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Introduction

L’expression Business Model (BM dans la suite du texte) est devenue un buzzword suscitant l’intérêt des chercheurs alors qu’elle n’était, au début, qu’un terme né avec les start-up internet (Magretta, 2002). Si elle a aujourd’hui largement dépassé ce contexte pour être employée quel que soit le domaine (sport, culture, économie sociale et solidaire…) ou la nature du projet (création, reprise, intrapreneuriat, …), il faut se souvenir que l’accessibilité d’Internet a révélé le potentiel créatif de nombreux entrepreneurs y décelant des opportunités d’affaires. La nouveauté du média et celle des acteurs, parfois de jeunes passionnés d’informatique, pouvaient rendre timides certains partenaires, notamment financiers, au regard des sommes importantes qu’il fallait souvent mobiliser. Ces partenaires étaient en quête de sens pour comprendre les affaires qui leur étaient proposées. À ce titre, Chesbrough et Rosenbloom (2002) confèrent au BM un rôle cognitif visant à donner du sens aux activités pour qu’elles soient compréhensibles par les marchés. Le sens, terme polysémique, est aussi la direction à prendre ; le BM est alors un concept stratégique (Afuah et Tucci, 2001 ; Shafer, Smith et Linder, 2005). Pour ces deux acceptions, la créativité peut être considérée comme inhérente au BM, car il fallait imaginer non seulement une offre comprise, mais aussi ce que pourrait être le chemin de la réussite et le faire emprunter aux partenaires apportant les ressources nécessaires au projet.

Or, la créativité est peu évoquée dans les textes publiés dans les revues savantes ayant parfois placé le BM au coeur de numéros spéciaux (Revue française de gestion, Long Range Planning, Management, Strategic Entrepreneurship Journal…). S’agissant de la perspective entrepreneuriale qui nous intéresse ici, dans un récent article faisant le point sur les définitions, d’une part, et proposant des voies de recherches à l’intersection de l’entrepreneuriat et du BM, d’autre part, George et Bock (2011) n’évoquent pas la créativité. Celle-ci est pourtant considérée comme la genèse de l’entrepreneuriat (Brazeal et Herbert, 1999) tandis que le BM peut être vu comme l’artefact expliquant l’émergence ou l’impulsion organisationnelle (Verstraete et Jouison-Laffitte, 2011). On se retrouve ainsi avec un triptyque « entrepreneuriat–BM–créativité » dont chaque pôle est irréductible aux autres sans pouvoir en être dissocié. Warnier, Lecocq et Demil (2012) expliquent d’ailleurs que le BM est un support à la créativité de l’entrepreneur, mais cet essai publié dans une revue de vulgarisation ne comporte pas de phase empirique. Notre travail vise à combler ce manque par une recherche empirique liée au potentiel créatif du BM.

Sur le plan théorique, les chercheurs ont conceptualisé le BM en recourant à différents corpus (Timmers, 1998 ; Gordijn, Akkermans et Vliet, 2000 ; Magretta, 2002 ; Chesbrough et Rosenbloom, 2002 ; Jouison et Verstraete, 2008 ; Demil et Lecocq, 2008 ; Verstraete et Jouison-Laffitte, 2009, 2011 ; etc.). Ce sont surtout les composantes du BM qui ont été étudiées. Sa nature est moins souvent révélée par les textes publiés, et ses fonctions sont fréquemment oubliées. Lorsqu’elles sont évoquées, le BM est vu comme un outil de description et de compréhension (Timmers, 1998 ; Gordijn, Akkermans et Vliet, 2000 ; Afuah et Tucci, 2001 ; Applegate, 2001 ; Magretta, 2002 ; Hedman et Kalling, 2003 ; etc.), de prospective (Applegate, 2001) ou de classification (Timmers, 1998 ; Rappa, 2000). Si l’énoncé de fonctions témoigne d’une reconnaissance de l’utilité du concept de BM, il est par contre plus difficile de trouver des exemples non anecdotiques l’illustrant concrètement, notamment en lui fournissant du contenu en partant du potentiel créatif qui lui est inhérent. Osterwalder et Pigneur (2011) font exception en proposant, à partir de leur modèle Canvas, d’utiliser des Post-it © sur lesquels les idées relatives aux composantes du BM sont notées et placées sur un tableau représentant les différents blocs de leur modèle. Nous nous inscrivons dans cette perspective consistant à proposer une méthode exploitant le potentiel créatif des individus dans l’élaboration d’un BM.

Travailler sur la fonction créative du BM confère à notre recherche une visée instrumentale. Elle s’adresse principalement à celui qui va enseigner le BM à ses futurs utilisateurs. Ce pédagogue peut être un conseiller en création d’entreprise devant apprendre au porteur de projet la façon d’utiliser l’outil, ou un consultant mettant au jour le BM de l’entreprise de son client afin, par exemple, d’en discuter la pertinence pour ensuite imaginer son évolution, ou encore un enseignant formant des étudiants de formation initiale ou continue. Ainsi, différents métiers sont conduits à faire preuve de pédagogie à propos du BM, et à l’illustrer concrètement. Si les textes portant sur l’apprentissage de l’entrepreneuriat sont nombreux (Béchard et Grégoire, 2005), ceux portant sur l’apprentissage du BM sont absents des grandes revues. Les pédagogues ont donc construit leur protocole d’apprentissage sans pouvoir s’appuyer sur des références académiques fondées sur des recherches empiriques. Dans le domaine de l’entrepreneuriat, la difficulté réside, selon Verzat et Fayolle (2009), dans l’apport de connaissances sur un objet en création (le projet). Pour Hjorth et Johannisson (2009), il convient de faire comprendre que l’entrepreneuriat est une forme de créativité sociale, et ce n’est pas le contexte internet évoqué en début de texte qui conduira à démentir leur propos. Notre recherche concerne donc autant l’apprentissage de l’entrepreneuriat par le BM que la créativité suscitée par ce dernier.

À cette fin, nous avons mobilisé la carte mentale pour guider l’apprentissage du concept de BM et l’élaboration créative d’exemples de BM. Mise au point par Buzan dans les années 1970, la carte mentale est un moyen graphique et ludique de représenter des idées et de stimuler la créativité (Buzan et Buzan, 1993 ; Buzan et Griffiths, 2011). Sur le plan académique, des travaux conduits dans différents secteurs tels que, par exemple, le design (Kokotovich, 2008), les sciences médicales (Noonan, 2012), la linguistique (Régnard, 2010 ; Merchie et Van Keer, 2012), ou encore l’économie ou la gestion (Budd, 2004 ; Eriksson et Hauer, 2004) montrent que la carte mentale favorise la représentation structurée de problèmes, la mémorisation et la créativité. Dans le domaine de l’entrepreneuriat, Carrier (2008), ainsi que Carrier, Cadieux et Tremblay (2010), l’ont mobilisée dans le cadre de la recherche d’idées d’affaires. Sur le plan pratique, la carte mentale s’est imposée comme un outil mondialement utilisé pour toutes sortes de projets, professionnels ou personnels. En témoignent l’existence de nombreuses communautés virtuelles de « mind mappers » échangeant leurs oeuvres[1] ainsi que les logiciels gratuits permettant de réaliser facilement des cartes mentales de qualité[2].

Au regard du potentiel de la carte mentale en matière d’apprentissage et de créativité, d’une part, et de la très grande diversité d’utilisations pour lesquelles elle a fait ses preuves, d’autre part, il nous a semblé pertinent d’apprécier son emploi dans un cadre pédagogique d’apprentissage du BM respectant ses capacités créatives. Nous posons ainsi la question de recherche suivante : la carte mentale favorise-t-elle l’apprentissage du BM et suscite-t-elle la créativité dans l’élaboration de celui-ci ?

