Corps de l’article

Cet ouvrage collectif est le fruit d’une rencontre autour d’un vide théorique, comblé par des idées astucieuses. Rencontre, de deux trajectoires individuelles élaborées autour de la transmission et de la reprise de PME, expertises respectives de Louise Cadieux et de Bérangère Deschamps depuis leurs recherches doctorales. Vide théorique, car curieusement ces deux thèmes n’avaient que très peu été mis en relation étroite dans une même conversation. Idées astucieuses, enfin, puisque les deux coordinatrices ont décidé de convier des regards parfois extérieurs à l’examen de l’objet considéré : le processus de transmission/reprise. Le résultat correspond donc à une véritable attente au regard de l’état de la littérature. Il est désormais possible de disposer d’un ouvrage de référence qui accorde une place à des oubliés tels que le salarié, à des formes négligées telles que la reprise interne ou la transmission en entrepreneuriat social, ou bien à des thématiques sous-estimées en situation de reprise comme la créativité ou la régénération. Avant d’en présenter le contenu, il me semble intéressant de souligner qu’en ces temps de financiarisation excessive où le jargon est plus au rachat, au dépeçage, à la scission, à la valeur boursière, il est plaisant de lire un ouvrage qui, à sa manière, réinvestit le management avec des « vraies personnes » et remet la finance au second plan.

La perspective défendue par les coordinatrices et qu’elles souhaitent imprimer à l’ouvrage est présentée en début d’ouvrage. Les auteures proposent un processus intégré de transmission/reprise, découpé en quatre phases où les intérêts et points de vue du cédant et du repreneur nécessairement se croisent. Elles établissent ensuite pour chaque phase différents enjeux qui sont autant de possibles embûches sur le parcours des deux protagonistes. Ce dont il est ici question semble plus relever du modèle séquentiel par étapes que du processus. Le projet en partie normatif de l’ouvrage, d’une part, et la recherche d’un compromis entre deux points de vue, d’autre part, nécessitent toutefois cette modélisation simple par étape. Dans tout projet d’élaboration des connaissances, cette démarche de simplification constitue une phase importante, mais appelle souvent par la suite un regain de complexification du modèle.

Une première partie traite du management stratégique en situation de transmission/reprise. L’enjeu est crucial dans la mesure où certaines orientations stratégiques peuvent hypothéquer le devenir même de l’affaire, au moins à moyen terme. Dans cette partie, il est question des tensions qui traversent la transmission/reprise de PME entre exploration de voies nouvelles et préservation des acquis. En dessinant les nouveaux contours stratégiques de l’affaire cédée ou reprise, l’identité de l’organisation se transforme. C’est dans ce sens qu’on a pu parler de re-création d’entreprise. Les implications, parfois tardives et silencieuses, de cette transformation identitaire sont importantes, ne serait-ce que dans le processus d’identification des collaborateurs au projet collectif.

L. Bégin, D. Chabaud et M. Hannachi traitent des possibilités de régénération stratégique de l’entreprise à l’occasion d’une relève. Ils examinent notamment cette transition entre les deux protagonistes, les freins et les leviers qui rendent plus propice la régénération stratégique. La régénération, si l’on s’en tient aux sources de la métaphore, dénote une forme de retour à la vie, une renaissance. La tentation d’une lecture anthropomorphique des conduites stratégiques des entreprises n’est donc pas loin de l’autre côté de la métaphore et le recours au cycle de vie de l’entreprise renvoie à une lecture évolutionniste de la trajectoire des entreprises. La régénération stratégique constitue précisément ce momentum où les acteurs parviennent à se défaire de la « contrainte de sentier » (dans le vocabulaire évolutionniste) pour imposer leur « choix stratégique » (selon la recherche fondatrice de John Child) aux environnements.

B. Deschamps et L. Simon poursuivent la réflexion en pointant les paradoxes avec lesquels le repreneur en particulier doit composer dans une transmission/reprise. Le transfert des connaissances tacites et de la culture organisationnelle forment les plus importants paradoxes. Les auteurs proposent quelques pistes en lien avec l’innovation pour concilier ces paradoxes : l’équilibre des régimes d’innovation, la capitalisation des connaissances existantes, l’expérimentation de connaissances nouvelles, la création d’un contexte propice à l’innovation. Il est dommage que le paradoxe identifié de la connaissance tacite n’ait pas fait l’objet de développements. Notamment les modes de conversion de la connaissance tacite proposés par Nonaka et Takeushi sont bien loin de se résumer à l’explicitation. On peut présumer qu’en situation repreneuriale et dans certains contextes de PME, la socialisation (ou la non-socialisation) joue un rôle bien plus important dans la transmission de la connaissance, en particulier lorsque celle-ci est disséminée dans l’entreprise.

