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Introduction

La flexicurité, contraction des termes « flexibilité » et « sécurité », est un terme dont ni le contenu, ni la terminologie ne sont encore stabilisés. Largement évoquée depuis quelques années, notamment dans le cadre de la stratégie européenne pour l’emploi (SEE), elle est globalement envisagée comme une façon de repenser le monde du travail, et surtout d’en corriger les dérives, en vue d’élaborer un système gagnant-gagnant pour les salariés comme pour les employeurs.

Si la dimension macroéconomique de la flexicurité fait l’objet d’une littérature abondante, bien que largement débattue, l’approche « micro » est encore peu étudiée. A fortiori, son application aux petites et moyennes organisations (PMO) semble loin d’être facile. Ainsi, le niveau méso-organisationnel, c’est-à-dire la réflexion commune entre employeurs d’un même territoire géographique ou d’un même secteur d’activité, apparaît être une voie légitime et efficace. En considérant la flexicurité comme un projet mobilisant aussi bien les apports théoriques du capital social que de l’économie de la proximité, cet article propose plus particulièrement de s’intéresser à la dimension entrepreneuriale du projet de flexicurité ainsi développé, en se centrant sur les individus d’abord initiateurs du projet puis acteurs engagés de la mise en oeuvre (partie 1).

Le cas étudié ici, selon une méthodologie qualitative à visée compréhensive, est celui des groupements d’employeurs (GE) du sport en Auvergne. Qualifiés d’exemplaires par le contrat d’objectifs régional pour « le développement des métiers et de la formation professionnelle dans le sport en Auvergne », ces GE mettent en oeuvre des dispositifs de flexicurité au double bénéficie des salariés et des associations adhérentes (partie 2).

Dans cette opérationnalisation de la flexicurité apparaît le rôle déterminant du porteur de projet, qui agit comme un véritable « entrepreneur » de la flexicurité, tout à la fois coordinateur, pilote mais aussi tiers facilitateur, dans une optique d’activation de la proximité organisée entre employeurs (partie 3).

1. Considérer un niveau « méso » de la flexicurité dans les PMO

1.1. Aux sources de la flexicurité

Contraction des termes flexibilité et sécurité, le terme « flexicurité » est un néologisme directement issu de l’exemple hollandais, avec le Dutch Flexibility and Security Act des années 1990 destiné à proposer une meilleure protection sociale aux flex jobs, ces emplois temporaires alors peu protégés. Le terme flexicurity est utilisé par le sociologue hollandais Wilthagen dès 1998, puis largement repris dans les années 2000, notamment à travers l’analyse du « triangle d’or » danois associant marché du travail flexible, protection sociale élevée et politique active du marché du travail. Largement commenté, le modèle danois devient alors la référence en matière de flexicurité, malgré des caractéristiques (historiques, culturelles, économiques, sociales et sociétales) très spécifiques au pays (Barbier, 2005 ; Bredgaard, Larsen et Madsen, 2005).

En France, c’est chronologiquement le contrat d’activité (Boissonnat, 1995) qui constitue la première proposition à prendre en considération les dimensions de dématérialisation du travail et d’autonomie croissante du salarié, qui rendent obsolète la définition juridique du contrat de travail. Il s’agit également de répondre aux attentes des salariés qui désirent être davantage maîtres de leurs parcours professionnels, formation et activités sociales comprises, tout en répondant aux exigences de souplesse et de réactivité des entreprises. Le rapport Supiot (1999), tout en reconnaissant la pertinence du contrat d’activité proposé par le rapport Boissonnat, insiste sur l’importance de privilégier un statut plutôt qu’un contrat. En substituant un paradigme de l’état professionnel au paradigme de l’emploi, sont ainsi proposés des droits de tirage sociaux, permettant de prendre en compte tous les temps de travail de la vie d’un individu, y compris ceux qui n’entrent pas dans la définition traditionnelle de l’emploi (temps familiaux, bénévolat, formation…). Mais peut-être faut-il aller au-delà et admettre que « désormais, la stabilité se construira de plus en plus sur des engagements collectifs réciproques de moyen terme et reposera sur l’organisation de mobilités protégées » (Auer et Gazier, 2006). Le paradoxe tient dans le terme même de « mobilités protégées » : « mobilités » signifiant instabilité, mouvement, voire flexibilité ; « protégées » renvoyant à sécurité et stabilité. Il est donc nécessaire d’appuyer la mobilité sur des « espaces de stabilité professionnelle » parmi lesquels le territoire, qui, par sa proximité, sa disponibilité et sa parfaite connaissance des spécificités locales, peut faciliter la sécurité de l’emploi.

Dans la lignée de ces réflexions, la flexicurité ne doit pas être considérée dans un sens réducteur, qui consisterait seulement à mettre en place des moyens de protection sociale pour les travailleurs flexibles. Les dimensions stratégiques et politiques doivent être développées de façon coordonnée et délibérée, faisant ainsi entrer en jeu les partenaires sociaux mais aussi les employeurs et les employés (Wilthagen et Tros, 2003). Sur le plan européen, la flexicurité fait partie intégrante de la stratégie de Lisbonne, puisqu’elle est explicitement libellée, dès 2005, comme l’une des lignes directrices pour la croissance et l’emploi. La Commission européenne a également défini des principes communs de flexicurité et réaffirme l’importance que prend la flexicurité dans le contexte de crise économique (Spidla et Larcher, 2008).

Même si de nombreux débats perdurent, notamment dans le contexte actuel conduisant certains auteurs à s’interroger sur la résistance du concept de flexicurité face à la crise (Erhel, 2010 ; Gazier, 2010), la dimension macroéconomique de la flexicurité est donc abondamment étudiée et discutée. Le niveau « micro », quant à lui, commence seulement à l’être. En s’intéressant aux pratiques effectives de flexicurité, dans le cadre du projet européen du même nom s’appliquant à trois pays (Belgique, France, Pays-Bas)[1], Pichault et Xhauflair (2007, p. 9) proposent de les définir comme « un compromis dynamique entre besoins d’ajustement de l’activité économique et de l’activité de travail, d’une part, et besoins de minimisation des risques liés à leur interaction, d’autre part ». Il s’agit donc, pour les entreprises et leurs salariés, de trouver des compromis à la fois convenables et acceptables, en tant qu’acteurs aussi bien en amont (lors de l’élaboration du compromis) qu’en aval (lors de la mise en oeuvre effective de ce compromis) pour permettre une « opérationnalisation » de la flexicurité.

