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Introduction

Cet article donne suite à une étude de la réception de l’exposition d’art militant Témoigner pour Agir, qui a eu lieu en 2017-2018 à Montréal (Mensah, Gagnon, Fournier et al., 2018). L’exposition a présenté des témoignages artistiques créés par des personnes s’identifiant à une minorité sexuelle et de genre, aux personnes intersexes, aux personnes vivant avec le VIH et aux personnes avec une expérience du travail du sexe. Son but : contribuer à la valorisation et au développement des savoirs testimoniaux dans une perspective anti-oppressive d’inclusion et de changement social (Dominelli et Campling, 2002; Ninacs, 2008; Pullen Sansfaçon et Manning, 2015). Les publics ayant visité l’exposition ont mis l’accent sur la dimension affective des oeuvres pour décrire leur expérience (Mensah, Gagnon, Fournier et al., 2019). Dans le cadre de ce numéro thématique, nous souhaitons approfondir la compréhension du témoignage artistique comme levier de changement social du point de vue de l’affect.

Dans la littérature, certains travaux ont cherché à documenter le rôle de l’art et de diverses pratiques artistiques largement utilisées dans le champ du travail social (Frigon et Jenny, 2020; Leduc, 2011; Silverman, 2010). D’autres ont décrit l’action sociale des oeuvres d’art qui exposent volontairement une partie de la vie de son auteur (Gaudard et Suárez, 2007; Goodyear, 2021; Idjéraoui-Ravez, 2012), ainsi que le potentiel transformateur des oeuvres militantes féministes qui exposent publiquement, pour transformer les perceptions négatives à leur égard, des éléments personnels, sensibles ou intimes (Beaudry, 2014; Bilodeau, 2016; Lavigne, 2014). Or, l’un des constats qui s’est dégagé de notre étude est la difficulté d’évaluer précisément les retombées ou la portée affective d’un témoignage artistique visant à sensibiliser ou à toucher les publics – et donc à intervenir dans la société par ce biais. Cette question demeure peu explorée et sous-théorisée.

Après avoir présenté le terrain de recherche et les théorisations de l’affect chez la philosophe féministe Sara Ahmed (2017, 2014a, 2014b), qui serviront à penser l’action sociale du témoignage dans sa forme artistique, nous déploierons une analyse de trois oeuvres de l’exposition. Nous mettons en dialogue cette analyse avec les points de vue des personnes ayant participé à l’exposition qui ont été recueillis dans l’étude de la réception. Cette démarche originale est donc exploratoire : cibler les actions et les transformations que produisent les émotions devient dès lors une manière de mieux comprendre la portée du témoignage public dans sa forme artistique.

1. Terrain d’analyse : la réception de l’exposition Témoigner pour Agir

L’exposition Témoigner pour Agir a été présentée à Montréal du 29 novembre 2017 au 21 janvier 2018, à la Maison de la culture Frontenac (qui se nomme aujourd’hui Maison de la culture Janine-Sutto), une galerie publique, pluridisciplinaire, ancrée dans le quartier et accessible gratuitement. Les 15 oeuvres ont été réalisées par des personnes issues des communautés sexuelles et de genre ayant accepté de s’identifier publiquement en tant que telles, donc de témoigner à travers leur oeuvre[2]. L’ensemble reflète une diversité des expériences entourant plusieurs thématiques.

Conçue selon les principes participatifs de la recherche-action (Lavoie, Marquis et Laurin, 1996; Morissette, 2013), Témoigner pour Agir a été commissariée par un comité d’experts-citoyens issus de diverses organisations québécoises engagées contre l’exclusion sociale[3]. Ces cocommissaires ont voulu fournir l’espace nécessaire aux communautés pour qu’elles prennent part à la construction d’un discours qui les représente. Les verbes « Voir. S’engager. Changer. » en sous-titre de l’exposition, ainsi que l’énoncé des commissaires recopié en gros caractères sur le mur d’accueil à l’entrée de la galerie, indiquent le message véhiculé :

« Nos expériences, nos expertises, nos différences, nos voix changent le monde. […] Témoigner pour Agir invite à réfléchir aux enjeux du témoignage public […] et aux luttes sociales que ces dévoilements personnels rendent visibles. [Nous] avons privilégié aussi les oeuvres qui ne reconduisent pas de préjugés, offrent des représentations non stigmatisantes et renforcent notre volonté de transformation de la société en un monde plus inclusif. »

Photo 1

Mur d’accueil de l’exposition Témoigner pour Agir, Maison de la culture Frontenac.

Crédit photo : M. Pomerleau, 2017

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Les publics, par leur participation à l’exposition, ont reçu ce message en parcourant les témoignages exposés. L’étude de la réception de l’exposition visait à connaître les retombées de Témoigner pour Agir sur les publics venus la visiter. Bien que les opinions recueillies soient partiales et partielles, elles offrent un aperçu de la réception de l’exposition. Ces points de vue sont ensuite mis en dialogue avec notre propre analyse conceptuelle[4].

1.1 Étude de la réception

Il est estimé que plus de 2000 personnes auraient visité l’exposition. Un peu plus de 400 d’entre elles ont partagé leur appréciation à l’équipe de recherche (Mensah, Gagnon, Fournier et al., 2019). Le recrutement des visiteurs et visiteuses s’est effectué de deux façons : in situ à la sortie de la galerie et lors de courtes entrevues individuelles, et par le biais d’entrevues de groupe quelques semaines après l’exposition. Ces méthodes ont été discutées et choisies par les cocommissaires impliquées dans toutes les étapes du projet (Silverman, 2010). Outre la taille de l’échantillon, une autre limite de l’étude réside dans le fait que nous avons rejoint principalement des publics issus des communautés marginalisées au coeur de l’exposition ou des personnes ayant visité l’exposition plus d’une fois – certains jusqu’à quatre fois. Il ne s’agit donc pas de commentaires neutres.

