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Introduction

La problématique de la reprise et les enjeux qui s’y rattachent, en particulier dans les PME, sont aujourd’hui connus de tous et dépassent le cadre des économies nationales. En France, en raison d’un taux de succession familiale beaucoup moins élevé qu’ailleurs (moins de 10 % des opérations, contre 58 % en Allemagne, 55 % aux Pays-Bas et 72 % en Italie), les études récentes montrent que les entreprises non reprises entraînent la suppression de 50 000 emplois par année (OSÉO BDPME, 2005 ; TRANSREGIO, 2005 ; KPMG, 2008).

Dans l’artisanat (qui emploie actuellement plus de 10 % de la population active française), environ 20 000 entreprises sont reprises chaque année alors qu’environ 10 000 disparaissent, faute de repreneurs. Dans ce contexte, les dispositifs visant à améliorer l’accompagnement et les travaux de chercheurs portant sur cette problématique se sont multipliés. Aujourd’hui, certaines difficultés conduisant à l’échec des processus sont assez bien identifiées et circonscrites, notamment pour celles liées à la préparation et au transfert de propriété (de nature juridique, administrative, financière ou encore fiscale) et, dans une moindre mesure, pour celles liées à la mise en relation cédant-repreneur. Cependant, si la reprise présente, a priori, des chances de réussite supérieures à la création ex nihilo, les chiffres montrent qu’elle demeure une opération périlleuse. Les recherches récentes soulignent de plus en plus l’importance des difficultés auxquelles se heurte le repreneur lors de la phase de management post-reprise, c’est-à-dire lorsqu’il se retrouve seul face à l’entreprise (Deschamps et Paturel, 2009 ; Boussaguet, 2006 ; Picard et Thévenard-Puthod, 2006). Par ailleurs, on constate une relative discrétion de la littérature en matière de conceptualisation des phénomènes à l’oeuvre dans ce processus (Robichaud et Davel, 2006 ; Paturel, Richomme-Huet et De Freyman, 2008). Il existe donc un besoin de connaissances supplémentaires en la matière pour encore mieux comprendre la dynamique de la reprise et en établir plus finement les sources de succès ou d’échec.

Dans ce contexte, on tente ici d’en proposer une grille de lecture conceptuelle originale qui rapproche le repreneuriat et l’entrepreneuriat. L’argumentation tente de mettre en relation les connaissances accumulées dans la littérature, un matériau empirique conséquent[1] avec une approche conceptuelle centrée sur l’identité de l’entreprise. Le propos s’articule alors en deux parties : la première cherche à mettre en évidence la spécificité du processus de reprise en milieu artisanal à partir d’une lecture identitaire de l’objet à reprendre, l’entreprise artisanale. La seconde tente de définir la nature du processus en termes de rupture ou de continuité identitaire, aborde la question de la manière dont on peut appréhender le succès – ou l’échec – de cette opération et débouche sur une identification des « configurations » conduisant soit à la rupture, soit à la continuité.

1. Identité artisanale et spécificité du processus de reprise

L’objet de cette première partie est de montrer en quoi la spécificité de l’entreprise artisanale, mise en évidence à partir de ses caractéristiques identitaires, fait que le processus de sa reprise est lui aussi spécifique. Cette spécificité du processus est ici entendue au sens de difficultés particulières ou plus marquées que dans le cas général de reprise. C’est plus dans la nature de ce qui est repris que dans les différentes étapes du processus qu’on l’approchera. On s’attachera d’abord à justifier le choix de l’approche identitaire et à préciser la représentation théorique de l’entreprise artisanale sur laquelle on s’appuie. On présentera ensuite les principales caractéristiques identitaires de ce type d’entreprise qui rendent spécifique l’objet à reprendre et influencent le processus.

1.1. Le choix de l’identité comme cadre conceptuel et la représentation identitaire de l’entreprise artisanale

Dans les sciences de gestion, l’identité est considérée comme une variable stratégique centrale et un levier de l’action managériale. En tant que facteur essentiel de cohésion interne (en façonnant le comportement des membres d’une organisation), mais aussi de différenciation du comportement de l’entreprise dans son environnement, elle présente un grand intérêt pour étudier tout changement dans l’entreprise et, en l’occurrence, celui qui intervient à l’occasion de la reprise. L’approche identitaire est ici préférée à l’approche culturelle en considérant que la culture (telle qu’elle est définie notamment par Schein, 1985, ou Morgan, 1989) est une notion plus restrictive que l’identité dont elle n’est qu’une des composantes. Cela dit, dans leur acception la plus large (Thévenet, 1992), culture et identité sont quasiment synonymes.