Les sciences de l’éducation ont montré la complémentarité entre pédagogie innovante et apprentissage créatif (Ferrari, Cachia et Punie, 2009). Ici, il s’agit à la fois de recourir à une pédagogie innovante susceptible de favoriser l’apprentissage du BM (créer pour apprendre) et de stimuler les capacités créatives des apprenants pour la production de BM originaux (apprendre à créer). Pour répondre à cet objectif, nous avons déployé une recherche-action pédagogique. Celle-ci a été conduite à Bordeaux au sein d’une formation en management de niveau Master 2. Ont participé à l’expérience les 31 étudiants inscrits dans un module de 45 heures dédié au BM. Ce module présente la nature du BM, ses composantes et ses fonctions. Ces dernières font l’objet de mises en situation des étudiants. Pour celles relevant de la créativité, un cas est présenté de façon minimale à partir duquel les étudiants doivent imaginer un possible BM.

La première section présente le BM et le choix de la carte mentale pour stimuler la créativité des participants tandis que la seconde présente le cadre opératoire afférent et discute les résultats obtenus. Si la réponse à la question de recherche s’avère positive, la conclusion pose quelques limites et évoque les suites envisagées au travail ici présenté.

1. Stimuler la créativité pour imaginer des Business Models

Le BM prend place dans les pédagogies de l’entrepreneuriat et dans l’accompagnement des porteurs de projets. Notre propos ne vise pas à remplacer le plan d’affaires, mais à considérer que le BM est l’artefact d’un phénomène émergent qu’il faut comprendre pour mieux le guider et aider l’entrepreneur à imaginer les attentes des parties prenantes avec lesquelles il doit composer (1.1). La méthode à déployer doit pouvoir intégrer la dimension créative du BM afin que le porteur puisse mobiliser son heuristique et ainsi imaginer des possibles. À cette fin, nous avons étudié la carte mentale en tant qu’outil de créativité. À partir des travaux existants, les bénéfices et les limites que l’on peut attendre de cette méthode en matière d’apprentissage sont recensés (1.2).

1.1. Le Business Model pour former à l’entrepreneuriat

Si la profusion actuelle de publications sur le BM conduit à une certaine confusion (George et Bock, 2011), la « valeur » est très présente dans les conceptions ou les définitions (Jouison, 2008 ; Eyquem-Renault, 2011). Voici quelques exemples illustrant la centralité de la valeur dans les conceptions du BM :

  • le BM concerne le concept de valeur en ce sens qu’il exprime comment la valeur est créée, interprétée et échangée au sein d’un réseau de parties prenantes de l’entreprise (Gordijn, Akkermans et Vliet, 2000) ;

  • le BM décrit le contenu, la structure et la gouvernance des transactions pour créer de la valeur par l’exploitation d’une opportunité d’affaires (Zott et Amit, 2007) ;

  • le BM est une architecture de l’entreprise et de ses relations avec ses partenaires pour créer, commercialiser et délivrer de la valeur ainsi qu’un capital relationnel à un ou plusieurs segments de clients pour générer des flux de revenus rentables et durables (Dubosson-Torbay, Osterwalder et Pigneur, 2002) ;

  • le BM répond aux questions relatives à l’identification des clients, à la valeur qui leur est apportée pour un coût approprié, à la façon de gagner de l’argent avec le business (Magretta, 2002). Finalement, les réponses à ces questions formulent une histoire sur la façon dont une entreprise travaille (Dubosson-Torbay, Osterwalder et Pigneur, 2002) ;

  • le BM décrit la façon dont la valeur est générée, dont une rémunération en est tirée et la façon dont l’entreprise échange de la valeur avec ses parties prenantes (Verstraete et Jouison-Laffitte, 2009, 2011).

Avec l’avènement d’Internet, il a fallu être créatif pour imaginer les manières de générer de la valeur, d’en tirer une rémunération et inciter un réseau à participer au projet en apportant les ressources nécessaires. Force est toutefois de constater que les textes publiés portant sur le BM mettent peu la créativité au coeur de leur propos, celle-ci étant, comme très souvent, dans l’ombre de l’innovation (Carrier et Gélinas, 2011). L’innovation est parfois considérée comme une évidence et un défi posé aux équipes managériales (Chesbrough, 2006). Il faut alors compter sur la créativité de ces dernières afin qu’elles génèrent des idées, puisque l’innovation commence par une incitation à la pensée créative (Amabile, Conti, Coon, Larenzi et Herron, 1996).

Eppler et Hoffmann (2012) s’intéressent à la génération d’idées qu’ils considèrent être la première étape pour développer un nouveau BM. Ils relèvent également la pertinence d’une approche collaborative de la conception de nouveaux BM, la génération d’idées combinant un processus cognitif avec un processus social. Les auteurs s’intéressent alors particulièrement au rôle des artefacts dans le développement de BM, notamment par leur capacité à fournir un cadre structurant la pensée. Les artefacts peuvent être des objets, des modèles, des croquis, etc. Eppler et Hoffmann (2012) constatent que la littérature propose peu de méthodes liées à la créativité explicitement appréciée dans le contexte d’utilisation du concept de BM, hormis la proposition d’Osterwalder et Pigneur (2011). Malgré la reconnaissance de ce modèle par les praticiens, les auteurs notent qu’il n’a pas fait l’objet d’une investigation scientifique, ce qu’ils proposent de lui apporter.

Le texte de Eppler et Hoffmann (2012), qui s’appuie sur une précédente publication (Eppler, Hoffmann et Bresciani, 2011), est ici particulièrement intéressant aussi parce qu’il insiste sur l’importance de tenir compte des parties prenantes. La génération d’idées sur de nouveaux BM conduit ainsi à considérer et à comprendre les positions éventuellement conflictuelles des parties prenantes potentielles. Une méthode d’aide à la conception de BM doit alors intégrer les différents points de vue des partenaires impliqués. Cette position est en phase avec la perspective conventionnaliste de Verstraete et Jouison-Laffitte (2009, 2011). Selon ces auteurs, la nature du BM est conventionnelle. Pour obtenir des possesseurs de ressources, ces dernières (qu’elles soient tangibles, par exemple un local, des machines, de l’argent, etc. ou qu’elles soient intangibles, comme une marque, une notoriété, etc.), il convient d’intégrer, dans l’artefact du business (le BM), les attentes de ces parties prenantes potentielles. Une représentation collective et partagée de ce qu’est l’affaire rend alors possible le démarrage de l’entreprise. Le BM est le médium de l’expression de la vision du « monde commun » aux multiples parties prenantes que devrait constituer l’entreprise. Il est ainsi vu comme une convention relative à la Génération de la valeur, à la Rémunération de la valeur et au Partage de la valeur avec les parties prenantes, le concept de valeur se relativisant à chaque partenaire avec lequel un échange s’instaure. Les auteurs parlent alors de modèle GRP. Cette conception du BM incite à davantage considérer l’implication des parties prenantes sans lesquelles la convention n’émerge pas, aucune valeur partagée ou partageable n’ayant été identifiée. L’entrepreneuriat est un acte fondamentalement partenarial ; un projet est moins un créateur et son idée face au monde, qu’il n’est un collectif de partenaires aux attentes différentes cristallisés pour un projet commun.

Cette conception, qui rejoint les positions plaçant la notion de valeur au coeur du BM, rompt avec la plupart des enseignements apportés dans le domaine de l’entrepreneuriat, et plus particulièrement dans celui de la création d’entreprise. Les démarches les plus courantes se basent sur la notion de plan d’affaires, certes aujourd’hui discutée (Gumpert, 2002 ; Dondi, 2008). Toutefois, quoi qu’on en dise, le plan d’affaires reste exigé par certains partenaires, notamment les financeurs. Le plan d’affaires est un document présentant le projet dans ses détails, principalement s’agissant du marché et des conséquences financières découlant des dépenses (charges et investissements) engagées pour réaliser un chiffre d’affaires, la différence devant promettre l’atteinte d’une situation comptable positive (ou au moins équilibrée). Or, la pratique fait apparaître des financements alors même que le plan d’affaires n’est pas rédigé. L’idée n’est pas de dire que la formalisation n’est pas utile (Delmar et Shane, 2004), mais de considérer que si l’exercice sert la mise au point du projet, toute croyance dans le caractère rationnel des prévisions est illusoire (Gumpert, 2002). D’ailleurs, certains contextes se dispensent de ce type d’exercice et font pourtant apparaître des formes incontestables d’entrepreneuriat (ex. : le secteur informel dans certains pays africains). C’est bien qu’autre chose explique l’impulsion organisationnelle : l’émergence d’une convention. Pour théoriser ce point de vue, Verstraete et Jouison-Laffitte (2011) s’appuient, d’une part, sur les travaux de Gartner (1995) et, d’autre part, sur la théorie des conventions.

