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Introduction

Gustave Flaubert aurait pu écrire, dans son Dictionnaire des Idées reçues : « Le Français : pas d’esprit d’entreprise ». Cette appréciation peu amène, en passe de devenir un cliché, signifie qu’une faible légitimité est accordée à l’entrepreneur dans la hiérarchie sociale, surtout s’il s’agit d’un « petit patron ». Elle est la conséquence d’un processus historique qui a vu s’édifier et s’opposer les diverses institutions « à rente », à savoir le clergé et la noblesse (rente foncière), la grande bourgeoisie (finance, offices), la petite-bourgeoisie (rente de corporations, négoce), au prolétariat « industrieux » (ceux auxquels pensait Cantillon en parlant d’ « entrepreneurs »).

Faisant suite au célèbre ouvrage de Fukuyama, dans un opuscule paru début 2008, le CEPREMAP, censé représenter la « nouvelle pensée économique française », néolibérale, stigmatise « La Société de Défiance », avec, en sous-titre : « comment le modèle social français s’autodétruit ». En mars 2008, Laurence Parisot, « patronne des patrons » (du MEDEF) déclare qu’« il ne s’agit rien de moins que de bâtir le patronat du xxie siècle, entrepreneurial et ouvert », ajoutant, comme pour s’en convaincre, « que nous sommes très nombreux à appeler de nos voeux ». Il est vrai que le réflexe patronal aura toujours été de se tourner vers l’« État », « les politiques » pour légiférer et réglementer en faveur des entrepreneurs : le moins virulent à leur endroit n’aura pas été… Adam Smith lui-même !

Bref, la France serait en matière d’entrepreneuriat terre de mission.

Or, les choses ont bien changé en 30 et, a fortiori, en 50 ans. Entré en première année à la Faculté de droit de Paris en 1956 pour y suivre successivement des études en droit, puis en économie et gestion (thèse et agrégation en 1970), nous avons eu le privilège (douteux…) de pouvoir observer l’évolution des esprits à l’égard de l’« entrepreneuriat ». En témoignerait l’admission au Petit Larousse du terme « entrepreneurial » (mais pas, bizarrement, d’entrepreneuriat). L’objet de recherche, encore exotique dans les années 1970, aurait connu les trois étapes d’un paradigme kuhnien, à savoir la naissance, la connaissance et la reconnaissance. Celle-ci se concrétise par un grand engouement, une légitimité affichée des programmes d’enseignement et de recherche en entrepreneuriat. Ces programmes, dont le nombre va croissant – notamment dans les écoles de management, mais aussi d’ingénieurs -, concernent 1) la création, le démarrage, la reprise d’entreprises, 2) la spécificité respectivement de la moyenne, petite, toute petite, voire microentreprise, 3) l’identité de l’entrepreneur (caractère, fonction, légitimité) et 4) le rôle des institutions, publiques et privées, ainsi que de l’environnement marchand et social.

Dans les pages qui suivent, nous tenterons de faire une synthèse de cette évolution, ramenée à quelques grandes étapes. Par souci de simplicité, nous éviterons l’excès de références, pour nous en tenir aux faits que nous jugeons les plus saillants. La bibliographie n’est donc absolument pas exhaustive et se réduit aux quelques travaux cités dans le texte. Dans le même esprit, il ne sera fait mention qu’incidemment des travaux, francophones ou non, menés dans les pays étrangers, si proches et si déterminants eussent-ils été dans le développement de la recherche hexagonale en entrepreneuriat.

1. Les années 1950-1970 : l’ignorance de l’entrepreneur et la PME comme obstacle à la modernité

1.1. « 100 ans de retard »

Les années 1950 et 1960 furent plus « glorieuses » en termes de modernisation que de légitimité pour les PME. Durant l’entre-deux-guerres, celles-ci, le plus souvent fondées sur des capitaux familiaux ou personnels, vieilles de plusieurs générations, avaient révélé de grandes faiblesses – notamment l’absence d’esprit commercial, comme l’a montré Michel Lescure dans une recherche sur les PME dans l’entre-deux-guerres (1996). Après 1945, ces entreprises, qualifiées parfois de « protomodernes », vivent sur une quasi-rente, constituée par la protection des marchés français et coloniaux.

