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Introduction

La littérature sur les comportements coopétitifs est florissante et désormais relativement bien documentée, tant sur les plans théorique qu’empirique. Pourtant, des angles morts subsistent, ne recevant pour l’instant que de timides contributions, comme l’étude du management coopétitif (Fernandez et Le Roy, 2013), l’examen des processus visant à maintenir les relations coopétitives (Salvetat et Géraudel, 2012) ou encore l’analyse des stratégies coopétitives menées par les petites entreprises en matière d’innovation (Bouncken et Kraus, 2013). Pourtant, toutes ces questions restent posées dans un cadre particulier : celui de la mise en oeuvre d’actions coopératives entre concurrents. À l’inverse, le démarrage de pratiques concurrentielles entre coopérateurs n’est jamais étudié. Comment se coordonnent des relations coopétitives lorsque le point d’origine est la coopération ? Il s’agit (1) de savoir s’il existe des situations dans lesquelles des stratégies concurrentielles sont entreprises dans des contextes historiquement coopératifs, (2) de comprendre comment des actes entrepreneuriaux à dominante concurrentielle sont réalisés dans de tels contextes coopératifs.

L’examen de cette question ne peut se faire que dans un contexte particulier, celui où les relations entre individus sont essentiellement coopératives. Le contexte de l’entrepreneuriat indigène fournit ce cadre favorable à l’examen de la question posée (Dana et Anderson, 2007). Les études menées sur l’entrepreneuriat indigène des peuples du Nord ont montré que l’entrepreneuriat a de nombreux facteurs non économiques, comme l’entraide et le temps passé avec le groupe familial ou le clan. Lindsay (2005) explique que « l’équipe impliquée dans la création et le développement d’une entreprise peut non seulement inclure l’entrepreneur et l’équipe entrepreneuriale, mais aussi sa famille, la famille étendue, voire la communauté. Ainsi, dans les entreprises indigènes, il y a plus de parties prenantes que dans les entreprises non indigènes. Pour cette raison, les entreprises indigènes peuvent être considérées comme plus complexes […]. Cette complexité doit être reflétée par la définition de l’entrepreneuriat d’un point de vue indigène » (Lindsay, 2005, p. 2). Certaines communautés montrent une forte propension à coopérer en matière d’entrepreneuriat. Par exemple, parmi les Inuits au Canada, les coopératives sont fréquentes (Dana, 2010), fondées sur les valeurs de partage communautaire (Van de Velde, 1956 ; Damas, 1972).

Wenzel (2005, p. 1894), qui a spécifiquement étudié les Inuits, affirme : « le résultat est une économie qui, de l’Alaska jusqu’au Groenland, optimise l’insertion sociale plutôt que la maximisation du bien-être économique familial ou individuel ». Reynolds (1991) note que les spécialistes de l’entrepreneuriat ont généralement porté leur attention sur le comportement de l’entrepreneur individuel ou sur l’activité de démarrage des nouvelles entreprises. Davidsson et Delmar (1992) ont montré que la plupart des études se concentrent sur l’entrepreneur en ignorant la population de laquelle ces entrepreneurs émergent. Or, si l’environnement économique est central dans la compréhension du fait entrepreneurial, il est également important de tenir compte des aspects sociaux et culturels de l’activité entrepreneuriale (Dana, 1995). Cette contribution s’intéresse à l’entrepreneuriat mené au sein de la culture same – souvent improprement appelés les « Lapons » –, culture qui assigne une forte valeur sociale à la participation de l’individu et de la communauté à l’élevage de rennes. Pour les Sames, la profession d’éleveur continue d’avoir une grande signification culturelle.

Anderson (1983, p. 180) suggère que le renne fonctionne toujours comme un point focal culturel auquel tous les Sames s’identifient. La position de l’élevage de rennes dans les régions arctiques est unique. Aucune autre branche de l’agriculture arctique n’a une si longue tradition. L’élevage de rennes domestiques représente non seulement l’exploitation respectueuse des ressources naturelles marginales, mais il constitue également la base des petites sociétés tribales du Nord. Le nombre d’animaux traduit le niveau de richesse et de pouvoir de leur propriétaire. En effet, au sein de la société same, plus le nombre de rennes possédé est grand, plus le statut du propriétaire est élevé ; aujourd’hui encore, un grand troupeau donne un statut social élevé au sein de la communauté locale (Laakso, 2009). Pourtant, l’élevage de rennes ne procure souvent plus de revenus suffisants pour en vivre. Aussi les éleveurs sames ont-ils développé des activités économiques annexes pour subsister dans un cadre concurrentiel.

Les éleveurs pratiquent aujourd’hui la coopétition pour articuler valeur économique et valeur sociale. Cet article cherche à étudier cette articulation, dans un cadre exploratoire, à partir de méthodes ethnographiques, mobilisées auprès du peuple same, notamment des éleveurs de rennes, en fondant l’analyse sur un cadre théorique coopétitif. Sous la pression d’importantes modifications environnementales, un contexte culturel d’entrepreneuriat collectif va se teinter d’actions individuelles d’entrepreneuriat concurrentiel, sans se départir du contexte d’origine. Notre contribution attendue tient à la nouveauté du contexte étudié.

  1. Nous souhaitons en premier lieu apporter à la littérature sur la coopétition. Alors que les travaux coopétitifs s’appuient dans la quasi-totalité des cas sur des situations où la coopération émerge entre concurrents, nous étudierons ici la perspective inverse, lorsque la concurrence émerge entre coopérateurs.

