Corps de l’article

Introduction

Le management stratégique a longtemps été construit sur une opposition classique entre les paradigmes concurrentiel et relationnel, ces deux situations étant envisagées comme les extrêmes d’un continuum (Fernandez et Le Roy, 2010 ; Granata, 2010). Il convient aujourd’hui de dépasser cette dichotomie, notamment grâce au concept, ou principe, de coopétition, qui traduit la coexistence de relations concurrentielles et coopératives entre acteurs. La coopétition, définie comme « un système d’acteurs qui interagissent sur la base d’une congruence partielle des intérêts et des objectifs » (Dagnino, Le Roy et Yami, 2007, p. 95) est par nature paradoxale, générant des tensions antagonistes entre acteurs aux intérêts divergents (Bentgsson et Kock, 2000). Elle est largement étudiée entre concurrents directs (Bentgsson et Kock, 2000) ou au sein d’un réseau de valeur (Brandenburger et Nalebuff, 1995).

Cependant, certains chercheurs appellent de leurs voeux une analyse de nouveaux contextes de la coopétition (Dagnino et al., 2007), en dehors des secteurs high-tech, afin de mieux comprendre ce principe coopératif particulier, tout en allant au-delà de la relation dyadique entre concurrents, classiquement étudiée dans la littérature. C’est précisément dans cette perspective que se situe la présente contribution. Le contexte empirique de cette recherche – l’Appellation d’origine contrôlée (AOC) de Saint-Émilion – est pertinent, car il permet, d’une part, l’étude des relations de coopétition au sein d’un système d’acteurs dépassant la dyade ; d’autre part, il concerne un secteur particulier – vitivinicole – caractérisé par un ensemble de relations mêlant coopération et concurrence.

Dans ce contexte, et à partir d’un événement particulier – la remise en cause du classement décennal des vins de Saint-Émilion – qui a secoué la filière de 2006 à aujourd’hui, nous nous intéressons à la manière avec laquelle les acteurs coopèrent et se font concurrence au sein d’une AOC. Le but des classements est « d’aider les consommateurs à faire leur choix » (Barthélémy, 2010, p. 60). Ces classements constituent un bien commun profitant à l’image et à la renommée de l’AOC et, en premier lieu, aux propriétés classées. Ces dernières ont « tout intérêt au maintien du statu quo » (Barthélémy, 2010, p. 63), quand les exclus souhaitent, mécaniquement, une remise en cause de la hiérarchie. Chaque nouvelle édition, en l’absence de régulation, peut cristalliser ces intérêts divergents et générer de la concurrence au sein de l’AOC. Ce qu’il convient d’appeler « l’affaire du classement de 2006 » permet d’identifier les séquences de comportements coopératifs et concurrentiels (Dumez et Jeunemaître, 2005) au sein de l’AOC, sachant que la dynamique de coopétition reste, à l’heure actuelle, assez méconnue (Pellegrin-Boucher et Fenneteau, 2007).

L’analyse de la littérature fait ainsi ressortir deux pistes de réflexion prometteuses en matière de coopétition, à savoir, d’une part, l’étude de la dynamique coopétitive et, d’autre part, l’analyse de secteurs traditionnels. C’est dans cet agenda de recherche que s’inscrit cet article. On peut ajouter que la coopétition est souvent présentée comme une source de création de valeur pour les acteurs du système (Brandenburger et Nalebuff, 1995 ; Lado, Boyd et Hanlon, 1997 ; Saives et Desmarteau, 2005). Soucieux de ne pas nous enfermer dans cette conception-là, nous étudions ici un cas de coopétition où création et destruction de valeur se côtoient pour les acteurs du système. En effet, l’affaire du classement de 2006 est à l’origine d’un conflit entre les propriétés promues et déchues, qui a érodé l’avantage concurrentiel collectif que la coopération était censée construire puis maintenir. L’objectif de la présente recherche consiste alors à décrire précisément cette histoire par l’analyse détaillée du contexte et à expliquer les séquences de comportements coopératifs et concurrentiels à l’oeuvre dans ce cas. Sur cette base, nous nous interrogeons ensuite sur les facteurs de réussite d’une relation de partenaire-adversaire. En définitive, dans cet article, nous nous demandons quels sont les effets d’un conflit sur la dynamique de coopétition dans un secteur traditionnel ainsi que les conditions de viabilité d’une telle stratégie. 

Nous montrons notamment qu’en cas de conflit entre les partenaires-adversaires (Dagnino et al., 2007), le passage d’une relation de coopétition dominée par la compétition à une relation de coopétition dominée par la coopération (Bengtsson et Kock, 2000) ne permet pas forcément la sortie de crise en cas d’apprentissage mal fondé (Levinthal et March, 1993). Dans une posture plus normative, nous soulignons ensuite le rôle des règles – formelles ou non – et d’un acteur-tiers (Dari, 2010 ; Hannachi et Coléno, 2012 ; Hannachi, Coléno et Assens, 2010) pour favoriser la réussite de la coopétition.

Dans une première partie, nous présentons le cadre théorique de la coopétition et l’acception que nous retenons. Les questions en suspens relevées par la littérature nous permettent de formuler la problématique de la recherche. Dans une seconde partie, nous détaillons la méthodologie choisie ; enfin, nous présentons les principaux résultats et les discutons.

1. État de l’art sur la coopétition

1.1. La coopétition : approches et définitions

En management stratégique, le renforcement de la compétitivité ressort comme l’objectif fondamental de toute entreprise. Si les auteurs pionniers mettaient surtout l’accent sur les logiques d’affrontement entre des firmes rivales (paradigme concurrentiel), les vertus de la coopération et de la connivence ont par la suite été soulignées (paradigme relationnel), (Roy, 2010). Cette opposition classique entre paradigmes tend aujourd’hui à être dépassée, en particulier grâce aux travaux consacrés aux stratégies collectives (Astley et Fombrun, 1983 ; Le Roy, 2003) et à la coopétition (Bentgsson et Kock, 1999 ; Brandenburger et Nalebuff, 1995). Ainsi, les entreprises adoptent simultanément des comportements compétitifs et des comportements coopératifs avec leurs « adversaires partenaires » (Dagnino et al., 2007). Grâce aux relations de coopétition, elles bénéficient à la fois des vertus de la concurrence, qui les pousse à améliorer constamment leur offre et de celles de la coopération, qui leur permet d’avoir accès aux ressources du partenaire (Fernandez et Le Roy, 2010). Lorsque cette double logique de coopération et de concurrence prend forme au sein d’un territoire, elle constitue l’une des dynamiques à l’origine de la création de valeur (Saives et Desmarteau, 2005). L’interdépendance entre les entreprises est, en effet, censée être fondée sur « un jeu à somme positive et variable qui doit apporter aux partenaires des bénéfices mutuels, mais pas nécessairement équitables » (Dagnino et al., 2007, p. 95). Ces relations de coopétition peuvent prendre plusieurs formes : Bengtsson et Kock (2000) distinguent ainsi la relation dominée par la coopération, la relation égale et la relation dominée par la compétition.