Vox pop

À la fin de sa visite, chaque personne avait l’occasion de partager son appréciation générale de l’exposition à l’aide d’une boîte à commentaires, située à la sortie de la galerie. Au total, 397 brefs commentaires anonymes ont été recueillis, mais ceux-ci fournissent peu d’information et aucune explication. De plus, certaines personnes ont commenté plus d’une fois. Il a donc été convenu de réaliser de courtes entrevues audiophoniques individuelles le dernier week-end de l’exposition, les 13 et 14 janvier 2018, pour approfondir ce que les visiteurs et visiteuses ont ressenti pendant la visite et retenu de l’exposition. Sept personnes qui s’identifient comme faisant partie de la population générale sans distinction d’âge ont été recrutées de cette façon.

Groupes focus

Une affiche de recrutement a été diffusée sur les médias sociaux afin de former six groupes de discussion avec les publics, quatre et six mois après la fin de l’exposition, soit en avril et juin 2018[5]. La participation consistait à répondre aux mêmes questions et à partager son appréciation en lien avec l’opinion des autres. Vingt-quatre personnes ont fourni des commentaires sous cette forme. Ici, la quasi-totalité des personnes participantes s’identifie à une ou plusieurs communautés sexuelles et de genre au coeur de l’exposition. La plupart habitent à Montréal, sont des femmes cis et travaillent dans le domaine de l’intervention sociale. Leur niveau de scolarité est varié, allant des études secondaires à la maîtrise et au doctorat. Une majorité d’entre elles a entendu parler de l’exposition par l’entremise d’un organisme communautaire, et non par le biais du réseau artistique.

1.2 Résultats : vues et sentis des publics

L’appréciation de Témoigner pour Agir est majoritairement très positive. On la qualifie d’« inclusive et respectueuse ». Plusieurs soulignent que les témoignages et les oeuvres permettaient « d’humaniser » les personnes représentées et leurs enjeux, et de favoriser aussi l’interconnaissance : « ils permettent aux gens de comprendre ce que vivent les autres » (part. 12). Les rares personnes participantes s’étant identifiées à un public général ont apprécié « connaître de l’intérieur [avec] un autre point de vue des sujets dont on parle beaucoup » (part. 15). Les oeuvres auraient eu pour effet de les amener à « se coller » à des réalités, à des sensibilités, à des perspectives jusque-là méconnues, incompréhensibles, voire non intelligibles. Par ailleurs, la majorité des personnes participantes – directement concernées – se sont senties représentées, ce qui représente une retombée importante. « Ça faisait tellement du bien de voir des travailleuses du sexe illustrées par elles‐mêmes et non pas ce qu’on voit toujours dans les médias, des jambes penchées sur le bord du char » (part. 11).

En plus de confirmer le caractère positif de la visite de l’exposition, l’appréciation des publics nous renseigne sur ce qui parait être, pour eux, le plus significatif, un aspect qui pourrait jeter un éclairage sur les mécanismes ayant mené à une telle appréciation. Or, l’élément clé de la réception de l’exposition Témoigner pour Agir se rapporte au pouvoir des témoignages artistiques à provoquer des émotions. En effet, toutes les personnes participantes ont dit avoir été « émus », que les témoignages artistiques les « auraient touchés », entre autres parce qu’ils sont « ancrés dans la réalité, incarnés » (part. 22). Une participante l’a observé même chez les autres présents durant sa visite : « il y a une des femmes qui était là, elle n’était pas capable de rester avec l’oeuvre; elle [me] disait que ça lui coupait le souffle » (part. 31). D’autres personnes décrivent une partie importante de leur expérience de visite en termes d’affects, d’émotions, d’avoir été « interpelées », « traversées », « transpercées » par certaines oeuvres. Le contenu les a touchées, certes, mais elles y voient la forme artistique du témoignage comme étant un puissant moyen de « favoriser une ouverture chez les gens » et de proposer des revendications qui passent en premier lieu non pas par l’intellect ou la raison, mais par « l’émotion ».

Selon ces publics, le témoignage « réussit à transmettre du vécu » (le message), et sa dimension artistique (ses propriétés) produit une réception « plus enveloppante » qu’un simple discours ou une théorie. Les deux combinés, le message et ses propriétés, créent une situation où, selon une participante, « on vit la chose plus! ». En d’autres termes, on vit une immersion dans « l’univers de vie des gens », dans les domaines de l’intime, créant des rencontres avec l’altérité, engendrant des réflexions inédites, parfois un sentiment d’une commune humanité.

Du point de vue de la réception, en somme, une piste de compréhension de l’action sociale du témoignage est liée au pouvoir des émotions. Cela nous amène à vouloir approfondir l’analyse des affects. La prochaine section esquisse le cadre conceptuel de Sara Ahmed.

2. Cadre d’analyse : l’affect selon Sara Ahmed

Le pouvoir des émotions est au centre des travaux de la philosophe Sara Ahmed. Sa théorie élabore une vision sociopolitique du problème qui se situe dans le champ plus large des études féministes, antiracistes et postcoloniales (Willmington, 2015).