  2. Ensuite, le contexte traditionnel d’études de la coopétition est celui des grandes entreprises, plutôt à forte composante technologique. Certaines études ont porté sur les petites entreprises, plus rarement sur l’entrepreneur individuel. Cette étude nous permettra de proposer la notion d’entrepreneuriat coopétitif et d’en formaliser les premiers contours.

  3. Nous souhaitons enfin apporter à la connaissance en entrepreneuriat. Là où l’entrepreneuriat porte une signification culturelle, la modification de la manière d’entreprendre tient au renforcement de difficultés liées à la modification de l’environnement. L’entrepreneuriat habituel n’est pas remis en cause, mais des modalités nouvelles d’entrepreneuriat viennent le compléter.

Cet article est structuré comme suit : la première section présente la notion de coopétition, et montre en quoi le cas particulier de l’élevage de rennes chez les Sames renouvelle le débat autour de la coopétition. La deuxième section présente le contexte culturel des Sames et les spécificités économiques et sociales de l’élevage de rennes, en insistant sur la question de la dépendance des ressources au nord de l’Europe. La troisième section présente la méthodologie de l’étude réalisée. La quatrième section présente les résultats. La cinquième section les discute et identifie les apports à la connaissance sur l’entrepreneuriat et sur la coopétition. La conclusion avance l’idée que la combinaison coopétitive d’activités permet de concilier objectifs sociaux, culturels et économiques et propose des implications méthodologiques, conceptuelles et praxéologiques pour une lecture coopétitive de l’entrepreneuriat.

1. Une lecture non traditionnelle de la coopétition : de la coopération vers la concurrence

La coopétition est la combinaison de relations de coopération et de compétition entre acteurs économiques, notamment entre entreprises (Le Roy et Yami, 2007). Pour être performantes et pérennes, les firmes mènent simultanément des stratégies de coopération, pour réguler les marchés, affronter de nouveaux entrants ou mutualiser leurs ressources, et des stratégies concurrentielles, visant à affronter leurs rivales. Conceptualisée par Brandenburger et Nalebuff (1996), la coopétition place la firme au centre d’un réseau de valeur, constitué des clients, des fournisseurs, des substituts et des complémenteurs (concurrents capables de s’unir pour conférer une plus grande valeur à leurs produits). Dans le paradigme coopétitif, la notion d’interdépendance est centrale, ce qui ne veut pas dire pour autant que les intérêts sont toujours convergents et communs. Les intérêts individuels sont alignés sur des intérêts communs, ce qui génère des actions de coopération (Gulati, Nohria et Zaheer, 2000). Celles-ci sont durables et renforcent le caractère encastré des stratégies menées : les actions réfléchies des acteurs sont encastrées dans des relations stratégiques durables et concrètes qui influencent ces actions et leurs résultats (Gnyawali et Madhavan, 2001). Le réseau créé par les relations de coopétition affiche une cohésion plus ou moins forte (Coleman, 1988). Les normes et valeurs communes partagées entre membres du réseau (Coleman, 1990) les amènent à renforcer des modes de comportement commun, à renforcer la confiance, à accélérer la circulation de l’information et à générer des systèmes de sanctions, rendant coûteuse la dérogation aux règles implicites ou explicites communes (Gnyawali et Madhavan, 2001).

Au sein des travaux consacrés à la coopétition, quatre grandes théories sous-jacentes permettent de modéliser les relations entre acteurs. La théorie des jeux (Brandenburger et Nalebuff, 1996), la théorie des réseaux et écosystèmes d’affaires (Moore, 1996), la théorie des coûts de transaction (Williamson, 1985), la théorie des ressources et compétences (Lado, Boyd et Hanlon, 1997) visent à comprendre comment s’articulent coopération et compétition en vue de rendre les acteurs performants. Notre étude relève d’une lecture de la coopétition en termes de ressources, les principales ressources discutées ici étant les ressources naturelles et les ressources culturelles.

Deux niveaux d’analyse sont généralement retenus : la coopétition entre firmes relève de la coopétition interorganisationnelle ; la coopétition entre services, filiales ou marques à l’intérieur de la même firme ou entre individus relève de la coopétition intraorganisationnelle[2]. Les travaux ont surtout porté sur les industries des nouvelles technologies, notamment celles caractérisées par une forte intensité de connaissance (Luo, 2007 ; Breznitz, 2009 ; Gueguen, 2009 ; Soekijad et van Wendel de Joode, 2009). Des industries plus traditionnelles relevant d’un cadre d’analyse coopétitif ont également été étudiées : l’exploitation minière par Tapscott et Williams (2006) ; la brasserie, l’industrie laitière et l’industrie du revêtement en caoutchouc par Bengtsson et Kock (2000). Des contextes économiques singuliers ont récemment fait l’objet d’analyses, élargissant les domaines d’application de la coopétition, comme le football professionnel français (Le Roy, Marquès et Robert, 2007), les opéras australiens et italiens (Mariani, 2009), les services sanitaires (Peng et Bourne, 2009), l’industrie forestière (Rusko, 2011), ou encore le tourisme réceptif (Kÿlanen et Rusko, 2011).