Brandenburger et Nalebuff (1995) étudient en particulier les relations au sein d’un « réseau de valeur » composé de cinq catégories d’acteurs : la firme, ses clients et fournisseurs, et deux types de concurrents, les competitors, dont l’offre entraîne une dévaluation de la valeur du produit aux yeux du consommateur et les complementors, dont l’activité valorise le produit de la firme. Dans un cadre issu de la théorie des jeux, ces auteurs mettent en évidence l’intérêt, pour les « complémenteurs », de s’engager simultanément dans des relations de coopération et de concurrence, dans un jeu qu’ils qualifient de « gagnant-gagnant ». Il s’agit là d’une démarche volontariste de recherche de rente, de la part d’acteurs « en situation d’interdépendance horizontale et verticale » (Granata, 2010, p. 59).

La coopétition n’est pas encore définie de manière stabilisée (Ketchen, Snow et Hoover, 2004). Selon Granata (2010, p. 63), la difficulté tient au fait que la coopétition « rend compte d’un processus complexe d’interaction ». Certains auteurs ne considèrent d’ailleurs pas qu’il s’agisse d’un concept : « la coopétition peut alors être davantage considérée comme un principe qui qualifie un type de relation de simultanéité entre coopération et compétition. » (Granata, 2010, p. 63). La définition proposée par Dagnino et al. (2007) a un écho certain au sein de la communauté de chercheurs français (Granata, 2010) : elle considère la coopétition comme « un système d’acteurs qui interagissent sur la base d’une congruence partielle des intérêts et des objectifs » (Dagnino et al., 2007, p. 95). Le phénomène étudié n’est pas restreint à la dyade et intègre la divergence des intérêts des acteurs. Ainsi, les travaux consacrés à la coopétition peuvent être distingués selon le niveau d’analyse retenu :

  • Au sens strict, la coopétition entre concurrents directs (Bentgsson et Kock, 1999), qualifiée également de coopétition horizontale (Choi, Garcia et Friedrich, 2010) ;

  • Dans une acception élargie, la coopétition au sein du « réseau de valeur » entre cinq catégories d’acteurs (Brandenburger et Nalebuff, 1995).

La typologie proposée par Dagnino et Padula (2002) opérationnalise cette distinction, en combinant deux critères : le nombre de firmes impliquées et le nombre d’activités de la chaîne de valeur concernée. Les auteurs identifient la « coopétition en réseau complexe » quand plus de deux firmes et plusieurs activités sur la chaîne de valeur sont concernées.

Nous nous intéressons ici aux relations de coopétition horizontale (Choi et al., 2010), entre concurrents directs, au sein d’un système de relations (Dagnino et al., 2007 ; Dagnino et Padula, 2002). Notons que le concept de stratégie collective, introduit par Astley et Fombrun (1983), permet, lui aussi, de dépasser les relations dyadiques. Quand les relations sont horizontales, la stratégie est qualifiée d’agglomérée ; elle vise notamment les AOC ou les marques collectives (Granata, 2010). Bien que la littérature sur la coopétition constitue aujourd’hui un champ de recherche autonome et reconnu au plan académique, des questions restent en suspens et constituent autant de voies de recherche (Dagnino et al., 2007).

1.2. L’intérêt de l’articulation dans le temps des séquences coopératives et concurrentielles pour l’opérationnalisation de la coopétition

Selon Fernandez et al. (2009), les difficultés inhérentes à la mesure de la coopétition sont liées à la trop grande différence entre les deux paradigmes théoriques sous-jacents (concurrence et coopération). Certains travaux s’interrogent également sur les modalités d’opérationnalisation du concept ou de la notion de coopétition. L’un des questionnements porte ainsi sur la question de la simultanéité ou de l’alternance des relations de coopération et de concurrence (Pellegrin-Boucher et Fenneteau, 2007). D’une part, la nature des relations varierait selon la phase du cycle productif (Bentgsson et Kock, 2000 ; Ketchen et al., 2004) : les relations seraient coopératives en amont du marché, puis concurrentielles lors de la mise en marché. Il semble, d’autre part, que les auteurs peinent à s’accorder sur les modalités de coexistence de ces relations, au point que l’on peut se demander si la nature de l’interaction (coopérative et/ou concurrentielle) ne dépendrait pas de la période observée ou des approches conceptuelles mobilisées. Les travaux consacrés aux stratégies collectives, impliquant par nature des relations de coopétition, s’intéressent clairement, eux, à l’alternance entre stratégies individuelle et collective (Bresser et Harl, 1986).

L’approche par les séquences stratégiques multidimensionnelles (Dumez et Jeunemaître, 2005) est particulièrement appropriée pour l’étude de la coopétition. Ce dispositif méthodologique s’appuie sur l’analyse de trois dimensions sur lesquelles se jouent les relations, de manière simultanée ou successive : la stratégie de marché, le choix du périmètre de marché (géographique et produit) et enfin les actions « hors marché », dont l’objectif est de créer de la valeur pour un ensemble d’acteurs (Baron, 1995, cité par Dumez et Jeunemaître, 2005) par des arrangements sociaux, politiques et légaux.