2.1 Les émotions sont constituées dans nos relations aux autres et aux objets

L’approche théorique de Ahmed ouvre sur le caractère social et politique des émotions, leur « socialité » (sociality of emotions). Elle avance que les émotions sont constituées dans nos relations aux autres et aux objets. Ahmed invite ainsi à penser, non pas ce que sont les émotions – par exemple ce qui est ressenti à l’intérieur de soi devant un témoignage artistique – mais davantage « ce qu’elles font », par exemple ce qui se transforme dans la relation aux femmes marginalisées qui témoignent (Ahmed, 2014). Autrement dit, c’est dans l’affect qu’apparait la relation, le rapport social.

Pour Ahmed, les émotions et les sentiments sont des dispositifs sociaux édifiés collectivement et possédant un caractère foncièrement politique. L’auteure (2014a) remet en question la vision prédominante des émotions comme étant situées à l’intérieur des individus. Elle note comment, en psychologie par exemple, les psychologues ont le rôle de nous aider à extérioriser nos émotions comme si nous étions le socle de celles-ci (inside out) – à la fois l’origine, la cause et la conséquence de l’affect. En anthropologie et en sociologie également, la conception prédominante traite les émotions comme nous affectant « de l’extérieur vers l’intérieur » (outside in) (Ahmed, 2014a : 9). Ces perspectives, qui reposent principalement sur les ressources individuelles, laissent finalement peu de place au changement social.

En effet, si les émotions sont constituées dans nos relations aux autres et aux objets, ces relations sont régies par des normes sociales, sources de privilèges pour les uns et d’oppressions pour les autres. L’affect circule, se déplace et colle aux objets, les chargeant d’un sens, d’une valeur qui suscite des sentiments sociaux plus ou moins positifs, plus ou moins heureux (Ahmed, 2017 : 126).

2.2 Nos relations sont traversées par des normes et des hiérarchies sociales

En toile de fond de cette conception sociopolitique des affects, il existe une culture où des normes sociales encouragent au bonheur par la conformité. Ahmed compare le bonheur à un chemin préalablement défriché à force d’être emprunté, que l’on est encouragé à prendre. Les normes sociales de genre femme, par exemple, participent à l’édification d’une injonction au bonheur. La féminité est associée à une adéquation entre son sexe et son genre, à l’hétérosexualité dans le mariage, à la charge des enfants, etc. Comme si, pour être heureux, il fallait se conformer à un certain parcours de vie.

On peut alors s’imaginer un mouvement de foule dans une même direction, un courant dont la force peut nous emporter. Celles et ceux dont l’existence vient rompre avec les normes sociales critiquent l’injonction au bonheur. Selon Ahmed, ces personnes suscitent des sentiments négatifs, car elles dévient des normes associées au bonheur; elles refusent d’aller « dans le bon sens » (Ahmed, 2017 : 170). En ce sens, pour Ahmed, les émotions participent à la consolidation (ou non) des hiérarchies entre les groupes sociaux, entre les personnes. D’une part, les normes sociales du privilège blanc, du sexe non tarifié et de la cisnormativité, pour ne nommer que celles-ci, nous amènent à concevoir certaines vies comme étant plus heureuses, épanouies ou souhaitables que d’autres. D’autre part, la personne qui ne se conforme pas à ces modèles ou qui refuse de s’y plier est désignée rabat-joie, volontairement dérangeante : « […] être jugé volontaire, c’est devenir rabat-joie de l’avenir : celle qui vole la possibilité du bonheur, celle qui empêche le bonheur de devenir actuel, celle qui gêne le chemin heureux ou le bonheur supposément sur notre chemin » (Ahmed, 2014 : 47, traduction libre). L’ordre social et son avenir sont ébranlés.

2.3 La rabat-joie, une action sociale affective et subversive

Ahmed (2014b) introduit la figure de la féministe rabat-joie pour nommer cette intention politique qui consiste à volontairement rejeter les affects positifs qu’une personne est encouragée (voire contrainte) à suivre dans ses relations aux autres et aux objets.

À l’origine, cette figure a d’abord pris la forme d’une insulte servant à discréditer la parole des féministes (Ahmed, 2017 : 41) : « Vous vous dites féministe, et tout de suite on vous voit comme quelqu’un “avec qui il n’est pas facile de s’entendre”. Vous devez montrer que non, vous n’êtes pas difficile en affichant des signes de bonne volonté et de bonheur » (Ahmed, 2017 : 83, traduction libre). Ahmed montre que la posture féministe rabat-joie est l’incarnation de la critique de l’injonction au bonheur. La rabat-joie prend la parole, dénonce ce qui est déjà là et vient briser la bonne entente :

« Aller à contre-courant, dans “ la mauvaise direction”, est une expérience que nous avons toutes, tous faite. Pour continuer à avancer, vous devez pousser plus fort que tous ces individus qui vont dans la bonne direction […] un effort, qui aux yeux des autres, risque d’apparaitre comme une preuve d’entêtement ou d’obstination, d’acharnement insistant à aller à contre-courant. […] [et] c’est parce que vous insistez que les autres décrètent que vous allez à contre-courant. Vous êtes alors un paradoxe vivant : il vous faut devenir ce qu’on décrète que vous êtes. »

Ahmed, 2017 : 97, traduction libre

Ainsi, dans un monde où « le bonheur de la diversité » règne sur papier, le simple fait de parler d’injustice, de violence, d’abus de pouvoir et de subordination fait obstacle, « se met en travers » du bonheur des autres (Ahmed, 2017 : 96, traduction libre). Selon Ahmed, toutefois, les féministes qui adoptent la posture rabat-joie peuvent se rallier, s’immerger dans une lutte partagée avec d’autres qui sont confrontés aux mêmes points d’aliénation : « celles qui ne trouvent pas leur place à la table du bonheur peuvent toujours se trouver les unes les autres » (Ahmed, 2017 : 82, traduction libre).