Dès le début des années 1950, les missions de productivité, régies par l’AFAP (Association française pour l’accroissement de la productivité) importent ce que nous appellerons la postmodernité d’outre-Atlantique. Celle-ci promeut ce qui deviendra l’enseignement, non plus « de commerce », mais d’« administration des entreprises », puis de « sciences de gestion » et, enfin, de « management » (appliqué à un nombre croissant de fonctions et d’activités). Ainsi, dès 1956, sont créés les IAE (Instituts d’administration des entreprises), lesquels inculquent les rudiments de la formation des futurs cadres (le terme de cadre ne sera officialisé qu’un peu plus tard) appelés à devenir la « cheville ouvrière » de la Société salariale postmoderne. De ces enseignements, que nous avons reçus puis enseignés, on retenait que la grande entreprise managériale, modélisée selon divers courants théoriques (managériaux, béhavioristes, etc.), était inéluctablement condamnée à la croissance et à une taille toujours plus grande, entraînant la disparition des plus petits, soit par le dépôt du bilan, soit par l’intégration ou la quasi-intégration.

1.2. L’hécatombe

Or, dès 1955, le déclin de la petite entreprise est amorcé, tout particulièrement dans le commerce et l’artisanat, urbain et rural, suscitant une réaction antimoderniste, qualifiée de « poujadiste », du nom du député populiste Pierre Poujade. Mais, au début des années 1960, l’application du traité de Rome, signé en 1957, se concrétise par l’abolition des barrières douanières au sein du marché commun, laquelle entraîne la disparition quasi immédiate, par fermeture ou rachat, de centaines de PMI, notamment dans les biens d’équipement des ménages. À partir de 1962, la décolonisation se traduit par une ouverture de marchés autrefois protégés (textile, par exemple), désormais ouverts à la concurrence internationale, ou soumis à la politique d’import-substitut des pays nouvellement indépendants.

Au milieu des années 1960, l’« impératif industriel », selon l’expression de l’économiste, puis ministre, Lionel Stoleru, prône la constitution de groupes et se conclut par une concentration brutale, mettant au premier plan la question des rapports qui s’instaurent entre les groupes en voie de formation (à l’instigation des ministères) et les PME d’amont et d’aval. S’esquisse ainsi un droit européen de la concurrence, inspiré de la notion de « workable competition » (concurrence praticable), chère à John-Maurice Clark et, plus généralement, aux institutionalistes américains. Par ailleurs, Pierre-Yves Barreyre, à l’IAE de Grenoble, développe la notion d’impartition, à travers laquelle il met en valeur le rôle essentiel en amont des PME, en tant que fournisseurs ou sous-traitants, dans ce que l’on appellerait de nos jours la « création de valeur globale » de l’ensemble de la filière, quand bien même celle-ci serait dominée par les groupes. Dans la même veine, Capet et Hoflack, à l’IAE de Lille, s’intéresseront plus spécifiquement au problème de la sous-traitance.

La perte de légitimité touche donc autant les petites entreprises prémodernes (artisanat, commerce de détail, etc.) que les PMI protomodernes. Celles-ci se voient accusées de « 100 ans de retard », selon l’expression de Pierre de Lannurien (1968) alors que le Conseil national du patronat français (CNPF) se heurte, selon le journaliste Roger Priouret (1963) et conformément à la tradition étatiste française, à la « noblesse d’État » (Pierre Bourdieu), c’est-à-dire aux grands technocrates, inspirés par le Conseil national de la résistance. Le général de Gaulle, très attaché à l’« impératif industriel » et à l’« ardente obligation du Plan », imposera les concentrations jugées nécessaires pour atteindre la mythique « taille critique » et développer de grands programmes à vocation technoscientifique.