Au regard des approches qui viennent d’être rappelées concernant la flexicurité, nous faisons le choix d’une définition large pour permettre d’étudier des situations très diverses, qui ne seraient éventuellement pas « labellisées » comme étant de la flexicurité. En effet, la forte connotation du terme (souvent de façon péjorative) et l’ambiguïté du ressenti de tel ou tel acteur nous incitent à considérer comme flexicurité toute action permettant aux acteurs directs (employeurs et salariés) d’améliorer simultanément leur flexibilité et/ou leur sécurité. Nous retenons en particulier des situations de flexicurité préventive, par opposition à une flexicurité curative dans le cadre de difficultés économiques (restructurations ou chômage partiel).

1.2. S’intéresser aux PMO

Statistiquement, les petites et moyennes entreprises (PME), considérées par l’INSEE comme employant moins de 250 salariés et étant indépendantes d’un groupe, représentent 99,8 % des établissements français pour 55 % des actifs du secteur privé. Depuis une trentaine d’années, les sciences de gestion se sont intéressées à qualifier la PME par rapport à la grande entreprise, en identifiant notamment les caractéristiques suivantes (Julien, 1994) : la petite taille, jugée, conformément aux critères statistiques cités plus haut, par l’effectif et/ou le chiffre d’affaires ; la centralisation de la gestion, processus décisionnel court qui se traduit par l’omniprésence du dirigeant auprès de ses salariés, encore accentuée par la proximité physique ; la faible spécialisation, que l’on retrouve aussi bien dans la division du travail que dans le processus décisionnel ; une stratégie intuitive ou peu formalisée, avec un processus ne mobilisant que peu de méthodes et techniques rationnelles d’aide à la prise de décision ; un système d’information interne et externe peu organisé, la communication informelle étant privilégiée. Torrès (2003) propose, quant à lui, de considérer la PME comme un « mix de proximité », alliant proximité hiérarchique, fonctionnelle, informationnelle, temporelle et territoriale, fournissant ainsi un cadre explicatif à la spécificité PME (Marchesnay, 1991).

En matière de gestion des ressources humaines (GRH), cette spécificité est également manifeste : Marchesnay et Fourcade (1997) constatent ainsi la « présence minimale » de la fonction RH dans les PME, souvent personnifiée par le dirigeant, qui l’influence donc en fonction de son profil. Ainsi, « il y a toujours quelque chose du pionnier, de l’initiateur, du pédagogue, voire du prophète chez un certain nombre de dirigeants introduisant des actions innovantes dans la GRH de leur entreprise » (Trouvé, 2004).

Dans la suite de nos travaux, nous parlerons plus volontiers de petites et moyennes organisations (PMO) ou de petites structures que de PME. En effet, nous considérons comme champ d’étude toute organisation, petite ou moyenne entreprise, du secteur privé « traditionnel » ou du secteur associatif, qui emploie des salariés. C’est ce statut d’employeur qui importe dans notre recherche, quelles que soient sa forme juridique et sa catégorisation statistique. Néanmoins, les critères évoqués ci-dessus se retrouveront dans les différents cas étudiés, ce qui nous permet d’utiliser les travaux sur la PME comme point d’ancrage théorique de ce champ de notre étude.

L’ambition de la recherche est donc d’étudier des dispositifs de flexicurité appliqués dans des petites structures, elles-mêmes reliées par des formes de coopération formelle ou informelle, ce qui nous amène à considérer un niveau mésoéconomique.

1.3. La flexicurité, une démarche entrepreneuriale entre capital social et économie de la proximité ?

Notre étude porte sur des structures de petite taille qui ne peuvent prétendre recruter sur leur seule notoriété, ni fidéliser compte tenu des maigres perspectives de carrière, qui doivent en permanence s’adapter à leur environnement (l’effet d’inertie n’existe pas chez elles) et qui ont relativement peu de moyens financiers. Ces petites structures nous semblent réunir des conditions intéressantes, qui les obligent à innover, notamment sur le plan social, au risque de juste survivre.

Pour ces petites structures, le réseau semble être la forme la plus efficace en matière de flexicurité. Par « réseau », nous retenons le sens développé par le rapport Boissonnat, à savoir des formes de coopération territoriale et/ou sectorielle, mettant en évidence les relations d’interdépendance des firmes entre elles : « l’économie actuelle est un univers où coexistent et où s’articulent des morphologies productives multiples » (Veltz, 2000, p. 174), le « modèle cellulaire en réseau » tendant à s’imposer. Dès lors, les travaux sur le capital social (Bourdieu, 1980) prennent toute leur place, faisant des réseaux sociaux le point d’entrée des relations individuelles et collectives qui se développent entre les organisations et les individus qui les constituent (Putnam, 1995).

Or les études portant sur des réseaux de coopération économique, notamment les districts industriels italiens, ou, plus récemment en France les pôles de compétitivité, ont fait apparaître ceux-ci comme des lieux d’innovation sociale (Defélix, Colle et Rapiau, 2008). Ces formes de coopération laissent entendre que le territoire est un point d’ancrage qui permet de créer un réseau, au sens d’échanges et d’interactions, mêlant étroitement concurrence (la dimension sectorielle étant toujours présente) et solidarité (des problématiques communes se rencontrant dans les entreprises du réseau, pouvant être en partie résolues par l’entraide ou la mutualisation de moyens). Le champ théorique sollicité ici est celui de la socioéconomie de la proximité (Bouba-Olga et Grossetti, 2008), celle-ci pouvant s’entendre comme spatiale et/ou organisée. Les deux dimensions sont néanmoins étroitement liées, et se trouvent mêlées dans le concept d’approche « proximiste » (Bouba-Olga et Zimmermann, 2004) qui met l’accent sur le rôle des relations interpersonnelles pour la construction de coopération interorganisations, tout en s’appuyant sur la proximité spatiale de ces organisations.