Notre objectif, plus instrumental, adopte cette perspective pour considérer qu’il n’est pas déraisonnable d’apporter aux porteurs de projet des connaissances sur le BM. En effet, cet outil peut aider à comprendre que l’émergence d’une convention constitue la genèse du phénomène qu’ils veulent faire naître. Le problème posé au pédagogue, qu’il soit conseiller ou enseignant, est de favoriser l’apprentissage du BM sans oublier la créativité qui lui est inhérente. C’est à ce problème que répond notre recherche. Nous mobilisons un outil, la carte mentale, pour cadrer la pensée créative afin de faire apprendre le BM pour la construction d’un projet sans oublier d’apprécier son potentiel créatif.

1.2. La carte mentale comme outil de créativité mobilisable en contexte pédagogique

Les auteurs en management ont travaillé à la mise au point de démarches heuristiques. Ces dernières font appel à l’intuition, à l’imagination et au jugement des individus. Piattelli-Palmarini (1995) rappelle que le mot « heuristique » partage la même racine qu’« eurêka », les deux étant liés au verbe grec qui veut dire trouver. « Globalement, les heuristiques sont des stratagèmes mentaux spécifiques qui servent à résoudre des problèmes spécifiques... une heuristique est une règle simple et approximative - explicite ou implicite, consciente ou inconsciente - qui permet de mieux résoudre une catégorie donnée de problèmes » (Piattelli-Palmarini, 1995, p. 35). Desreumaux (1993) distingue les démarches heuristiques des démarches analytiques ; ces dernières s’inscrivent davantage dans une pensée rationnelle, même si l’interprétation reste finalement le guide décisionnel. Selon Desreumaux (1993), les démarches analytiques présenteraient l’inconvénient de gêner l’usage créatif, alors que les démarches heuristiques apporteraient la possibilité d’énoncer un plus grand nombre de solutions face aux problèmes, l’intégration plus aisée d’éléments non quantifiables, la considération des schémas cognitifs.

S’agissant précisément de la créativité, Carrier (1997) la relie à l’entrepreneuriat et à l’intrapreneuriat. Elle évoque la carte mentale qu’elle mobilise dans un article visant à proposer une méthode aidant les entrepreneurs potentiels à explorer les possibilités offertes par leurs idées, avant de commencer le processus plus rigoureux de la préparation d’un plan d’affaires (Carrier, 2008). On rejoint ici une préoccupation de notre question de recherche.

La réalisation d’une carte mentale part d’une idée centrale représentée (manuellement ou à l’aide d’un logiciel) au centre d’un support (papier ou écran). Ce point de départ génère des associations d’idées qui viennent se greffer autour du centre en une structure radiante, elle-même se subdivisant en autant de branches que de nouvelles idées. La carte mentale reproduite ci-dessous à titre d’illustration a été dessinée manuellement (figure 1). Son sujet central concerne justement la réalisation d’une carte mentale.

Une carte mentale mobilise les deux hémisphères du cerveau ; la partie droite du cerveau stimule les images, les couleurs, la créativité, etc. ; la partie gauche est le lieu de la logique, des mots, de la structure, etc. Buzan et Griffiths (2011) décrivent la carte mentale comme une cartographie de nos pensées pouvant constituer un outil privilégié pour développer la créativité, organiser des idées y compris lors de la prise de notes ou de la structuration d’un projet et favoriser l’apprentissage et la mémorisation. L’outil n’a pas laissé insensibles les pédagogues. Si les expériences pédagogiques relatées sur Internet ne manquent pas et fournissent des illustrations de cartes mentales rivalisant d’esthétisme[3], plus rares en revanche sont celles relevant d’un cadre scientifique de recherche. Ci-dessous, nous retenons les travaux significatifs dont la méthode (une recherche en milieu universitaire auprès d’étudiants et d’enseignants) et/ou leur champ d’application (économie et gestion) se rapprochent du cadre de notre recherche. Ils permettent de circonscrire les bénéfices potentiels ainsi que les limites de la mobilisation de la carte mentale dans l’apprentissage.

Figure 1

Un exemple de carte mentale

Un exemple de carte mentale

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Deux recherches s’apparentent au cadre de notre recherche dans la mesure où la carte mentale s’appuie sur un contenu spécifique à transmettre. Eriksson et Hauer (2004) revisitent ainsi le contenu d’un cours général d’introduction au marketing en combinant savoirs fondamentaux et résolution de problèmes. À partir d’un dossier composé d’articles de presse spécialisée, ils proposent aux étudiants de niveau Master d’une université suédoise, de déduire les concepts-clés du marketing et de les traduire sous forme de 4 cartes mentales (cartes de diagnostic, d’opportunité, de stratégie et de gestion de relation clients). Les cartes mentales servent ici à structurer et à synthétiser des idées. Elles sont ensuite réutilisées comme outil de créativité pour concevoir un plan marketing complet dans un cas d’application où la pensée divergente et les possibilités d’interconnexions entre les concepts-clés sont encouragées. Selon les auteurs, les améliorations pédagogiques obtenues ne se situent pas au niveau des résultats aux examens. Ceux-ci restent comparables à ceux des années précédentes. Les bénéfices relèvent de l’implication des étudiants et d’une motivation accrue.

De manière similaire, les étudiants participant au protocole déployé par Budd (2004) ont déjà reçu un enseignement théorique en économie sur les sujets à traiter sous forme de carte mentale (les négociations syndicats-patronat et l’équilibre macro-économique entre offre et demande). La réalisation d’une carte mentale ne se substitue pas à l’enseignement classique des concepts, mais permet de réviser ces derniers et d’élargir la discussion de manière ouverte dans un contexte spécifié par l’enseignant. Les bénéfices relevés par Budd (2004) sont au moins de deux ordres. S’agissant du premier, la réalisation d’une carte mentale est une méthode d’enseignement active : elle apporte à chaque apprenant la possibilité de réfléchir par soi-même, à la différence d’un enseignement magistral où le cours est suivi de manière plus passive. L’acquisition de savoirs théoriques peut en être facilitée. En outre, la nature graphique de la carte mentale (dessins, couleurs) est particulièrement adaptée aux étudiants dont le style d’apprentissage est davantage visuel qu’auditif, ce qu’attestent les résultats d’une enquête quantitative menée par l’auteur. S’agissant du deuxième bénéfice, il concerne la dynamique de groupe. Les exercices sous forme de carte mentale en groupes restreints favorisent à la fois les échanges entre étudiants et ceux entre les étudiants et l’enseignant. Cet apprentissage collaboratif permet de rompre avec la monotonie des séances et de redynamiser un cours semestriel.