Être identifiée comme femme autochtone, prostituée ou trans, c’est aussi être assignée à une catégorie difficile. Pour être entendue, il faut aller dans la mauvaise direction et « il faut signaler sa présence, agiter le bras, lancer : “Hé, ho! Je suis là!” » (Ahmed, 2017 : 91, traduction libre). En insistant sur la réalité du racisme, du sexisme et de l’hétérosexisme, les artistes de l’exposition peuvent être accusées d’entêtement : elles refusent qu’on ferme les yeux sur ces réalités.

Cibler l’action rabat-joie et les transformations qu’elle peut produire collectivement apparait dès lors comme une manière de mieux comprendre ce que fait l’affect, notamment dans le témoignage artistique. Dans cet ordre d’idées, la section qui suit analyse l’action sociale et subversive de trois témoignages artistiques exposés dans le cadre de Témoigner pour Agir. Il s’agit des oeuvres La Pièce rose (Stella), Territoire de mon corps (ArmHer Collective) et OK Lucid! (Book). Ces oeuvres ont été choisies parce qu’elles ont retenu l’attention : ce sont parmi les oeuvres les plus citées et appréciées dans l’étude de la réception et des retombées de l’exposition. Elles sont, pour ainsi dire, de ces objets collants, chargés d’affect, dont parle Ahmed.

3. Analyse de trois oeuvres

Pour chacun des témoignages artistiques, une présentation de l’oeuvre et de sa réception est suivie des liens analytiques permettant de repérer, en ce sens, les actions sociales et les transformations collectives que sont visibiliser, choquer et montrer.

3.1 La Pièce rose : visibiliser

La Pièce rose est le résultat d’une collaboration entre l’artiste québécoise Chloé Suprenant et des dizaines de personnes membres de l’organisation Stella, l’amie de Maimie[6]. L’oeuvre est une pièce de neuf mètres carrés en superficie et toute peinte en rose. On y a installé des objets personnels des travailleuses du sexe ayant participé à l’oeuvre. Chaque artefact est accompagné d’un texte explicatif qui relate la signification ou la valeur de l’objet pour la personne.

Photo 2

La Pièce rose (Stella avec Chloé Suprenant).

Crédit photo : Jamie Wilson Goodyear, 2017

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L’oeuvre est immersive et suscite un rapport de proximité entre la personne qui visite et les objets qui s’y trouvent. D’abord, le trop-plein de couleur rose provoque un sentiment d’inconfort. Puis, le rose éblouit, agissant comme une lampe torche pour révéler les objets installés aux murs ou suspendus dans la pièce : un pot de riz, un déshabillé, une tasse, un mégaphone, un vibromasseur, un coussin, des menottes, un livre, un fer plat, des souliers, etc.

C’est un point de vue […] sur le travail du sexe et la prostitution qui est complètement différent en tout cas […] disons du discours dominant. Et donc, la découverte de la féminité, le rapport avec […] les gens qui payent, qui est différent de ce qu’on voit habituellement, c’est ça… Je trouve ça intéressant et en même temps, une entrée dans l’intimité d’une personne.

part. 1

La Pièce rose met en scène des objets connus du public, mais qui sont ici associés au travail du sexe, et peuvent venir opérer une rupture avec les normes sociales entourant le bonheur. En effet, plusieurs de ces objets pourraient être désignés comme des objets malheureux : associés à la clandestinité ou à l’exploitation sexuelle, suivant, par exemple, une vision prohibitionniste. La paire de talons hauts plateformes, souvent associée à la féminité, agit ici comme un rappel des préjugés dont font l’objet les femmes qui exercent le travail du sexe. L’objet est chargé de sens, accroché au plafond. Ses significations adhèrent aux vives divisions entre féministes, comme dans la société, entourant l’échange de services sexuels pour de l’argent (Pheterson, 2001). En ce sens, les objets peuplant La Pièce rose sont saturés d’affect; la personne qui entre dans la pièce porte déjà une certaine orientation envers ces objets (Ahmed, 2014a).

Le déplacement qu’opère l’oeuvre en exposant et en mettant en valeur les objets personnels des travailleuses du sexe dans une galerie d’art, sur un fond rose vibrant, peut tout d’abord susciter des sentiments contradictoires chez la personne qui observe. Le rose crée de la lumière joyeuse sur les objets, qui révèlent des traces de bonheur là où la volonté générale (general will) attribue le malheur. Le témoignage personnel et intime qui accompagne chaque objet se met au travers du chemin du sens ou de la valeur qu’on lui attribue d’emblée. La personne qui visite prend ainsi connaissance qu’il s’agit d’objets heureux du quotidien des travailleuses du sexe : on y raconte la fierté, le plaisir, l’accomplissement, la confidence, la complicité, etc. La mise en scène soignée et le caractère immersif de l’oeuvre amplifient cet effet : peu importe où vous regardez, il est là, le plaisir, le bonheur associé à ces objets. Impossible de détourner le regard. Une visiteuse explique :

[J]’ai trouvé ça tellement incroyable […] je suis rentrée là-dedans comme dans un cocon-là. Parce que ça symbolisait la vie […] Pas l’exceptionnalité, l’horrible du travail du sexe où les gens perdent le contrôle d’eux-mêmes […] La vie telle qu’elle est avec tous ses mystères.

part. 14

Rendre visibles les nuances et la diversité des expériences permet de sortir du stigmate et des généralisations abusives. Grâce à son caractère à la fois très personnel et collectif, l’oeuvre ébranle la conception victimisante des travailleuses du sexe pour en présenter une autre facette. Les objets peuplant la pièce sont obstinés. L’affect circule entre eux et brouille les frontières du bonheur et du malheur. La Pièce rose, en rabat-joie, fait voir le bonheur là où l’on a tendance à croire qu’il n’y en a pas. L’oeuvre rend visibles les femmes fortes, nuancées et courageuses qui sont trop souvent cachées derrière nos préjugés et nos bons sentiments. En ressort un portrait vivant de la vie intime des travailleuses et des travailleurs du sexe, et de leur diversité.