Le dernier chapitre de cette partie est consacré, de manière inédite dans le champ par C. Carrier, à la place de la créativité dans la transmission/reprise de PME. La créativité peut être légitimement considérée comme le moteur de la stratégie des entreprises et le foyer de la construction d’un avantage distinctif à travers l’émergence de nouvelles opportunités. La reprise peut donc constituer un moment clé où la créativité se perd ou s’étiole. L’auteure examine trois situations clés qu’elle illustre par de rapides cas. La première consiste à devoir remplacer le témoin de la créativité dans une PME où l’innovation a toujours constitué un principe stratégique, en particulier dans un environnement dynamique où la distinction est une condition d’existence. Dans une deuxième situation, le maintien de la créativité forme un enjeu de la reprise : lorsque l’innovation constitue le principe même de l’industrie. Dans ces industries créatives, les relations partenariales peuvent jouer un rôle dans le maintien de la créativité. Le sens du leadership devient un facteur clé. Enfin, la créativité peut constituer un enjeu de régénération de la PME et le rôle du repreneur devient stratégique dans la manière de penser très en amont la relance créative. Ce chapitre fourmille de pistes à explorer dans des recherches à venir.

Une deuxième partie s’attache aux premiers rôles de la pièce : les figures du cédant et du repreneur. L. Cadieux et B. Deschamps s’appuient sur la théorie de transition de rôle pour comprendre simultanément le comportement des protagonistes à chaque étape du processus de transmission/reprise. Cela permet aux auteures de mieux aboutir l’intégration de leur modèle, mais également de mettre au jour les différents points de rencontre à des étapes du processus. En particulier, elles décrivent un point tournant où l’irréversibilité se crée et à partir duquel des rites de séparation prennent place. Ce chapitre porte la perspective défendue par les directrices de l’ouvrage et constitue une avancée certaine dans la compréhension globale du processus successoral. Un second chapitre, rédigé par T. Bah et L. Cadieux, se focalise sur le travail de deuil du cédant et cherche à en montrer les conséquences sur le repreneur. La capacité de deuil du cédant influence sensiblement le processus de transmission, la forme envisagée et les interactions entre protagonistes. Les auteurs proposent une typologie de quatre profils de cédant en relation avec leur attitude en situation de transmission. Un certain nombre de points de décalage entre les acteurs peuvent venir enrayer le bon déroulement de la relève.

Une troisième partie s’attache aux seconds rôles de la transmission/reprise pour en montrer l’influence déterminante sur la réussite du projet. Le chapitre de G. Arcand s’intéresse à la conduite du changement à l’occasion de la transmission/reprise d’entreprise. L’auteur prend d’abord le soin de re-contextualiser la gestion des ressources humaines en contexte PME et montre l’importance d’investir la fonction RH. Par la suite, le chapitre transpose un modèle général de gestion du changement au processus de transmission/reprise en insistant sur différents facteurs à contrôler. Finalement, à partir du même modèle, l’auteur propose une démarche en sept phases de gestion du changement « majeur » qu’est la transmission. À chaque phase, les rôles respectifs du cédant et du repreneur sont évalués. Le chapitre de S. Boussaguet part de l’identification des différents états psychologiques des salariés au départ du cédant et à l’arrivée d’un nouveau dirigeant. L’auteure envisage par la suite les réactions que peut susciter ce changement managérial : les freins au changement et les comportements déviants qui peuvent se traduire par une forme de passivité des salariés. Elle présente finalement différentes pistes pour favoriser l’implication active des salariés. Après une « cartographie des forces en présence », le repreneur serait en mesure d’agir de manière appropriée.

La lecture de ces deux chapitres pourra laisser le lecteur songeur, comme à vrai dire beaucoup de travaux en gestion du changement. D’abord, parce qu’ils sont portés par une vision implicite que le changement est forcément bon et qu’il est produit au sommet. Dès lors, le salarié sceptique est décrit comme un résistant et tout est affaire de pédagogie auprès d’une ressource humaine qui, d’une manière ou d’une autre, n’a pas compris le changement. Dans ce sens, il y a un risque à considérer les personnes comme des freins potentiels. Quid, en situation de transmission/reprise, d’un management participatif qui miserait sur un leadership libérateur et l’intelligence collective pour produire le changement ? N’est-ce d’ailleurs pas une manière aussi de faciliter la socialisation du nouveau dirigeant ? En d’autres termes, cela suppose un changement managérial de la part du repreneur autant, sinon plus, qu’une gestion du changement à l’intention des collaborateurs.

Le troisième chapitre élève le salarié au rang d’acteur de la transmission/reprise de PME et traite de la reprise interne par les salariés qui deviennent ici clairement acteurs du changement. Après avoir présenté le contexte général de la reprise par les salariés, J.M. Estève et H. Mahé de Boislandelle exposent la démarche de transmission d’entreprise par apprentissage managérial (T.EA.M.) autour d’un cas réel expérimenté par un des auteurs. L’entreprise a vécu de multiples reprises internes au cours de son histoire : sa culture constitue un facteur de pérennisation par-delà les changements. On retient notamment qu’un management de type intrapreneurial rend l’entreprise propice à la transmission/reprise interne. Par ailleurs, anticiper la transmission facilite l’apprentissage organisationnel et donne également le droit à l’erreur.