Les contributions consacrées à la gestion de la coopétition sont moins nombreuses que celles consacrées à son explication. Pour Bengtsson et Kock (2000), la nature même des relations conflictuelles de la coopétition oblige les partenaires-concurrents à des choix organisationnels particuliers pour être capables de bien gérer leurs relations coopétitives. Le premier modèle est celui de la séparation. Il consiste à séparer les activités coopératives et concurrentielles afin de cloisonner les unités chargées des relations coopératives de celles chargées des relations concurrentielles. Le second modèle est celui de l’internalisation, c’est-à-dire de l’acceptation par l’organisation de la logique conflictuelle de la coopétition. Comme il est dangereux que cette internalisation passe par les individus, une « organisation intermédiaire » tierce joue ce rôle pour libérer les individus dans l’accomplissement de leurs tâches.

Notre étude propose un élargissement de l’application de la notion de coopétition sur deux plans :

Premièrement, la quasi-totalité des travaux sur la coopétition part de situations préexistantes de concurrence entre acteurs. Dans ce contexte de relations concurrentielles, les firmes en présence organisent entre elles des actions de coopération. Luo définit alors la coopération comme « un effort conjoint entre concurrents pour trouver un gain mutuel » (Luo, 2007, p. 130). Ainsi, la question quasi permanente des travaux sur la coopétition est la suivante : « comment coopérer avec ses concurrents ? » (Peng, Pike, Chung-Hsin Yang et Roos, 2012, pour une revue exhaustive récente de la littérature sur le thème). Notre question est inverse. C’est dans un contexte coopératif que va ici être introduite une logique compétitive. La situation ne nous paraît pas inédite, mais reste peu étudiée. Il s’agit de savoir comment il est possible d’inverser le sens de la dynamique coopétitive, en étudiant le passage de la coopération à la compétition. Nous proposons alors une possibilité d’existence de ce sens de formation des stratégies coopétitives, rejoignant ainsi l’une des seules contributions présentant cette orientation, celle de Padula et Dagnino (2007). Ces auteurs s’intéressent aux forces susceptibles de générer la concurrence au sein d’un contexte coopératif. Ces forces peuvent être endogènes (internes à la relation de coopération, générées par l’interaction entre les acteurs coopérateurs), ou exogènes (externes à la relation de coopération), générées par l’environnement de la relation.

Deuxièmement, notre problématique est ancrée dans la tradition de l’entrepreneuriat culturel, qui s’intéresse à la manière dont les comportements entrepreneuriaux se déclinent en fonction des cultures humaines. Dans ce cadre, c’est la notion d’entrepreneuriat coopétitif que nous proposons de définir. Les ensembles étudiés ne relèvent en effet pas de la stricte économie des firmes et montrent que la notion de coopétition peut être un outil pertinent pour étudier des relations entre groupes ou organisations non strictement économiques. Nous nous intéresserons également à la dynamique d’évolution des stratégies : comment les acteurs d’une activité passent-ils de relations clairement coopératives à une organisation plus complexe, de nature coopétitive ?

2. Contexte culturel et spécificités économiques de l’élevage de rennes : la dépendance des ressource en Europe du Nord

Pour comprendre l’entrepreneuriat, et l’épistémologie qui l’entoure, il est judicieux de se pencher sur le sens de l’identité et le sens de la possession de la terre dans le contexte étudié. C’est cette lecture culturaliste de l’entrepreneuriat qui est adoptée ici. Si un Américain dit « je suis américain », et si les Norvégiens disent qu’ils « sont » norvégiens, un Same dira plutôt qu’il « appartient au peuple same ». Alors qu’un Scandinave dira « je possède cette terre », un Same est plutôt susceptible de dire « mon peuple appartient à la Laponie ». Dans le cas de l’élevage de rennes chez les Sames, l’existence de l’individu dépend des relations aux autres. Chaque renne a un propriétaire, mais l’élevage doit être réalisé en coopération avec les autres éleveurs. Au contraire des entrepreneurs schumpéteriens, en concurrence entre eux pour assurer leur succès individuel, la réussite de chaque éleveur same dépend de la coopération mutuelle entre éleveurs. L’unité traditionnelle de coopération est la « Siida », sorte de coopérative naturelle pour les Sames. La Siida n’est pas démocratique, les solutions émergent par consensus, d’où la nécessité de la coopération. La Siida est une forme normalisée du terme lapon « groupe », qualifiant un groupe de familles qui migrent, habitent et élèvent leurs rennes ensemble. La Siida est un vocable du same nordique, qui signifie village de lapons ou village de rennes ; ce terme renvoie à la fois au territoire et à la population vivant sur le territoire autonome de la Siida. La Siida est un groupe affinitaire, essentiellement fondé sur la parenté. Le peuple same a toujours connu la propriété collective, la terre étant utilisée par le groupe. Ce système est à la fois judicieux et nécessaire, car le poisson, le gibier, les animaux à fourrure et les autres ressources ne sont pas équitablement répartis au sein d’un territoire. Diviser la terre en parcelles privées serait à la fois injuste et vain. Si la terre avait été possédée de façon individuelle et ainsi transmise aux héritiers, la taille de chaque parcelle aurait été réduite de génération en génération. Au final, chaque famille n’aurait plus eu suffisamment de terre pour maintenir un mode de vie semi-nomade. En revanche, alors que les membres de la Siida coopèrent, les Siidât (pluriel de Siida) sont en concurrence entre elles, à la fois pour leurs ressources et leurs marchés.