3.2 Territoire de mon corps : choquer

La seconde oeuvre analysée est issue d’un processus de création féministe impliquant la verbalisation et l’écoute active entre femmes. Une vingtaine de femmes autochtones, provenant de plusieurs Premières Nations, se réunissent chaque semaine depuis des années pour partager leurs connaissances et guérir de la violence en créant de l’art. Elles forment le ArmHer Collective[7].

Photo 3

Territoire de mon corps (ArmHer Collective).

Crédit photo : Jamie Wilson Goodyear, 2017

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Dans cette installation où vidéo, texte, peinture et sculpture se côtoient, des corps fragmentés sont mis en pièces, éclatés. Le public n’a accès qu’aux empreintes des corps, ceux-ci étant moulés dans du papier mâché. Sur eux, des cicatrices rouges, des marques et des stigmates, des traces visibles de la violence coloniale et sexiste. Des formes corporelles fragmentées et constituées à partir de matière organique signifient, d’une part, l’aliénation des femmes par rapport au travail et au milieu naturel; d’autre part, que les corps de ces femmes sont indissociables du territoire. L’installation invite à une cérémonie avec l’eau, qui est à la fois source de vie, qui compose les corps et nourrit la terre (ArmHer Collective, 2017b : 62).

Au milieu de l’installation siège un écran où la vidéo des artistes[8] est projetée. On y entend les voix des femmes, en alternance, et parfois en choeur, raconter la violence, et la résilience. On y voit les corps des femmes de très près, en gros plan, peints, marqués, tracés, en boucle. Des images d’eau et de vagues alternent avec celles des corps. La trame sonore de la vidéo annonce :

« La violence qui s’est abattue sur mon corps, sur votre corps, n’a jamais été de notre faute. Mais il ne s’agit pas de faute, il s’agit du corps, de la terre elle-même, qui ne s’est pas effondrée, qui ne s’est pas ouverte et ne s’est pas engloutie tout entière. Elle reste. Quand les visiteurs du « Territoire de mon corps » (choeurs) sont tous partis. »

ArmHer Collective, 2017a

Pour écouter l’enregistrement de leurs voix, les publics doivent se pencher, se mettre à la hauteur des corps afin d’être avec eux, avec elles. Dès lors, la personne qui observe ne les regarde plus de haut, depuis la distance. En fait, grâce à sa disposition et aux différents médias utilisés, l’oeuvre prend le visiteur, la visiteuse à bras-le-corps et sollicite tous ses sens. En prenant place dans le cercle sacré (ArmHer Collective, 2017b : 62), le public est à son tour témoin privilégié de la violence sexuelle, coloniale et sexiste.

Cette proximité est à la fois touchante et accablante. Le bonheur n’est pas là. Émergeant du sol de la galerie d’art, les empreintes de corps moulés dans le plâtre s’enracinent sur le territoire même de la Maison de la culture, viennent troubler le bonheur de celui, celle, qui observe, qui écoute, ou qui ne fait que passer. Ces corps remplissent une fonction rabat-joie : ils s’obstinent à faire voir une violence qui est trop souvent niée, oubliée, individualisée ou vue comme isolée. On se rappelle que l’exposition a lieu sur un territoire traditionnel non cédé. L’oeuvre avive la mémoire par un douloureux rappel que la violence nous concerne toutes et tous.

Une personne a mentionné avoir observé que : « les gens avaient envie, pas nécessairement de parler, mais ils étaient plus comme “pris” dans un monde intérieur et voulaient retourner aux oeuvres » (part. 26). Une autre explique qu’un jour : « il y a une des femmes qui était là, elle n’était pas capable de rester avec l’oeuvre; elle disait que ça lui coupait le souffle » (part. 31).

Provoquer le malheur, la tristesse, cela incarne très bien la notion de rabat-joie chez Ahmed. Mais surtout, en plus d’inviter à prendre acte du malheur qu’elle dénonce, l’installation transforme et se transforme pour dévoiler une forme de résistance collective, partagée, qui passe par le corps. Le nom du collectif, ArmHer, comporte le mot « arm », qui prend ici un double sens : arm comme arme, arm comme bras. Il rappelle le bras levé en l’air de l’enfant obstinée qui s’agite pour demander visibilité et reconnaissance. Les bras de la rabat-joie sont ici des voix de femmes autochtones qui réparent, soignent, répètent les gestes de guérison. La guérison par et pour elles, entre elles, est la seule solution.

3.3 Ok Lucid! : montrer

La troisième oeuvre analysée a été réalisée par Ianna Book, une artiste multidisciplinaire et militante qui vit et travaille à Montréal. Connues mondialement, ses performances ont été présentées en France, en Allemagne et aux États-Unis. L’oeuvre intitulée OK Lucid! explore les perceptions sociales de sa propre transidentité – qu’elle nomme transsexuelle – à travers des interactions sur les applications de rencontre en ligne. L’affect se trouve au coeur du processus de création de l’artiste, qui souhaite partager ses sentiments et son expérience à travers l’oeuvre. Book écrit :

« Effectivement, depuis que j’ai matérialisé mon état intérieur, je suis davantage motivée à créer, à exprimer différents sentiments liés à ma réalité non conventionnelle et à comprendre comment celle-ci s’inscrit dans le contexte social actuel. Cette expérience m’apporte une autre vision du monde, une vision que je souhaite partager en tant qu’artiste. »

Book, 2017b : 34

Photo 4

Ok Lucid! (Ianna Book).