1.3. L’intérêt du contexte de la coopétition

Selon Dagnino et al. (2007), le contexte de la coopétition mériterait d’être davantage pris en compte. Une grande partie des études empiriques sont, en effet, conduites dans des secteurs hautement « technologiques », dans lesquels l’interopérabilité des systèmes et des techniques est essentielle (Depeyre et Dumez, 2007 ; Fernandez et Le Roy, 2010 ; Pellegrin-Boucher et Fenneteau, 2007 ; Saives et Desmarteau, 2005). Ce constat interroge : l’intensité technologique et le coût de développement des innovations ne favorisent-ils pas l’émergence de relations de coopétition ? Pour autant, des travaux, consacrés à des secteurs agro-industriels (Assens, 2011 ; Hannachi et al., 2010 ; Le Roy, 2003), viticoles (Choi et al., 2010 ; Granata, 2010 ; Yami, 2003), mettent en lumière des relations de coopétition dans des secteurs plus traditionnels, parfois qualifiés de « low-tech ». Le contexte industriel mérite ainsi d’être approfondi, en particulier en termes de structure – concentrée ou atomisée – de l’industrie. Sur ce point, Bengtsson et Kock (2000) soulignent que la structure de l’industrie détermine la dépendance entre acteurs et peut, par conséquent, expliquer l’émergence de la coopétition. Par ailleurs, selon Yami (2003), la structure de l’industrie est un facteur de réussite des stratégies collectives, qui impliquent par définition des relations de coopétition. Enfin, pour Le Roy (2003), ces stratégies sont viables quand l’industrie, est formée d’un grand nombre de firmes de petite taille, est en situation d’incertitude et connaît une période de croissance. Pourtant, le contexte d’une industrie en crise paraît, pour certains, particulièrement propice à l’étude des relations de coopétition (Hannachi et al., 2010). Des comportements opportunistes peuvent également menacer la viabilité de la coopétition (Assens, 2011).

Dans cette recherche, nous souhaitons finalement étudier la séquence des relations concurrentielles et coopératives dans un secteur traditionnel confronté à une crise. Nous pensons notamment qu’il est souhaitable d’interroger davantage les conditions dans lesquelles la coopétition permet de générer un avantage concurrentiel. Dans cette recherche, nous nous intéresserons ainsi à la problématique suivante : quels sont les effets d’un conflit sur la dynamique de coopétition dans un secteur traditionnel ainsi que les conditions de viabilité d’une telle stratégie ?

2. Méthodologie

Pour répondre à cette question, nous nous appuyons sur une étude de cas qualitative, longitudinale et rétrospective. L’étude de cas est une stratégie de recherche particulièrement adaptée lorsque le phénomène étudié est mal connu et contemporain, et que la problématique est délicate à séparer du contexte qui a permis de la faire émerger (Yin, 2003). En pareille situation, une investigation au plus près de la réalité des acteurs (Miles et Huberman, 2003 ; Yin, 2003) est requise.

Le secteur vitivinicole étant particulièrement adapté à l’étude des stratégies collectives et de la coopétition (Granata, 2010), nous faisons le choix d’analyser le cas du classement 2006 des vins de l’AOC Saint-Émilion. En écho à l’importance de la structure de l’industrie, soulignée plus haut, il convient de souligner l’hyper-fragmentation de cette filière. En l’occurrence, l’AOC regroupe tous les producteurs d’une zone géographique donnée, dont la production est régie par un cahier des charges, défini par les viticulteurs eux-mêmes et entériné par l’Institut national des appellations d’origine (INAO). L’AOC rassemble donc des viticulteurs, qui sont engagés dans des relations de concurrence directe lors de la phase de mise en marché, mais qui entretiennent des relations de coopération via l’appartenance à un même organisme de défense et de gestion (ODG)[1]. Les producteurs ont intérêt à défendre leur AOC afin de préserver les avantages qu’elle permet d’atteindre : réputation (Torre, 2002), signal de qualité (Menival, 2010), protection contre les nouveaux entrants en tant que barrière à l’entrée (Ditter, 2005) et différenciation du produit par le cahier des charges spécifique. En particulier, les classements tels que celui de Saint-Émilion visent à renforcer le vignoble par rapport à ses rivaux nationaux et internationaux sur le segment « haut de gamme ». En effet, dans un contexte où émergent de plus en plus de concurrents des nouveaux pays producteurs (NPP), Saint-Émilion doit préserver ses crus d’élite.

Le choix de consacrer notre recherche à l’AOC Saint-Émilion – parmi les 72 AOC vins que compte la région Aquitaine – est guidé par une succession d’affrontements « hors marché » (Baron, 1995 ; Dumez et Jeunemaître, 2005) qui s’y sont déroulés depuis 2006 jusqu’à ce jour. Historiquement, les précédents classements décennaux avaient tous donné lieu à des contestations et à quelques recours devant les tribunaux, mais aucun n’avait abouti et n’avait fait autant vaciller l’équilibre des relations coopératives et concurrentielles.

Afin d’appréhender les relations de coopération et de concurrence dans le cas choisi, nous avons opté pour une approche fondée sur un récit chronologique ou « investigation narrative » au sens de Dumez et Jeunemaître (2005)[2]. Nous suivons les préconisations de ces auteurs, qui conseillent de recourir à la méthodologie de la « narration analytique » pour étudier les séquences stratégiques de coopération et de concurrence. Cette dernière repose notamment sur le principe d’établissement de chronologies. En l’occurrence, nous optons pour ce que les auteurs appellent une « narration riche » dès lors que nous rendons compte – à travers les commentaires fidèles – des pensées et des interprétations des acteurs impliqués dans l’affaire.

Les données mobilisées sont de nature qualitative. Il s’agit principalement de données secondaires, ou « froides » au sens de Dumez et Jeunemaître (2005). Du fait de la très large couverture médiatique de cette affaire, les données secondaires – principalement recueillies grâce à la base de données FACTIVA (cf. Annexe) – nous ont notamment permis de retracer toute la chronologie et la dynamique des séquences de coopétition entre le classement de 2006 et celui de 2012. Le fait d’étudier une période aussi longue (7 ans) rend effectivement très intéressant le recours à des données « froides » afin de contourner le biais de remémoration des acteurs.