Il nous semble de ce fait pertinent d’étudier des pratiques de flexicurité entre employeurs (en l’occurrence les PMO), d’ailleurs évoquées dans les approches « macro » sous le terme de maillage territorial (Boissonnat, 1995) ou de gestion territorialisée des trajectoires (Méda et Minault, 2005). Nous suivons aussi, ici, Ramaux (2006) lorsqu’il attire l’attention sur les transitions rendues nécessaires par la mise en oeuvre de la flexicurité, donc la nécessité de sortir de l’entreprise et d’envisager d’autres niveaux, notamment sectoriels et territoriaux. Nous introduisons donc ici une autre approche que celle, microéconomique, déjà citée : le niveau « méso », tel que le définit l’économie de proximité, en articulant l’industrie, au sens marshallien du terme, et l’espace (Gilly et Lung, 2005). En effet, le territoire peut se concevoir comme le niveau où apparaissent des coordinations entre individus qui partagent une unité de préoccupations et une identification partagée de problèmes jugés communs (Pecqueur, 2009). Les travaux menés sur les coopérations interorganisationnelles montrent notamment l’importance d’une proximité géographique entre les différents acteurs, ce qui confirme, à travers le niveau « méso », l’intérêt d’une approche territoriale (Defélix etal., 2006 ; Loilier, 2010), par ailleurs déjà démontrée comme pertinente en matière de flexicurité (Cromarias, 2010).

Nous souhaitons, ici, nous intéresser plus précisément à la dimension entrepreneuriale de la flexicurité et au rôle que jouent les individus les plus moteurs dans cette démarche. Par dimension entrepreneuriale, nous entendons « le phénomène d’émergence et d’exploitation de nouvelles opportunités créatives de valeur économique ou sociale, impulsé et rendu possible par l’initiative et la dynamique d’innovation/changements d’un homme, l’entrepreneur, en interaction avec son environnement » (Coster, 2009). Il s’agit donc de mieux cerner la façon dont des dispositifs de flexicurité émergent dans les PMO, en considérant les quelques individus plus particulièrement impliqués dans cette mise en oeuvre.

2. Mieux comprendre les pratiques de flexicurité au niveau « méso » : le cas des GE du sport en Auvergne

2.1. Le terrain : le secteur du sport en Auvergne

2.1.1. Des difficultés sociales importantes

La pratique sportive représente en France un poids économique et social important avec 13,7 millions de licenciés et plus de 172 000 associations, elles-mêmes animées par plus de 2 millions de bénévoles[2].

Sur le plan social, le secteur sportif doit faire face à des caractéristiques bien particulières en termes de main-d’oeuvre. Tout d’abord, la majorité des salariés du secteur ont des emplois précaires, à la fois dans la durée des contrats (taux de turn-over de 36 %) et dans les temps de travail (deux tiers des salariés sont à temps partiel ; plus du quart des salariés à temps partiel travaillent moins de trois heures par semaine dans la même structure[3]). Ensuite, une part importante des acteurs est constituée de bénévoles, qui peuvent être employeurs ou encadrants, qui n’ont ni les mêmes attentes ni les mêmes besoins que la population salariée. De plus, la plupart des métiers d’encadrants sportifs sont soumis à une réglementation stricte en termes de diplômes. Enfin, les employeurs de la filière sont principalement des associations (93 % des structures ont ce statut), généralement de très petite taille (41 % des structures n’ont qu’un salarié, pas nécessairement à temps plein, et 91 % ont moins de 10 salariés).

L’application de la Convention collective nationale, signée en 2005 et étendue en 2006, a conduit bon nombre d’associations à remettre à plat leur fonctionnement, avec des incidences fortes en termes de rémunération mais aussi de qualification des encadrants. D’ailleurs, alors que la filière sportive attire de nombreux jeunes qui suivent une formation initiale spécialisée pour travailler ensuite dans le secteur, une certaine inadéquation semble exister entre le nombre de jeunes diplômés et les possibilités d’emplois et de carrières qui les attendent. Enfin, le bénévolat, historiquement incontournable, subit lui aussi une mutation, les engagements ne se faisant plus sans contrepartie. L’environnement de la filière sportive est donc visiblement en pleine mutation, ce qui rend ce secteur particulièrement intéressant au regard de la flexicurité.

2.1.2. Les spécificités de la région Auvergne

Fin 2008, un « Contrat d’objectifs pour le développement des métiers et de la formation professionnelle dans le sport en Auvergne » a été adopté par 13 signataires[4], pour une durée de cinq ans. Celui-ci fait notamment de la mutualisation des compétences un axe majeur. L’idée consiste à s’appuyer sur quatre exemples considérés comme réussis de groupements d’employeurs (GE), pour permettre aux employés du secteur de cumuler le statut de salarié et celui d’indépendant et pour inciter au développement de la « plurivalence », autrement dit favoriser le développement de compétences transversales par le biais de la biqualification.

Le diagnostic préparatoire au Contrat d’objectifs a notamment conduit à élaborer un « outil de positionnement des disciplines selon leur situation en matière d’emploi », permettant de catégoriser les différents sports en fonction, d’une part, de « l’émiettement de l’emploi » et, d’autre part, de « la professionnalisation de la structure[5] ». Cet outil permet ainsi d’établir trois familles de disciplines : 1) celles, comme le golf ou l’équitation, à l’emploi faiblement émietté et au niveau de professionnalisation relativement élevé, qui ont su s’organiser avec des profils d’emploi relativement stables ; 2) celles caractérisées par un émiettement de l’emploi fort mais une professionnalisation plutôt forte, comme la gymnastique volontaire ou le tennis, qui ont déjà expérimenté des formes de mutualisation ; 3) celles, enfin, qui cumulent un emploi émietté et une faible professionnalisation, pour lesquels la consolidation des emplois et le fonctionnement des structures sont particulièrement cruciaux ; on y trouve le judo ou le tennis de table. Les enjeux de la flexicurité sont particulièrement forts dans les deux dernières catégories et certaines actions de mutualisation déjà à l’oeuvre semblent se rapprocher d’une flexicurité « inconsciente » de la part des acteurs concernés.

