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Cet ouvrage porte sur un sujet devenu incontournable au fil des ans, soit la question du développement durable et de l’engagement des entreprises, notamment des PME, dans ce qu’on peut aussi appeler la soutenabilité. Précisons dès le départ que l’auteur centre son analyse sur l’un des acteurs majeurs de ce défi, l’entrepreneur, tout en comprenant que son action n’est pas indépendante du contexte dans lequel son entreprise évolue. Puisqu’on sait que toute initiative de la plupart des petites entreprises ne peut se faire qu’avec l’accord et l’appui du milieu ou de la collectivité qui les entoure[1]. Ce dernier, toutefois, ne manque pas de souligner la complexité du phénomène, complexité qui tient aux interdépendances entre l’économique, le social et l’environnemental.

Les sept chapitres sont répartis en trois sections, soit une discussion sur les fondements théoriques de ce besoin de prendre parti pour un entrepreneuriat soutenable (chapitres 1 à 4), ensuite une application, notamment en recourant à des exemples en économie du Sud (chapitres 5 et 6), et enfin la question du comment former plus d’entrepreneurs ainsi responsables (chapitre 7).

Le premier chapitre met le menu en précisant d’abord le concept à l’origine de cette notion d’entrepreneuriat soutenable, soit l’éthique. Puisque la théorie économique traditionnelle explique que le seul objectif de tout entrepreneur serait de faire de l’argent ; les façons plus ou moins différentes d’atteindre cet objectif ne relevant que des moyens[2]. En ajoutant que tant l’entrepreneur que le marché ou les demandeurs agissent rationnellement et en fonction de leurs seuls intérêts. Ce qui veut dire que même l’éthique ne relèverait que d’un calcul payant, par exemple si les clients souhaiteraient plus de respect pour l’environnement. Évidemment, il y a bien d’autres façons de voir la réalité en comprenant que tout individu est en même temps un être social et que sa rationalité relève de son histoire et de son éducation et, ainsi des influences de tous ceux qui l’entourent, comme l’explique Habermas (1987). Reconnaissant qu’ainsi tout entrepreneur a des valeurs, dont certaines font qu’il peut agir de façon désintéressée tout en restant jusqu’à un certain point rationnel[3]. En cela, l’auteur rappelle que ces comportements ouverts au social ne peuvent que s’amplifier à la suite des multiples crises qui ont marqué nos économies dans les dernières décennies. Il utilise pour cela le mot « covilisation » rappelant que les défis des entrepreneurs doivent tenir compte des nouvelles valeurs dans la société. Il explique ainsi que si la notion d’éthique remonte aux Grecs et s’explique par la recherche du mieux vivre dans nos sociétés, en entrepreneuriat, elle s’arrête aux rapports avec les collaborateurs et les autres parties prenantes comme les clients et les fournisseurs, et finalement avec la communauté qui l’entoure. Du côté pratique, cette éthique peut toutefois être superficielle et se limiter à la recherche d’une image, ou encore ne relever que de la recherche d’une meilleure légitimité sinon provenir des convictions religieuses. Elle peut aussi faire partie d’une meilleure recherche d’efficacité en faisant participer ses employés[4] ou en répondant à leurs aspirations.

Le chapitre 2, pour sa part, reprend une des questions touchant l’écologie, soit « si les PME auraient plus tendance à rechercher un comportement responsable que les grandes entreprises », en particulier du fait qu’elles seraient plus à taille humaine et donc plus respectueuses des besoins de leurs employés et de leur famille et, finalement de leur communauté. À ce propos, les analyses, posant par ailleurs des problèmes de définition et de qualité des enquêtes, seraient contradictoires. Certaines études considèrent que les grandes entreprises, généralement obligées de répondre aux normes administratives et aux pressions concurrentielles, seraient plus respectueuses du communautaire et de l’environnement. Sachant toutefois que, comme dans le cas de l’innovation où, en allant au-delà des données formelles comme les brevets, on aurait finalement démontré que les PME innovent plus sinon autant que les grandes entreprises (Nooteboom, 1994), elles y seraient plus sensibles, sans toutefois le faire de façon formelle. D’autant plus qu’il y a souvent loin de la vérité entre ce que les grandes entreprises affirment et ce qu’elles font[5]. Ainsi, les petites entreprises, selon la théorie des contrats et à cause de leurs liens directs avec le marché (une plus faible distance psychologique), respecteraient mieux les clients lorsque ces derniers mettent de l’avant des besoins sociétaux.