La mobilisation de la carte mentale en contexte pédagogique n’est toutefois pas toujours adossée à l’apprentissage de savoirs fondamentaux. En effet, dans les travaux de Carrier (2008) et Carrier, Cadieux et Tremblay (2010), la carte mentale sert un but d’idéation pure. Associée à d’autres techniques de créativité, elle peut aider des étudiants/porteurs de projet à explorer librement leurs idées d’affaires ou à imaginer de nouvelles occasions d’affaires. Bien que les cartes mentales utilisées par ces auteures présentent un degré de liberté très supérieur aux travaux précédents, car déconnectées du contenu d’un cours, leurs expérimentations s’apparentent également à notre propos. Elles s’inscrivent dans la recherche en entrepreneuriat, s’adressent à des publics de porteurs de projet et interviennent dans les phases amont du processus entrepreneurial de mise au point d’idées et de recherche d’opportunités d’affaires. Leurs résultats montrent que la carte mentale est une technique féconde, produisant un nombre important d’idées d’affaires nouvelles. La créativité est notamment favorisée par le fait que les participants se sentent à l’aise avec la méthode. Alors que les idées produites sont peu en rupture avec le paradigme dominant et concernent davantage des améliorations ou des adaptations de produits existants, elles n’en sont pas moins jugées porteuses par l’expert extérieur sollicité pour évaluer les résultats de l’expérimentation (Carrier, Cadieux et Tremblay, 2010). Ce résultat est conforme à la typologie de McFadzean (1998) qui classe les techniques de créativité en trois catégories : celles qui préservent le paradigme dominant, celles qui permettent d’étendre ce paradigme et celles, enfin, qui cassent le paradigme et permettent de générer les solutions les plus créatives. Plus une technique éloigne les participants de leur zone de confort, plus ceux-ci sont amenés à produire des idées originales. La carte mentale se situe plutôt dans la première catégorie. Elle ne conduit pas aux idées les plus novatrices. En revanche, comme le souligne McFadzean (1998), les méthodes de la première catégorie sont aussi celles qui sont le plus aisément adoptées par les groupes dans la mesure où elles sont faciles à comprendre et à transmettre. Elles ne demandent aucune expérience préalable et n’éloignent pas les participants de leur zone de confort. En ce sens, la carte mentale semble particulièrement indiquée pour une initiation aux méthodes de créativité. Du point de vue des étudiants ayant utilisé l’outil, Carrier (2008) relève trois catégories de bénéfices perçus. La première est relative aux caractéristiques intrinsèques de la méthode (possibilité de visualiser, de faire apparaître des liens, facilité d’usage) ; la deuxième tient au travail collaboratif (les cartes mentales ont été réalisées en groupes restreints pour favoriser la mise en commun d’expériences différentes, dont celles d’experts) ; la troisième renvoie au caractère émancipatoire de la technique, qui libère le potentiel créatif des individus et permet de voir son projet sous un autre angle et de le préciser. Ce dernier point rejoint le travail de Kokotovich (2008) qui démontre l’intérêt des cartes mentales pour stimuler la créativité des designers industriels novices dans la mise au point de nouveaux produits. En particulier, les interconnexions entre les différentes composantes d’une carte mentale nourrissent la créativité et autorisent une résolution de problème de manière holistique et complexe.

Everekli, Balim et Inel (2009) se sont intéressés au point de vue des enseignants. Par une étude qualitative, ils ont interrogé un échantillon d’enseignants sur leur perception de la carte mentale. Les résultats font apparaître que la carte mentale est perçue par des pédagogues comme un outil complémentaire d’un enseignement scientifique, propice à la mémorisation et l’évaluation des connaissances, utile pour motiver un groupe et vérifier que les connaissances sont acquises, plutôt en fin de cycle. Parmi les limites évoquées, les auteurs relèvent la crainte que les apprenants soient dissipés et le sentiment que la carte mentale ne se prête pas à tous les sujets en science dure.

En dépit de certaines limites, la carte mentale s’avère donc fructueuse en contexte pédagogique. La confrontation des travaux précédents permet de lister les bénéfices attendus et les limites de la carte mentale dans ce contexte (tableau 1).

Tableau 1

La carte mentale en contexte pédagogique : bénéfices et limites potentiels

La carte mentale en contexte pédagogique : bénéfices et limites potentiels

Tableau construit à partir des sources suivantes : Buzan et Griffiths (2011) ; Budd (2004) ; Carrier (2008) ; Eriksson et Hauer (2004) ; Carrier, Cadieux et Tremblay (2010) ; Everekli, Balim et Inel (2009) ; McFadzean (1998) ; Kokotovich (2008) ; Régnard (2010).

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Les bénéfices listés convergent à servir notre objectif d’apprentissage du BM et de créativité dans son élaboration. Nous observons en outre que l’utilisation de l’outil en groupe a accru la stimulation de la créativité dans tous les cas recensés. Cette liste ne prétend pas à l’exhaustivité[4], mais elle donne une première grille d’analyse pour préparer le cadre opératoire de notre recherche-action.

2. Le cadre opératoire : une recherche-action pédagogique

La carte mentale est-elle mobilisable pour favoriser l’apprentissage du BM et susciter la créativité des apprenants ? Pour répondre à cette question, nous avons déployé une recherche-action. Dans un contexte pédagogique, Lindsay, Breen et Jenkins (2002) rappellent qu’une recherche-action a pour but principal de « résoudre un problème au sein d’un processus de recherche ; […] elle contribue à la fois au savoir pédagogique et à une modification substantielle de la pratique pédagogique de l’enseignant et des apprentissages des étudiants ». En ce sens, tant le point de départ de la recherche (combler le manque d’une méthode de créativité applicable au BM) que nos objectifs (introduire la carte mentale dans la pratique pédagogique de l’équipe afin d’améliorer l’apprentissage des étudiants et stimuler leur créativité) rejoignent le cadre d’une recherche-action.

Dans la section 2.1., nous décrivons le protocole de recherche-action ayant guidé l’expérimentation. La section 2.2. présente les résultats et soulève des points de discussion.

2.1. Les phases de la recherche-action

Susman et Evered (1978) s’élèvent contre la sophistication des méthodes de recherche en sciences sociales produisant des résultats inutilisables par les acteurs des terrains étudiés, notamment parce que les travaux sont trop éloignés des problèmes effectivement rencontrés. Ils proposent que les cadres opératoires intègrent une définition commune des problèmes à traiter, cette explication s’inscrivant dans un protocole plus large de recherche-action. « La recherche-action est une méthode de recherche qualitative de type participatif où le chercheur s’implique volontairement dans les systèmes sociaux qu’il étudie et apprécie en conséquence l’évolution de la situation et des comportements » (Jouison-Laffitte, 2009). Nous nous appuyons sur le processus cyclique de Susman et Evered (1978) qui décrit la recherche-action comme un cycle de 5 phases (figure 2 pour un rappel des 5 phases et tableau 2 pour leur application à notre recherche).

Tableau 2

Les phases de la recherche-action pédagogique

Les phases de la recherche-action pédagogique

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Figure 2

Le processus cyclique de la recherche-action (Susman et Evered, 1978, p. 588)

Le processus cyclique de la recherche-action (Susman et Evered, 1978, p. 588)

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Phase 1. Diagnostic de la situation. Quel est le problème identifié ?

L’introduction du BM dans la pratique pédagogique des formations en entrepreneuriat de l’Université de Bordeaux (licence professionnelle et Master 2) a démontré depuis plusieurs années son intérêt et son potentiel tant pour les étudiants, porteurs de projet, que pour les professionnels chargés d’évaluer les projets mis au point. Grâce à la formalisation structurée induite par le modèle GRP (tableau 3), les projets soutenus ont gagné en intelligibilité tandis que les porteurs ont visiblement amélioré leur pouvoir de conviction (Verstraete et Jouison-Laffitte, 2009).

Tableau 3

Les composantes du Business Model selon Verstraete et Jouison-Laffitte

Les composantes du Business Model selon Verstraete et Jouison-Laffitte

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Phase 2. Planification de l’action. Quelles sont les solutions possibles pour résoudre le problème ?

Les échanges (informels et en réunion) entre les membres de l’équipe pédagogique constituée d’enseignants-chercheurs et de professionnels ont permis de recenser différentes solutions aux attentes exprimées.

La première d’entre elles consiste à poursuivre avec les outils habituels utilisés pour mettre au point le BM. L’équipe pédagogique travaille notamment sur une représentation du réseau d’affaires afin d’aider les étudiants à identifier les acteurs essentiels apportant les ressources tangibles et intangibles nécessaires au projet.