1.3. Un patronat nostalgique

Certains auteurs, toutefois, expriment la nostalgie de ces entreprises protomodernes. Ainsi, Yvon Gattaz (lui-même créateur à l’époque d’une moyenne entreprise performante, la société Radiall) se fera le chantre des PMI familiales « à dimension humaine », par opposition aux groupes managériaux, anonymes, stigmatisant ainsi « la fin des patrons » (1979). Le dos de couverture des Hommes en gris, livre à succès paru en 1970, traduit cette inquiétude : « Cette disparition progressive des entrepreneurs est démontrée par les “quatre lois de Gattaz” ». L’auteur souhaite par ce livre souriant ( ?) réveiller les vocations des « pionniers » de l’industrie et secouer l’opinion à l’égard d’un danger grave mais peu connu de notre économie. Dans le même esprit, Pierre Bleton (1967) annonce la « mort de l’entreprise ». Là encore, le dos de couverture résume le propos : « L’entreprise de “ papa ” a vécu. De Citroën à Schneider, d’Olivetti à Krupp, les vieilles affaires familiales ont été emportées, morceau par morceau, dans le tourbillon des bouleversements économiques et sociaux […] Il [Bleton] s’en prend avec vigueur au mythe moderne de l’entreprise-providence : il se refuse à chercher dans les firmes industrielles le cadre d’une communauté humaine privilégiée. Leur première vocation est de produire. » On dirait de nos jours : créer de la valeur pour l’actionnaire.

Au total, on conviendra que l’époque était peu propice pour envisager une recherche en matière de PME et, a fortiori, d’entrepreneuriat, en dehors des travaux que nous avons signalés, à Lille ou Grenoble. À la fin des années 1960, la France en était encore à l’apprentissage des théories économiques de la firme et des modèles de management nord-américains, sous l’égide notamment de la FNEGE (Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion), créée avec la réforme des universités en 1970.

2. Les années 1970-1985 : la naissance, ou du « big is efficient » au « small is beautiful »

2.1. Premières interrogations

La France va se trouver au cours des années 1970 dans une situation paradoxale, décalée. Les États-Unis connaissent depuis 1965 une grave crise de société, culminant en 1975, laquelle va les propulser vers un nouveau capitalisme, qualifié par Daniel Bell de « postindustriel ». La France, dans le même temps, poursuit son apprentissage du capitalisme industriel managérial, axé sur la production et la consommation à grande échelle de biens standardisés, destinés à une population en voie de salarialisation constante. Cet apprentissage se traduit par le développement de recherches en « gestion », axées sur les « grandes entreprises » (la notion de groupe ne sera acceptée que dans les années 1980).

Mais le processus accéléré de concentration commence, dès 1973, à s’essouffler, la montée rapide du chômage et de l’inflation suscitant des débats. En particulier, une étude, menée en 1974 par Guibert et Hannoun, de la division Entreprises de l’Institut national de la statistique, et consacrée à une « Fresque historique du système productif français », pose la question des transferts des surplus de productivité, réalisés par les fournisseurs et sous-traitants situés en amont de ce qui sera appelé après 1976 la « filière », vers les puissants groupes industriels, eux-mêmes en butte aux pressions des groupes de distribution en voie de constitution. Il en résulte une interrogation sur les « vraies » performances respectives de ces groupes et des PME dépendantes, car voilées par les rapports de force, qui n’ont depuis cessé de s’intensifier.

2.2. Le retour de la PME

Cette interrogation explique largement pourquoi la recherche en économie et gestion des entreprises va dès lors, à la fin des années 1970, se porter sur « les PME », bien que celles-ci restent encore trop souvent à l’époque appréhendées davantage comme un champ que comme un objet de recherche en soi. On pense notamment aux multiples travaux sur la structure financière, sur les causes de défaillance, faisant l’objet de travaux (thèses, rapports, articles, etc.) dans de nombreux centres de recherche des universités de province. On retiendra notamment l’ouvrage de Horovitz et Pitol-Belin, publié en 1984, proposant « une stratégie pour (et non de) la PME ». L’ouvrage collectif, publié en 1984 sous la direction de Xavier Greffe, intitulé Les PME créent-elles des emplois ?, offre, sous la plume de chercheurs en PME de différentes pays, un panorama international des politiques poursuivies, ainsi qu’un effort de classification des types de PME. Cependant, si l’ouvrage le plus opérationnel à l’époque reste celui de François Colle (1993), la thèse de Michel Kalika, soutenue en 1984 à Bordeaux (remaniée en 1995), constitue à notre connaissance la première application en France de la théorie contingente des organisations qui confirme la spécificité des structures et stratégies des PME observées.