Avec le chapitre 3, l’auteur opère un détour vers l’entrepreneuriat international, car c’est sur ce terrain qu’il a commencé à user du concept de « capabilités entrepreneuriales contextualisées » qu’il définit comme « des capacités correspondant à un mode de fonctionnement déterminé par un ensemble varié de facteurs d’environnement » (p. 75). Pour analyser le cas des PME qui s’inscrivent dans ce processus, il distingue les capabilités personnelles de celles organisationnelles et sociétales. De cet ensemble, il fait ressortir à juste titre celles touchant la recherche et la transformation de l’information, qui évoluent dans le temps et qui peuvent aussi transformer l’entrepreneur. Celles-ci supposent le développement de nouveaux réseaux, notamment à signaux faibles, et possiblement des réseaux denses comme dans le cas des districts industriels, dont les opérations internationales sont prises en charge par le groupement d’entreprises.

Le chapitre 4 discute plus en détail de cet élément clé de l’entrepreneuriat qu’est le poids de la communauté ou du local sur le développement des PME, notamment dans les pays en développement, et donc concernant les besoins, mais aussi le soutien du local. Pour cela, il rappelle que le capitalisme est un système avant tout occidental[6] et que le poids de la communauté est encore plus grand dans la plupart des cultures du Sud. De plus, il ajoute la nécessité de regarder cette question du développement soutenable en considérant que non seulement le local ou la communauté peut faire pression pour que les entreprises respectent mieux l’environnement, mais peut fournir différentes ressources, y compris politiques, pour que cela se fasse plus facilement, tout en consolidant la légitimité des entreprises. Ce qu’on appelle le capital social (Geindre et Dussuc, 2015), soit différentes « facilités » pour faire des affaires sur le territoire, exigeant en retour une participation plus ou moins ouverte au développement de ce dernier (McKeever, Jack et Anderson, 2014). Pour mieux démontrer comment ces liens entre la communauté et les entrepreneurs s’insèrent ou affectent les comportements des petites entreprises, l’auteur recourt à l’approche d’effectuation mise en lumière par Sarasvathy (2001), à l’encontre de la démarche traditionnelle de causalité. Sachant très bien que ces deux démarches sont complémentaires et dépendent de l’importance du projet, de l’expérience de l’entrepreneur et du niveau d’incertitude environnementale, le tout étant justement influencé par le milieu ou cette communauté.

Le chapitre 5 ouvre le champ de l’application de la deuxième section. Il porte sur le cas du projet Ambatovy d’exploitation d’une mine de nickel et de cobalt dans la région malgache d’Alaoto-Mangoro, projet dirigé par la firme canadienne Sherrit International Corporation et devant répondre aux objectifs du Millénaire pour le développement, objectifs soutenus par la Banque mondiale et devant tenir compte de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE). Du côté des revenus malgaches, ceux-ci devaient survenir, une fois toutes les dépenses faites, dans la phase de construction (terminée en 2011) et après les cinq premières années d’exploitation, selon un taux de 25 % des bénéfices. Dans l’objectif d’acceptation sociale, la compagnie diffusait un bulletin pour tenir la population au courant de l’état du développement tout en rencontrant certaines communautés pour mieux les informer. Mais qu’en est-il réellement ? L’analyse des journaux, puisque l’entreprise a refusé que les chercheurs enquêtent directement auprès du personnel, a permis de voir que celle-ci a fourni des médicaments à l’hôpital régional, a payé la construction de deux écoles primaires, d’un dispensaire et de 308 maisons pour les travailleurs déplacés, a assuré la formation des futurs employés dans les écoles secondaires, a construit des infrastructures pour désenclaver des villages, et a encouragé l’achat local pour les repas des travailleurs, etc., tout en promettant de préserver la biodiversité. Mais en réalité, tout cela a été fait soit indirectement, soit avec le soutien d’ONG comme dans le cas des médicaments ou encore parce que cela facilitait les déplacements pour les besoins de transports pour l’entreprise. De plus, jusqu’ici les revenus pour l’État ont été minimes sinon nuls, la firme expliquant son besoin de faire continuellement de nouveaux investissements. Et il ne faut pas se surprendre de cette situation puisque les compagnies minières au Canada, soit dans le pays ou à l’étranger, ont rarement tenu compte des besoins de la population et les revenus versés ont toujours été faméliques (Gruda et Hachey, 2012 ; Denault, 2012). Ce qui expliquerait aussi dans la région malgache les nombreuses grèves et manifestations qui ont eu lieu depuis, comme celle pour protester contre le recours massif aux produits chimiques affectant les apiculteurs qui voyaient dépérir leurs ruches. Au point que finalement la RSE de cette firme ne semble n’avoir produit qu’une responsabilité de façade.