Crédit photo : Jamie Wilson Goodyear, 2017

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Caricature de la célèbre application OkCupid[9], l’installation comporte un iPad surplombé d’une géante enseigne sur néon blanc. Avide d’en savoir un peu plus, le visiteur, la visiteuse s’approche de l’écran. Les messages affichés sont chargés sexuellement. Il s’agit des commentaires qu’a réellement reçus l’artiste à la suite à son coming out en tant que femme trans sur les sites de rencontre. Les commentaires défilent et dépeignent un franc portrait de la façon dont les hommes abordent les femmes trans, ce qui permet aussi d’entrevoir la perception que ces hommes ont des femmes en général.

Inconfort, confusion, curiosité, peur, indifférence et excitation sexuelle se côtoient. Les questions affichées à l’écran se multiplient : « Tu as une queue? », « Je peux voir une photo nue? », « Ah, tu es femelle avec des organes mâles » ou « J’essaie de rester intéressé… lol… avant ou postchirurgie? ». Et les jugements s’expriment : « C’est platte [sic], une femme qui pense comme un homme sa [sic] doit être bien, mais je me sentirais trop pédale d’en fréquenter une ». Au-delà d’une apparente ouverture à l’autre que suggère l’existence d’applications de rencontre comme OkCupid, l’oeuvre expose au grand jour des réactions de transphobie ordinaire, qui autrement demeurent cachées derrière les écrans de chacun, reléguées à la sphère privée. En présentant ainsi les réactions des hommes en ligne, la voix de l’artiste émerge.

La personne qui observe est appelée à se mettre à la place de Book, à recevoir, à son tour, ces messages porteurs de sentiments divers. Elle vit l’exclusion, l’indiscrétion, l’objectivation sexuelle, les préjugés reçus par l’artiste-témoin. Elle est à son tour affectée. Elle peut s’interroger sur ses propres attitudes et revoir sa posture. D’ailleurs, certaines personnes ayant visité l’exposition ont apprécié que l’oeuvre dévoile ces différents préjugés et stéréotypes, ce qui s’avère à la fois familier et étrange pour le public. Familier, parce que : « ça rejoint tout le monde dans leur quotidien » des expériences sur les sites de rencontre. Mais aussi étrange, car l’oeuvre rend explicites la « cruauté des gens derrière l’anonymat des médias sociaux » de même que « l’exotisme persistant » attribué à coucher avec une personne trans.

Poser un regard plus lucide et explicite sur la transphobie et l’hétéronormativité qui se mettent au travers du chemin des femmes trans requiert d’adopter le point de vue de celles-ci. Ce que montre la lucidité, par ailleurs, c’est qu’il faut mesurer le poids et les conséquences de se manifester comme femme trans sur une application de rencontre. Ok Lucid! nous rappelle qu’agiter le bras, prendre la parole pour se faire entendre signifie aussi se confronter à la violence, aux préjugés. Dans ce contexte, on prend conscience qu’incarner la rabat-joie peut être difficile à porter, seule, derrière son écran.

4. Discussion : l’action sociale du témoignage artistique

Les témoignages artistiques étudiés mobilisent les émotions à la fois pour créer et pour dénoncer. Ils créent des sensibilités pour nous affecter. Les émotions sont reçues par les publics, qui décrivent une part importante de leur expérience de visite de l’exposition Témoigner pour agir en termes d’affects. Les oeuvres dénoncent aussi les conditions de vie des femmes, que ce soit les préjugés envers le travail du sexe (Stella), les violences sexuelles, coloniales et sexistes (ArmHer Collective) ou la transphobie et l’hétéronormativité (Book). Les témoignages artistiques pourraient donc représenter un moyen de rejoindre et de transformer les publics autrement.

4.1 La dimension artistique

Il semble que le témoignage artistique se distingue par rapport à d’autres formes de témoignage public dans la façon dont l’art permet de mobiliser l’affect pour rejoindre les publics. En fait, au-delà du contenu, les visiteurs et visiteuses de l’exposition associent la forme artistique en elle-même à la dimension affective, émotive des oeuvres. Certaines personnes y voient la transmission directe de l’expérience vécue. Que ce soit en pénétrant dans La Pièce rose (Stella), en s’assoyant dans le cercle sacré (ArmHer Collective) ou en s’approchant de l’écran du iPad (Book), les oeuvres sollicitent les sens pour faire vivre les réalités dont elles témoignent. La personne qui visite peut par exemple se trouver éblouie par le rose, touchée par les voix, choquée par les corps en papier mâché ou étonnée par ce qui se trouve à l’écran. En entrant en relation avec l’oeuvre, le témoignage artistique, les publics se prêtent à une expérience qui a le potentiel de les amener à réfléchir, ou à poser un regard différent sur des réalités, sur des objets ou des thèmes parfois malheureux.