Au milieu de l’année 1975 se développe un débat, toujours d’actualité en France, sur le choix entre une politique libérale, privilégiant la libre concurrence, et une politique industrielle, privilégiant la régulation. Il s’ensuit un nouveau courant de recherche, en économie industrielle, autour de l’ADEFI (Association pour le développement des études pour la firme et l’industrie) et de la Revue d’économie industrielle. L’approche dite « mésoanalytique » comprend trois grandes catégories intermédiaires entre micro et macro : 1) les groupes, industriels, de distribution et financiers, 2) les politiques régionales, notamment de développement et d’incitation et 3) les modes de structuration en filières et réseaux. Dans ces trois champs, les PME joueront à un degré croissant dans la recherche un rôle évident et éminent, dans leurs relations avec les groupes, leur intégration régionale, leur insertion dans les réseaux et filières.

2.3. L’émergence de l’entrepreneur

Parallèlement, des études consacrées à l’entrepreneur, inspirées des recherches menées dans les années 1960 en Amérique du Nord (Shapero, Smith, etc.), commencent à se faire jour, comme en témoigne, par exemple, l’article de Jacqueline Laufer, maintes fois cité, paru dans la RFG (Revue française de gestion) en 1975. À la fin des années 1970, l’expression « small is beautiful » devient un slogan lorsque le premier ministre Raymond Barre invite chaque chômeur à « créer son propre emploi », suscitant de vifs débats.

Ainsi, la revue « moderniste » Autrement pose en 1979 la question : « Et si chacun créait son emploi ? », en sous-titrant : « Le retour des “entrepreneurs” : ils inventent collectivement une économie différente », laissant ainsi entendre que l’ambition est plus sociale (réduire le chômage) qu’économique (créer des affaires compétitives). Quelques années plus tard (1984), la même revue tient un propos plus positif, mais aussi ambigu, car il est désormais question de « héros de l’économie », dans laquelle « les entrepreneurs du risque réinventent l’industrie et s’engagent dans les technologies du futur ». Si les guillemets ont disparu, l’entrepreneuriat est cette fois assimilé à une sorte d’aventure extraordinaire, l’ordinaire étant la fonction salariale, si possible publique…

Plus « chassé » que « chasseur », selon notre expression de l’époque, le créateur de la réalité ne ressemble guère, dans l’écrasante majorité des cas, au « nouvel entrepreneur » prôné par G.P. Sweeney (1982), lequel se fait le chantre des « petites entreprises innovatrices », inspiré par les « routes 128 » en émergence dès 1975. Sweeney, cependant, ne se fait pas faute de souligner cette ambiguïté des politiques industrielles nationales (page 11) : « La petite entreprise […] industrielle est de plus en plus en vogue parmi les États et les hommes politiques occidentaux […] Mais cette vogue est cependant bien plus complexe. D’un côté, il y a le sentiment très fort que la petite entreprise, profondément enracinée dans la culture régionale, est la semence d’une société meilleure. […] De l’autre côté, c’est un tâtonnement presque aveugle vers une solution au problème du chômage, […] et face auquel tant d’autres solutions ont échoué. » Ces remarques restent, hélas, plus que jamais d’actualité.

Tel Janus, le discours sur la petite entreprise a donc deux faces. D’un côté, les « hypofirmes », comme nous les avons appelées en 1980, seront d’autant plus performantes qu’elles rechercheront la plus petite taille possible, et ce, en fonction notamment d’une stratégie de spécialisation ou de créneau, ce qui n’est pas sans rappeler la thèse de Tilton Penrose relative aux « monopoles interstitiels ». D’un autre côté, le chercheur est conduit à prendre en compte l’extrême diversité des situations – en distinguant notamment les « moyennes » des « petites », voire des « très petites » entreprises, les « chasseurs » et les « chassés » du système productif et social.

2.4. Esprit d’entreprise : es-tu là ?

On notera qu’en conséquence il n’était guère, à l’époque, question d’esprit d’entreprise, alors que l’entrepreneurship faisait l’objet d’une abondante littérature outre-Atlantique et d’intenses débats, autour notamment de la SBA. On sait que les Américains, et particulièrement Peter Drucker (1985), situent l’entrepreneurship dans toute organisation (y compris bureaucratique) et chez tout individu (y compris le salarié). L’« entrepreneur », en français, se réfère à tout dirigeant de petite ou moyenne entreprise, appelé également « patron » (souvenons-nous de la « fin des patrons », ou du Conseil national du patronat français) ou « chef d’entreprise ».