La deuxième vient compléter la forme narrative évoquée plus haut, dont la pertinence est appréciée pour des projets relativement évolués alors qu’il est sans doute prématuré de la mobiliser au début de la réflexion. Elle consiste à formaliser une version plus synthétique du modèle GRP sous forme d’un tableau de 9 cases, chacune des cases décrivant une composante du GRP en un paragraphe. Le tableau intègre pour chaque composante le relevé des points positifs (les « plus »), des points négatifs (les « moins ») et les points qu’il serait intéressant d’approfondir encore (les « I »), dans l’esprit de la méthode PMI « Plus ou moins intéressant » (Carrier, 1997). Cette forme de représentation synthétique du BM (9 cases croisées avec la méthode PMI) a été utilisée par l’équipe dans le cadre d’études de cas et appréciée par les entrepreneurs ayant accepté d’offrir leur entreprise comme terrain de recherche. L’idée est donc de proposer cette forme de représentation aux étudiants.

La troisième solution discutée par l’équipe pédagogique s’appuie sur un protocole consistant à plaquer des Post-it © sur un support reproduisant la trame de travail. La méthode mise au point par Osterwalder et Pigneur (2011) procède ainsi avec le modèle Canvas. Puisqu’il n’y a pas d’originalité en soi dans le fait de poser des Post-it © sur un support, il a été imaginé de reproduire la grille GRP sous forme de tableau mural ou de feuille de grand format pouvant accueillir les petites feuilles de couleur sur lesquelles les participants coucheraient leurs idées.

Une quatrième solution a été imaginée. Elle suppose d’adopter la carte mentale pour représenter le modèle GRP au centre de la carte et l’intégrer ainsi dans une méthode pédagogique innovante. Par sa structure radiante, la carte mentale s’adapte particulièrement bien au modèle GRP dont elle épouse la forme (trois branches elles-mêmes divisées en trois sous-branches). La réalisation d’une carte mentale permet, en outre, de faciliter les associations d’idées et d’imaginer des liens entre composantes qui pourraient se matérialiser sur support.

À ce stade de notre recherche, la nécessité de répondre aux besoins exprimés s’est faite d’autant plus pressante que l’équipe d’enseignants-chercheurs avait pour mission de mettre au point, à court terme, un module de formation au BM de 45 heures destiné à un public d’étudiants en management de niveau Master 2, le séminaire intégrant une journée sur « Business Model et créativité ».

Phase 3. Réalisation de l’action. Quelle est la solution choisie et comment est-elle mise en oeuvre ?

La séance de créativité s’est déroulée le 5 février 2013 auprès de 31 étudiants en management dans un établissement d’enseignement supérieur français, tous inscrits dans le module «Business Model » de leur cursus (niveau Master 2, formation initiale). Le groupe compte 24 étudiants et 7 étudiantes, l’âge moyen est de 23 ans. Lors d’une séance préalable inaugurant ce module, les étudiants ont assisté à une présentation générale sur le BM, sa nature, ses composantes et ses fonctions. Ainsi, les prérequis de la séance de créativité intègrent à la fois la connaissance du modèle GRP, d’autres modèles (dont CANVAS) et la lecture d’articles de recherche sur le BM. Les alternatives à la représentation d’un BM ont été présentées et expliquées aux étudiants (forme narrative, forme en tableau de 9 cases avec PMI, forme de carte mentale) à partir d’un cas réel construit par l’équipe pédagogique, celui d’un entrepreneur de la région ayant développé dans son garage une activité de production de vin aujourd’hui mondialement connue.

La séance de créativité reprend le déroulement d’une séance type imaginée par l’équipe sur la base des alternatives évoquées plus haut. La solution 3 (Post-it © sur un tableau) est écartée, car des membres de l’équipe ayant participé à un séminaire basé sur cette façon de procéder n’ont pas été enthousiastes à l’idée de faire de même avec le modèle GRP. En revanche, les trois autres solutions sont proposées en parallèle aux étudiants selon le scénario suivant. À partir d’un mini-cas exposant de manière volontairement très sommaire une idée d’affaires, les étudiants, regroupés par 5 ou 6, ont pour consigne d’aider le porteur à mettre au point son BM. Pour concevoir un BM pertinent ex nihilo, les étudiants s’appuient sur trois outils différents. Ils devront ainsi réaliser : 1/ la carte du réseau d’affaires la plus développée possible à partir de l’idée de départ en matérialisant les échanges entre parties prenantes ; 2/ un tableau de synthèse de 9 cases pour les 9 composantes du GRP, assortie pour chacune d’entre elles d’un diagnostic par la méthode PMI ; 3/ la carte mentale ébauchant un BM en partant des composantes génériques du modèle GRP pour en imaginer à la fois le contenu et les liens. La structure de départ de la carte mentale est imposée, mais elle invite le participant à compléter ensuite librement les sous-divisions de chaque branche (figure 3, dans laquelle on retrouve les composantes du tableau 3).

L’idée d’affaires retenue pour tester nos solutions se résume intentionnellement en une phrase : « Sophie, jeune maman et kinésithérapeute de formation, décide de monter un cabinet de massage pour bébés dans une grande agglomération française. Aidez-la à imaginer un BM original[5] ». Notons que, pour l’expérimentation, la nature de l’idée d’affaires a peu d’importance en soi. Il s’agit avant tout, et en réponse aux besoins exprimés, de tester la capacité de plusieurs outils à stimuler la créativité des participants dans la construction des BM. Après l’explication des consignes et la présentation des outils (30 minutes), l’enseignant-chercheur en charge d’animer la séance a accompagné les étudiants dans leur production collective pendant 3 heures. Des feutres de couleurs et des feuilles format A3 ont été mis à leur disposition. À l’issue de ce travail, se sont poursuivies dans l’après-midi durant 1 h 30, la restitution des documents finals et la projection des BM à l’ensemble du groupe. La journée a ainsi comporté deux temps (production en petits groupes puis restitution avec l’ensemble de la promotion), pour un total de 5 heures.

Figure 3

Le coeur d’une carte mentale basée sur le modèle GRP

Le coeur d’une carte mentale basée sur le modèle GRP

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Phase 4. Évaluation de l’action. Quelles sont les conséquences de l’action ?

La séance a fait l’objet de 4 types d’évaluation concernant les étudiants et les enseignants-chercheurs ayant imaginé le contenu de l’enseignement. Premièrement, à l’issue de la séance, les étudiants ont rempli de manière anonyme un questionnaire individuel d’évaluation. Ce questionnaire vise à analyser, de manière qualitative, le ressenti des étudiants face à la séance, de manière globale et l’apport particulier de chacun des trois outils qu’ils ont expérimentés (annexe 1).

Deuxièmement, les étudiants ont également rempli le questionnaire d’évaluation de leur administration. Ce questionnaire est propre à leur établissement. Il est systématiquement adressé aux étudiants en fin de module.

Troisièmement, le contenu du module « Business Model » a fait l’objet d’une épreuve individuelle par écrit. Le sujet à traiter s’apparente à l’expérience menée en classe. En 2 heures, après avoir rappelé l’intérêt du BM, les étudiants doivent imaginer et représenter sous forme de carte mentale le BM de Paul, salarié d’une crêperie à Lille, qui veut quitter son employeur pour ouvrir un restaurant à son compte[6].

Enfin, l’enseignant-chercheur ayant animé la séance a pris des notes pendant le face-à-face pédagogique sur son ressenti et les voies d’amélioration qu’il a partagées avec le coauteur de cet article.

Phase 5. Spécification de l’apprentissage. Quels sont les résultats généraux pour les étudiants, les intervenants et les chercheurs ?

L’analyse des questionnaires remplis par les participants (analyse de contenu et confrontation avec la revue de la littérature) a permis de mettre en évidence plusieurs apports en matière d’apprentissage du modèle GRP et de créativité dans l’élaboration des BM. Ces résultats ont été restitués sous forme de présentation auprès des membres de l’équipe d’enseignants-chercheurs en entrepreneuriat. La méthode pédagogique déployée a suscité beaucoup d’enthousiasme de la part des collègues, en particulier le recours aux cartes mentales. Collectivement, il est décidé de retenir la démarche expérimentée pour des enseignements futurs et de valoriser le processus de la recherche-action pédagogique sous forme d’article afin d’en souligner les résultats. Ceux-ci sont développés et discutés dans la section 2.2.