2.2. Cadrage méthodologique de la recherche

Cette recherche s’inscrit dans une approche explicative et compréhensive puisque le concept de flexicurité est une construction, non encore finalisée et que son opérationnalisation est encore peu étudiée. Nous visons ainsi à comprendre la ou les significations que les acteurs donnent à leur action, en tentant de « se mettre à la place de ceux que l’on étudie » (Girin, 1990, p. 178) : il s’agit d’identifier des applications concrètes de flexicurité, et d’en comprendre les motivations.

Le terrain du sport en Auvergne est étudié au travers d’une analyse des dispositifs mis en oeuvre par les quatre GE qualifiés « d’exemplaires » dans le Contrat d’objectifs. Cette analyse est d’abord exploratoire et ne saurait donc prétendre à l’exhaustivité. Elle vise à identifier et à comprendre le mode de coopération qui permet la flexicurité, en partant de l’hypothèse qu’une forme de réseau est à l’oeuvre dans un contexte territorial particulier, ce que nous qualifions de niveau « méso », tout en ciblant plus explicitement la façon dont a émergé la flexicurité.

L’étude des quatre GE, réalisée au printemps 2009, est essentiellement qualitative. Dans un premier temps sont privilégiés l’analyse de documents internes (études préalables, statuts) et le recueil d’information par entretiens individuels semi-directifs avec les principaux acteurs concernés par chaque projet, sur la base d’un guide d’entretien élaboré autour des thématiques de flexibilité et de sécurité. Deux types d’acteurs ont été rencontrés (cf. tableau 1) : des acteurs institutionnels et les acteurs économiques, c’est-à-dire des représentants de chacun des quatre GE. Dans un deuxième temps, une démarche confirmatoire sous forme de questionnaires a permis de collecter des éléments visant à saturer l’information obtenue dans la première étape. Ces questionnaires ont été adressés aux deux populations directement concernées par le projet et non rencontrées en entretien : d’une part, les salariés des GE occupant les fonctions d’encadrant sportif (103 personnes) ; d’autre part, les structures adhérentes aux GE (215 adhérents). Ces questionnaires, d’une quarantaine de questions chacun, ont d’abord été testés, puis diffusés à tous les salariés et adhérents des GE. Les résultats ont été exploités sous un angle qualitatif confirmatoire, le faible volume de la population mère et donc de l’échantillon des répondants ne permettant pas, malgré des taux de retour satisfaisants[6], une analyse quantitative suffisamment pertinente.

Tableau 1

Échantillon de l’étude qualitative (première phase : entretiens)

Échantillon de l’étude qualitative (première phase : entretiens)

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2.3. L’expérimentation de dispositifs de flexicurité dans le secteur sportif : le groupement d’employeurs (GE)

La mutualisation des ressources humaines dans le sport fait déjà l’objet de plusieurs réflexions et expérimentations, évoquant souvent le GE. En effet, celui-ci semble être la forme juridique la plus adaptée au partage « de personnel entre plusieurs structures qui ont des besoins pérennes de main-d’oeuvre », mais aussi la plus en mesure d’« accompagner le multisalariat » et de « professionnaliser les organisations et les emplois[7] ». Chacun de ces trois objectifs est effectivement celui vers lequel souhaite tendre le Contrat d’objectifs du sport en Auvergne et fait écho au concept de flexicurité préalablement défini. Au-delà du seul secteur sportif, le GE est reconnu comme permettant d’articuler un « contrat-cadre » avec des activités concomitantes et à temps partiel, conduisant ainsi à un « employeur recomposé » (Gaudu, 2007).

Les quatre GE étudiés (cf. tableau 2) présentent la caractéristique commune d’être « multisports », même si deux d’entre eux – le GE Sports 63 et le GEFSA – ont été initiés par des ligues sportives – le tennis de table pour le premier et le football pour le second.

Trois GE sont de création récente et ne peuvent donc être comparés au premier cité, le GE2A, qui est issu du transfert de l’activité de mise à disposition de personnel de l’association Profession Sport de l’Allier. De plus, celui-ci ne travaille pas exclusivement dans le domaine du sport, mais également sur les activités socioculturelles, la jeunesse et les services aux associations.

Tableau 2

Caractéristiques principales des quatre GE étudiés

Caractéristiques principales des quatre GE étudiés

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La flexicurité est effectivement à l’oeuvre, trois parties en tirant bénéfice : les salariés, en pouvant vivre de leur activité ; les employeurs, principalement associatifs, qui professionnalisent leurs prestations et sécurisent leurs relations juridiques ; les territoires, parfois adhérents du GE par le biais des collectivités locales, qui maintiennent ainsi, notamment en milieu rural, de l’emploi et de la vie.