Pour ce qui est des TPE, l’approche identitaire semble particulièrement adaptée pour définir l’entreprise artisanale en tant qu’objet spécifique d’observation et pour rendre compte de la spécificité de chaque entreprise du secteur des métiers[2] (Picard, 2006). En effet, l’artisanat est tout d’abord une réalité sociologique particulière (Zarka, 1986), en raison notamment de l’importance des rapports humains en son sein et de la conscience partagée d’une position sociale spécifique, ou perçue comme telle, et de la prépondérance de l’homme (l’artisan par rapport aux machines). En cela, le secteur est porteur d’une identité artisanale forte. Ensuite, à l’intérieur de ce « groupe social », chaque entreprise artisanale possède un système de gestion spécifique, susceptible de se différencier d’une autre entreprise artisanale, ne serait-ce que par son métier et par des rapports particuliers avec son environnement (souvent placés sous le signe de la dépendance) que ce dernier implique. Enfin, les travaux actuels sur l’identité, notamment en sociologie (Dubar, 1994), mettent en relief le fait qu’une identité n’est jamais figée et qu’elle évolue dans le temps. Au regard de nos objectifs, le choix d’utiliser cette approche se justifie donc également par le fait que nous cherchons finalement à rendre compte d’évolutions lors du processus de reprise. Le dernier argument qui plaide en faveur de ce cadre méthodologique est la possibilité de l’opérationnaliser, de « repérer » l’identité et de l’appliquer à l’artisanat et à la reprise grâce au modèle initialement développé par Larçon et Reitter (1979) puis repris par Picard (2000). Le modèle de Larçon et Reitter postule que l’identité de l’entreprise résulte de l’interaction de quatre groupes de facteurs interdépendants (politiques, structurels, productions symboliques de l’organisation, imaginaire organisationnel). Appliqué à l’artisanat, ce modèle permet, d’une part, de rendre compte de l’influence de la tutelle institutionnelle des chambres de métiers (facteurs politiques) et, d’autre part, de mettre en lumière l’importance du métier comme élément conditionnant les trois autres groupes de facteurs :

  • l’organisation en structure simple centralisée, hiérarchisée selon le degré de maîtrise des compétences (facteurs structurels) ;

  • la culture de métier reposant sur le mythe du fondateur et l’importance du savoir-faire, des gestes, tours de main… (productions symboliques) ;

  • la conception de l’entreprise (cellule refuge de petite taille) et du comportement en son sein (respect du travail bien fait…), partagée par les membres de l’artisanat (l’imaginaire organisationnel).

Cependant, selon Picard (2000, 2006), l’utilisation « telle quelle » de ce modèle conduit à une confusion entre l’identité du secteur artisanal et celle des entreprises qui le composent. Il convient alors d’en proposer une adaptation et une simplification. Pour cela, on peut considérer qu’il existe des composantes identitaires communes à tous les artisans et toutes les entreprises de l’artisanat (critères juridiques d’appartenance au secteur des métiers, valeurs dominantes et représentations collectives artisanales, etc.) qui confèrent à l’artisanat, mais également aux entreprises qui le composent, une certaine « homogénéité identitaire »[3]. Ces composantes identitaires communes « entrent ensuite en contact » avec des composantes identitaires propres à chaque entreprise et à chaque artisan. Il s’agit alors de centrer l’analyse sur les « caractéristiques identitaires essentielles » (« le noyau identitaire » au sens de Mucchielli, 1992), de chaque entreprise et artisan. Au regard du risque de confusion entre l’identité de l’entreprise artisanale et celle de l’artisan, on peut considérer que, dans l’artisanat, « l’homme fait l’entreprise » et que le système identitaire de l’entreprise artisanale est fortement empreint, voire confondu, avec l’identité de l’artisan. Lorsqu’il y a des salariés, on pourrait imaginer que cette empreinte de l’artisan se dilue. Cependant, en raison de la focalisation de toute l’entreprise sur l’artisan et le métier et des comportements induits par le cheminement professionnel apprenti – compagnon – artisan, le risque est bien plus faible que dans d’autres types d’entreprises. Le modèle qui en résulte et que l’on conservera pour le reste de l’analyse est alors composé de trois pôles principaux, intimement reliés à une sorte de « filtre central » : le profil de l’artisan (figure 1).

Le système identitaire de l’entreprise artisanale

Le système identitaire de l’entreprise artisanale
Source : Adapté de Picard (2000).

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  • La prise en compte du projet d’entreprendre de l’artisan et des objectifs stratégiques qui lui sont associés provient du fait que dans les PME, les TPE, et a fortiori dans l’artisanat, l’entreprise est, pour son dirigeant, un moyen d’atteindre ses propres buts (Julien et Marchesnay, 1988). Les objectifs stratégiques de l’entreprise artisanale sont alors, avant tout, ceux de l’artisan qui l’a créée (Torrès, 2003) et ne répondent pas forcément, ou pas seulement, à une logique économique de développement de l’entreprise, notamment par rapport au souci d’indépendance, au désir de réalisation personnelle et au maintien du caractère familial de l’entreprise (Marchesnay, 2003).

  • Le choix de la dimension « représentation du métier et des savoir-faire » se justifie par le fait que les entreprises artisanales sont focalisées[4] sur leur métier. Cela signifie que leur « comportement organisationnel » (Rojot et Bergmann, 1989) est déterminé par le métier, tant au regard de la relation que l’entreprise établit avec son environnement (ses clients, ses fournisseurs, ses conseillers, etc.) qu’au regard de la manière dont elle exerce son activité (son organisation, sa coordination, ses techniques et matériel mis en oeuvre). Dans l’artisanat, le métier est avant tout un savoir-faire manuel dont l’apprentissage s’effectue dans le temps, grâce à une pratique quotidienne, qui se transmet et se compose de tâches diversifiées (Hubert, 2004). Le savoir-faire tacite faisant une large place aux « astuces et tours de main », chaque artisan est susceptible de l’exercer d’une façon différente d’un autre. En revanche, les critères perçus qui lui confèrent sa spécificité peuvent être communs à tous les artisans.