La Siida représente une unité coopérative flexible entre le peuple (les hommes) et les animaux. La flexibilité y est cruciale, en hiver, quand une pâture peut ne pas suffire à un troupeau. La stratégie same sera alors de diviser le troupeau en groupes plus petits et de déplacer chacun vers une zone différente ; la stratégie des pasteurs est de ne jamais se trouver avec un troupeau dont la taille et la composition seraient en disproportion avec la force de travail et la pâture disponibles. Pour Fisher (1939), l’ordre habituel des choses est ici inversé, la vie de l’homme étant régie par les besoins d’un animal. Collinder (1949) confirme que la vie des nomades éleveurs est régulée par les migrations de leurs rennes.

Riseth (2003, p. 232) a recensé les principes de régulation de la société d’élevage same : (i) l’autonomie de l’éleveur ; (ii) les obligations sociales du système de parenté extensive, résultant en un réseau d’obligations mutuelles à travers une proximité à la fois génétique et sociale ; (iii) le partenariat et la solidarité à l’intérieur de la Siida ; (iv) le dialogue et le consensus ; et enfin (v) la responsabilité vis-à-vis de la terre et des esprits.

Les principes traditionnels de l’entrepreneuriat chez les Sames incluent l’absence de possession de la terre et l’absence de marché du travail. Le droit de propriété y a été remplacé par des droits traditionnels d’usage. Le système économique était basé sur l’échange mutuel de services au sein du clan. La terre n’a jamais été achetée ni vendue. De la même manière, la force de travail n’est pas une marchandise qui peut être vendue ou achetée.

Au cours du xxe siècle, la vie des Sames a connu de sensibles évolutions, modifiant la place du renne. Fisher (1939, p. 648) observe que lorsqu’un renne était tué, chaque morceau était utilisé. La peau du renne était transformée en vêtements ou en abri. La peau des pattes (nommée bellingar) servait à la fabrication de bottes de neige. Les bois et les os devenaient divers ustensiles. D’après Itkonen (1951), une famille same de taille moyenne requérait 300 bêtes pour permettre à ses membres de vivre. Le transport réalisé grâce à des attelages de rennes devient obsolète dans les années 1960, remplacés par des motoneiges en Scandinavie. L’élevage de rennes passe dans les années soixante-dix d’une économie de subsistance à une économie plus financière. Les activités d’élevage se sont mécanisées au fur et à mesure que l’économie autour du renne est devenue une activité de production de viande. La dépendance directe de la nature et des activités familiales traditionnelles a reculé. Ainsi, l’emploi monétarisé s’est substitué à l’emploi d’autosubsistance traditionnel. Dès lors, l’économie monétaire n’est plus une simple alternative, source d’un nouveau confort et de plaisirs, mais est bel et bien devenue un besoin vital. La mécanisation et l’économie de marché ont pris le pas sur l’autosubsistance économique, et « l’autosuffisance a été remplacée par une spécialisation professionnelle et une dépendance vis-à-vis des biens de consommation » (Beach, 1993).

Les éleveurs de rennes sames ayant participé à une étude en Finlande ont fait part de leur inquiétude vis-à-vis des pressions externes sur l’activité d’élevage (Dana et Dana, 2007). Parmi les études les plus récentes sur la question, Dana (2008) en Norvège, Heikkinen, Sarkki, Jokinen et Fornander (2010) en Finlande et Meis Mason (2010) en Suède ont identifié les nouveaux problèmes générés par l’application des standards internationaux dans les régions traditionnelles d’élevage de rennes (subventions agricoles européennes, régulation environnementale, règles sanitaires d’abattage, etc.). Activité centrale de la culture same, l’élevage de rennes continue donc de changer de statut au sein du peuple same. Une lecture coopétitive de cette mutation est proposée à la suite.

3. Méthodologie

La recherche sur les stratégies de coopétition est dominée par les études qualitatives et s’intéresse très majoritairement à des entreprises et des secteurs connus. Quelques travaux élargissent le spectre d’application des stratégies coopétitives en s’intéressant aux relations entre acteurs économiques plus marginaux tels que les opéras italiens ou les réseaux de santé. Pourtant, ces travaux restent centrés sur la dimension économique des relations coopétitives. Or, dans bien des cas, les dimensions culturelles et économiques s’articulent pour générer des relations entre membres d’un champ, qu’il soit concurrentiel ou pas. Ici, nous étudions les stratégies coopétitives dans un contexte bien particulier : celui des entrepreneurs sames du secteur de l’élevage de rennes.

Lorsque l’on cherche à répondre à des questions liées à la culture et au sens, les méthodes quantitatives présentent un moindre intérêt pour expliquer le phénomène étudié. Lorsque la littérature manque et que l’objectif est de comprendre la culture et le sens qui lui est associé, les méthodes qualitatives inductives sont plus appropriées. La culture et le sens sont des concepts attachés à une réalité sociale, du fait de la nature même de ces concepts. Mintzberg (1979) indique : « la déduction est une partie de la science, c’est en fait la moins intéressante, la moins stimulante (challenging). C’est la découverte qui m’attire, pas la vérification de ce que nous pensons savoir. Je vois deux étapes essentielles dans la recherche inductive. La première est un travail de détective, le traçage de modèles (patterns), d’éléments de cohérence. Par l’analyse d’un phénomène, on cherche de l’ordre, d’un indice à l’autre, mais le processus lui-même peut ne pas apparaître nettement. La seconde étape de l’induction est une boucle créative » (Mintzberg, 1979, p. 584). Le chercheur démarre l’investigation scientifique sans hypothèse à tester, faisant confiance à ce qui émerge des données (Patton, 1982) ; l’analyse est alors inductive, c’est-à-dire réalisée par le chercheur.