2.3.1. Quelle flexicurité observée pour les salariés ?

Les trois GE les plus récents (GE Sports 63, GE Sport Auvergne et GEFSA) se sont créés sur une volonté affichée de trouver des solutions concrètes aux difficultés les plus fréquemment rencontrées par les salariés du secteur sportif : emplois morcelés, avec la gestion de plusieurs employeurs ; créneaux horaires identiques ne permettant pas d’arriver à un temps plein ou quasi plein ; absence de pérennité des emplois qui sont le plus souvent des emplois aidés. L’idée de départ porte donc en priorité sur l’intérêt que le salarié peut retirer du GE. Il permet, d’une part, de structurer l’emploi : 1) en augmentant le nombre d’heures travaillées et en veillant à la complémentarité des créneaux horaires (« Aujourd’hui, les demandes, c’est beaucoup du 18 h-20 h et on ne fait pas un temps plein en bossant tous les jours de 18 h à 20 h ! » Olivier D., GE Sports 63) ; 2) en assurant ainsi un revenu décent au salarié ; 3) en prenant en charge les formalités administratives incombant aux employeurs ; 4) en prenant en charge les frais financiers liés aux déplacements par le remboursement des indemnités kilométriques et la prise en compte du temps de trajet comme temps de travail effectif (« C’est un moyen de fidéliser, d’être respectueux des salariés. Ils ont ce statut d’itinérant donc c’est normal que leur trajet soit payéquand ils sont dans leur voiture. », Olivier D., GE Sports 63) ; 5) en pérennisant l’emploi qui devient « autofinancé ». Il faut également noter, de façon plus anecdotique, le choix de certains salariés de ne pas travailler à temps plein, soit parce qu’ils ont une autre activité rémunérée et que l’encadrement sportif se fait en plus, soit par choix personnel de rester à temps partiel[8]. Le GE est donc un moyen de travailler le « juste temps », tel que l’estime le salarié, en fonction de ses besoins et de ses souhaits.

Mais le GE va au-delà. Il ouvre aussi des perspectives en termes de carrière. Rappelons que les carrières professionnelles sont particulièrement courtes dans ce secteur. Or tous les GE ont fait de la formation un axe prioritaire, qui figure par ailleurs comme l’une des actions clés du contrat d’objectifs, avec la création d’un guichet unique formation sport. Les salariés sont ainsi vivement incités à acquérir une double qualification (principes de « biqualification » ou de « plurivalence » évoqués dans le contrat d’objectifs), qu’il s’agisse d’une autre discipline sportive ou d’un élargissement de la discipline initiale à d’autres publics (par exemple sport adapté ou handisport). Il s’agit ici clairement, à court terme, de donner au salarié d’autres possibilités d’exercer son métier, en ciblant par exemple d’autres publics (écoles, personnes âgées…) donc de faciliter la recherche d’heures complémentaires pour lui permettre de tendre vers un temps plein. Il s’agit aussi, à moyen et long terme, de promouvoir l’employabilité du salarié, en améliorant sa qualification. Certains GE se définissent ainsi comme un tremplin devant permettre aux salariés de se faire embaucher par une structure (ligue, comité ou club) ; d’autres insistent sur la possibilité pour le salarié de bâtir des parcours sur mesure, en fonction des aspirations du salarié.

2.3.2. Quelle flexicurité observée pour les adhérents ?

Les structures employeuses peuvent être très diverses. Parmi les adhérents aux GE étudiés, on trouve des associations de toutes tailles, représentant différents échelons géographiques et généralement organisées par discipline, mais aussi des collectivités et leurs services aux populations (communes, communautés de communes, écoles, centres de loisirs, maisons de retraite).

La première catégorie est constituée des ligues, comités départementaux ou clubs sportifs, pour lesquels l’intérêt premier est de professionnaliser l’activité. Cette notion de professionnalisation concerne d’abord la possibilité, pour un club notamment, de disposer d’un encadrant professionnel, dûment formé sur le plan technique et pédagogique, même pour quelques heures par semaine. « Le foot est tellement vulgarisé partout que n’importe qui se croit capable d’encadrer, de pouvoir initier les jeunes […] Comme tout sport, il y a de la technique etde la pédagogie » (André B., Ligue d’Auvergne de football). La professionnalisation renvoie ensuite au délicat problème de la régularisation progressive des pratiques de travail non déclaré, largement aidée par l’application, encore récente, de la nouvelle Convention collective du sport. La troisième raison évoquée consiste à s’affranchir des contraintes administratives liées à la gestion d’un salarié. Les petits clubs, gérés par des bénévoles, n’ont en effet ni le temps, ni les compétences pour remplir correctement ces missions. Pour ces structures, l’adhésion au GE représente alors une double forme de flexicurité : la première, « classique », permet à l’adhérent d’être flexible dans son fonctionnement, en ayant par exemple des horaires d’activité parfaitement adaptés à son public ; la seconde, plus inattendue, est davantage tournée vers la sécurité pour l’employeur, au sens de la garantie d’une qualification des encadrants sportifs et d’une sécurisation juridique des contraintes administratives.

La deuxième catégorie d’adhérents, pour l’instant moins nombreuse mais qui devrait être mieux représentée à l’avenir, regroupe les collectivités locales et autres employeurs publics, ainsi que toutes les structures de services à la population. Leur intérêt est bien différent selon que l’on se situe en milieu urbain ou rural. C’est dans ce dernier cas que leur implication semble la plus déterminante. Il s’agit alors, au premier niveau, d’attirer et/ou de fidéliser sur le territoire des compétences spécifiques qui ont des répercussions sur le deuxième niveau, celui des pratiquants. En effet, on ne pratique une discipline dans le club de la commune que si les trois conditions suivantes sont réunies : 1) si ce club existe avec des installations suffisantes, 2) si les créneaux horaires sont suffisants pour correspondre aux disponibilités des pratiquants et des équipements et 3) si l’encadrant apporte le sérieux technique et pédagogique requis par l’activité. Dans le cas contraire, on se tourne vers un autre club, sur une autre commune, faisant du territoire d’origine un lieu de résidence et non un lieu de vie. L’enjeu est donc de taille. Paradoxalement, cette catégorie d’adhérents est encore peu développée. Si certains reconnaissent l’intérêt de soutenir un dispositif d’emploi local tel qu’un GE, d’autres se retranchent derrière un argument qui est l’absence de la compétence sport pour les communes ou les intercommunalités. La prise de conscience n’est donc pas encore suffisante.

2.3.3. Les limites des pratiques de flexicurité observées dans les GE du sport

En plus de celle déjà évoquée relative au faible nombre de collectivités locales parmi les adhérents, d’autres limites entravent le bon fonctionnement des GE dans une optique de flexicurité.