Cependant, un certain « retour aux sources » de l’entrepreneur français se manifeste à l’époque. Alors qu’Hélène Vérin publie en 1982 son étude Entrepreneurs, entreprises. Histoire d’une idée, soulignant la double acception du mot (l’entremetteur, l’entreprenant), l’INED procède, très significativement, en 1996, à une réédition d’un ouvrage publié en 1952, sous la direction d’Alfred Sauvy, consacré à Richard Cantillon.

Néanmoins, au début des années 1980, la recherche en matière de PME se consolide. Ainsi est créé à la FNEGE (citée supra) le CRIPEME (Centre international de recherche en PME), comprenant des chercheurs de diverses universités françaises et québécoises. L’ouverture internationale s’esquisse, particulièrement avec les chercheurs québécois, ainsi qu’avec des collègues américains, britanniques, catalans, etc., sur des sujets d’intérêts communs (décision stratégique, démarrage, profil d’entrepreneur, mobiles de création, etc.). L’élan de la collaboration est donné avec le congrès de Trois-Rivières de 1984, qui aboutira, quelques années plus tard, à l’AIREPME.

3. 1985-1995 : la connaissance, ou de la diversité des approches entrepreneuriales

3.1. Vers un « entrepreneuriat à la française »

Il est symptomatique que, à la fin des années 1990, comme on l’a noté précédemment, le Petit Larousse illustré valide désormais le mot « entrepreneuriat », sanctionnant une certaine reconnaissance institutionnelle. Celle-ci aura été l’aboutissement d’une multiplication des travaux et des équipes. Bien entendu, ce foisonnement quasi entropique d’initiatives et cette intense créativité ont été d’autant plus féconds que le terrain était pratiquement vierge. Toutefois, il en résulte que si porteur, si « performatif » que soit le terme « entrepreneuriat », traduction approximative du terme américain entrepreneurship, il n’en recouvre pas moins des axes de recherche suffisamment différenciés pour que parfois ils en arrivent à s’ignorer mutuellement. Aussi sommes-nous incité à présenter plutôt un catalogue, une « archéologie du savoir » en entrepreneuriat, au risque de l’oubli et de la subjectivité.

Il faut avant toute chose insister sur une évidence : l’entrepreneurship américain (sinon anglo-saxon), ce n’est pas l’entrepreneuriat « à la française ». On a tous en tête ce passage fameux de De la démocratie en Amérique, où Tocqueville se déclare frappé, non par la taille des grandes entreprises, mais par la multiplicité des petites, chacun ayant à coeur de monter sa propre affaire. En fait, ce ne sont pas les descendants des Pilgrims et des Quakers qui sont les plus représentatifs de cet esprit d’entreprise, mais les millions d’immigrants qui ont fui, tout au long des temps modernes, la famine, les guerres ou les pogroms.

Il en résulte une conséquence importante, qui subsiste de nos jours : beaucoup trop de travaux sont directement inspirés des études américaines, en oubliant que cette culture est difficilement transposable, telle quelle, dans l’Hexagone. En d’autres termes, les mots, les concepts n’ont pas le même sens des deux côtés de l’Atlantique, de telle sorte que l’une des tâches prioritaires serait (aurait dû être) de les reconstruire dans le contexte européen, de la même façon qu’ils sont réinterprétés (ou devraient l’être) pour les très nombreuses études consacrées, par exemple, à l’entrepreneuriat africain, méditerranéen, asiatique, etc. Ainsi, bien des typologies, bien des résultats de recherche empirique sont peu appropriés à notre contexte, ou méritent au minimum un réexamen sérieux.

3.2. Un entrepreneuriat en quête de légitimité

Sur un autre plan, on rappellera que l’esprit d’entreprise peut constituer un enjeu de reconnaissance politique d’une communauté, voire d’une nation. Telle n’est pas la situation en France, où la création de sa propre entreprise s’apparente bien souvent à un tremplin plus qu’un aboutissement pour accéder à une position sociale supérieure, même si, dans certaines communautés, dans certaines professions, dans certaines régions, l’esprit d’entreprise est fortement ancré. On citera, par exemple, le patronat du Choletais, étudié par Pierre Minguet, les Aveyronnais et les brasseries parisiennes, les Savoyards de la vallée de l’Arc, les artisans d’élite (Meilleurs Ouvriers de France, Compagnons du devoir), les « grandes toques » en gastronomie, etc.