Dans cette approche inductive, le design méthodologique retenu est composite. D’abord, il convient de noter que l’un des auteurs de ce texte est un intime du contexte étudié et un grand nombre d’informations viennent de données collectées au cours des nombreuses recherches qu’il a menées auprès des peuples autochtones du Nord (Dana, 1995). Ensuite, nous avons travaillé à partir des nombreux travaux en ethnographie ou en entrepreneuriat indigène consacrés aux peuples du Nord, notamment au peuple same. Enfin, des extraits précis ont été tirés d’entretiens réalisés avec des entrepreneurs sur la manière dont ils combinent leurs activités d’élevage et leurs autres activités.

Aussi, notre méthodologie s’inscrit dans une démarche ethnographique. L’objectif de l’ethnographie est de décrire les caractéristiques et manifestations culturelles d’un groupe (Glaser et Strauss, 1967 ; Denzin, 1978) dans lequel le chercheur a un statut d’instrument. Pour Van Maanen (1979), la clé de la démarche ethnographique pour le chercheur est l’immersion dans la vie quotidienne du groupe observé. Pour réaliser cette recherche, l’observation participante et des entretiens en profondeur ont été les principaux modes de collecte. L’objectif de tels entretiens est de révéler les modes de vision des personnes observées, sans les biaiser par une évaluation qui serait réalisée par le chercheur lui-même. Aussi, les questions doivent-elles être construites avec soin, des questions structurées étant alors plus appropriées que des questions strictement ouvertes, qui font courir le risque de la simple conversation (Fontana et Frey, 2003). Elles doivent être correctement formulées, notamment pour limiter la possibilité de réponses reflétant la désirabilité sociale (Crowne, 1960). Les réponses collectées ont donné lieu à une analyse de contenu pour identifier des thèmes, puis ont été triangulées.

Pour éviter des situations inconfortables, les participants potentiels ont été consultés pendant la création de l’instrument d’enquête. Un guide d’entretien, tel que recommandé par Bherer, Gagnon et Roberge (1989), a été envoyé aux leaders locaux pour notamment juger des éléments culturellement sensibles. Par exemple, il eut été inconvenant de questionner un Same sur le nombre de têtes possédées. Dans le but de mieux connaître la forme d’entrepreneuriat conduite par les individus pour un gain mutuel, les éleveurs ont été interrogés sur leurs activités.

L’entrepreneuriat est encastré dans un contexte social (Aldrich et Zimmer, 1986), comme cela a notamment été identifié dans les travaux sur l’entrepreneuriat communautaire (Johannisson et Nilsson, 1989 ; Spear, 2006). L’entrepreneuriat est ici vu comme un phénomène sociétal plutôt qu’une activité purement économique (Steyaert, 2007). Aussi, des questions ont été posées tant sur les éléments économiques que non économiques.

Les participants ont été sélectionnés suivant une procédure dite de boule de neige (Goodman, 1961). L’identité same des répondants est basée sur leur propre auto-identification. Tous les participants sont éleveurs de rennes, certains étant également impliqués dans d’autres activités professionnelles. La confidentialité a été garantie, aussi aucun nom n’est donné dans cette publication. Le participant le plus âgé est né en 1939, le plus jeune avait 12 ans au moment de l’enquête. Tous les interviewés sont des éleveurs indépendants, mais certains ont d’autres compétences. Les niveaux d’éducation formelle sont variés, comme on peut en juger par quelques extraits d’entretiens : « presque rien, puisque j’ai appris de mes parents » ou « je suis ingénieur ». Certains ont une expérience salariée : « j’ai travaillé deux mois quand j’avais 16 ans ». Au contraire, un répondant a déclaré vivre de la chasse et de la pêche, avec une insertion très limitée dans l’économie formelle.

4. Résultats

Les résultats sont tirés de l’analyse des entretiens réalisés et d’observations menées lors de deux séjours de longue durée à vocation ethnographique.

4.1. Élevage coopératif et développement individuel d’activités annexes

Nous retranscrivons ici quelques réponses données par les personnes interviewées, qui traduisent bien le caractère culturel coopératif des activités d’élevage, et l’installation progressive de nécessaires dimensions concurrentielles, dès lors que la survie économique sur base coopérative ne suffisait plus. La plupart ont évoqué l’ethnicité et les traditions culturelles sames : « je descends d’une lignée célèbre d’éleveurs » ou « cela me rend fier d’être comme mes ancêtres, notamment le fait d’avoir un beau troupeau ». Il nous a été constamment affirmé que la coopération est culturellement ancrée, intégrée dans la tradition same. Il nous a également été rappelé que les non-Sames ne coopèrent pas dans l’élevage de rennes. Toutefois, il nous a été expliqué par plusieurs participants que la transition vers une économie monétaire avait créé le besoin de vendre la viande. En conséquence, une économie strictement basée sur la coopération a été transformée en une économie intégrant la concurrence.

Tous les participants déclarent apprécier élever des rennes. Quelques-uns ont déclaré qu’ils auraient aimé un troupeau plus grand, sans que la question de l’impact sur leur bien-être matériel n’entre en ligne de compte. Un répondant, interrogé sur sa propension au risque, expliqua : « être salarié est plus risqué, car vous pouvez vous faire virer ! ». Un autre déclara que « le risque n’est pas souhaitable, mais il est inévitable, aussi nous avons une autre activité, et cela réduit le risque ».