Tout d’abord, la question de la pérennité même du GE est essentielle. Comment ces GE, très récents pour trois d’entre eux, vont-ils s’assurer l’assise financière nécessaire ? Certains se sont déjà emparés du problème et s’attachent à calculer des coûts de rentabilité très précis. La question du coût des prestations du GE est donc primordiale et renvoie directement aux moyens financiers dont disposent les associations adhérentes qui ne peuvent adhérer au GE et utiliser ses services que grâce aux subventions qu’elles sollicitent au niveau de leur territoire notamment (des mairies, principalement). De plus, à l’instar de ce que faisaient les associations, les GE utilisent abondamment les contrats aidés aujourd’hui en vigueur, en apportant d’ailleurs un vrai rôle de conseil et d’expertise[9], qui sert aussi bien aux adhérents qu’aux salariés. Cependant, un contrat aidé ne l’est qu’un temps, et le salarié qui ne remplit plus les conditions d’admissibilité ne risque-t-il pas de retomber dans la précarité, au prétexte d’un coût trop élevé pour le GE comme pour les adhérents ? De même, la facturation des déplacements pèse vite lourd pour les adhérents installés en milieu rural. Certains départements prennent donc en charge une partie des coûts pour ne pas pénaliser ces clubs, voire incitent à l’utilisation de main-d’oeuvre mutualisée[10]. Il s’agit donc d’un système sous perfusion de fonds publics, à plus ou moins grande échelle.

Ensuite, la dimension territoriale mérite d’être précisée. Les différents GE ont pour ambition d’essaimer sur tout le territoire régional et vont donc s’implanter par des antennes locales. Les spécificités territoriales et les besoins locaux seront-ils donc réellement pris en compte ? Réciproquement, les collectivités locales et autres acteurs locaux souhaiteront-ils s’impliquer dans des structures qu’ils peuvent juger éloignées ? Ainsi, le territoire se traduit effectivement par une dimension spatiale, avec les contraintes que cela comporte. Quant à la dimension de proximité organisée, c’est-à-dire le « potentiel de coordination » entre les acteurs (Pecqueur et Zimmermann, 2004), elle est ici mise en oeuvre par un tiers, que nous proposons de qualifier d’« entrepreneur » au service du GE.

3. Un porteur de projet, « entrepreneur » de la flexicurité

3.1. Le rôle déterminant du porteur de projet

En effet, les GE, quelle que soit leur ancienneté, doivent être « portés » par quelques individus motivés et convaincus des bienfaits du dispositif : présidents, développeurs ou initiateurs du projet. Le rôle de ces « entrepreneurs » est déterminant et on peut s’interroger sur la viabilité des différents GE en l’absence de ces personnes. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ce sont ces individus qui intègrent la flexicurité comme une cible à atteindre (et qu’ils reconnaissent la pertinence de ce terme lorsque nous le leur proposons en fin d’entretien). Ils justifient leur action par cette recherche de compromis entre les besoins d’encadrants, qualifiés et disponibles, des adhérents et ceux des salariés, à la recherche d’un temps de travail suffisant dans des conditions sûres en termes de pérennité de l’activité, certes à court terme puisqu’il ne s’agit que d’une saison, et de cadre juridique (contrat, rémunération).

Au niveau de l’emploi, le GE doit permettre de mutualiser un nombre d’heures pour un même salarié. Pour les clubs, il doit permettre plus de flexibilité par la mise à disposition d’éducateurs sportifs et de personnel administratif. Il a également un rôle social et sociétal pour éduquer la masse à aller vers des comportements citoyens. Enfin, il apporte aussi des solutions au niveau de la formation, qui est une priorité équivalant à la création d’emplois : beaucoup de bénévoles sont à niveau éducateur Iou II (Sandrine M., Ligue d’Auvergne de football).

En revanche, les adhérents semblent n’avoir pas ou peu intégré la dimension sociale et sociétale du GE. Ils y voient un intérêt pratique immédiat pour la gestion de leur activité au quotidien, mais sont peu nombreux à se soucier des incidences, professionnelles (rémunération, formation) ou « logistiques » du GE sur les salariés (temps de déplacement, employeur unique). On peut donc conclure que c’est vraiment par l’implication et l’enthousiasme sans faille de quelques-uns que les autres en tirent bénéfice, les notions de confiance et de proximité géographique confirmant la pertinence du niveau « méso ».

Dans le cas des GE du sport, la structure GE est d’abord un statut juridique, qui ouvre des possibilités novatrices de mutualisation de personnel. Mais l’utilisation effective de cet outil est conditionnée à la présence de un ou plusieurs « porteurs de projet », qui croient en leur idée et mettent tout en oeuvre pour la faire aboutir. Ces individus sont à la fois initiateurs et moteurs du projet, permettant aux GE du secteur du sport de s’inscrire délibérément dans un rôle social et sociétal. Leur ambition, plutôt réalisée à ce jour, est de trouver des solutions concrètes qui permettent de concilier les attentes, a priori paradoxales et en tout cas pas toujours compatibles, des associations sportives et des salariés (cf. encadré 1).

Le réseau et le territoire semblent également déterminants. Ici, le réseau est d’abord clairement sectoriel, puisque les acteurs considérés relèvent d’une même branche, celle du sport. Ce réseau est aussi géographique, par la proximité spatiale des adhérents entre eux. L’échelon territorial considéré est le plus souvent un bassin de vie, voire, dans le cas le plus extrême, un département. Mais ce réseau ne va pas de soi, et la seule proximité géographique ne suffit pas : bien que principalement constitués de structures associatives, partageant peut-être plus facilement des notions de solidarité et d’entraide, les GE étudiés se sont tous heurtés à des difficultés lors de leur création. L’organisation du réseau s’est faite grâce à un « entrepreneur », porteur du projet « GE » jouant le rôle d’intermédiaire entre les différents acteurs directs considérés : employeurs, salariés et territoire. Un environnement institutionnel favorable et bienveillant, mais aussi la présence de quelques individus moteurs dans la démarche semblent nécessaires à la réussite des différents projets (cf. encadré 2).