On trouve une explication de cette situation historique chez Tocqueville qui, dans L’Ancien Régime et la Révolution, montre qu’à partir de 1775 les artisans et petits entrepreneurs sont évincés des conseils municipaux, lesquels sont accaparés par la bourgeoisie financière et les commis (petits et grands) de l’État, porteurs des « Lumières », de telle sorte que l’ambition sera, au cours du siècle suivant, d’accéder au statut de « patron notable », souvent moqués comme « parvenus » dans de nombreux romans et comédies…

Dans cet ordre d’idées, on observe que l’esprit d’entreprise – du moins de création d’entreprise – est très présent dans les communautés issues de l’immigration, conduisant au néologisme d’« entreprebeuriat », par allusion aux beurs, immigrés maghrébins de la deuxième, voire troisième génération. Il n’en reste pas moins que, dès l’instant où l’esprit d’entreprise n’est pas institué comme la voie royale de la promotion sociale, une lourde ambiguïté risque de peser sur les travaux en entrepreneuriat, confortant ainsi le sentiment d’un certain éparpillement au cours de la décennie étudiée (1985-1995). On retrouve ainsi la question que posait, sur un plan cette fois international, G.P. Sweeney à propos des « nouveaux entrepreneurs ».

3.3. Un entrepreneuriat axé sur les PME

L’axe de recherche qui va connaître le plus grand développement dans ces dix années sera celui de la spécificité de « la » PME. Nombre de centres de recherche créent des publications sur les pratiques de gestion (structure et organisation, comportement et stratégie, compétitivité et performance recherchée) propres aux entreprises de petite et moyenne dimension, et / ou à capitaux familiaux.

Les organismes économiques et financiers français publient, certes, au cours de la période, des études statistiques, relatives notamment aux questions de performance et de compétitivité, évaluées en termes de croissance, de propension à l’exportation, de rentabilité, de création d’emplois, etc. Mais, comme nous en faisions la remarque en 1994 dans un numéro spécial de la Revue d’économie industrielle consacré aux PME (codirigé avec Bernard Guilhon), les recherches académiques françaises en analyse industrielle manifestent un faible intérêt pour ce champ de recherche.

En revanche, tout un courant de recherches concerne le rapport au territoire, initiées par Philippe Aydalot, Bernard Guesnier et Bernard Morel. La dimension régionale de la recherche française s’inscrit notamment dans un programme international, le GREMI, consacré aux milieux innovants. La mise en place de 21 régions sur le territoire renforcera l’intérêt des chercheurs pour les questions de développement local, surtout vers la fin des années 1990 et dans la décennie suivante. Les recherches les plus récentes mettent l’accent sur le rôle des PE et TPE dans la dynamique territoriale (Saives, 2002), les systèmes productifs locaux (travaux du SYAL – Systèmes agroalimentaires locaux : Fourcade, Paché et Pérez, 2006), les stratégies collectives, les produits de terroir et, enfin, l’intraduisible embeddedness.

Au cours de cette décennie, il n’est pas vraiment fait de différence entre les « petites » et les « moyennes » entreprises dans ce genre d’études, même si les PME observées emploient le plus souvent moins de 50 salariés. Cependant, quelques équipes s’attardent davantage aux moyennes entreprises (IAE de Caen), voire aux moyennes entreprises à capitaux familiaux (travaux de José Allouche et Bruno Amman, de Gérard Hirigoyen) et / ou inscrites dans le second marché (IAE et EM Lyon, Bernard Belletante).

3.4. Vers un entrepreneuriat axé sur les PE et TPE

Aussi, en parallèle, les recherches consacrées aux entreprises de petite taille vont se développer, et ce, dans des directions multiples. Ainsi, l’artisanat, institution typiquement française, héritée des corporations médiévales, bénéficie des travaux pionniers de Zarca (1987) du CEPAM (Auvolat, Lavigne et Mayère, 1985), de Christine Jaeger, de Pierre Louart, de Jean Arena, etc. Dans le même temps, les services et notamment les services aux entreprises, en pleine explosion, suscitent des recherches exploratoires. Les petites exploitations agricoles et en milieu rural sont abordées dans les recherches de l’INAPG (Agro Paris) et du Centre de recherche en gestion (CRG) de Polytechnique, autour de Jean-Michel Attonaty et Louis-Georges Soler.