2.2. Résultats et discussion : analyse du ressenti et de la production des participants à l’expérimentation

Les questionnaires remplis par les 31 étudiants sur les apports de la séance ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique manuelle. Bien que la revue de la littérature ait permis de lister les avantages et les limites potentielles de la carte mentale sur le plan pédagogique, le codage a été effectué librement, sans définition a priori de catégories. Les résultats de l’analyse de la séance de créativité dans sa globalité figurent à l’annexe 2. Ici, il s’agit de comparer les trois outils proposés pour apprécier leur apport respectif à nos objectifs (2.2.1) puis d’évaluer le contenu des BM produits grâce à la carte mentale (2.2.2).

2.2.1. Comparaison des trois outils de mise au point du BM

Chaque étudiant(e) a évalué successivement les trois outils de mise au point du BM, en se prononçant sur l’outil qu’il (elle) avait préféré et en indiquant les raisons de son choix. Le tableau 4 synthétise les opinions recueillies de manière à pouvoir les comparer.

Les résultats consacrent la carte mentale comme outil privilégié pour l’élaboration d’un BM (25 étudiants sur 31 le préfèrent aux deux autres). Notre objectif pédagogique était d’améliorer l’apprentissage du BM tout en respectant la créativité qui lui est inhérente. L’analyse de contenu montre que cet objectif est atteint et qu’il s’agit de deux des bénéfices les plus saillants de l’expérience liée à la carte mentale, « compréhension claire » et « créativité » arrivant en tête des citations associées à cet outil.

Ainsi, dans une très grande majorité, les participants écrivent spontanément que la carte mentale leur a permis de mieux comprendre le modèle GRP. Comme l’écrit par exemple un répondant : « apprendre la technique du mind mapping m’a particulièrement séduit, elle simplifie le GRP ». Nos résultats suggèrent un vecteur principal pour expliquer la facilité d’apprentissage. En effet, la compréhension du GRP à l’aide de la carte mentale semble transiter par la visualisation du BM, source de clarté. Les comptes rendus « comprendre le GRP grâce à la visualisation qu’offre la carte mentale », « j’ai préféré la carte mentale parce qu’elle procure une vision d’ensemble très claire » font écho à l’emploi récurrent des termes « visuel », « clair » voire « limpide », comme si la visualisation du modèle GRP sous forme de carte mentale s’expliquait d’elle-même et exigeait un moindre effort cognitif. Ce point est intéressant, car il renvoie directement à la littérature croissante sur l’intérêt de la visualisation en management (Zhang, 2012 ; Eppler et Bresciani, 2013). Dans la lignée de l’ouvrage best-seller de Roam (2008), ces auteurs plaident pour un recours plus fréquent à la palette très large des techniques de visualisation en management, et ce au-delà des diagrammes classiques (symboles, dessins, formes, couleurs, prototypes, métaphores, diagrammes conceptuels, cartes, avatars en 3D, etc.). A minima, la visualisation permet aux managers de synthétiser et de maîtriser la surabondance d’informations auxquelles ils sont confrontés (Zhang, 2012). Avec plus d’ambition, les objets visuels peuvent aussi avoir valeur de catalyseur dans la collaboration entre managers, dans la mesure où ils permettent une meilleure communication et la co-construction de connaissances (Eppler et Bresciani, 2013).

Tableau 4

Perception des trois outils mobilisés

Perception des trois outils mobilisés

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Dans notre expérience, la carte mentale a joué ce double rôle attribué aux objets visuels. Elle a permis une synthèse efficace des différentes parties du modèle GRP (« pour une fois, on voyait de quoi on traitait », « je pouvais voir les choses sur une image plutôt que sur une liste », « j’ai visualisé le BM via la carte mentale avec dessins, couleurs, textes »). Elle a également renforcé les échanges collaboratifs entre participants (« confronter les idées à celles des autres », « on s’est aidé avec les idées »). La littérature sur la communication visuelle n’est pas sans questionner la place de l’esthétique en management, allant jusqu’à prôner l’introduction de cours sur l’art et le design dans les cursus en management afin d’exercer l’oeil des étudiants et nourrir leur créativité (Zhang, 2012 ; Baker et Baker, 2012). Par le recours aux couleurs et aux dessins, la carte mentale, contrairement aux deux autres outils, actionne pleinement cette dimension esthétique qui la caractérise. Les étudiants sont globalement fiers de leurs productions en matière de contenu, mais aussi sur le plan esthétique ; ils les jugent « belles ».

Le thème de la créativité est plus présent dans les réponses associées à la carte mentale qu’aux deux autres outils (« trouver des idées qui ne seraient pas venues d’elles-mêmes » ; « développer des aspects dont je n’avais pas conscience »). Les étudiants ont particulièrement aimé le fait de partir d’un énoncé très succinct (« ne partir de rien ») pour mieux imaginer ensuite le BM de manière libre. Alors que nous avions imposé la grille GRP comme cadre à la carte mentale, celle-ci n’a pas été ressentie comme une contrainte. Nous avons été surpris de constater que plusieurs participants avaient au contraire éprouvé une sensation de liberté dans leur pensée créative (« libre création autour d’un projet », « aucune limite n’est posée à la créativité »). Un des facteurs à l’origine de la créativité perçue peut être le caractère ludique de l’outil, présent dans les réponses (« la carte mentale est amusante, pas beaucoup de mots » contrairement au tableau des 9 cases décrit comme « cartésien » et « fastidieux, bien qu’utile »). Par le jeu, l’individu se libère de certains freins à la créativité (Kelley et Kelley, 2012) tels que la peur du jugement (l’expérience est présentée comme un jeu qui ne sera pas noté) ou la peur du premier pas (on commence par remplir une branche, puis une autre, et encore une autre en faisant de petits pas). L’aspect ludique de l’outil contribue par ailleurs à instaurer une bonne dynamique de groupe, elle-même susceptible d’engendrer une créativité supérieure. Ce point a été constaté par l’enseignante et exprimé par les étudiants. Il confirme les résultats de Budd (2004) et Carrier (2008).

S’agissant de la représentation des liens entre composantes souhaitée par l’équipe pédagogique, la carte mentale s’avère mieux perçue que les deux autres outils. Elle est décrite par les participants comme une « modélisation complète et complexe de ce qui sépare et relie tous les éléments ». Les liens deviennent visibles : ils sont dessinés entre les branches des différentes composantes, accentuant le fait que le BM appréhendé par le modèle GRP est un système dont les parties sont indissociables (figure 3a). C’est l’une des forces de la carte mentale d’autoriser à la fois la synthèse et l’analyse en détail. L’individu peut zoomer sur les sous-divisions de chaque composante qui peuvent être interconnectées entre elles. La carte mentale est ainsi qualifiée de « complète », « exhaustive » et « interactive » à l’inverse de la carte du réseau d’affaires ou du tableau des 9 cases.