Nous étions toutefois conscients que l’intégration de données facilement disponibles peut parfois conduire à négliger la robustesse des construits de la recherche. Une telle approche fait notamment courir le risque d’externaliser le risque de validité interne par excès de confiance (Baumard et Ibert, 2003, p. 92). Dès lors, nous avons souhaité recueillir des données primaires dans une logique de triangulation, à travers deux entretiens semi-directifs centrés conduits avec des acteurs de la filière. Il s’agit, en l’occurrence, de deux producteurs, dont les noms sont régulièrement cités dans la presse :

  • le premier entretien a été réalisé, en 2010, auprès d’un gérant d’une des propriétés exclues temporairement du classement, qui a joué un rôle actif dans la bataille juridico-médiatique ayant suivi la promulgation du classement de 2006 ;

  • le second entretien a été conduit, en 2010, auprès d’un nouvel entrant ne faisant partie ni des propriétés promues, ni des propriétés déclassées afin d’avoir un point de vue « dépassionné » sur l’affaire du classement 2006, qu’il connaît néanmoins parfaitement en tant que membre du syndicat des vins de Saint-Émilion.

Dans un cas comme dans l’autre, ces deux entretiens ont confirmé les données secondaires précédemment recueillies. C’est la raison pour laquelle nous avons estimé que les données étaient non seulement saturées (Yin, 2003), mais également fiables.

Précisons enfin que cette recherche s’inscrit dans un programme de recherche inter-laboratoires plus large, initié en avril 2009, dans le cadre duquel des données empiriques relatives à la filière vitivinicole aquitaine ont été collectées et permettent de comprendre en profondeur le contexte du secteur.

3. Résultats empiriques

3.1. Le classement des crus : mécanisme de coordination et pomme de discorde

En 1955, l’INAO réalise le premier classement des crus de l’appellation Saint-Émilion, sous l’impulsion du syndicat de défense des vins de ce vignoble. Ce classement est divisé en deux grandes catégories : les premiers grands crus classés A et B, et les grands crus classés, dans une limite maximale de 90 crus classés. Une réévaluation est normalement prévue tous les dix ans afin de garantir au consommateur final une très grande qualité des vins. Comme le note Jean-François Quenin, président du conseil des vins de Saint-Émilion : « Ce classement constitue un bien collectif qui sert à la fois d’outil de communication et de promotion, car il intéresse les gens. C’est aussi un extraordinaire outil de stimulation des crus dans la recherche de l’excellence […]. J’ai la conviction que le classement [fait] partie des éléments qui ont contribué à la notoriété de Saint-Émilion aujourd’hui ». À chaque révision du classement, l’enjeu est capital pour les viticulteurs, car celui-ci a un effet avéré sur la notoriété, les contrats commerciaux, les prix de vente et le foncier[3]. En septembre 2006, on apprend que le nouveau classement ne compte que 61 élus sur un total de 95 candidatures. On dénombre ainsi 15 premiers grands crus classés (dont 2 classés A) et 46 grands crus classés. Onze châteaux sont, quant à eux, évincés de la liste des classés, en raison de la qualité insuffisante des vins produits. Les onze déchus perçoivent la décision de l’INAO comme une sanction injuste, qui atteint non seulement leurs intérêts économiques, mais aussi leur image de marque et la renommée de leurs produits. « Dès le lendemain, un négociant bordelais m’a demandé de revoir à la baisse des options prises sur des millésimes précédents ! C’est catastrophique. Perdre son classement est perçu comme une baisse de qualité du vin », note l’un d’entre eux. Pour Guy Petrus Lignac, à la tête de château Guadet-Saint-Julien, également déclassé, la commission de notation n’est « pas impartiale » et certains membres qui la composent ne sont « pas qualifiés sur la dégustation ». Jacques Capdemourlin, propriétaire du Château Petit Faurie de Soutard, se considère aussi comme une victime de cette nouvelle mouture du classement, qu’il juge « arbitraire », et remet en cause publiquement le sérieux de la commission : « Lors d’un conseil d’administration interne du syndicat viticole, j’ai fait venir un huissier pour constater que l’INAO lui-même ne respectait pas son propre règlement. Nous ne connaissions pas alors le résultat, mais nous avions été auditionnés par la Commission et son président. Cette audition ne m’avait pas satisfait, et j’avais posé des questions, et pris des notes ; par la suite, nous avions écrit pour obtenir des précisions, sans réponse. J’avais, entre autres, fait remarquer que je trouvais étonnant que personne ne se soit déplacé pour constater le travail qui avait été accompli sur la propriété. On m’avait alors répondu quelque chose qui m’a extrêmement surpris : « Nous n’avons pas besoin de venir, nous avons nos antennes » ! Le résultat est tombé, tel que nous le connaissons. Et aujourd’hui, je ne crains pas de dire que l’ostracisme dont cette propriété a été victime vient du fait que la commission n’a pas rempli son rôle ».

3.2. Concurrence « hors marché » entre les propriétés promues et déclassées

Le tribunal administratif de Bordeaux (TAB) est saisi, le 23 février 2007, par les viticulteurs mécontents pour qu’il annule l’arrêté ministériel du 12 décembre 2006. La composition du jury est notamment montrée du doigt par les plaignants. En effet, parmi les membres de la commission figuraient deux courtiers ayant des relations d’affaires avec certains châteaux en lice, ainsi qu’un avocat bordelais, conseil d’un propriétaire de l’Appellation. Les requérants mettent également à l’index le manque de transparence et le caractère peu contradictoire d’une épreuve qui ne permet pas aux candidats de connaître les raisons de leur déclassement et de pouvoir les contester. De son côté, Hubert de Boüard, président du syndicat des vins de Saint-Émilion et président du comité régional de l’INAO, ne voit aucun manquement dans la procédure : « Tous les candidats au maintien ou à l’obtention d’un classement avaient les règles du jeu en main et une information régulière a été donnée à chacun au fil de l’évolution du travail de la commission ». Pourtant, dans un communiqué du 8 mars 2007, plusieurs propriétaires exclus du classement évoquent une réunion du 25 janvier 2007, au cours de laquelle Hubert de Boüard aurait tenu les propos suivants : « Le règlement pour le classement est perfectible », voire « Il faut un règlement plus précis et plus clair », ou encore « Aujourd’hui, l’interprétation du règlement est trop floue et donc sujette à discussion, on se doit de le faire évoluer ».