Les participants à notre étude ont indiqué que le recrutement et la formation à l’élevage dans leurs communautés étaient aux antipodes du secteur de la production de viande chez les non-Sames, secteur qui peut employer en dehors de la famille. « Nos enfants apprennent déjà le boulot alors qu’ils sont tout petits » a expliqué un répondant. Un facteur important est que la profession est transmise de génération en génération, essentiellement de père en fils, et exercée au même endroit que la génération précédente. Les répondants se sont souvent référés au capital social, disant que « la famille [était] faite pour ça ». Il a également été fait référence au capital humain (« c’est ce que j’ai appris quand j’étais petit »). Le capital culturel compte aussi (« c’est mon intérêt depuis toujours »). Tous les Sames interviewés ont déclaré qu’ils avaient des parents qui possédaient des rennes. À propos des employés, la plupart des personnes interrogées ont indiqué qu’à part les membres de la famille, ils avaient parfois des salariés occasionnels ou saisonniers, et cherchaient à conserver les mêmes employés.

Les répondants ont expliqué qu’un revenu supplémentaire était nécessaire, « surtout quand le prix de la viande est bas ». Ce supplément de rémunération est obtenu par la diversification dans d’autres activités, à côté de l’élevage et de la vente de viande de renne. Ces activités complémentaires sont par exemple la sculpture, l’exportation de cuirs, la fabrication de feutre, la pêche, diverses formes d’artisanat, la joaillerie, l’immobilier, le commerce de détail, l’enseignement, les services liés aux TIC, l’accueil touristique. Dans certains cas, l’entreprise secondaire implique un fort niveau d’internationalisation. Un répondant same avait une stratégie d’intégration verticale, puisqu’il vendait des objets d’artisanat réalisés à partir de parties du renne et exportait des bois de renne vers les marchés asiatiques. Nous avons demandé aux participants où ils se voyaient dans cinq ans. Un éleveur same indiqua : « je continuerai à élever des rennes, même si cela ne rapporte pas d’argent ». Un autre répondit : « pas tous les oeufs dans le même panier ; je vais saisir les opportunités qui se présenteront, à côté de l’élevage ». Un participant same, éleveur à temps partiel, indiqua qu’il comptait sur son hôtel pour lui procurer la majeure partie de ses revenus. Bien qu’il ait été « poussé » dans l’activité hôtelière, parce que son activité traditionnelle ne lui permettait pas de maintenir le niveau de vie espéré, son souhait est de devenir éleveur à plein temps.

4.2. La combinaison de deux modes de comportement

Les éleveurs sames combinent deux modes de comportement stratégique : un comportement coopératif, fondé sur la confiance et la tradition au sein du peuple same pour leurs activités d’élevage et de pâturage, qui sont à forte valeur sociale et à faible revenu, et un comportement concurrentiel fondé sur le contrat et le marché pour les autres activités, qui sont à faible valeur sociale, mais qui génèrent un profit suffisant pour vivre. Par ailleurs, la quête de ressources pour le groupement de familles (la Siida) relève également d’une logique concurrentielle. La dynamique d’insertion de la logique compétitive au sein de contextes coopératifs a trouvé chez les Sames une forme particulière. En effet, la coopétition n’est apparue chez les Sames que suite à une modification notable de leur environnement : l’impossibilité à partir de la fin du xxe siècle de vivre en autonomie sur la seule base de l’élevage de rennes. Le recul de la valeur des ressources exploitées explique la modification des comportements. D’autres choix de relations auraient pu être faits, notamment celui de soumettre l’élevage de rennes à des règles concurrentielles. Collectivement, implicitement, mais aussi dans le cadre de revendications identitaires relayées par des dispositions institutionnelles et légales, le choix a été fait de développer individuellement des activités de nature compétitive en dehors de l’activité d’élevage. L’activité traditionnelle d’élevage est restée régulée par des relations très cohésives (Coleman, 1988), dans une logique de stricte coopération. Les dimensions culturelles, identitaires du peuple same ont prévalu sur les dimensions économiques et financières.

Plus spécifiquement, les relations coopétitives entre entrepreneurs sames semblent un cas particulier. Ce cas extrême d’étude des relations coopétitives laisse émerger une forme singulière de régulation des relations coopétitives (Bengtsson et Kock, 2000) : les relations entre entrepreneurs indépendants peuvent être cloisonnées entre, d’une part, des relations coopératives, là où les enjeux sont culturels et territoriaux, et des relations concurrentielles, là où les enjeux sont économiques.

Pour les Sames, la forme d’indépendance relevée est le commensalisme, tous les éleveurs de rennes d’une même Siida vivant sur les mêmes ressources, mises en partage. L’association est directe : la stratégie collective menée est confédérée (au sens d’Astley et Fombrun, 1983). Cette stratégie revêt de fortes spécificités. Les Sames mènent concomitamment deux types de relations (tableau 1).

Concernant l’élevage de rennes, les relations visent à maintenir un collectif culturel et territorial. Là, la forme d’action est communautaire. Concernant les autres activités économiques complémentaires et pour le partage des ressources entre Siidât, l’enjeu devient économique et l’action est individualisée. Les Sames ont donc un double niveau de relations : des relations concurrentielles pour les activités économiques, devenues prioritaires pour le maintien économique ; des relations mutualistes dans leurs activités traditionnelles d’élevage de rennes, devenues prioritaires pour le maintien de la culture et de l’identité sames, mais ayant perdu de leur légitimité économique. En revanche, la relation concernant l’accès aux ressources entre Siidat pour les pâtures d’élevage est une relation concurrentielle, et celle-ci se renforce, puisque ces ressources tendent progressivement à se réduire, sous la pression du développement des activités des habitants non autochtones.