Enfin, dans le cas du GE Sport Auvergne, si le comité régional olympique et sportif est à l’origine du projet, c’est aujourd’hui Cécile M., chef de projet « sport insertion emploi » du CROS qui est l’animatrice du GE.

Nous avons insisté sur la présence d’un porteur de projet bien identifié. Il s’avère que la nature de ce porteur de projet importe également. Trois dimensions clés ressortent de nos résultats : une dimension entrepreneuriale, une dimension de pilotage et une dimension de tiers extérieur.

3.1.1. Une dimension entrepreneuriale

Nous avons évoqué, dès la revue de littérature, un lien possible entre la flexicurité et l’entrepreneuriat, en retenant pour ce dernier une définition large. Ici, la flexicurité étudiée s’avère un réel projet, compris comme « le fait d’immobiliser des ressources en vue de lancer des projets et de créer des entreprises dont les produits ou les services répondent à des besoins de la société » (Gasse, 2007, p. 148). Pour réussir, il faut qu’un individu croit en ce projet de flexicurité ; c’est ce que la littérature entrepreneuriale appelle « l’idée » ou « l’intention ».

En prolongeant ce parallèle, il convient également de s’intéresser au profil de l’entrepreneur, donc ici à celui du porteur de projet. Julien (2007) note trois types d’influences, positives ou négatives, à l’origine de l’« intention » :

  • Les influences affectives, que l’on retrouve nettement dans le GE Sports 63 pour lequel son responsable sportif, Olivier D., est à l’initiative du projet ;

  • Les influences symboliques, c’est-à-dire le « flair » et l’enthousiasme, visiblement présentes dans le cas du GEFSA, où les responsables de la Ligue d’Auvergne de football ont lancé le projet avec conviction pour emporter l’adhésion à la fois de leurs élus et de leurs adhérents ;

  • Les influences sociologiques, qui permettent, grâce au réseau de l’entrepreneur de construire le projet puis de le développer ; celles-ci sont très présentes dans le cas du GE2A, où la directrice est particulièrement connue et reconnue pour son expertise sur les GE, bien au-delà des frontières départementales et du secteur sportif.

Un lien peut alors être proposé avec les théories de développement de l’entreprise (Wernerfelt, 1984 ; Pralahad et Hamel, 1990) qui postulent que les avantages concurrentiels soutenant le développement ne proviennent pas des ressources et compétences en tant que telles, mais de la combinaison de ces ressources, de la gestion particulière de cette combinaison, de l’interaction des éléments de la combinaison, qui conduit à l’efficience ; de l’innovation qui en résulte ; de la personnalisation de l’entreprise qui en tire une intelligence organisationnelle à l’égard de ses compétiteurs. Tous ces éléments nous semblent valablement s’adapter aux tentatives réussies de flexicurité émergente observées dans les GE du sport en Auvergne.

3.1.2. Une dimension de pilotage

Par définition, la flexicurité mêle différents types d’acteurs, au premier rang desquels les employeurs (plusieurs dans les cas qui nous intéressent) et les salariés, mais aussi les acteurs indirects (porteurs de projets, acteurs institutionnels et acteurs périphériques). Nous nous situons donc dans le cadre d’un projet à intervenants multiples, ce qui amène logiquement à une nécessaire coordination entre ces acteurs, parfois délicate.

En effet, bien que situés sur un même territoire, et donc soumis à des relations de voisinage, ces acteurs ont des intérêts différents, éventuellement divergents mais tout aussi potentiellement convergents. En l’occurrence, l’objectif commun est de trouver des solutions durables à une problématique d’emploi, à la fois dans un secteur d’activité (le sport), mais aussi sur un secteur géographique qui est aussi un bassin d’emplois (le secteur de la ville de Moulins pour le GE2A, par exemple). Il s’agit donc d’accompagner les acteurs vers l’atteinte de cet objectif.

Trois approches théoriques nous semblent pouvoir être ici retenues, afin de mieux comprendre les observations faites sur les GE du sport.

  • La notion de projet collaboratif. La collaboration peut être segmentée en trois dimensions (Defélix, Colle et Rapiau, 2008) : la coordination, c’est-à-dire la façon dont le chef de projet structure et prend en compte les différentes contributions des partenaires ; la coopération, qui s’entend comme les ajustements mutuels et volontaires entre les parties ; les actions supports, en vue de constituer l’équipe puis de la gérer. La dimension humaine reste prépondérante, comme en atteste par ailleurs la littérature sur la gestion de projet, ainsi que celle sur les réseaux. Cette notion de projet collaboratif s’illustre à travers l’exemple du GEFSA, qui s’est créé sous l’impulsion de deux acteurs déterminants, qui se sont ensuite entourés de personnes compétentes, chargées de développer le GE.

  • La notion de pilote d’un réseau interorganisationnel, plus particulièrement sur le plan local, nous semble être en droite ligne avec l’approche précédente. Ainsi, Loubaresse (2008, p. 5) mobilise la notion de « broker », terme désignant habituellement un intermédiaire dans les domaines de la finance ou de l’assurance, pour désigner « un individu ou une firme qui participe activement à la formation et au maintien du réseau, endossant les trois rôles principaux d’architecte, de manager et de facilitateur du réseau ». Un lien peut ainsi être trouvé entre le profil des brokers et leur ancrage institutionnel, d’une part, et les rôles des brokers en fonction du type de pilotage, d’autre part. Les pilotes, par leur personnalité, leur rôle et leur implication dans le développement du GE, sont ainsi très différents dans le GE Sport Auvergne et dans le GE Sports 63.