Le chapitre 6 est dans la même veine du chapitre précédent, mais en s’arrêtant sur quelques exemples de petites entreprises, notamment le cas malgache de Belo-sur-Mer lié à la construction navale de goélettes bretonnes[7] et de boutres arabes, et le rôle de la communauté dans laquelle baignent ces derniers ou qui les entoure[8]. Cet écosystème a fini par s’étendre à d’autres activités comme le tourisme. Ce qui marque à nouveau la critique que l’on peut faire à l’analyse de Max Weber qui considérait que l’entrepreneur (et les demandeurs ou les clients) fonctionnerait toujours de façon isolée et dans un système de concurrence. Comme le rappelle le travail de Steyaert et Katz (2004) ou encore le paradoxe de l’entrepreneur, expliquant à nouveau le terme du développement soutenable avec une communauté fournissant ressources matérielles et travail, mais aussi une culture et des règles de jeu favorisant l’entrepreneuriat (Audretsch, Falk, Feldman et Heblich, 2012) ; et en retour, avec des entrepreneurs respectant les valeurs locales et les besoins de la population de même qu’un environnement plus sain.

Enfin, le chapitre 7, dans la troisième section, complète l’analyse en expliquant que ce concept d’entrepreneuriat soutenable mérite, d’une part, plus de recherche pour être mieux compris, et d’autre part, d’être enseigné en partant d’une réflexion sur la place de l’éthique dans chacune des catégories de capabilités indiquées précédemment. L’auteur rappelle les principaux obstacles, dont l’enseignement même des sciences économiques et de gestion relevant, dans le premier cas, des théories néoclassiques où seul l’objectif des « profits d’abord » vaudrait, et dans le deuxième cas, se limitant à l’organisation et au fonctionnement traditionnels des grandes entreprises. Il note toutefois une certaine tendance à l’enseignement multidisciplinaire qui faciliterait l’introduction de cette question du développement soutenable. Il rappelle les analyses qui se multiplient sur le rôle du contexte ou de l’écosystème qui constitue le complément sinon la condition d’un entrepreneuriat dynamique s’il est bien orienté. Il ajoute les besoins de légitimité et l’impact des réseaux généralement non limités à une vision de court terme, ainsi que du concept de proximité en interne et à l’externe. Il complète cette analyse en revenant sur le concept d’identité derrière chaque entrepreneur, identité qui repose aussi sur la communauté et, par ricochets, sur les besoins de celle-ci, dont ceux d’un environnement soutenable. Tout ceci avec une vision complexe des modes de développement, y compris l’importance croissante de l’entrepreneuriat social et du besoin d’entrepreneuriat proactif intégrant ce social environnemental dans la proactivité et l’éthique, de façon à produire « un supplément de sens » à l’éducation en affaire à court et à long terme.

Tout ceci permet de revenir sur la question du deuxième chapitre, soit si les PME seraient plus enclines à respecter le développement durable que les grandes entreprises. L’auteur ne répond qu’indirectement à cette question. Pourtant, il en donne les clés, soit que les petites entreprises sont des organisations dirigées par des entrepreneurs non seulement proches de leur personnel, mais aussi de leur marché le plus souvent local. Si leurs employés et leurs clients sont favorables au respect de l’environnement, il sera obligé d’en tenir compte et de l’intégrer à ses autres objectifs.

Bref, dans son ensemble, ce recueil de textes publiés entre 1994 et 2017 est une invitation à réfléchir à la question des pratiques éthiques en entreprise à la lumière des nouveaux enjeux du développement durable, dont la complexité comme phénomène exige une approche elle-même complexe. Invitation qui, naturellement, aboutit dans le dernier chapitre à une remise en question des programmes actuels de formation à l’entrepreneuriat et à une réflexion sur une nouvelle orientation de cette formation intégrant cette approche éthique, et interpellant ainsi l’ensemble de la communauté scientifique. Plus généralement, cette façon de voir « l’éthique de la soutenabilité » où l’entrepreneur – et non pas l’entreprise – comme centre de gravité, devrait intéresser toute personne qui s’interroge sur la question de la création de valeur(s) en entrepreneuriat et en PME, thème central de la journée AEI-AIREPME organisée à Paris le 25 mai 2018.