  • La prise en compte de la représentation que se fait l’artisan de son environnement et notamment de son environnement direct (clients, fournisseurs, concurrents, conseillers, chambre de métiers, syndicat professionnel, évolutions réglementaires ou technologiques) se justifie enfin par le fait que, compte tenu de son rôle déterminant sur le système de gestion des TPE (Julien et Marchesnay, 1988), l’environnement doit être envisagé comme un des éléments contribuant à l’identité de l’entreprise. Et cela, d’autant plus que l’identité d’une organisation et sa différenciation par rapport aux autres se construisent également par rapport à l’environnement et plus précisément par rapport à la représentation ou la « mise en scène » que l’artisan se forge de son propre environnement (Weick, 1979). Ce ne sont donc pas les caractéristiques objectives de l’environnement mais plutôt celles auxquelles l’artisan prête attention qui participent à la spécificité identitaire d’une entreprise.

Ces trois composantes majeures du système identitaire de l’entreprise artisanale sont à relier au profil de l’artisan, indispensable à appréhender si l’on veut bien comprendre le fonctionnement d’une TPE (Marchesnay, 2003 ; Polge et Fourcade, 2006).

Ce modèle identitaire « général » a été testé sur un échantillon de 346 artisans par Picard (2000)[5]. Cette analyse a permis de faire émerger deux configurations types concurrentes, représentant 30 % des entreprises (il s’agit en fait de deux types « purs » aux deux extrêmes d’un continuum les opposant).

  • La première configuration est celle de « l’artisan traditionnel » qui se caractérise par une perception très artisanale du métier dans laquelle le savoir-faire détenu est considéré comme rare, pas ou peu reproductible, long à acquérir et difficile à transmettre ; une importante « myopie » à l’égard de l’environnement dont l’influence n’est pas perçue ou pas considérée comme déterminante dans le fonctionnement de l’entreprise ; des motivations à la création centrées sur la volonté d’exercer de manière indépendante le métier que l’on aime, associées à des objectifs stratégiques de maintien et de pérennité de l’entreprise. Ce premier profil ressemble à celui de la TPE/PME classique décrit par la plupart des chercheurs (Verstraete, 2000 ; Marchesnay, 2003 ; Torrès, 2003).

  • La seconde configuration, celle de « l’artisan entrepreneur », se caractérise par une hypertrophie du pôle « perception de l’environnement » qui traduit une plus grande vigilance sur les évolutions de cet environnement et notamment celles qui sont susceptibles d’affecter la technique et l’exercice du métier ; un projet d’entreprendre et des objectifs stratégiques orientés vers l’expansion, mais aussi la rationalisation de la gestion de l’entreprise ; une perception « sans particularité » du métier qui traduit le fait que l’entreprise n’est pas forcément focalisée sur l’exercice d’un métier.

La figure 2 permet de visualiser ces deux profils extrêmes, en faisant apparaître l’hypertrophie ou l’atrophie de certains pôles.

Les deux configurations types du système identitaire artisanal

Les deux configurations types du système identitaire artisanal
Source : Picard, 2000.

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Dans l’étude de Picard (2006), la configuration « artisan traditionnel » représentait plus de 70 % des entreprises (contre 30 % pour la configuration « artisan entrepreneur ») et constituait donc la « forme identitaire » majoritaire dans l’artisanat. D’autres études relèvent également l’existence de profils plus entrepreneurs, tout en confirmant la prédominance de ce profil traditionnel (Marchesnay, 2004 ; Richomme-Huet, 2006). C’est donc à partir de cette dernière forme que l’on va essayer de faire émerger la spécificité du processus de reprise en milieu artisanal.

1.2. La spécificité du processus de reprise de l’entreprise artisanale

Les caractéristiques identitaires de l’entreprise artisanale évoquées précédemment, et notamment celles de « l’artisan traditionnel », engendrent un comportement organisationnel spécifique (Julien et Marchesnay, 1988 ; Picard, 2006). Cela a, bien sûr, une influence sur les opérations et le processus de reprise. Il s’agit maintenant d’éclairer cette influence en suivant la chronologie en quatre étapes admises généralement pour ce type de processus : la préparation (par le cédant et par le repreneur), l’accord (entre cédant et repreneur), la transition (du cédant au repreneur) et le management de la reprise (par le repreneur).

En premier lieu, comme dans les TPE où le dirigeant influence fortement le fonctionnement et la stratégie de son entreprise (Julien et Marchesnay, 1988), on peut retenir l’idée que c’est l’artisan (le chef de l’entreprise) qui « fait » l’entreprise et, donc, contribue à la construction et au maintien de son identité. Cependant, le conjoint, parfois les enfants, voire certains salariés jouent souvent un rôle très important dans le fonctionnement de l’entreprise (l’épouse « tenant » la comptabilité ou gérant l’administratif). À ce titre, ils contribuent également à l’identité de l’entreprise. Couplée avec la faible séparation entre les sphères professionnelles et personnelles ou familiales, cette caractéristique identitaire « structurelle » de l’entreprise artisanale conduit à une certaine répartition ou dilution du pouvoir de décision (entre l’artisan, son conjoint et éventuellement la famille) lors des décisions et des choix relatifs à la transmission (Marchesnay, 2003). Le cédant ne se réduit donc peut être pas toujours, contrairement à ce que l’on pourrait penser, à l’artisan, et, dans certains cas, la conjointe est même la clé du succès ou de l’échec de l’opération (Picard et Thévenard-Puthod, 2004). Puisqu’il s’agit de prendre des décisions qui concernent toute la famille et que le repreneur devra notamment être « choisi par tous », cela constitue un premier élément qui rend le processus de reprise spécifique.