Un bénéfice supplémentaire et non attendu est apparu. Alors qu’il devait présenter aux autres le BM que son groupe avait mis au point, un des étudiants s’est servi avec succès de la carte mentale comme support à la narration du BM (« c’est comme si on racontait une histoire à partir des dessins »). Dans un exercice de conviction à l’oral, la carte mentale s’est révélée utile pour communiquer efficacement un BM à autrui. L’usage de la carte mentale en tant qu’outil de communication à des tiers (les parties prenantes en premier lieu) renvoie à la perspective conventionnaliste du BM évoquée plus haut. Si le BM est l’artefact qui permet de cristalliser la convention entre un porteur de projet et des parties prenantes, la carte mentale semble être un outil prometteur permettant de le faire voir et d’accorder des points de vue différents. À l’encontre de ce constat, Régnard (2010) pointe comme une limite le fait que « la lisibilité de la carte heuristique n’est pas forcément évidente, surtout pour quelqu’un qui n’aurait pas l’habitude de manipuler cet outil… [Les cartes] ne sont pas destinées à une diffusion large, car elles sont en général touffues […], et donc assez peu pratiques à lire » (p. 221). L’auteur invite à distinguer deux cas de production de carte, selon que la carte soit à usage personnel ou à destination d’autrui, ce qui induit parfois un remaniement pour en améliorer la clarté et l’esthétique. Aussi, en présence d’arguments contradictoires, l’hypothèse que la carte mentale améliore la représentation du BM, d’une part, et le partage de cette représentation entre parties prenantes, d’autre part, mériterait d’être testée. La littérature sur les objets frontière (boundary objects en anglais) apporte un éclairage intéressant sur ce point. Le concept qualifie les objets (abstraits ou concrets) qui, à l’intersection entre plusieurs mondes sociaux, ont la capacité d’être partagés par différents groupes. Selon Star et Griesemer (1989) à l’origine du concept, un objet frontière est suffisamment robuste pour maintenir une unité et un terrain d’échange entre groupes différents tout en restant flexible ; il agit comme un contexte partagé tout en autorisant des interprétations singulières, chaque groupe pouvant y trouver un sens conforme à ses propres besoins. Doganova et Eyquem-Renault (2009) ont convoqué cette littérature pour qualifier le Business Model, vu comme un objet qui coordonne l’action entre l’entrepreneur et les multiples composantes de son environnement. Les modèles, cartes et autres objets visuels peuvent également être considérés selon les contextes comme des objets frontière (Carlile, 2002 ; Eppler et Hoffmann, 2012). En représentant le modèle GRP sous forme de carte mentale, nous avons donc potentiellement combiné deux types d’objets frontières. À la suite de Carlile (2002) qui a démontré que l’efficacité des objets frontière dépendait de leur nature et du contexte, des recherches futures en situation réelle gagneraient à tester l’apport de l’outil appréhendé sous cet angle.

Un dernier résultat auquel nous ne nous attendions pas s’est avéré très présent dans les commentaires. Tels que nous les avions proposés, les outils étaient mis en concurrence. Or, contrairement à ce que nous pensions, les étudiants soulignent avant tout l’intérêt de les utiliser conjointement. Bien qu’ils aient nettement préféré la carte mentale, celle-ci leur apparaît comme l’aboutissement des deux outils précédents (« tout m’a paru utile : chaque étape prépare en partie la suivante »). À l’oral, lors de la séance, un étudiant confie à l’enseignant-chercheur : « on part de rien, on construit une usine à gaz avec la carte du réseau d’affaires, puis on épure avec les 9 cases et on arrive à un résultat final clair et synthétique avec la carte mentale ». Un des groupes est d’ailleurs allé jusqu’à matérialiser cette imbrication en incluant dans la partie P de sa carte mentale la carte du réseau d’affaires qu’il avait élaborée au préalable. Ainsi, la carte du réseau d’affaires semble très bien se prêter à l’amorce d’une séance de créativité sur le BM (« pour initier »). Elle fait pleinement prendre conscience aux apprenants qu’un créateur n’entreprend jamais seul et que l’acte entrepreneurial est un acte fondamentalement partenarial (« important pour voir les parties prenantes, leur rôle et leurs relations », « sans les parties prenantes, pas de business »). Avec le tableau de 9 cases, les étudiants trouvent matière à approfondissement, dépassant ainsi les limites de l’exercice précédent. La difficulté rencontrée, loin d’être un frein, agit plutôt comme une stimulation, les difficultés étant associées dans les commentaires aux bénéfices que l’on pouvait retirer de l’exercice (« difficile, mais essentiel »). L’intérêt du diagnostic par la méthode PMI a notamment été souligné. Il conduit les étudiants à questionner la viabilité de leur idée, favorisant la prise de décision (« bonne vision des obstacles éventuels, des objectifs à atteindre et des solutions envisageables », « permet d’évaluer le BM, d’en découvrir sa valeur »). Notons que deux étudiants ont refusé de donner leur préférence exprimant explicitement la complémentarité des outils évoquée plus haut : « pas de préférence particulière, les trois outils sont complémentaires ».

2.2.2. Appréciation du contenu des BM produits

L’observation des productions des étudiants fait apparaître des résultats intéressants. En premier lieu, les BM produits ne sont pas similaires, ni dans leur forme (et ce en dépit d’un coeur de carte identique), ni dans leur contenu. À partir d’une même idée de départ, l’exercice a favorisé l’émergence d’une variété de BM. À ce titre, les étudiants ont beaucoup apprécié la mise en confrontation des différentes cartes mentales à l’issue de la séance dans la mesure où la restitution des travaux a montré de manière flagrante et surprenante les différences entre les 6 BM qu’ils avaient imaginés. Nous en reproduisons deux exemples ci-dessous (figures 3a et 3b).

Figures 3a et 3b

Exemples de BM représentés sous forme de cartes mentales

Exemples de BM représentés sous forme de cartes mentales

Figures 3a et 3b (suite)

Exemples de BM représentés sous forme de cartes mentales

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Dans l’exercice proposé, les différences sont particulièrement sensibles au niveau de la partie P, concernant l’architecture de la valeur et la manière dont la créatrice s’insère dans l’écosystème existant (appui sur les structures de soins existantes, médecins, pédiatres, maternités, sages-femmes, etc.) ou au contraire volonté de bouleverser les conventions existantes autour du soin des bébés par une pratique innovante et alternative à la médecine traditionnelle. Cette variété de BM produits grâce à la carte mentale est également présente dans les copies individuelles de l’examen final où elle se traduit par des concepts très différents de crêperies (crêperie bio, fast-food de crêpes, camions à crêpes, vente à emporter, livraisons de crêpes à domicile, crêperie gastronomique, etc.).

De manière générale, il a semblé à l’équipe pédagogique que la créativité s’exprimait principalement dans l’articulation entre la proposition de valeur, les sources de revenus et les partenariats à privilégier. La carte mentale appelle à compléter par de nouvelles branches les sous-divisions de ces composantes et à les relier. Ainsi, dans le cas « massages pour bébés », la créatrice pourrait se contenter de sa cible naturelle, les parents soucieux du lien avec leur enfant qui ont les moyens de financer des prestations individuelles. Au contraire, la carte mentale invite à réfléchir à d’autres sources des revenus moins attendues (formations ? cours collectifs ? conférences ? etc.). Et si les utilisateurs n’étaient pas les payeurs ? Comment toucher les classes sociales moins favorisées ? Peut-on établir des liens avec les collectivités territoriales en charge de la petite enfance ? Quel intérêt cela représente-il pour ces dernières de subventionner la créatrice ? Les grands fabricants de produits de soins identifiés dans la fabrication de la valeur ne pourraient-ils pas la sponsoriser et lui ouvrir les portes des maternités où ils sont déjà présents ? Peu à peu, la carte mentale appliquée au modèle GRP conduit à explorer les possibles et à mettre au point l’idée de départ. Des liens avec de nouvelles parties prenantes apparaissent, parfois entre parties prenantes, s’avérant surprenants souvent, fructueux parfois. Un système se forme qui génère lui-même de nouvelles d’affaires. En ce sens, la créativité observée rejoint les résultats de Carrier, Cadieux et Tremblay (2010) conformément à la typologie de McFadzean (1998). La carte mentale ne conduit pas (du moins ici) à des innovations de rupture, mais elle a permis de considérablement enrichir l’idée de départ et de faire émerger des opportunités dont certaines paraissent porteuses.

Une autre limite de la carte mentale est apparue lors de l’expérimentation. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de savoir dessiner pour produire une carte mentale (le talent artistique n’est pas le gage d’une carte pertinente), le procédé peut rebuter des personnes réticentes au dessin ou se sentant, sans doute à tort, peu compétentes. Nous l’avons observé auprès d’un groupe qui a réussi à surmonter son blocage initial, mais est resté insatisfait du résultat final sur le plan esthétique.