Tableau 1

Coopétition et niveaux de relations dans les activités sames

Coopétition et niveaux de relations dans les activités sames

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5. Discussion

Nos résultats peuvent être discutés suivant deux points d’ancrage : la coopétition (ses modes de gestion et ses facteurs d’apparition) et l’entrepreneur (que l’on peut définir comme celui qui combine des actes entrepreneuriaux de différentes natures).

Du cas particulier des relations coopétitives entre familles sames, on peut imaginer deux modes différents de gestion stratégique de relations coopétitives. Rappelons les deux modèles d’organisation étudiés par Bengtsson et Kock (2000) : soit les activités concurrentielles et les activités coopératives sont clairement séparées, soit l’idée même de coopétition est internalisée et partagée dans toute l’organisation. Bengtsson et Kock proposent que les firmes opèrent une division organisationnelle pour gérer le paradoxe de la coopétition. Avec le temps, ce n’est que par l’intériorisation par les individus concernés (et pas par les seules structures intermédiaires) que la coopétition est viable. Ce travail d’intériorisation est net dans les activités menées par les Sames. Ceci est rendu plus facile par la non-superposition des objectifs des activités menées, les Sames séparant clairement les activités à vocation concurrentielle, de nature essentiellement économique et les activités à vocation coopérative, dont l’objectif de subsistance originel cède le pas à un objectif identitaire.

Cette étude est également à mettre en résonance avec le travail de Padula et Dagnino (2007) sur la mise en place de logiques concurrentielles dans un substrat sectoriel coopératif. Dans leurs propositions, ils identifient des facteurs environnementaux et des facteurs spécifiques à l’entreprise pour expliquer la création d’une stratégie concurrentielle au sein d’un contexte coopératif. Plus les conditions environnementales sont changeantes et instables, plus la concurrence est susceptible de naître (p. 40). Ici, dans le contexte same, cette proposition est vérifiée. Plus généralement, les acteurs vont trouver des solutions de nature concurrentielle lorsque les arrangements coopératifs atteignent leurs limites face à des conditions environnementales défavorables à l’exploitation de ressources, devenant rares.

L’instauration d’activités nouvelles, concurrentielles, à côté d’un domaine préservé, qui reste de nature coopérative, permet également de proposer la notion d’entrepreneuriat coopétitif. Cet entrepreneuriat particulier consiste en la combinaison de logiques coopératives et concurrentielles, mais aussi l’exercice simultané de pratiques coopératives et concurrentielles.

Penrose (1959, p. 39) a identifié que ce qu’elle nomme les businessmen, bien qu’intéressés aux profits, avaient une variété d’autres ambitions, certaines d’entre elles semblant influencer (ou distordre) leur jugement sur la meilleure manière de gagner de l’argent. De la même façon, les participants de la présente étude sont des entrepreneurs, éleveurs de rennes, bien plus intéressés par le contenu intrinsèque de cette activité que par la maximisation du profit économique qu’elle est susceptible de générer. Ainsi, nous confirmons que l’élevage de rennes forme un mode de vie bien plus qu’un mode de production.

Comment les éleveurs de rennes sames font face à un niveau de rentabilité faible dans leur activité première ? Reconnaissant le rôle social de l’élevage, ils restent actifs et impliqués dans ce secteur, mais au vu de leur revenu limité, beaucoup cherchent des opportunités secondaires dans d’autres secteurs, pour tirer des profits supplémentaires. Ce choix résulte simultanément de la valeur économique et de la valeur sociale de tout acte entrepreneurial. Nos résultats montrent que lorsque le prix de la viande de renne baisse, cela ne signifie pas automatiquement que le propriétaire en vendra plus pour compenser les pertes économiques causées par la baisse des prix. C’est plutôt l’opposé qui se passe : le propriétaire de rennes vend moins de viande et compense la perte par d’autres sources de revenus. Ici, la scission entre entrepreneuriat collectif et entrepreneuriat individuel est nette. Pourtant, on peut imaginer que cette division n’est pas aussi nette dans l’acte entrepreneurial dans les contextes plus classiquement étudiés.

Peut-on appliquer les résultats obtenus dans d’autres contextes d’entrepreneuriat indigènes ? Plus largement, quelle est la contribution apportée à l’entrepreneuriat au sens large ? Certaines communautés indigènes sont plus communautaires que d’autres. Les Han en Alaska, les Mohawks, les Kunas de San Blas sont autant d’exemples dans lesquels on ne trouve que d’infimes différences de niveaux de vie et de possession matérielle entre foyers, du fait d’une éthique fondamentalement égalitariste (Dana et Anderson, 2007). Les Sames ont trouvé dans le développement d’activités individuelles à côté de leurs activités collectives des modes de conciliation (passant, comme on l’a vu, par la séparation), permettant de préserver les valeurs de la communauté et d’améliorer le bien-être individuel. Cette étude peut amener à décrire l’entrepreneur comme celui qui combine des actes entrepreneuriaux dont les objectifs sont individuels à des actes entrepreneuriaux dont les objectifs sont communautaires. Une partie de l’acte entrepreneurial tient à l’identification d’opportunités, puis à son exploitation. Ces phases sont largement dépendantes de la culture. Certaines cultures valorisent l’identification et le développement d’opportunités, d’autres non. Un esprit coopétitif peut être perçu comme un mode certes délicat à manier, mais légitime pour lancer de nouvelles activités, que ce soit dans les cultures entrepreneuriales coopératives (telles que celle étudiée ici) ou plus individualistes.