L’ouvrage consacré à la petite entreprise, paru en 1988 chez Vuibert, en collaboration entre le GREPME et l’ERFI, apportera ainsi une première synthèse sur ce domaine de recherche entrepreneuriale francophone.

3.5. L’entrepreneur comme stratège

À côté de l’entreprise, l’autre volet va être celui de l’entrepreneur, plus exactement du propriétaire-dirigeant. S’intégrant dans les recherches nord-américaines, diffusées notamment par les nombreuses revues anglophones consacrées à cette question, les chercheurs français proposent des typologies d’entrepreneurs censées coller davantage aux spécificités françaises. Par exemple, le sociologue Michel Bauer (1992, réédité en 1999, ou la revue POUR, 1996) excipant de « la singularité du cas français » (p. 148) souligne l’imbrication des stratégies « entrepreneuriale » et « patrimoniale », considérant qu’il s’agit des « deux faces d’une même pièce » (p. 151).

La prise en compte de la logique d’action induit l’étude des processus de décision. Or, tout un courant de l’analyse stratégique passe de l’approche content (du contenu), délibérée, à une approche process (processuelle), émergente, autour notamment de Mintzberg, mais aussi des cogniticiens et des constructivistes. Dans cette démarche, le comportement du dirigeant de petite entreprise, a fortiori de toute petite entreprise, devient un champ autant qu’un sujet de recherche privilégié.

En témoigne la part croissante des communications, dans les congrès de management (notamment à l’AIMS, Association internationale de management stratégique, francophone) consacrées aux stratégies entrepreneuriales.

3.6. L’entrepreneur comme créateur

La recherche sur la création d’entreprise est stimulée dans les années 1990 par une volonté politique concrétisée par l’ANCE (l’Agence nationale pour la création d’entreprise, régionalisée depuis). Les recherches concernent l’efficacité des innombrables mesures d’aides aux petites entreprises, tant en matière de création que de développement et d’innovation – en y incluant le rôle des technopôles, des pépinières, des parcs d’activité, etc. L’autre axe est constitué par les études sur le profil du créateur, ainsi que, plus généralement, sur les conditions de réussite et les problèmes de démarrage. Mais ces travaux restent encore cantonnés dans quelques centres de recherche. On citera, pour en souligner le caractère pionnier (la thèse ayant été soutenue tardivement), les recherches de Christian Bruyat menées à Grenoble dès les années 1980.

4. 1995-2005 : la reconnaissance

4.1. La nouvelle société serait-elle entrepreneuriale ?

En effet, au cours de cette dernière décennie, force est de constater un engouement apparent, parfois spectaculaire, à l’égard de l’entrepreneuriat, entraînant la disparition progressive des termes « entreprenariat » ou « entrepreuneuriat » – quoique encore utilisés par diverses institutions et officines qui se sont engouffrés dans ce « créneau ». Le terme à nos yeux le plus approprié eût été « entreprenorat » (cf. professorat, doctorat, tutorat, etc.), mais le vocable « entrepreneuriat » s’est imposé.

Qui dit engouement dit risque de surabondance d’offres de formation : quelle université, école, officine, institution locale, etc., aura échappé à ce tsunami entrepreneurial ? Mais le risque est aussi celui de l’ambiguïté : car, enfin, voilà un pays où l’esprit d’entreprise n’a jamais été en même temps aussi loué et aussi peu concrétisé, si l’on en croit les études comparatives internationales, si discutables soient-elles. En définitive, la remarque de George W. Bush, dans un entretien au New York Times, disant : « You know the trouble with Frenchies : they don’t have a word for “entrepreneur ” (« Le problème avec les Français, c’est qu’ils n’ont pas un mot pour traduire entrepreneur »), est assez juste. Plus exactement, s’ils n’ont pas « un » (« one », plutôt que « a ») mot, les substituts abondent, qui se réfèrent à une catégorie économique ou sociale : p. ex., patron, dirigeant, chef d’entreprise, voire artisan.