  • Enfin, le concept de gouvernance locale plus ou moins « aboutie » (Bories-Azeau et al., 2008) nous semble transparaître. Elle peut être considérée comme une combinaison de proximités (Talbot, 2008) : la proximité géographique qui, certes, facilite le partage des repères et des pratiques, mais engendre aussi des externalités négatives de proximité, notamment par les phénomènes de voisinage contraint (Rallet et Torre, 2004) ; la proximité institutionnelle qui apporte des repères normatifs, à la fois contraintes et ressources pour l’action ; la proximité organisationnelle, caractérisée par la liberté d’action des individus face aux influences du contexte institutionnel, idée proche de celle de l’intention entrepreneuriale déjà évoquée. Le GE2A est ainsi un bon exemple d’un organisme particulièrement bien intégré parmi les décideurs locaux, mais également très actif en matière de développement local, en élargissant notamment son activité au-delà du sport pour s’intéresser à la vie associative des territoires sur lesquels il est implanté.

3.1.3. Une dimension de tiers extérieur

Le rôle du porteur de projet comme un tiers facilitateur est apparu à plusieurs reprises. Qu’il s’agisse de la phase de conception du projet ou de son développement, cet individu s’avère être un facilitateur de la relation entre l’employeur et le salarié. Ainsi, dans le cas étudié, c’est le GE qui est ce tiers, à la fois en tant qu’entité juridique fédérant différents employeurs et en tant qu’acteur d’intermédiation, représenté et porté par un « développeur » (cf. encadré 3).

Cette fonction de tiers postule qu’à une relation d’emploi traditionnellement bilatérale (employeur, salarié) se substitue une triangulation (employeur, travailleur, utilisateur). Il semble que cette dernière apparaisse comme une constante des dispositifs émergents de flexicurité sur le plan microéconomique (Pichault et Xhauflair, 2007). Plus précisément, le tiers permet d’obtenir « un véritable engagement des parties prenantes, en vue de rendre possibles de nouvelles formes de gouvernance inter-organisationnelle » (Xhauflair, Pichault et Maesschalck, 2010, p. 312).

3.2. Le porteur de projet, « révélateur » d’une proximité organisée entre employeurs

En retenant le niveau « méso » pour notre étude, nous avons fait le choix de faire du territoire et donc de la proximité géographique une clé d’entrée incontournable. Or, « pour féconder des interactions, la proximité géographique doit être structurée et activée par la proximité organisée. […] De la même manière, les effets négatifs de la proximité géographique peuvent être combattus par la mobilisation des ressources de la proximité organisée » (Rallet et Torre, 2004, p. 5). Les pratiques de flexicurité entre petits employeurs constituent, nous semble-t-il, une situation particulièrement révélatrice de proximité organisée. Elles touchent en effet à des aspects hautement stratégiques de la vie de l’organisation qui choisit de les mettre en place, avec des conséquences fortes en termes d’image comme acteur économique local. Elles exigent à la fois un travail amont de qualité mais aussi une mise en oeuvre adéquate.

De nombreux travaux se sont penchés sur les conditions de réussite d’un projet à intervenants multiples, signalant l’importance des enjeux humains, d’autant plus déterminants que l’on se situe dans un cadre « non naturel », c’est-à-dire, comme dans le cas des pôles de compétitivité, dans des collaborations à construire. Nous avons déjà montré l’intérêt de distinguer, à l’intérieur même du terme « collaboration », la coordination qui désigne la structuration et l’accompagnement du projet par le chef de projet, de la coopération, véritable « ajustement mutuel » qui traduit la volonté, pour les structures impliquées, de travailler ensemble, dans une « logique de similitude » (Rallet et Torre, 2004), basée sur des représentations partagées.

Nous retenons ici ces deux dimensions comme indissociables pour la réussite de pratiques de flexicurité. Les acteurs, directs comme indirects, doivent tout à la fois se coordonner, ou être coordonnés en se remettant à un tiers, et coopérer en vue d’atteindre un but commun. En cela, le porteur de projet de la flexicurité permet de révéler la proximité organisée entre employeurs.

Conclusion

En nous intéressant aux pratiques de flexicurité dans les GE du sport en Auvergne, nous avons mis en évidence les bénéfices réciproques qu’en tirent les principaux acteurs, employeurs comme salariés. Pourtant, les acteurs indirects s’avèrent incontournables. Nous avons ainsi montré le rôle déterminant du porteur de projet qui est à la fois : « entrepreneur » du projet, c’est-à-dire qui porte la « vision » de la flexicurité et qui la promeut ; « pilote », parce qu’intervenant, dans le cadre d’un projet collaboratif, comme intermédiaire d’un réseau interorganisationnel ; et « tiers extérieur », facilitant la recherche de compromis entre employeurs et salariés.

Pour aboutir à des dispositifs de flexicurité émergente, les employeurs se sont constitués en réseau, le territoire sur lequel sont ancrées ces PMO s’avérant jouer un rôle déterminant. En effet, la proximité géographique des employeurs facilite la mise en place de dispositifs communs, permettant de valider la pertinence du niveau « méso » de l’analyse. Mais il apparaît que cette proximité spatiale est clairement insuffisante et doit impérativement se doubler d’une proximité organisée, développant une solidarité collaborative entre employeurs, à laquelle le porteur de projet contribue activement. L’entrepreneur de la flexicurité agit alors comme un « révélateur » qui active la proximité organisée entre employeurs, permettant ainsi au projet d’être effectivement mis en oeuvre au profit des acteurs directs.

Il nous semble donc légitime de considérer la flexicurité comme un projet entrepreneurial, multi-acteur et multidisciplinaire, dont la réussite dépend pour une part non négligeable de la présence d’un porteur de projet engagé et volontaire, véritable « entrepreneur » de la flexicurité.

Il convient maintenant de vérifier ces résultats en les croisant avec d’autres pratiques, observées sur d’autres terrains, afin d’identifier, le cas échéant, des savoirs actionnables théoriques ou managériaux, susceptibles d’orienter les décideurs (employeurs ou institutionnels) dans des démarches de mise en oeuvre de la flexicurité.