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Cet ouvrage s’annonce d’emblée comme le premier, au contenu académique, d’une série de trois sur le concept de modèle d’affaires (BM pour business model) ; concept dont la popularité indéniable depuis une dizaine d’années mérite un retour réflexif pour mieux en cerner la portée conceptuelle et pratique dans le cas particulier qui préoccupe depuis longtemps le premier auteur, Thierry Verstraete : l’accompagnement en contexte de création d’entreprise. Remarquons qu’il constitue aussi une forme de synthèse des idées travaillées par T. Verstraete avec, entre autres, les membres de son équipe à l’Université Montesquieu Bordeaux IV, au sein de l’IRGO (Institut de recherche en gestion des organisations), dont Estèle Jouison-Laffitte qui a soutenu, il y a tout juste un an, sa thèse de doctorat sur le sujet.

Ce livre (et bientôt cette trilogie) se donne donc pour objectifs de répondre à plusieurs questions prégnantes pour le chercheur comme pour le praticien entrepreneur :

  • Devant l’engouement sémantique actuel, quelle différence y a-t-il entre modèle d’affaires (BM) et plan d’affaires ?

  • Dans la pratique, comment traduire ce concept en outil pour le créateur d’entreprise ?

Dès l’introduction, les auteurs rappellent leur proposition théorique, en partie énoncée dans des travaux antérieurs (Verstraete et Jouison, 2007 ; Jouison et Verstraete, 2008). S’inspirant résolument des théories conventionnalistes, ils définissent le modèle d’affaires (BM) « comme une convention relative à la génération de la valeur, à la rémunération de celle-ci et au partage de cette rémunération » (p. 9), d’où les initiales du modèle proposé (GRP, pour génération, rémunération et partage). Les auteurs défendent ainsi l’idée que le modèle d’affaires est d’abord une convention qui interpelle donc un collectif d’acteurs et sous-tend une conception partenariale de la valeur (valeur de fait conçue comme valeur échangée entre parties prenantes du projet d’entreprendre).

De plus, Thierry Verstraete, en ex-praticien devenu chercheur et toujours intervenant sensible aux réalités de l’entrepreneur, et sa coauteure Estèle Jouison-Laffitte affirment clairement leur double souci d’un effort de conceptualisation tout autant que de traduction de cet effort en outils pour servir utilement la recherche, la pratique et l’enseignement. Précisons que si l’intention est claire, nous n’en dirions pas tout à fait autant du style du texte de ce premier ouvrage qui s’adresse à un lectorat averti et principalement à des enseignants chercheurs. Ce livre est moins un inventaire d’outils pratiques et pédagogiques sur le BM qu’une réflexion riche sur le concept et son opérationnalité.

Ce premier opus, académique, est donc structuré en deux temps et quatre chapitres : une première partie dote le lecteur de tous les concepts utiles pour comprendre le cadre théorique de la modélisation GRP proposée. Une seconde présente l’utilisation que les auteurs font de ce modèle dans un cadre pédagogique.

En effet, les auteurs nous proposent d’abord une revue de la littérature fondant le cadre conceptuel du modèle GRP proposé. Il s’agit de comprendre le modèle d’affaires comme un effort d’intelligibilité des affaires. L’originalité des travaux des auteurs tient à leur définition du concept par le biais de son intégration au sein du processus entrepreneurial décrit en cinq phases (idée - opportunité - business model - vision stratégique - business plan) dans le premier chapitre intitulé « Potentiel pratique du BM dans la mise au point d’un projet de création d’entreprise ».

On retrouvera dans les deux premières phases de ce processus entrepreneurial (idée et opportunité) les éléments classiques d’une analyse de positionnement dans l’environnement à partir d’une idée d’affaires et, dans les deux dernières (vision stratégique et business plan), les éléments de description de la configuration organisationnelle et des compétences requises par un projet d’entreprise. Le modèle d’affaires est décrit comme un intermédiaire permettant de s’interroger de façon ciblée sur les sources de revenus, sur la proposition de valeur pour les parties prenantes (dont les clients) et sur les moyens de « production » (p. 41) de cette valeur par l’entreprise s’appuyant sur son réseau d’échanges de valeur.

Les frontières entre modèle d’affaires et stratégie (p. 45) et entre modèle d’affaires et vision stratégique (le modèle d’affaires ne serait pas – comme la vision – un concept « total » embrassant tous les aspects du projet de création d’entreprise) nous semblent encore floues dans les explications proposées, ou perméables dans la traduction opérationnelle adoptée. Néanmoins, nous trouvons intérêt à la proposition d’intégration de la dimension réticulaire de la création de valeur en contexte de création d’entreprise. Cette dimension réticulaire (le réseau de valeur) s’apparente aux écrits récents et très médiatisés des chercheurs de Harvard dont Chesbrough (2003, 2006) sur l’innovation ouverte et les modèles d’affaires ouverts ; mais la conception proposée (détaillée dans le chapitre 2 intitulé « Théorisation du BM : le modèle GRP ») tend à s’éloigner de la vision portérienne classique (positionnement dans un réseau) pour une vision conventionnaliste (construction collective de la valeur échangée) intéressant un ensemble de parties prenantes et pour une vision bourdieusienne mobilisant le capital social.