Les personnes ayant visité l’exposition font d’ailleurs remarquer que le langage artistique offre de nouveaux regards, de nouvelles perspectives et connaissances. Ce langage semble émancipateur non seulement pour les créateurs et créatrices, mais aussi pour les publics qui ont l’occasion de voir autrement certaines expériences :

C’est un cadeau […]. J’étais comme : “Oh! Ok, il y a des personnes qui vivent ça, qui ressentent ce genre de choses-là, au quotidien […]”. Moi, je n’ai jamais eu à me poser…, pis à vivre ces affaires-là. Faque, je trouve ça beau qu’il y ait des espaces comme ça qui nous permettent de… l’entrevoir.

part. 5

Le caractère enveloppant des oeuvres semble aussi jouer un rôle dans la capacité de celles-ci à faire vivre une expérience au public. Les trois oeuvres déracinent le public, le temps de plonger pleinement dans l’univers des autres. Les médiums utilisés, comme la vidéo avec écouteurs, l’installation en pièce fermée ou le petit écran du iPad duquel on doit se rapprocher, favorisent une relation intimiste et immersive qui paraît favorable à une posture d’écoute. La forme de ces témoignages organise donc la relation et l’oriente vers le désir de mieux comprendre, de reconnaître l’autre.

La dimension artistique des témoignages analysés renvoie plus précisément à leur caractère vivant, immersif et subversif. Premièrement, en vivant ce que l’autre vit d’une certaine manière, et en plongeant dans son univers à travers l’art, il devient plus facile de percevoir des nuances et des réalités qui peuvent nous échapper lorsque l’on perçoit le monde uniquement à partir de sa propre posture ou de sa propre expérience. Le témoignage artistique permettrait de vivre non pas comme la figure féministe rabat-joie, mais davantage « avec elle, en sa compagnie » (Ahmed, 2017 : 418, traduction libre). Deuxièmement, le caractère immersif – expérientiel et intime – des oeuvres choisies oblige à se confronter à des réalités difficiles ou méconnues. Pour certaines personnes ayant visité l’exposition, l’art est une arme politique devant les préjugés : « C’est grâce à l’art, selon moi, qu’on pourra ouvrir les esprits et abolir les préjugés et les idées arrêtées, les mentalités un peu, je dirais, bloquées » (part. 3).

Ensuite, le caractère subversif des témoignages artistiques réside dans ce qu’ils peuvent faire vivre la résistance et l’espoir d’un changement. La subversion se joue à différents niveaux, mais notamment dans les usages d’objets ready-made[10] et l’espace que représente la galerie d’art elle-même. Que ce soit en occupant la galerie d’art avec des corps morcelés et ensanglantés ou en présentant des objets du quotidien dans ce lieu (un pot de riz, un iPad, un déshabillé, etc.), les oeuvres renversent ou menacent les normes établies, les valeurs reçues. En déplaçant des objets de leurs lieux d’usage – du vibrateur au site de rencontre en ligne – et en les exposant sur un nouveau territoire qu’est celui de la galerie, les témoignages artistiques en revisitent le sens habituel et rompent avec certaines histoires. Ils troublent l’ordre des choses (Ahmed, 2017 : 823). Un revirement s’opère : ce ne sont plus les corps des femmes trans, travailleuses du sexe, autochtones qui sont « collants », mais les normes et les discours qui participent aux injustices et perpétuent la violence à leur endroit. C’est de ces normes qu’il faut se décoller.

Par ailleurs, des visiteurs et visiteuses soulignent que le langage artistique possède aussi ses points d’aveuglement et ses enjeux. D’une part, des personnes évoquent entre autres l’accessibilité du langage artistique en tant que tel, en soulignant que ce dernier pourrait dans certains cas être plus difficile à décoder et à comprendre. L’une d’entre elles a trouvé que certaines des oeuvres exposées étaient inaccessibles. Cela ne l’a pas empêchée d’aimer l’exposition, car : « on ne peut pas demander à tout le monde de faire des oeuvres réalistes et qui se comprennent comme ça, et qui nous font soit pleurer soit rire » (part. 8). D’autre part, il importe de tenir compte du poids que peut représenter le témoignage ou la posture féministe rabat-joie dont traite Ahmed (2017) au quotidien. L’action sociale de l’art consiste aussi à rendre vulnérable.

4.2 La dimension collective 

Le mouvement rabat-joie conceptualisé par Ahmed (2017) se fonde sur cette expérience commune d’aller « dans le mauvais sens » ou d’être désignée rabat-joie : « […]d’être avec d’autres personnes qui reconnaissent les dynamiques puisqu’elles aussi sont passées par là, et ont été dans cette position difficile. » (Ahmed, 2017 : 403, traduction libre). Sous cet angle, les témoignages artistiques sont des points de rencontres affectives inclusifs, ralliant visiteurs, visiteuses et artistes autour d’émotions partagées ou à partager, en lien, par exemple, avec la stigmatisation, la violence et la résilience. Cette dimension rejoint les propos d’une des participantes à l’exposition :

[J]’étais très émue aussi par les témoignages d’autres personnes qui étaient là, des artistes, et comment, même si je ne me sens pas reliée à leurs propos individuellement, c’est relié… tsé les thèmes de la stigmatisation, de la discrimination comme ça, c’est partagé avec toutes les autres communautés.