Le 30 mars 2007, le TAB décide finalement de suspendre l’exécution de l’arrêté ministériel, qui avait homologué le classement des Saint-Émilion grand cru pour la période 2006-2016. Avant de se prononcer sur le fond, le tribunal évoque un « doute sérieux » sur la procédure ayant abouti à ce palmarès, les viticulteurs non retenus par les dégustateurs pouvant avoir été victimes d’une discrimination (seuls sept châteaux ont été visités). Cette décision du TAB est lourde de conséquences, car, à ce moment-là, il n’y a plus aucun classement distinguant l’élite des crus du vignoble : celui de 1996-2006 n’est plus valable, et celui de 2006-2016 est privé d’effet. Dès lors, les propriétés se retrouvent sans statut légal et personne ne sait qui a le droit – ou non – de faire apparaître les mentions de crus classés sur les étiquettes.

Parmi les propriétaires de châteaux promus en 2006, cette décision du tribunal est accueillie avec effroi. Les viticulteurs à l’origine de cette action en justice sont clairement montrés du doigt : « Avec mon mari, nous avons envie de souhaiter que la justice suive son cours, mais nous sommes personnellement catastrophés. Ce sont des années de travail hypothéquées pour cinq ou six châteaux, notoirement mauvais, qui ont protesté. Nous sommes aujourd’hui dans le flou le plus total. La semaine prochaine, nous recevons la presse internationale et des clients du monde entier : qu’est-ce qu’on leur dit ? Met-on la nouvelle étiquette de premier grand cru ou pas ? C’est incroyable ! », déclare Christine Valette, propriétaire du château Troplong-Mondot, promu premier grand cru classé en 2006. Les attaques à l’encontre des onze déchus sont dures et le clivage est très marqué. « Si Lignac[4] pratique la politique de la terre brûlée, il ne va pas se faire que des amis », menace notamment le propriétaire d’un premier grand cru classé. « On m’a dit qu’on allait me le faire payer, que de toute façon, je ne faisais que des vins de merde », confirme effectivement Guy Petrus Lignac. « On est attaqué très violemment, surtout par les promus du nouveau classement », ajoute Guy Richard, propriétaire du château Cadet Bon.

Le syndicat des vins de Saint-Émilion et une vingtaine de châteaux décident alors de contester l’ordonnance suspensive du classement prise par le TAB ; pourtant, le 13 avril 2007, le TAB confirme la suspension du classement des grands crus de Saint-Émilion pour la période 2006-2016. Le 12 novembre 2007, on assiste néanmoins à un nouveau rebondissement dans cette affaire lorsqu’un arrêt du Conseil d’État annule l’ordonnance suspensive du palmarès 2006. Autrement dit, ce dernier retrouve provisoirement toute sa légitimité, en attendant que la juridiction administrative statue sur le fond du dossier. Cependant, le 1er juillet 2008, la justice annule le palmarès 2006-2016 des grands crus de Saint-Émilion, au motif que les propriétés déjà classées ont été avantagées par la méthode de dégustation. En effet, les membres de la commission avaient commencé par isoler l’ensemble des grands crus demandant leur reconduction, de façon à établir une base gustative de référence.

En définitive, ce jugement signifie qu’il n’y a plus de grands crus classés de Saint-Émilion à partir du millésime 2006, car il précise que le classement antérieur de 1996 est caduc. Le 9 juillet 2007, un amendement législatif du gouvernement, voté par le Sénat, permet de combler ce vide juridique, en décidant que le classement de 1996 s’appliquera finalement jusqu’en 2009. Pour autant, cela ne résout pas le problème des huit châteaux qui avaient été promus en 2006 et qui se trouvent désormais exclus. Pour eux, le préjudice est très important. Pour se hisser au rang des grands crus classés, les huit propriétés avaient effectivement fait des investissements considérables, évalués à 10 millions d’euros environ, qui plus est, les acheteurs du millésime 2006, qui ont payé pour un grand cru classé environ 30 % plus cher que le grand cru, demandent désormais à être remboursés. L’administration américaine accuse même la France de « fraude » et demande que les étiquettes des bouteilles déjà vendues soient changées, ce qui est impossible techniquement. « Tout cela donne une très mauvaise image de la viticulture française à l’étranger et peut avoir des conséquences sur nos exportations », s’inquiète Jean-Paul Garrault, député de la Gironde et vice-président du groupe viticole à l’Assemblée nationale.

3.3. Volonté affichée d’une réflexion collective autour du futur classement

Même si leur rétrogradation a eu un impact financier très négatif, les frondeurs sont soulagés et cherchent à sortir de la crise : « Pour nous, commercialement, cela a été un désastre, alors que nous continuons à obtenir des distinctions internationales lors de dégustations à l’aveugle. Il faut maintenant se mettre autour de la table pour revoir complètement la procédure de classement », note, par exemple, Guy Petrus Lignac. Même s’il fut l’un des premiers à critiquer le classement, Jacques Capdemourlin en appelle également à « l’apaisement ». Il invite ainsi ses collègues viticulteurs à sortir du « climat délétère » et à rechercher les voies qui pourraient conduire à remettre sur pied « un classement fiable et loyal ». Il souligne, à ce titre, la nécessité que le syndicat viticole et l’INAO se réunissent afin de « trouver un compromis » et d’« élaborer de nouvelles règles ». Pour Philippe Genevey, directeur du château La Marzelle, l’expérience malheureuse de 2006 doit effectivement pousser à chercher de nouvelles solutions pour une autre forme de classement, moins subjectif : « C’est une victoire au goût amer, mais qui doit amener la refonte d’un nouveau classement. Tous les grands crus classés ont intérêt à partir dans ce combat. Il est temps de se mettre autour d’une table pour en refaire un dans les deux ans […]. S’il y a une volonté, on arrivera à faire quelque chose », note-t-il. Les idées avancées portent sur un classement qui n’aurait plus pour critère unique la dégustation. Philippe Genevey propose ainsi une modification en profondeur, qui prendrait en compte tous les critères en les quantifiant clairement pour expliquer sans ambiguïté et en toute objectivité la décision finale. Ces critères porteraient certes toujours sur la dégustation, à laquelle viendraient s’ajouter l’historique, le terroir, la commercialisation et l’aménagement.