S’appuyant sur la théorie des parties prenantes, sur les théories de la firme fondées sur les ressources et sur la théorie des conventions, les auteurs conçoivent toute organisation naissante comme émergence de conventions durablement partagées et coconstruites à partir des différents « registres conventionnels » (p. 56) des entreprises en général, ainsi que du monde des affaires et des détenteurs de ressources impliqués dans le projet. Ainsi, « l’échange est pensé dans un rapport gagnant-gagnant autour de la valeur des choses » (p. 73).

S’en suivent alors, toujours dans cette première partie, quelques grilles thématiques pratiques à utiliser et à décliner sous forme de questions pour élaborer concrètement un modèle d’affaires. Notons la clarté de la présentation sous forme de tableaux récapitulatifs des trois thèmes clés du modèle, à savoir la génération, la rémunération et le partage de la valeur. En paraphrasant les auteurs, il s’agit d’utiliser le concept de modèle d’affaires ainsi opérationnalisé pour comprendre et faire comprendre l’offre proposée, faire croire à la compétence du porteur à réaliser ou à faire réaliser son projet avec son réseau et démontrer « la capacité à fabriquer la promesse formulée [envers les parties prenantes et le marché] sans qu’on en soit encore à détailler la structure » (p. 62).

Alors que ces deux premiers chapitres contribuent à donner place et définition au concept de modèle d’affaires dans le processus entrepreneurial, les deux chapitres suivants sont consacrés pour l’un (chapitre 3) à la description de l’expérience d’outils et de cas dans le cadre de l’enseignement pratique du concept et pour l’autre (chapitre 4) à un retour sur les fondements épistémologiques de la conception conventionnaliste proposée du BM dans une théorisation de l’entrepreneuriat.

Le chapitre 3 « Apport du BM à la mise au point d’un projet de création d’entreprise » vise à convaincre et outiller le formateur pour « apprendre à entreprendre » (p. 80) à différents publics qui seraient, dans le contexte actuel, très demandeurs, en tout cas en France. En plus d’un plaidoyer pour la nécessaire sensibilisation à l’entrepreneuriat qui doit être orchestrée aux cycles supérieurs, ce chapitre se présente comme un partage et un minutieux récit de l’expérience des auteurs confrontés à l’enseignement du concept aux différents publics que constituent de jeunes étudiants ou des praticiens créateurs. Ils nous livrent les formats, découpages, contenus, présentations de cas, recettes, retours d’expérience et liants pédagogiques qui participent de l’appropriation réussie du concept. Nous attendons avec curiosité l’ouverture en septembre 2009 du site <http://www.entrepreneuriat.org> reprenant, entre autres, ces éléments d’ingénierie pédagogique.

Le dernier chapitre « Contribution du BM à une théorie de l’entrepreneuriat » vise à préciser l’inscription de la conception proposée du BM dans la théorie de l’entrepreneuriat. S’appuyant sur une catégorisation récente (Verstraete et Fayolle, 2005) des courants de pensée en entrepreneuriat, les auteurs insistent sur leur propre positionnement : comprendre l’agir entrepreneurial (et donc la conception d’un BM), c’est comprendre le processus d’émergence organisationnelle plus que son résultat. Cela force la réflexion sur trois objets clés : « l’organisation (dans sa polysémie), l’entrepreneur (acteur unique ou pluriel) et ce qui les lie » (p. 143). Pour cela, les auteurs proposent d’intégrer trois perspectives pour fonder le BM au plan épistémologique : les perspectives cognitive, structurale et praxéologique. Dans la perspective cognitive, le BM est un modèle cognitif qui rend intelligible une affaire, il forme un ensemble d’apprentissages chemin faisant et de représentations pratiques que l’entrepreneur a de ses actions et possibles. La perspective structurale éclaire sur le contexte au sein duquel s’exprime le phénomène entrepreneurial et, en particulier, la conception d’un BM inscrit dans un réseau social. Enfin, la perspective praxéologique en appelle véritablement à la pratique managériale et à la dynamique itérative du processus de conception. De fait, les auteurs en viennent à promouvoir la puissance du concept dans sa portée prospective : « une approche par le BM serait alors une démarche de compréhension de la convention centrale scellant les relations entre parties autour d’une affaire passée, présente et donc à venir au sein d’un environnement lui-même en évolution. Elle serait une étape d’une démarche stratégique plus large » (p. 159).

Nous ne pouvons que louer l’existence de ce premier ouvrage francophone tentant à la fois de fonder au plan épistémologique et théorique et d’opérationnaliser le concept de modèle d’affaires en contexte de création d’entreprise, et ce, même si l’ouvrage souffre peut-être de l’ambition de son projet. En effet, les quatre chapitres proposés ne présentent pas le même niveau de difficulté et le lecteur pressé pourra choisir de lire ces chapitres indépendamment les uns des autres. Les chapitres 1 et 3 s’adressant plus facilement au conseiller ou praticien que les chapitres 2 et 4, plus conceptuels. De fait, les conseillers en entreprise seront sans doute les plus impatients de lire les deuxième - Guide à l’usage du créateur d’entreprise ou son conseiller - et troisième - Recueil d’exemples de modèles d’affaires tirés de l’expérience d’accompagnement des auteurs - opus annoncés.