part. 16

L’affect agglomère, relie et resserre les voix autour de l’expérience commune des injustices qui sont déjà là. Les trois oeuvres que nous avons analysées illustrent cette dimension collective. La dimension collective des témoignages analysés renvoie plus précisément à leur processus de création et à la multiplication des actions féministes rabat-joies. Quand l’on s’attarde au processus de création, on constate que Territoire de mon corps est « […] née d’un besoin de revendication, de guérison et de communauté » (ArmHer Collective, 2017b : 62), que l’installation de La Pièce rose s’est accompagnée de moments de rires entre les créatrices lors de l’accrochage des objets et le partage des histoires personnelles (Mensah, Gagnon, Fournier et al., 2019 : 43), que Ok Lucid! est l’oeuvre qui a suscité le plus de discussions lors des visites guidées de l’exposition, car, pour les personnes, elle faisait écho à leurs expériences quotidiennes sur les sites de rencontre en ligne (Mensah, Gagnon, Fournier et al., 2019 : 25). Ainsi, les oeuvres ne provoquent pas que le malheur collectif : elles suscitent des échanges, favorisent la création de liens affectifs et peuvent être source de sentiments positifs tels que la fierté, l’appartenance ou la complicité. Une personne ayant participé à l’exposition mentionne :

Mais pour moi, (ce que j’ai le plus aimé) c’était pas vraiment une oeuvre, mais plutôt… le moment qu’un de nos objectifs était comme réussi quand on a commencé à voir même pour les personnes des communautés, les liens entre les communautés. […]. Pour moi c’était un des plus beaux moments.

part. 31

À notre avis, la dimension collective du témoignage est une précieuse ressource pour l’action sociale. D’ailleurs, Ahmed insiste sur la nécessité pour les féministes rabat-joies de se rallier pour survivre et pour persister. Elle écrit : « Survivre signifie ici non seulement vivre, mais continuer dans le sens plus profond de tenir ses engagements […]; s’accrocher aux projets qui sont des projets dans la mesure où ils restent à réaliser » (Ahmed, 2017 : 774, traduction libre).

Pour la philosophe, la survie est un point de départ, un point d’ancrage de la résistance. C’est un acte collectif, que l’on fait pour les autres, avec les autres. Les artistes-témoins prennent part à la construction d’un discours qui les représente. Le public en revanche a accès aux sentiments qui circulent et aux relations affectives qui se déploient dans la salle d’exposition. Il s’y rattache pour lever le bras aussi, et peut-être prendre la parole à son tour pour nommer les injustices. Le témoignage agit donc tel un accompagnement social vers la solidarité et l’engagement sociopolitique. Les liens affectifs dans la relation entre le témoignage et l’artiste-témoin et son public fournissent un espace de rencontre et de ralliement.

Un participant de l’exposition affirme s’être approprié les ressources en place, lorsqu’il énonce se sentir à la maison dans une Maison de la culture. Il dit : « Je prends cet espace-là parce que ce sont mes confrères et mes consoeurs de communauté avec différentes réalités, et qu’on fait tous·tes partie de la même famille englobante […]. Ça dit aussi : “Ne viens pas nous faire de trouble parce qu’on est à la maison, c’est notre espace!” » (part. 26). Dans cette optique, Témoigner pour Agir a été perçue comme un lieu sécuritaire, un lieu de possibilités et d’action propice à une mise en commun de ressources. Objets, histoires, savoirs, expériences et… voix rabat-joies : les ressources sont multiples et multisensorielles.

Conclusion

En articulant une analyse exploratoire à partir des théorisations de l’affect, nous avons cherché dans cet article à mieux comprendre les liens entre l’affect, le témoignage artistique et le changement social. Suivant la perspective d’Ahmed, qui nous invite à penser à « ce que font » les émotions, nous avons ciblé des actions déployées par les témoignages artistiques. Dans une perspective de changement social, l’art militant analysé rend visibles les nuances et la diversité des expériences des femmes, provoque le malheur et la tristesse, et pose un regard lucide sur les normes qui nous entourent, invitant à rejoindre une posture critique à contre-courant.

Visbiliser, choquer et montrer la voie de l’inclusion sociale apparaissent comme des actions affectives et subversives, tant sur le plan du contenu que de la forme. Les témoignages artistiques auraient ainsi le potentiel non seulement de susciter des émotions à partager, mais aussi de remettre en cause le bonheur imposé par la société. En témoignant des points de vue de femmes marginalisées – autochtones, travailleuses du sexe et trans –, ces oeuvres créent des relations affectives et une sorte d’intimité collective qui permet la mise en commun de ressources multiples.

Enfin, pour conclure, nous pensons que l’étude de la réception et l’analyse que nous avons réalisées contribuent à une réflexion plus large sur le rôle, la place et les enjeux soulevés par les émotions dans le champ du travail social. Les théorisations d’Ahmed mettent en lumière le caractère relationnel et politique des émotions et nous amènent à entrevoir les affects au coeur des relations d’intervention plutôt qu’à l’intérieur des personnes et des groupes ciblés ou des intervenantes et intervenants. Comme le témoignage artistique étudié ici, l’intervention sociale en général peut être reconfigurée comme un lieu de rencontres affectives. Des auteurs et autrices soulignent que malgré des changements considérables au cours des dernières années, au-delà de bonnes intentions, le travail social tend vers la reproduction de normes restrictives (Argüello, 2016; Bastien Charlebois, 2011; Hicks, 2009), notamment en posant les normes cisgenre, hétérosexuelle et de la famille nucléaire à titre de référents universels (Chamberland et Théroux-Séguin, 2014; Peterson, 2013; Pyne, 2011). De quelle (autre) façon notre inclinaison affective par rapport à certains objets et sujets d’intervention affecte-t-elle les possibilités d’écoute et de reconnaissance? La posture féministe rabat-joie représente-t-elle une avenue à privilégier si l’on veut soutenir et accompagner les personnes – dont les femmes trans, travailleuses du sexe et autochtones – qui, dans leur vie quotidienne, naviguent à contresens et sont confrontées à la violence, à l’exclusion et aux injustices qui en découlent?