En attendant, le 28 octobre 2008, le TAB rejette la tierce opposition des crus qui s’estimaient lésés par l’annulation du classement. Autrement dit, les châteaux qui avaient été promus en 2006 ne peuvent toujours pas se prévaloir de la distinction reçue à cette occasion. Le 19 décembre 2008, dans le cadre de l’examen de loi de finances rectificative pour 2008, le Sénat décide donc de voter à l’unanimité (avec avis favorable du gouvernement) un amendement concernant les huit « bannis ». L’amendement voté, et adopté par les députés trois jours plus tard, réintègre ces propriétés dans le classement pour les récoltes 2006 à 2009. Malheureusement, le 29 décembre 2008, le Conseil constitutionnel estime que ce cavalier législatif n’avait pas sa place dans une loi de finances. Les promus de 2006 dénoncent alors l’acharnement dont ils sont victimes, surtout qu’une nouvelle action législative subira le même sort deux mois plus tard. Pire encore, le 16 mars 2009, la cour administrative d’appel décide d’annuler l’arrêté ministériel de 2006 qui promulguait le nouveau classement des grands vins de Saint-Émilion. Tout comme le TAB un an plus tôt, la cour estime que la procédure de dégustation n’était pas régulière et portait atteinte à l’indispensable égalité de traitement entre les candidats. Cette décision provoque le désarroi de Jean-François Quenin, le président du conseil des vins de Saint-Émilion. « Après la confirmation de cette annulation, l’organisation d’un nouveau classement semble désormais compliquée […].L’argumentaire du jugement porte surtout sur la dégustation. Comment rendre objective et imparable juridiquement cette notion ? C’est “la” question. Je pense que Saint-Émilion a besoin d’un classement, qui est une locomotive, et je demande que tous retrouvent la sérénité pour construire une solution ensemble », ajoute-t-il. En mai 2009, un certain apaisement revient néanmoins à Saint-Émilion. En effet, un nouvel amendement paraît au Journal officiel et officialise le classement des huit propriétés promues restées sur le bord de la route. La validité du classement 1996 est aussi prolongée jusqu’au millésime 2011, ce qui laisse le temps de songer à la manière de rebâtir un dispositif incontestable.

En définitive, la bataille juridico-médiatique autour du dispositif collaboratif qu’est censé être le classement des vins de Saint-Émilion (cf. Tableau 1) a exacerbé la concurrence entre les propriétés promues et déclassées et a donné lieu à des coopérations à l’intérieur de ces coalitions, auxquelles d’autres acteurs, comme le syndicat des vins, se sont mêlés.

Tableau 1

La chronologie des séquences stratégiques

La chronologie des séquences stratégiques

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3.4. Promulgation d’un nouveau classement très consensuel

Un nouveau classement voit finalement le jour en septembre 2012. Il consacre 82 propriétés (64 grands crus classés, dont 4 classés A et 18 premiers grands crus classés), mais les observateurs évoquent un « classement de dupes […] qui n’a plus de sens »[5]. En effet, les décisions semblent avoir été prises dans l’unique but d’éviter toute nouvelle situation conflictuelle. Tout d’abord, le nombre de crus classés ne fait désormais plus l’objet d’aucune limite. Par ailleurs, on note plus de vingt châteaux promus et aucune rétrogradation majeure (aucun premier grand cru classé n’a, par exemple, été relégué). Certains crus ont certes disparu du classement, mais cela fait suite à une fusion avec d’autres crus. Enfin, seuls huit postulants n’ont pas été retenus, sachant par ailleurs que toutes les propriétés ayant été rétrogradées en 2006 – en raison d’une qualité de vin insuffisante – figurent dans le classement de 2012 : « Échaudé par le dramatique épisode juridique qui avait suivi la publication du classement de 2006, conduisant finalement à son invalidation, la commission de classement de Saint-Émilion et l’INAO […] ont bien pris le soin cette fois-ci de ne se fâcher avec personne, en tous cas personne d’important. En effet, la pluie de promotions annoncée lors de la publication du classement 2012 réjouit à peu près tout le monde », résume ainsi Olivier Poels, rédacteur en chef adjoint de La Revue du Vin de France[6].

4. Discussion

4.1. Un changement post-crise du type de coopétition n’est pas créateur de valeur si l’apprentissage est mal fondé

Les travaux de Bengtsson et Kock (2000) sur les types de coopétition offrent une grille de lecture intéressante de la situation coopétitive conflictuelle analysée dans cette recherche.

Dans un premier temps, suite à la promulgation du classement de 2006, les relations de coopétition apparaissent dominées par la compétition (Bengtsson et Kock, 2000), quitte à oublier que la « vraie » concurrence se situe a priori hors de Saint-Émilion (ex. : NPP). L’épisode étudié a effectivement été dominé par une coopétition plus « destructive » que « constructive ». Il a fait naître de véritables clivages à l’intérieur du système, avec des tensions manifestes et une tactique consistant à affaiblir et à décrédibiliser les rivaux pour préserver un avantage concurrentiel individuel. Les comportements opportunistes (Assens, 2011) l’ont emporté sur la coopétition. À l’arrivée, c’est un jeu « perdant-perdant », tant pour les exclus, dénigrés par leurs pairs et la presse, que pour les promus, qui n’ont pu se prévaloir que très tardivement du résultat (Dagnino et al., 2007). En outre, ces querelles ont fragilisé le bien commun qu’est l’image de l’AOC, en particulier à l’étranger, occasionnant des ruptures de contrat et des baisses de prix. La coopétition n’a donc ni permis de créer une rente (Lado et al., 1997) ou de la valeur (Saives et Desmarteau, 2005), ni de participer à un jeu gagnant-gagnant (Brandenburger et Nalebuff, 1995). Enfin, cet épisode a complexifié l’offre aux yeux du consommateur, quand bien même le classement avait vocation à lui servir de point de repère. Ceci a pu contribuer à l’affaiblissement des classements, au bénéfice des critiques et guides, plus simples à comprendre (Barthélémy, 2010).

Dans un second temps, le nouveau classement de 2012 laisse entrevoir le passage à une coopétition dominée par la coopération (Bengtsson et Kock, 2000), ou, plus précisément, à une coopétition plus faiblement concurrentielle. Les propos tenus par les viticulteurs dans la presse témoignent, en effet, de velléités de coopération pour sortir de la crise. Beaucoup paraissaient convaincus qu’il convenait de réunir tous les acteurs « autour d’une table » pour définir une procédure de classement incontestable. Selon Assens (2011), la coopétition nécessite effectivement un accord sur les normes de conduite, les règles du jeu et le partage de la rente. Le classement ne pouvait subsister que si la procédure était revue entièrement, autour de principes et de règles lisibles et objectifs. Autrement dit, les modalités de sélection semblaient devoir être remises en question et « sécurisées » pour regagner la crédibilité perdue.