Une quatrième partie aborde la dimension financière de la reprise. Le chapitre de C. Mathieu, L. Cadieux et P. Gratton fait état des voies et des instruments de financement des projets de relève. En particulier, le financement par capital-risque et le financement provenant d’organismes gouvernementaux sont examinés en en relevant les forces et faiblesses. Le chapitre suivant de C. Mathieu se focalise sur l’évaluation financière de l’entreprise, objet de la transaction entre cédant et repreneur. L’auteur souhaite proposer une approche synthétique et mieux adaptée au contexte très spécial de la transmission de PME. En particulier, il s’agit de s’approcher au plus près de la valeur objective de l’entreprise, en s’écartant de la « valeur sentimentale » qui peut gêner la transaction. La procédure diligente permet de s’assurer de la justesse de cette transaction.

Une dernière série de chapitres aborde certaines pratiques propres à la transmission de PME. E. St-Jean consacre un chapitre au thème du mentorat, en général analysé dans le cadre de la création d’entreprise. Il examine les besoins particuliers et les difficultés du cédant et du repreneur que le recours au mentorat permettrait de combler ou de réduire. Pour le repreneur, certaines fonctions du mentorat semblent plus marquées : rôle de confident, intégration dans les communautés d’affaires, etc. Pour le cédant, si la pratique du mentorat semble limitée, elle pourrait remplir une mission efficace de maïeutique.

Le chapitre de D. Lobet traite de la transmission/reprise des entreprises familiales de manière inattendue. Les dirigeants de PME familiales, conscients des freins et des difficultés nombreuses de la conduite des affaires, tendent à dissuader leurs « héritiers » de s’engager dans la reprise. L’auteure constate a contrario une tendance non négligeable des héritiers à « s’auto-hériter » de l’affaire familiale. Elle dégage trois situations : l’héritier d’entreprise « faute de mieux », la « reprise au tournant » où la relève vient consacrer un moment charnière dans la vie de l’héritier, la « vocation au seuil » où la carrière repreneuriale est embrassée au sortir des études.

L’entrepreneuriat social constitue un autre domaine inattendu où s’exerce la transmission/reprise. S. Bacq et F. Janssen, après avoir précisé les contours de cet objet complexe, distinguent trois types de transmission/reprise – familiale, externe et interne – en soulignant leurs caractéristiques au regard de l’entrepreneuriat social. Par la suite, les auteurs examinent les rôles de l’entrepreneur social cédant et du repreneur social. Le premier se distinguerait sans doute par les valeurs sentimentales, mais au-delà sociales, qui rendraient complexe une transmission/reprise externe. Le second évaluerait l’intérêt de reprise d’une organisation sociale sur la base de critères variés plus subjectifs que dans le cas d’une transmission/reprise d’entreprise.

Le dernier chapitre traite de la relève en milieu agricole. D. Parent dresse tout d’abord le portrait de cette relève. Par la suite, l’auteure attire l’attention sur quelques changements majeurs et sans doute méconnus qui traversent cette forme de relève. D’abord, cassant le nez à différents mythes, la relève féminine prend un essor constant et réel dans le milieu agricole. Ensuite, on y constate un niveau de formation en constante évolution. Enfin, l’isolement constitue un facteur de fragilisation des jeunes repreneurs agricoles. Dans la suite du chapitre, D. Parent s’intéresse à la relève familiale pour mettre de l’avant que tout est « affaire de relations ». L’auteure présente une grande variété de relations qui vont de la « servitude ordinaire » à la tentative de putsch en passant par la « paix familiale ». Vous l’aurez compris : nous avons ici affaire à un ouvrage collectif dense qui traite à peu près toutes les facettes du phénomène de transmission/reprise. Le travail de direction facilite amplement la lecture grâce à une structure identique dans tous les chapitres, un langage commun aux auteurs, de nombreuses illustrations présentées sous la forme de vignettes, l’équilibre enfin dans l’attention portée aux deux protagonistes. Ce volume intéressera le chercheur en attente d’un ouvrage qui fait le point et jette des perspectives, le praticien en attente de quelques conseils pour mieux piloter ou accompagner le processus de transmission/reprise, l’étudiant en attente d’un bon compagnon d’apprentissage.

Pour un lecteur extérieur au champ, on peut être surpris de son très fort auto-référencement dans la littérature mobilisée même si cela fait partie du jeu qui consiste à en établir les frontières. Pourtant, différentes problématiques semblent avoir été travaillées dans des champs périphériques. Dans ce sens, on ne peut que louer l’appel des directrices à des auteurs extérieurs au domaine de la transmission. Il y a à parier qu’il s’agit d’un choix précurseur, les domaines scientifiques ayant besoin de s’ouvrir pour se régénérer. On pourrait dans la foulée de ce commentaire considérer que l’ouvrage a par moment les défauts de ses qualités. Les chapitres de « non-spécialistes » de la transmission/reprise présentent parfois plus des conjectures que des preuves établies. Dans ce sens, les vignettes empiriques donnent le goût de lire de véritables études de cas. On peut aussi considérer qu’il y a là un ensemble de pistes de recherche explorées à développer, un programme de recherche où le candidat à la maîtrise et au doctorat pourrait trouver de quoi alimenter bien des projets.