Cela dit, pour qu’il y ait reprise, il faut qu’il y ait volonté de cession de l’entreprise. Or, dans l’artisanat, cette dernière est rarement très affirmée et se manifeste souvent tardivement ou de manière contrainte (retraite, maladie, divorce, décès, etc.). L’imaginaire organisationnel dominant dans l’artisanat fait de l’entreprise un refuge, presque une cellule familiale dont la petite taille (« la taille humaine ») garantit une certaine sécurité, stabilité et cohérence dans la vie de l’artisan. En outre, dans ce milieu, on est presque toujours dans le cas d’un entrepreneur qui a créé ou repris personnellement l’entreprise qu’il dirige. Dans ce contexte, l’attachement à l’entreprise, voire l’identification[6] à celle-ci, est très fort, ce qui va rendre la tâche difficile à un repreneur tentant de reprendre une entreprise que le cédant ne souhaite pas vraiment céder. Enfin, si le cédant lève ses « freins psychologiques » et surmonte la « crise d’identité » qu’il peut vivre dans cette situation (Pailot, 2000 ; Arnould et Stéphan, 2006), cet attachement va faire qu’il restera avant tout soucieux de la pérennité de son entreprise : il va alors attendre du repreneur qu’il « présente des garanties » dans ce domaine et en matière de maintien des emplois.

Le lien affectif entre le cédant et son entreprise s’accompagnant de motifs de cession particuliers (majoritairement non économiques) et d’attentes en matière de continuité de l’entreprise, cela constitue une seconde spécificité de la reprise d’une entreprise artisanale, susceptible de rendre plus délicats le contact puis la négociation avec un éventuel repreneur.

Ce dernier argument amène à évoquer une autre préférence que l’artisan-cédant peut exprimer dans de telles circonstances. Il s’agit du choix du repreneur pour lequel plusieurs options s’offrent à lui : un membre de la famille (généralement le fils ou la fille), un salarié, un tiers (personne physique ou autre entreprise). Dans ce domaine, les reprises d’entreprises artisanales s’inscrivaient traditionnellement dans une logique de succession familiale et de transmission patrimoniale. Cependant, on constate aujourd’hui un recul de la reprise par un membre de la famille au profit des autres formes. En France, le taux de transmission familiale s’établit aujourd’hui à moins de 10 % contre environ 30 % de reprise par les salariés et 60 % par un repreneur externe (OSÉO BDPME, 2005 ; KPMG, 2008). Dans l’artisanat en particulier, les agents des chambres de métiers font le même constat. S’il est confronté à cela et résolu à vendre, le cédant va alors chercher un repreneur « externe » mais proche de lui dans ses motivations, son expérience et sa passion, quelqu’un qui partage sa conception de l’entreprise et du métier et qui s’inscrit dans l’identité artisanale. Cette logique de proximité sociale (Zarca, 1986) constitue également une caractéristique identitaire forte dans l’artisanat. Elle rend la reprise de ces entreprises spécifique, ne serait-ce qu’en limitant le choix du repreneur en l’orientant vers la reproduction du système identitaire artisanal.

Si le premier contact s’établit, la question de l’évaluation de l’entreprise peut aussi poser problème dans un contexte où les motivations des acteurs, et du cédant en particulier, peuvent peser plus lourd que les critères objectifs d’évaluation. Les entreprises artisanales sont, la plupart du temps, des structures de petite taille, exerçant généralement dans des activités à faible intensité capitalistique (sauf dans quelques métiers comme le travail des métaux ou dans certaines fabrications où l’outil de production est plus onéreux) et dont le chiffre d’affaires annuel et la rentabilité sont généralement modestes. De ce fait, leur valeur d’achat est relativement faible. Bien que la taille moyenne des entreprises reprises soit supérieure à celle des entreprises créées ex nihilo, les reprises ne nécessitent donc pas toujours des capitaux initiaux élevés[7]. D’un point de vue objectif et sur un plan purement financier, la reprise d’une entreprise artisanale semble donc être une opération accessible à un grand nombre de repreneurs potentiels. Cela devrait être d’autant plus vrai qu’aujourd’hui, en France, les dernières évolutions juridiques et surtout fiscales permettent une évaluation sans « surcoût lié à la plus-value » (lois Dutreil I et II, Loi sur l’initiative économique, loi du 9 août 2004, dite Sarkozy). Cependant, une caractéristique identitaire forte de l’entreprise artisanale rend encore cette étape et le cheminement vers un consensus entre cédant et repreneur plus difficiles : il s’agit de l’exercice intuitu personae de l’activité qui fait souvent que l’entreprise n’a que peu, voire pas, de valeur si son dirigeant la quitte, notamment dans les activités de services. En corollaire et paradoxalement, compte tenu de l’attachement affectif du cédant à son entreprise, ce dernier aura parfois tendance à surestimer sa valeur.

Si un accord sur la valeur et donc le prix de l’entreprise est trouvé, une autre particularité identitaire de l’entreprise artisanale doit être prise en compte. « La perception artisanale » dominante du métier fait que ce dernier est généralement exercé de manière peu ou pas formalisé (structure simple artisanale, savoir-faire tacite plutôt que codifié, relations de proximité peu formalisées ou contractualisées avec les conseillers, fournisseurs, clients). La « mémoire de l’entreprise » se trouve de ce fait plus souvent dans la tête de l’artisan ou de son conjoint que sur le disque dur d’un ordinateur. Par ailleurs, l’artisanat regroupant en majorité des métiers à dominante « manuelle », il existe souvent, en plus des gestes de base du métier, des « astuces, des trucs et des tours de main » acquis par la pratique et l’expérience. Le repreneur d’une entreprise artisanale devra également acquérir ces éléments immatériels.