Les résultats obtenus, bien que clairement en faveur de la carte mentale, appellent enfin un commentaire au regard de la méthode employée. Nous avons ici fait le choix de combiner différents outils en demandant à chacun des 6 groupes d’étudiants de les tester conjointement. Or, ce choix ne permet pas, sans nouvelle expérimentation, d’affirmer que les résultats obtenus sont exempts de biais. Les résultats auraient-ils été similaires si la carte mentale avait était manipulée seule (c’est-à-dire sans la carte du réseau d’affaires et le tableau des « 9 cases ») ? Seule la dissociation des évaluations permettrait de répondre à cette question. Carrier, Cadieux et Tremblay (2010) comparent ainsi trois méthodes de créativité (carte mentale, objet fétiche, wishful thinking) séparément. Dans leur expérimentation, les trois méthodes sont testées en parallèle par trois groupes d’étudiants différents (chaque groupe de 12 ne teste qu’une seule des trois méthodes). Néanmoins, le fait de faire manipuler les différents outils par les mêmes sujets présente au moins deux avantages. En premier lieu, il permet de contrôler que les différences d’évaluation entre les outils ne proviennent pas d’une particularité inhérente à l’un des groupes, qu’il s’agisse de la personnalité des membres qui le composent ou de la dynamique de groupe qui s’y est installée. Ce point est important, car le fait, à l’inverse, d’évaluer les méthodes séparément avec un seul groupe par méthode ne met pas à l’abri de faire tester la méthode par un groupe atypique. En second lieu, un test conjoint permet de multiplier le nombre d’évaluations sans multiplier le nombre de répondants. Au lieu de recueillir 10 ou 11 évaluations pour chacun des 3 outils, nous avons recueilli 93 évaluations en tout, 31 pour chaque méthode.

Ces avantages justifient le recours à une évaluation conjointe des outils. Il s’agit d’ailleurs d’un choix très courant en sciences de gestion, notamment en marketing. Recourir à un plan d’expérience avec mesures répétées est une méthode efficace qui permet de récréer les conditions réelles de l’achat d’un produit (Van Horen et Pieters, 2012a, 2012b) ou d’exposition à la publicité (Mitchell et Olson, 1981). En effet, dans la majorité des cas, un consommateur est exposé simultanément à plusieurs marques ou plusieurs spots publicitaires différents. En entrepreneuriat, dans les conditions réelles de l’élaboration d’un Business Model, on pourra estimer qu’un même porteur de projet a lui aussi le choix entre plusieurs méthodes pour mettre au point son BM qu’il trouvera sur Internet ou que son conseiller mettra à sa disposition.

Conclusion

Partant de la nécessité d’enseigner et d’apprendre les modèles d’affaires, notre recherche a mis en évidence l’intérêt de la carte mentale comme outil d’apprentissage et de créativité dans l’élaboration du BM. En effet, nos résultats montrent que la carte mentale facilite l’apprentissage du BM (compréhension du modèle théorique et de ses composantes, mémorisation du modèle et restitution facilitée). Elle stimule la créativité dans l’élaboration d’un BM, et ce d’autant plus qu’elle est mobilisée par un groupe et combinée avec d’autres techniques. La créativité, cadrée par la grille GRP, ne conduit pas à s’écarter des paradigmes dominants, mais peut servir à explorer les possibles en amont du processus entrepreneurial. La mise au point de l’idée de départ et la recherche d’opportunités d’affaires peuvent en être enrichies, de même que les interconnexions entre les différentes composantes. En représentant physiquement le BM sur un support (papier ou écran), elle peut enfin être mobilisée pour communiquer un BM à l’oral.

La recherche-action que nous avons menée en contexte pédagogique fait émerger plusieurs apports.

Sur le plan théorique, l’importance du lien entre créativité et BM a été soulignée. Encore très peu évoqué dans la littérature, il est pourtant crucial et évoque au moins deux possibilités réflexives : le BM est source de créativité et la créativité stimule la conception de possibles BM (innovants ou pas). Or, la créativité inhérente au BM n’avait pas été jusqu’à présent encadrée par une démarche scientifique. Nous comblons ici une lacune en ajoutant une recherche empirique sur la mise du point du BM.

Sur le plan de la méthode, le cadre opératoire déployé a contribué à améliorer l’apprentissage du BM. Le recours à la carte mentale pour enseigner le BM s’avère être une méthode innovante (innovative teaching) pour favoriser l’apprentissage créatif (creative learning). La technique de la carte mentale est aisée à enseigner et à comprendre. Les nombreux logiciels gratuits d’édition de cartes mentales, sans qu’il soit obligatoire d’y recourir, garantissent une production de qualité sur le plan esthétique. Aussi, l’intérêt de la méthode réside autant, à nos yeux, dans son originalité que dans sa facilité d’application et de duplication dans d’autres contextes.

Sur le plan managérial enfin, les contributions précédentes ouvrent aux étudiants en entrepreneuriat et à leurs pédagogues, mais aussi aux porteurs de projet et à leurs accompagnateurs, la possibilité de s’approprier et d’illustrer concrètement le concept du BM dont la littérature parle beaucoup, mais qu’elle montre peu. La visualisation s’est révélée primordiale dans notre travail. C’est elle qui facilite l’apprentissage du BM. Le protocole pourrait être déployé auprès de vrais porteurs de projet pour élaborer leur BM, de manière visuelle et créative.

L’évaluation positive de l’expérimentation s’accompagne de certaines limites qui constituent autant de voies de recherche. Les réponses peuvent être entachées d’un biais positif, dans la mesure où l’évaluation des outils a été proposée par l’enseignante ayant animé la séance. Bien que des précautions aient été prises (l’exercice n’a pas été noté et les questionnaires ont été auto-administrés par écrit, individuellement et de manière anonyme), l’expérience gagnerait à être renouvelée et appréciée dans d’autres contextes, auprès de publics différents, notamment avec des porteurs de projet sur leur propre cas de création d’entreprise.

La combinaison des trois outils présente une limite dans la mesure où elle peut être la source de biais difficilement identifiables. Une nouvelle expérimentation, uniquement centrée sur la carte mentale, permettrait d’éliminer ces biais et de conforter l’intérêt de la carte mentale en soi. Il serait par ailleurs intéressant d’aller plus loin avec des groupes déjà initiés à la carte mentale en expérimentant des techniques de créativité susceptibles, selon McFadzean (1998), de rompre avec le paradigme dominant afin de produire des BM plus originaux.

Une troisième limite tient à l’imbrication très forte entre l’outil de visualisation (carte mentale, carte du réseau d’affaires ou tableau des 9 cases) et l’outil théorique modélisant le BM (le modèle GRP dans notre cas). À la lecture des réponses, il est parfois troublant de constater le caractère indissociable de ces deux éléments. Quand, par exemple, un étudiant écrit qu’il apprécie la carte mentale « pour son organisation », pour sa « logique », parle-t-il de l’outil ou du modèle GRP qui impose cette logique de par ses composantes et sa structure ? Un des participants a d’ailleurs tranché en faveur du modèle : « ce ne sont pas les outils que j’ai préférés, mais le GRP qui permet de ne rien oublier quand on fait un BM. Les parties sont bien segmentées ». Cette remarque pourrait appeler des recherches complémentaires visant à isoler l’apport d’un outil en particulier ou celui de l’apport du modèle GRP, en le comparant par exemple à d’autres modèles.

La combinaison « carte mentale-modèle GRP » semble offrir une possibilité efficace de communiquer le BM à autrui. Ce constat mériterait d’être apprécié en situation réelle d’entrepreneuriat, puisqu’il relève de la nature fondamentalement partenariale du BM. À cette fin, la perspective conventionnaliste du BM comme la théorie des objets frontière évoquée en discussion pourraient offrir un cadre théorique pertinent.