente » (Hélardot, 2005 : 31). Ces exigences, nous l’avons montré, sont présentes dans le réseau de la santé et des services sociaux. Elles ont des répercussions sur la santé psychologique des intervenantes et sur la possibilité d’offrir un travail émotionnel répondant aux besoins des populations. Selon Champy (2017), c’est la méconnaissance de la nature même du travail prudentiel, qui exige le prendre soin et le souci d’autrui, qui a vulnérabilisé le travail social – et ses travailleuses –, entre autres par l’imposition des exigences de productivité découlant de la NGP. Ferraras, Battilana et Méda (2020 : 43) rappellent en ce sens que :

« Le travail n’est pas une marchandise [ni ses travailleuses], c’est une expérience de vie, c’est une partie de notre vie. C’est un investissement de la part de celles ou de ceux qui travaillent. Pas un investissement dans le sens des discours économicistes, une quantité instrumentalisée au profit des discours extérieurs et décidés par un tiers; l’expérience de travail est un investissement dans le sens où le ou la travailleur-euse investit sa personne, son intelligence dans sa fonction, ses émotions et le soin qu’il ou elle accorde à ses collègues ou à autrui au travail de la mission qui lui est confiée. »

Dans cette perspective, le travail social, comme profession et registre d’intervention, ainsi que le travail émotionnel qui l’imprègne, ne peuvent être détachés de la nécessité du prendre soin, du souci d’autrui. C’est à cet égard que l’éthique du care s’inscrit comme une alternative, sinon un changement de paradigme pour repenser nos institutions de santé. Partant du point de départ que nous sommes des êtres dotés de besoins, « donc des êtres éminemment relationnels, sociaux et interdépendants » (Hamnouri, 2015 : 86), le care, comme cadre référentiel, permettrait de soutenir les expériences de fragilité et de vulnérabilité des individus, lesquelles sont inhérentes à la vie humaine (Tronto, 2012). Davantage une éthique politique que morale pour Tronto (2009; 2012; 2013), le care est un instrument d’analyse critique qui permet d’évaluer comment « les processus de soins répondent aux besoins » (Tronto, 2009 : 224-225). Toutefois, l’éthique du care – et, en cela, la vulnérabilité posée comme universelle (Hamnouri, 2015) – ne peut faire l’économie des rapports de pouvoir pour penser une refonte des systèmes de soins :

« le care, en tant que concept politique, nous oblige à reconnaître comment il caractérise les relations de pouvoir dans notre société – et en particulier la question de qui s’occupe de qui? – et désigne, comme nous l’avons noté auparavant, la manière dont les relations de genre, de race et de classe s’entrecroisent avec les conditions dans lesquelles ils sont dispensés […] il ne s’agit pas d’ignorer les inégalités de richesse et de pouvoir. En somme, ajouter le care à l’engagement à d’autres valeurs démocratiques (les droits de l’homme, l’obéissance aux lois, le respect des procédures politiques et le choix du processus adéquat) rend les gens plus réfléchis, plus attentifs aux besoins des autres et en fait de meilleurs démocrates. Ces dimensions doivent être ordonnées à une juste distribution des tâches et des avantages du soin. »

Tronto, 2009 : 220

Conclusion

L’article s’est intéressé aux effets des réformes du RSSS, sous-tendues par des impératifs managériaux de rationalité et de performance, au détriment du travail émotionnel et de care accompli au quotidien par les travailleuses sociales. Nous avons soutenu que ce travail émotionnel, au gré des réformes libérales successives, s’est érodé comme une peau de chagrin; de plus, il a été durement éprouvé par les enjeux vécus par les intervenantes durant la pandémie. À long terme, la détérioration des conditions d’exercice et l’effritement des relations de travail, ainsi que l’exacerbation des conflits de valeurs et éthiques vécus par les intervenantes, mettent à mal le travail émotionnel et de care au centre des pratiques des travailleuses sociales (Boujut, 2005), ce qui s’accompagne d’un coût humain important, tant pour elles que pour les populations desservies. En réponse au cadre référentiel de la NGP, hérité d’une logique managériale du domaine des affaires, dont nous avons pu constater les nombreuses limites durant la pandémie, l’éthique du care apparait comme un modèle porteur pour prendre en compte les besoins des individus et l’accès aux services équitables (Lanoix, 2015). Un vaste chantier s’avère ici nécessaire pour démarchandiser le soin et remettre les personnes au centre du RSSS. Si on considère de surcroît les milliers de décès liés à la pandémie dans nos institutions, il est évident qu’un changement de modèle s’impose pour repenser les rapports de pouvoir qui imprègnent les logiques gestionnaires au détriment des personnes, des travailleurs et travailleuses et des populations, dont celles en situation d’extrême vulnérabilité.