Pour ce qui est des relations avec les partenaires de l’entreprise, elles ont la plupart du temps aussi été construites dans le temps et sont plus souvent « cimentées » par une confiance mutuelle que par un contrat. Là encore, le repreneur devra être « introduit » par le cédant auprès de ses clients et fournisseurs principaux, de son expert-comptable ou de son banquier (Armand et Pironin, 1996).

Enfin, dans le prolongement du dernier argument, la spécificité du processus de reprise en milieu artisanal tient au fait qu’il règne généralement au sein des structures artisanales un mode particulier de relations entre l’artisan et ses salariés. En raison de la proximité sociale entre artisan, compagnon, apprenti (Zarca, 1986)[8], l’arrivée d’un nouveau repreneur peut être vécue par les salariés comme une « rupture familiale » et déclencher des réactions de résistance conduisant à la perte d’éléments d’actif invisibles mais stratégiques. En conséquence, la reprise de l’entreprise artisanale suppose aussi une reprise de la relation et de la confiance établies entre l’artisan et ses salariés (Thévenard-Puthod et Picard, 2006).

Finalement, la spécificité identitaire de l’entreprise artisanale, notamment si l’on se réfère à l’idéal-type artisanal, fait que ce qui est à reprendre lors de ces opérations relève davantage d’un « capital relationnel et savoir-faire » que d’un capital technique, basé sur la valeur de l’atelier, du laboratoire, du fournil et des outils ou des machines et infrastructures. En référence aux caractéristiques identitaires de « l’artisan traditionnel », les arguments précédents conduisent en effet à considérer qu’il s’agit notamment, tant pour le cédant que pour le repreneur :

  • de la relation à l’entreprise en tant que moyen d’obtention et de maintien d’un statut social (en raison de la spécificité du projet d’entreprendre) ;

  • de la relation au savoir-faire, à la clientèle, aux fournisseurs… autrement dit, au « lien de proximité » (Torrès, 2003), (en raison de la perception particulière du métier) ;

  • de la relation ou du rapport aux salariés et à l’organisation même si beaucoup d’artisans travaillent seul et que 90 % des artisans employeurs ont moins de cinq salariés (en raison de la particularité des relations entretenues avec l’environnement et des conséquences en termes de forme organisationnelle et de relations humaines).

L’enjeu tiendrait donc plus à la reprise de l’identité de l’entreprise qu’à la réalisation d’une transaction. La partie suivante propose alors de considérer que ce qui est prioritairement en jeu lors de la reprise, c’est bien le transfert de cette identité.

2. Rupture ou continuité identitaire et succès des opérations de reprise

Sur la base du postulat selon lequel la reprise artisanale se fait autour de l’identité, l’objet de cette seconde partie est d’en proposer une lecture conceptuelle originale. On s’attachera tout d’abord à définir la nature du processus et à introduire les notions de reproduction (continuité) et de transformation (rupture) identitaire. On discutera ensuite de la manière dont on peut définir et évaluer le succès ou l’échec d’une telle opération. Cette discussion débouchera sur une identification des principales situations susceptibles de faire varier la nature et le résultat de cette opération. Lors de la présentation des processus de reproduction et de transformation identitaire, quatre cas d’entreprises serviront à donner un « écho empirique » à notre propos. Les informations concernant ces quatre cas ont été recueillies de deux manières : pour le processus de transmission-reprise, nous avons mené des entretiens qualitatifs (avec les cédants et les repreneurs) avant et après la reprise ; pour connaître l’évolution des entreprises après la reprise, nous nous sommes adressé à un agent de la chambre de métiers en charge du suivi de ces entreprises. Ces cas seront ensuite repris pour illustrer une grille des configurations identitaires lors de la reprise.

2.1. Nature du processus de reprise : rupture ou continuité identitaire

Les caractéristiques identitaires de l’entreprise artisanale font que son processus de reprise est un processus séquentiel complexe et spécifique à cette forme d’organisation. Il s’agit d’un changement majeur, source de déséquilibre et d’instabilité dans le système de gestion de l’entreprise artisanale. Qu’il soit actif et voulu ou réactif et subi, ce changement est susceptible d’affecter plus ou moins profondément un ou plusieurs des pôles du système identitaire d’une entreprise artisanale et conduit alors à un changement identitaire de plus ou moins grande importance. En référence aux deux modes fondamentaux de changement dans l’organisation qu’ont relevés Watzlawick, Weakland et Fisch[9] (1975), on retiendra deux possibilités de changement identitaire que peut entraîner par une telle opération.

Le premier mode est un changement de l’un ou de plusieurs pôles du système identitaire de l’entreprise artisanale lorsqu’elle est reprise, qui ne conduira qu’à des évolutions mineures n’altérant pas la nature et l’essence du système identitaire. On parlera alors d’un processus de reproduction ou de continuité identitaire. Le cas le plus démonstratif de cette situation est celui de l’arrivée d’un repreneur qui est certes un nouveau dirigeant, mais qui poursuit les mêmes objectifs stratégiques et projet d’entreprendre que le cédant, a la même perception du métier et de l’environnement que lui et n’introduira donc pas ou peu de modifications dans la conduite de l’entreprise.