Conclusion

Implications méthodologiques, conceptuelles et praxéo-logiques de l’entrepreneuriat coopétitif

La littérature sur l’entrepreneuriat consacre une faible place – toutefois grandissante – à des contextes entrepreneuriaux indigènes. Pourtant, étudier l’entrepreneuriat dans ces contextes spécifiques, hors des terrains traditionnels de nos économies, peut permettre de mieux comprendre les processus entrepreneuriaux, et d’apporter à la (aux) théorie(s) de l’entrepreneuriat.

Il en va de même pour la littérature consacrée à la coopétition. Celle-ci est largement fondée sur deux habitudes : (1) les travaux portent en grande majorité sur des contextes de grandes entreprises. Même si les études consacrées aux PME et TPE se développent, l’idée que l’entrepreneuriat peut être par nature coopétitif n’est pas défendue explicitement, à l’exception notable de Mione (2009) ; (2) les travaux ne traitent que l’introduction de la coopération entre concurrents, jamais la mise en place de la concurrence entre coopérateurs.

Notre étude a visé à combler ces lacunes : étudier, dans un contexte culturel spécifique, des relations coopétitives que nous avons qualifiées d’entrepreneuriat coopétitif. L’utilisation de la perspective de la coopétition appliquée à l’élevage de rennes chez les Sames s’avère instructive sur trois plans – méthodologique, conceptuel, praxéologique – qui permettent un renforcement de la perspective coopétitive dans un contexte entrepreneurial.

Sur un premier plan, méthodologique, on peut considérer que la perspective est mobilisable sur des cas « limites », aux marges d’une stricte lecture économique et gestionnaire des activités humaines organisées. Le terrain mobilisé ici dépasse largement les extensions empiriques réalisées jusqu’ici pour tester la perspective coopétitive (sur les opéras, les réseaux de santé, etc.) hors de son terrain séminal (haute technologie, économie de la connaissance). Par ailleurs, l’approche ethnographique mobilisée s’est avérée utile pour renforcer l’étude des dimensions historique et culturelle du peuple same et ne pas focaliser sur la seule dimension économique de l’entrepreneuriat. Ce type d’approche pourrait venir en complément des lectures économiques et organisationnelles habituellement pratiquées pour l’étude des relations coopétitives et doit être développé pour encore mieux ancrer les recherches en entrepreneuriat dans leur contexte culturel.

Sur un deuxième plan, conceptuel, la notion de coopétition est bien plus une riche combinaison de logiques de coopération et de concurrence qu’une simple combinaison d’actions coopératives et concurrentielles. Bonel et Rocco (2007) ont insisté sur ce point dans leur analyse de la stratégie de coopétition menée par San Benedetto en Italie. Notre contribution rejoint leur conclusion : l’usage de la coopétition est susceptible de modifier profondément le business model. Aussi, sans « métabolisation » des effets de la coopétition, cela peut faire passer la coopétition de l’opportunité (à saisir) à la trappe (où on va l’oublier). Ainsi, on peut avancer le terme de « culture entrepreneuriale coopétitive », susceptible de devenir un objet de transmission entre générations, mais aussi entre entrepreneurs d’un même secteur d’activité ou d’une même région. Cette notion de « culture entrepreneuriale coopétitive » reste toutefois à documenter plus avant, la dimension ethnique ayant été favorisée dans cette contribution, mais n’épuisant aucunement les dimensions de la culture. La déclinaison de cette notion de culture coopétitive reste à faire : culture sectorielle, culture professionnelle, culture régionale, etc.

Enfin, sur un troisième plan, praxéologique, on s’aperçoit de la progressive intériorisation nécessaire de la coopétition comme structure cognitive adaptée pour maintenir un équilibre socio-économique précaire. Bien loin d’être marginale et limitée aux seules activités traditionnelles (telles que l’élevage de rennes), cette nécessité peut aider au développement d’un entrepreneuriat soutenable, à l’heure où de nombreuses politiques publiques souhaitent renforcer l’entrepreneuriat comme facteur central de lien social. Or, bien souvent, seule la dimension économique, notamment concurrentielle, est favorisée dans ces démarches, alors que leur réussite tient largement à des éléments sociaux, culturels et identitaires.

Bien évidemment, ce travail comporte un certain nombre de limites. En premier lieu, le contexte d’étude est très particulier, puisque, au contraire des travaux traditionnels en coopétition, c’est un substrat coopératif qui est scruté, et qui plus est, dans un environnement culturel éloigné de notre mode de pensée occidental en management. En second lieu, les données empiriques recueillies, stricto sensu, peuvent paraître limitées. Pourtant, ces données s’appuient sur une connaissance intime du contexte d’étude qui est venue alimenter la collecte et l’interprétation des informations, ainsi que la discussion des résultats. Le changement de perspective adopté dans l’étude des environnements coopétitifs (la préexistence de la coopération et non de la concurrence) peut créer une brèche ouvrant la voie à d’autres travaux cherchant à valider cette hypothèse du renversement de perspective, y compris dans des contextes bien plus familiers. Ainsi, des travaux sont désormais attendus pour conforter les conclusions de cette étude exploratoire.