En théorie, les acteurs semblaient, par conséquent, avoir tiré les leçons de leurs erreurs passées (Sitkin, 1992), souhaitant passer d’une coopétition « destructive » à une coopétition plus « constructive » ou créatrice de valeur, portée par une vision stratégique commune, telle que la lutte contre les NPP. En pratique, l’évolution réellement observée peut être interprétée comme le résultat d’un apprentissage mal fondé (Levinthal et March, 1993), dans un contexte de crise(Roux-Dufort, 1996 ; Gulsun et Royer, 2009). Des leçons ont, certes, été tirées de la crise, mais les apprentissages n’ont pas, pour autant, conduit à une « bonne solution » lors du classement suivant. En l’occurrence, l’enseignement concret qui semble avoir été tiré est qu’il faut limiter la concurrence. Il y a donc un décalage entre les théories affichées au départ (« il faut changer les règles ») et les enseignements concrets constatés à l’occasion de la sortie du nouveau classement en 2012 (« il ne faut froisser personne »). On retrouve finalement ici l’idée selon laquelle une situation d’échec peut générer des émotions négatives chez les individus concernés, qui sera à l’origine d’une certaine frilosité dans leurs comportements ultérieurs (Välikangas, Hoegl et Gibbert, 2009). Autrement dit, le traumatisme né des conflits post-2006 peut expliquer le classement très « consensuel » de 2012. Pourtant, en élargissant le nombre de propriétés classées, et en réduisant d’autant le nombre des insatisfaits et la concurrence, on restreint aussi les bénéfices initiaux du classement, mécaniquement moins sélectif. Au final, c’est le classement lui-même qui se trouve dévalorisé, et la rente recherchée en termes d’image annihilée. Ce faisant, la coopétition aboutit ainsi à une nouvelle destruction de valeur. Contrairement aux travaux de Hannachi et al. (2010), la coopétition ne parvient pas ici à réguler le bien commun, certainement car les mécanismes de régulation de la coopétition sont défaillants.

Cette instabilité du type de coopétition s’explique ici par une difficulté à identifier les « vrais » concurrents. À l’origine, le classement est une démarche coopérative, visant à renforcer le vignoble par rapport à ses rivaux, dans un contexte de forte concurrence internationale. Le classement est, sur le segment haut de gamme, une « barrière à l’entrée » (Ditter, 2005) pour les concurrents du Nouveau Monde. Pourtant, l’épisode étudié révèle une situation plus complexe. Les querelles déclenchées ont exacerbé la concurrence entre deux populations à l’intérieur du système de relations de coopétition. Elles ont, par ailleurs, renforcé la coopération à l’intérieur de ces populations. Dès lors, la concurrence n’est plus vraiment externe, comme annoncé (vis-à-vis des NPP), elle est avant tout interne à l’AOC. Ainsi, des biais de perception peuvent conduire à oublier (temporairement ?) la « vraie » concurrence. Cette question peut, de manière liée, être analysée en termes de proximité. Sans proximité organisée (Torre et Rallet, 2005), créée notamment par un acteur tiers, la proximité géographique ne suffirait pas à favoriser les actions communes. Elle serait plutôt à l’origine d’un biais cognitif d’accessibilité mentale (Tversky et Kahneman, 1974). Selon cette perspective, les acteurs proches apparaissent comme les véritables ennemis, alors même que les concurrents les plus féroces sont très éloignés. Une prise de conscience de l’importance de la concurrence externe, allant au-delà du discours, faciliterait vraisemblablement le développement d’une coopétition créatrice de valeur. En effet, le déplacement de l’échelle de la concurrence, en particulier autour d’un enjeu (ou ennemi) commun, facilite le développement de relations coopétitives (Choi et al., 2010). C’est certainement le rôle du syndicat des vins de Saint-Émilion – en tant qu’acteurs tiers – de faire comprendre, autrement que par de simples déclarations, l’intérêt du classement comme bien commun et de détourner l’attention des viticulteurs vers les concurrents externes.

4.2. Quelles régulations pour des relations de coopétition créatrices de valeur ?

Ce travail nous permet également de contribuer aux réflexions récentes sur l’ingénierie et la régulation de la coopétition (Assens, 2011 ; Fernandez et Le Roy, 2012 ; Hannachi et Coléno, 2012), dans le cas d’un système de relations, en particulier lorsque certains mécanismes sont défaillants. Hannachi et Coléno (2012) distinguent, en effet, trois formes génériques de coopétition en fonction du mode de régulation : par des conventions tacites, par un acteur tiers ou par une arène de médiation. Nous analysons ici la combinaison des deux premières catégories.

Les travaux sur la coopétition et sur les stratégies collectives soulignent le rôle crucial de coordination et de régulation que joue un « acteur tiers » (Dari, 2010). Son intervention est particulièrement pertinente lorsque les mêmes individus sont impliqués dans les relations de coopération et de concurrence au principe d’une séparation des intérêts antagonistes (Bentgsson et Kock, 2000). Ce dernier joue un rôle en matière de gestion des conflits entre partenaires-adversaires (Hiesse, Fernandez et Dari, 2009), en tant que médiateur susceptible d’influencer la coopération (Dagnino et al., 2007). Au-delà de sa nécessaire neutralité et indépendance (Assens, 2011), nous soulignons ici l’importance de sa légitimité (Dari, 2010) aux yeux des partenaires-adversaires. On peut penser que celle-ci s’acquiert en coordonnant la négociation collective des partenaires-adversaires autour des critères de coopération, ainsi qu’en favorisant l’émergence d’actions communes – susceptibles de renforcer la cohésion sociale – pour lesquelles les acteurs sont volontaires. Au problème de neutralité (le syndicat des vins de Saint-Émilion a pris parti pour les propriétés promues) s’ajoute donc ici un manque de légitimité (le président du syndicat était également président régional de l’INAO). L’encastrement multiple des membres occupant des responsabilités au sein de réseaux complexes (Dagnino et Padula, 2002) apparaît, d’une part, comme un levier d’influence sur l’environnement (Hannachi et al., 2010) et comme source de menace en termes de neutralité et de légitimité d’autre part.