Les deux exemples suivants permettent de donner corps à ce type de situation. Dans ces deux cas, les « hommes sont proches identitairement parlant », ce qui a facilité le transfert de propriété et de direction. Le management postreprise mis en oeuvre par les repreneurs n’a pas introduit de rupture, tant dans les relations avec l’environnement (notamment les clients) que dans celles avec les salariés. Les comportements organisationnels des deux entreprises se sont donc maintenus et les systèmes identitaires initiaux (focalisés sur le métier) n’ont pas subi de transformation majeure.

Le second mode est un changement plus profond dans lequel la modification de un ou plusieurs pôles du système identitaire de l’entreprise artisanale conduira à une mutation des caractéristiques héréditaires et fondamentales de ce dernier, à un changement de l’identité de l’entreprise artisanale. On désignera cet autre processus par les termes de transformation ou de rupture identitaire. À l’inverse de l’exemple précédent, les modalités de la rupture lors de l’arrivée du repreneur peuvent alors se matérialiser dans la formulation de nouveaux objectifs stratégiques liés à un nouveau projet d’entreprendre, à une nouvelle perception du métier et de l’environnement et conduisant à une nouvelle manière d’exercer le métier et de s’intégrer dans son environnement. Tout cela amenant au final au changement du comportement organisationnel de l’entreprise. Les deux exemples suivants rendent compte de ce type de situation. Ils illustrent des cas de modifications majeures du système identitaire initial lors de la reprise. Outre le fait que ces deux opérations n’ont pas bénéficié d’une coopération aussi importante que dans les cas précédents, ils mettent en avant des divergences de projet d’entreprendre et de perception du métier entre cédants et repreneurs. Le comportement organisationnel des deux entreprises s’en est alors trouvé profondément modifié.

La continuité (ou la rupture identitaire) peut donc s’interpréter à la fois comme une évolution intervenant au cours du processus de reprise (dès l’arrivée d’un nouveau repreneur lors des phases de transition et de management postreprise) et comme le résultat du processus lui-même après une première période de management postreprise. À ce titre, cette évolution s’inscrit dans un horizon temporel de court et de moyen terme. De même, cette évolution s’inscrit dans la dialectique ordre/désordre qui fait que, du point de vue du système de gestion de l’entreprise artisanale et en raison de l’arrivée d’un nouveau dirigeant, il va s’agir à la fois de rupture et de continuité[10]. Dans cette conception, la question est peut-être plutôt celle du dosage. Au regard des enjeux évoqués en introduction, il semble nécessaire de poser la question d’un éventuel lien entre continuité/rupture et succès ou échec de la reprise. C’est l’objet de la section suivante.

2.2. Les dimensions économique, humaine et sociale du succès de la reprise

La question de la définition du succès et de l’évaluation du degré de réussite d’une opération de reprise n’a jamais été vraiment abordée dans la littérature. Les dispositifs d’accompagnement et les travaux de recherche se sont, jusqu’à peu, focalisés sur les phases d’accord et de transition considérant implicitement qu’à partir du moment où les transferts de propriété et de direction avaient été réalisés, l’opération était un succès. Cependant, les reprises réussies procurent, à moyen et long terme, des avantages économiques qui vont au-delà de cette seule pérennité (Cadieux et Brouard, 2009). En outre, le taux de défaillance des entreprises reprises s’établit, en moyenne, à 5 % deux ans après l’opération, à 13,5 %, quatre ans après et à 21 %, six ans après (OSÉO BDPME, 2005). Ces arguments plaident alors, comme les récents travaux en la matière, pour une prise en compte à la fois de l’influence essentielle du facteur humain dans ce processus et de la dimension humaine ou sociale de la réussite de l’opération (Chabert, 2005). Au regard de ces éléments, il semble alors possible de considérer que la réussite d’une opération de reprise dans l’artisanat peut revêtir soit une dimension économique, soit une dimension « humaine ou sociale » (l’une n’excluant pas l’autre).

Le succès économique s’appréciera, à court terme, à partir du montant de la transaction reflétant le transfert de la propriété de l’entreprise du cédant vers le repreneur, la satisfaction des deux parties et un taux d’endettement raisonnable pour le repreneur. À moyen terme, il s’appréciera à partir de la situation ou de l’évolution de l’entreprise à l’issue de quelques exercices comptables. Sur ce dernier point, on pourrait envisager plusieurs degrés de réussite, avérés par des indicateurs économiques : l’entreprise a été transmise et vit toujours ; l’activité a été maintenue (chiffre d’affaires, marge, part de marché, effectifs… maintenus) ; l’activité a été développée (chiffre d’affaires, marge, part de marché, effectifs… plus élevés).

Le succès « humain ou social », quant à lui, s’appréciera également dans un horizon de court et moyen terme. Pour le cédant, il correspondra tout d’abord au fait qu’il aura surmonté les freins psychologiques qui font que certains vivent la reprise de leur affaire comme une « petite mort » et qu’il aura « évité ou su gérer » la perte d’identité que son changement de statut social peut engendrer (Pailot, 2000 ; Meier, 2002 ; Arnould et Stéphan, 2006). Il pourra aussi correspondre au fait que la pérennité de son entreprise est assurée et que son identité est maintenue, voire que l’identité artisanale se perpétue, conformément au principe considéré comme élément de succès, tant par les acteurs « artisans » que par la rhétorique institutionnelle des chambres de métiers ou des organisations professionnelles. De ce point de vue « humain ou social », s’il y a rupture identitaire lors du processus ou dans les premiers temps de la reprise, c’est-à-dire s’il y a transformation du système identitaire initial (modification du projet d’entreprendre, de la manière d’exercer le métier, de l’organisation de l’entreprise ou encore de son mode d’insertion dans l’environnement), cela pourra être analysé comme un échec par le cédant. Inversement, s’il y a continuité, notamment par rapport à la représentation sociale du cédant et du repreneur, il pourra s’agir, à ses yeux, d’un succès.

Aux yeux du repreneur, ce type de succès correspondra en premier lieu à l’atteinte de ses objectifs personnels et à la satisfaction des motivations qui l’auront conduit dans cette voie. À cet égard, les études relèvent généralement trois principaux types de motivation : créer son emploi ; acquérir une position économique et sociale et développer une affaire (Deschamps, 2001). Il pourra aussi correspondre à la réussite de sa socialisation (Boussaguet, 2006 ; D’Andria et Chalus-Sauvannet, 2006) dans l’entreprise reprise.

En résumé, si l’on adopte le point de vue de l’individu (qu’il soit cédant ou repreneur), le succès « humain ou social » de la transmission-reprise peut s’analyser comme la réussite du changement de rôle pour le cédant et pour le repreneur telle que la définissent de plus en plus de travaux, notamment les plus récents, en matière de transmission-reprise (Deschamps et Cadieux, 2008).

De même que la rupture ou la continuité identitaire, le succès (ou l’échec) de la reprise s’inscrit dans un horizon temporel à la fois de court terme (surtout si l’on ne considère que le transfert de propriété et son montant) et de moyen et plus long terme (si l’on considère ensuite le transfert de direction et les éléments liés aux aspects humains). Lors de ces opérations, le principal vecteur du changement est, bien sûr, le repreneur. C’est dès la signature de l’acte de vente, puis dans la phase de transition et ensuite dans la phase de management postreprise que la dynamique de changement va s’engager et conduire à l’une ou l’autre des formes d’évolution identitaire. Dans ce contexte, la relation susceptible de s’établir entre le cédant et le repreneur prend toute son importance puisque c’est de la confiance et de la coopération entre ces deux acteurs ou de la non-coopération que dépendra l’étendue de la transmission-reprise, simple transfert de propriété et/ou transmission de l’identité, du lien de proximité et du savoir-faire (Picard et Thévenard-Puthod, 2004). Cette confiance et cette coopération s’établiront d’autant plus facilement que cédant et repreneur seront proches identitairement parlant et, à l’inverse, elles risqueront de s’établir avec difficulté, voire d’achopper si les profils sont en rupture.

Afin d’établir un premier lien entre continuité/rupture et succès/échec, on ébauche ci-dessous une grille qui permet d’identifier quatre éventualités[11]. En raisonnant de manière dichotomique en termes de « profils identitaires » et en vertu du principe selon lequel, dans l’artisanat, l’homme fait l’entreprise, ces différentes éventualités laissent entrevoir les principales incidences de la reprise sous l’aspect identitaire et relationnel (confiance, tension, coopération, crise).

La grille des configurations identitaires lors de la reprise de l’entreprise artisanale

La grille des configurations identitaires lors de la reprise de l’entreprise artisanale

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Les configurations « continuité identitaire artisanale ou entrepreneuriale » correspondent à des situations qui mettent en relation des acteurs dont le profil identitaire est proche (artisan-artisan ou entrepreneur-entrepreneur). On peut faire l’hypothèse qu’il y aura une similarité des représentations ou des modèles (perception et manière d’exercer le métier, mode relationnel avec les ouvriers et compagnons, la clientèle, etc.). Compte tenu des éléments présentés dans la section 1.2, on peut penser que cette relation induira une confiance et une coopération fortes. Cela favorisera la négociation sur le prix, le transfert de propriété mais également la phase de transition et l’acquisition par le repreneur des éléments immatériels (mémoire de l’entreprise ; tours de main, astuces et trucs liés au métier ; relations avec la clientèle, les fournisseurs, les conseillers et autres partenaires). Puisque ces situations conduiront à une certaine continuité identitaire telle que nous l’avons définie, cela rendra également plus faciles la prise en main et le management postreprise par le repreneur. Mieux préparés et informés mais aussi moins confrontés à l’incertitude du changement, les salariés accorderont plus facilement leur confiance au nouveau dirigeant. De même, les « stakeholders » trouveront moins de prise pour remettre en cause les accords passés avec le prédécesseur.

Les configurations « rupture identitaire artisanale ou entrepreneuriale » correspondent, quant à elles, à des situations qui mettent en relation des acteurs dont le profil identitaire est éloigné (artisan-entrepreneur ou entrepreneur-artisan). À l’évidence, il y a un risque de tension et d’incompréhension parce qu’on est dans des approches à la fois de métier, d’organisation, d’environnement, bref d’identité de l’entreprise assez divergentes. La confiance et la coopération risquent d’être difficiles à obtenir et le franchissement des étapes du processus peut être ralenti (voire arrêté en cas de conflit). La transmission des éléments immatériels, pourtant si importants dans l’entreprise artisanale, se fera alors a minima, si elle a lieu. Enfin, puisqu’il s’agit ici de situations conduisant à la rupture identitaire, les autres acteurs (salariés, clients, partenaires) risquent d’adopter un comportement de retrait, voire de résistance au changement préjudiciable à la pérennisation de l’entreprise.