Si la proximité géographique entre acteurs peut être un levier positif pour engendrer des actions communes (Dari, 2010), d’autres formes de proximité sont nécessaires à son fonctionnement, et en particulier la proximité organisée (Torre et Rallet, 2005). Ainsi, une variable telle que le degré d’intimité ou la cohésion sociale entre les acteurs du vignoble mériterait certainement d’être intégrée pour expliquer le développement d’actions collectives au sein de l’AOC, et, plus largement, du territoire. Torre (2002) met notamment en avant l’importance de la confiance, comme socle indispensable aux contrats et dispositifs de gouvernance, dans la gestion de la réputation comme bien commun d’une AOC. L’idée – inspirée de Kostova (1999) – serait alors de considérer que le succès de la coopétition dépend fortement de la confiance et de l’attachement émotionnel entre les partenaires-adversaires, sentiments qui sont le plus souvent liés à une histoire commune. L’acteur tiers peut ainsi jouer un rôle dans la construction d’une confiance réciproque et d’une cohésion sociale entre les acteurs.

Ce travail approfondit aussi le rôle des règles dans la régulation des relations de coopétition. D’un côté, les règles formelles, comme les contrats, permettent de réduire l’incertitude et les comportements opportunistes (Torre, 2002). De l’autre, les règles tacites, comme les conventions notamment de type gentleman agreement, permettent la préservation du bien commun unissant les concurrents, en termes d’image, de réputation ou de qualité (Hannachi et al., 2010). La règle tacite qui semble avoir prévalu dans le cas étudié est de ne vouloir froisser personne et, donc, de réduire la rivalité. L’adoption de cette règle et ses conséquences résulteraient d’un apprentissage mal fondé (Levinthal et March, 1993) opéré à l’issue de la crise. Nous mettons également en évidence l’importance de l’introduction de règles de coopération strictes pour une coopétition. Notre travail montre qu’il est indispensable d’établir des critères de coopération objectifs, formels, précis, explicites, clairs et indiscutables. Autrement dit, des règles laissant place à l’interprétation et à la subjectivité peuvent conduire à une coopétition destructrice de valeur. La rivalité entre acteurs se déplace sur le terrain de la négociation collective des critères (ex. : définition des règles d’élaboration du classement). Une telle approche est, d’ailleurs, cohérente avec la vision séquentielle de la coopétition : chacun se bat pour concevoir des règles qui vont dans le sens de ses intérêts individuels, puis coopère dans l’application des règles ainsi définies afin de créer collectivement de la valeur.

Enfin, à une autre échelle, on peut questionner le rôle de l’intentionnalité de la coopétition. Le problème étudié ne serait-il pas lié au fait qu’on a ici affaire à une coopération « imposée » aux acteurs qui y adhèrent plus ou moins (le classement est très ancien et les acteurs sont obligés de s’y plier sans avoir réellement d’autre alternative) ? Ceci renforcerait l’importance d’une vraie coopération dans la définition des procédures relatives à l’élaboration du classement. En définitive, on pourrait proposer l’idée que la coopétition n’est source de valeur que si la démarche coopérative est volontaire, et non pas imposée (par l’histoire, par une institution, par des acteurs dominants, par l’opinion publique, etc.). On rejoint alors l’idée d’Astley et Fombrun (1983), qui distinguent les stratégies collectives selon leur intentionnalité (stratégies collectives délibérées ou émergentes).

Conclusion

Dans cet article, nous avons cherché, dans un premier temps, à comprendre les effets d’un conflit sur la dynamique de coopétition afin d’identifier, dans un deuxième temps, des modes de régulations susceptibles de favoriser une sortie de crise. Pour mener à bien cette réflexion, nous avons étudié l’affaire du classement 2006 des vins de Saint-Émilion, à l’aide principalement de données « froides » (Dumez et Jeunemaître, 2005).

L’investigation permet de faire ressortir deux principaux résultats. Tout d’abord, il apparaît qu’en cas de crise entre les partenaires-adversaires (Dagnino et al., 2007), un changement du type de coopétition (Bengtsson et Kock, 2000) ne crée pas forcément de valeur si l’apprentissage est mal fondé (Levinthal et March, 1993). Par ailleurs, dans la continuité de Dari (2010) et Hannachi et al. (2010), nous faisons ressortir l’importance des règles partagées et celle d’un acteur-tiers – en l’occurrence ici, le syndicat des vins de Saint-Émilion – pour réguler les interactions coopératives et concurrentielles, et rendre ainsi bénéfique la « coopétition en réseau complexe » (Dagnino et Padula, 2002). Des implications managériales découlent logiquement de ce second point, tel que l’intérêt – pour l’acteur-tiers – de créer de la proximité organisée (Torre et Rallet, 2005), grâce à des occasions de rencontre entre les acteurs pour échanger, communiquer et créer du lien social. En effet, le succès de la coopétition passe par l’existence d’une certaine « intimité » entre les partenaires-adversaires, qui apprennent à se connaître et à se faire confiance à mesure qu’ils entreprennent des actions communes au sein du territoire, dont chacun tire profit.

Bien entendu, l’étude d’un seul cas dans un secteur traditionnel – alors que la littérature se penche majoritairement sur des secteurs high-tech – limite la validité externe de nos résultats. Pour autant, il semble pertinent de prolonger la réflexion engagée ici, en s’interrogeant notamment sur le poids de la tradition dans la dynamique coopétitive. En effet, les industries ne font pas toutes face à la même dynamique concurrentielle. Ainsi, dans le cas étudié, le classement est décennal. La fréquence de remise en cause apparaît donc plus faible que dans des industries plus technologiques, a fortiori parce que la renommée des crus de Saint-Émilion a pu faire naître une certaine forme de complaisance. En adoptant cette perspective, on peut penser que la posture des acteurs par rapport à la notion même de concurrence, qui peut être analysée comme une norme institutionnelle au sein de l’industrie, est différente d’une filière à l’autre, ce qui pourrait alors expliquer les phénomènes de « surréaction » des propriétés déchues, suite à la promulgation du classement 2006.