Les quatre cas d’entreprises mobilisés pour illustrer la continuité ou la rupture identitaire ont également été positionnés dans la grille. S’ils se positionnent dans les différents quadrants de la grille, ils correspondent tous à des situations dans lesquelles la pérennité de l’entreprise a été assurée et le succès économique atteint (même s’il est moins « spectaculaire » dans les cas de continuité identitaire). Sur le plan humain et social, le changement de rôle (cédant et repreneur) apparaît également réussi. Ces résultats sont tout d’abord conformes au paradoxe apparent, observé dans le cadre d’autres études (Picard et Thévenard-Puthod, 2004) et selon lequel plus le repreneur était éloigné du cédant et plus l’entreprise évoluait après la reprise. Ensuite, en faisant abstraction que, d’une part, ces résultats n’ont pas de portée statistique et, d’autre part, que nous n’observons que des cas de succès, ils pourraient laisser penser que la continuité ou la rupture n’influent pas sur le succès. Dans le contexte artisanal, nous pensons au contraire qu’une analyse systématique de cas d’échec pourrait montrer qu’ils sont plus nombreux lorsqu’il y a rupture identitaire et que ce sont les difficultés évoquées dans les relations de type artisan-entrepreneur ou entrepreneur-artisan qui en sont la cause. Sous réserve d’une vérification empirique plus solide, la conception identitaire de l’entreprise artisanale et la grille retenue pourraient alors prendre toute leur importance, en tant qu’outil prédictif, tout d’abord, pour différencier, appréhender la reprise artisanale et la « stratégie » ou la conduite qui lui est associée, notamment lors du management postreprise. En effet, les profils des acteurs (cédants et repreneurs) induisent bien des « stratégies » ou des conduites. Chaque fois que les deux acteurs auront le même profil (lorsqu’il y aura continuité identitaire), il sera possible d’y associer une continuité de nature « stratégique ». En revanche, si les acteurs ont des profils différents, il y aura une discontinuité identitaire et « stratégique ». L’intérêt « managérial ou pratique » de la grille est alors de suggérer le mode d’accompagnement requis pour les quatre éventualités, sachant que l’accompagnement devra être adapté si les profils sont différents.

Conclusion

Cet article avait pour principal objectif de faire un pas supplémentaire en matière de conceptualisation des mécanismes à l’oeuvre lors de la reprise, dans le contexte particulier de l’artisanat. En s’appuyant sur la spécificité identitaire de l’entreprise artisanale, le propos conduit à mettre en évidence deux types de changements lors de ces opérations et à postuler que ces types ne sont pas neutres quant au succès de l’opération. À ce titre, la mobilisation de l’approche identitaire nous paraît, à plusieurs égard, féconde.

Elle permet de donner un appui théorique aux nombreux constats empiriques qui mettent en relief l’importance des difficultés autres que techniques. Ce qui fait que la reprise échoue si souvent se trouve peut-être plus dans la difficulté du transfert de l’identité de l’entreprise existante que dans les modalités fiscales juridiques ou administratives.

Elle permet aussi de « construire un pont » entre entrepreneuriat et repreneuriat en prenant plus largement en compte les difficultés du repreneur une fois le transfert de propriété réalisé. Finalement, on peut considérer que le repreneur se retrouve, lors de la reprise, en situation d’entrepreneur avec une difficulté supplémentaire : la gestion de l’existant, c’est-à-dire de l’identité ou du système identitaire fondé par son prédécesseur et l’impératif de trouver le juste milieu entre continuité et rupture. Si la rupture intervient trop rapidement, elle risquera de perturber le succès du processus ; si elle n’est pas assez rapide, cela risquera alors de compromettre la pérennité de l’entreprise reprise (D’Andria, 2008).

Enfin, sur un plan plus théorique, une telle approche permet d’alimenter le débat sur l’identité et le changement et de relier deux conceptions généralement opposées. Pour le courant de recherche dominant dans ce domaine (en particulier Albert et Whetten, 1985), l’identité dans l’organisation est quelque chose de central, d’unitaire et de stable qui conduit à des comportements homogènes et convergents. Pour les tenants d’un positionnement alternatif (notamment Gioia, Schultz et Corley, 2000), l’identité est, au contraire, instable, multiple et fragmentée. Dans l’artisanat, si l’on se réfère à l’idéal-type artisanal présenté, la superposition de l’identité institutionnelle artisanale, des identités de métier et de l’identité de chaque entreprise (fondée sur une logique de reproduction) conduisait à privilégier la première conception. L’importance du mouvement des transmissions-reprises (et l’arrivée massive de nouveaux entrepreneurs), conjuguée aux autres évolutions touchant cet ensemble, semble aujourd’hui engendrer un morcellement et une fragmentation de l’identité artisanale, tant au plan institutionnel qu’à celui de chaque entreprise[12].

Sur le plan méthodologique, la grille élaborée apparaît avant tout comme une manière d’appréhender la reprise qui ne doit pas être limitée à ces quatre éventualités, notamment parce que les profils « associés » laissent entrevoir des variantes en fonction de la position du cédant mais aussi du repreneur sur le continuum « artisan-entrepreneur ». À ce titre, elle présente déjà un intérêt pratique ou managérial en tant qu’outil de diagnostic « prédictif » plus fin permettant aux chambres de métiers d’améliorer encore les dispositifs d’accompagnement, de formation (notamment en matière de compétences manquantes du repreneur ; Cadieux, 2008) et de tutorat. Cela dit, bien que nos observations empiriques tendent à montrer qu’il existe une relation entre la continuité ou la rupture identitaire et le succès ou l’échec de la reprise, une étape importante reste encore à franchir pour valider notre modélisation de la relation.