La montée de l’entrepreneuriat français n’aura donc pas été un chemin parsemé de roses sans épines. On observe un double mouvement, caractéristique du passage d’une forme de capitalisme à une autre. D’une part, la crise liée de la société salariale et de l’économie managériale incite à la création de son propre emploi ; d’autre part, les nouvelles activités en émergence (services de tous niveaux notamment) privilégient la proximité et la singularité (le sociologue Lucien Karpik parle de l’« économie des singularités », 2007).

En conséquence, le besoin de formation à la gestion des entreprises de petite taille peut être interprété selon une double orientation : d’une part, il vise les PE et TPE dont on peut attendre un niveau élevé de compétitivité, les « jeunes pousses » et autres « gazelles » ; d’autre part, à l’autre bout de l’échelle, il concerne les créations par exclusion de la Société salariale, le secteur de l’économie solidaire et sociale. Mais, au milieu de l’échelle, la formation concerne désormais la masse des entreprises de toutes activités, que ce soit dans la phase de conception ou de démarrage, ou dans le cours de leur vie. Certes, un fossé existe entre les PE et TPE « à haut niveau d’expertise » (y compris dans l’artisanat) et « les autres » ; il n’en reste pas moins que leur spécificité devrait les rassembler toutes dans un paradigme unificateur. Ainsi, la plupart ne sont pas contraintes à la croissance pour atteindre la compétitivité ou réaliser les aspirations de leur géniteur.

4.2. Une diversité croissante de la recherche française

La recherche française en entrepreneuriat manifeste une extrême richesse, qui se mesure par l’ensemble des travaux, considéré globalement. Témoignent de cette diversité la multiplicité des thèmes abordés dans 1) les thèses, 2) les communications présentées au CIFEPME et dans bien d’autres instances, francophones ou non, comme l’Académie de l’Entrepreneuriat ou l’AIMS, l’ICSB et l’ECSB, etc., ainsi que dans des ateliers et séminaires, 3) les publications d’articles, bien entendu dans la RIPME, mais aussi dans les autres revues éditées en France, spécialisées (comme la Revue de l’Entrepreneuriat) ou non (comme la Revue française de gestion, Management et Avenir, Gestion 2000, Sciences de Gestion, etc.), 4) les contributions à des ouvrages collectifs et 5) les ouvrages individuels.

Ainsi, en 1998, l’ouvrage dirigé par Olivier Torrès trace les nouvelles perspectives de recherche sur la PME. Désormais, l’idée de la diversité des formes d’entreprises à taille « humaine » semble acquise, autour de l’idée commune de « contrôlabilité » (Guilhon) et du poids de l’« informel ». De nouvelles structures de l’organisation, du capital, des relations concurrentielles se dessinent : alliances, hypogroupes, capital-risque. De nouveaux outils de gestion s’implantent dans les PME : TIC, normes ISO, GRH spécifique.

« Le tout allant au-delà de la simple addition des parties », pour se référer à Blaise Pascal aussi bien qu’à Paul Valéry, le sentiment d’un « fonds commun » se concrétise par l’édition de plusieurs manuels, finalement assez proches les uns des autres sur les trois axes majeurs, que Robert Paturel a résumé en « 3 E » (entreprise, entrepreneur, environnement), en abordant peu ou prou les mêmes thèmes (typologies d’entrepreneurs, problèmes liés à la création et au démarrage, nature de l’esprit d’entreprise, etc.). On citera sans exhaustivité les ouvrages de Thierry Verstraete (1999), d’Emile-Michel Hernandez (2001) et Alain Fayolle (2004).

Autour de ce noyau dur gravitent une multitude de programmes de recherche. Le nombre croissant de thèses en entrepreneuriat et PME laisse augurer de l’avènement d’une génération nouvelle d’enseignants-chercheurs, en nombre encore très insuffisant. Les orientations dominantes, sans prétendre à l’exhaustivité, s’accordent pour refuser une vision holiste (« la » PME, « l’ » entrepreneur, « le » marché, etc.) et manichéenne (grand : bien ; petit : mal) encore véhiculée par les médias et ancrée dans les « élites ».

4.3. Le fractionnement entre moyenne et petite entreprises

En témoigne d’abord l’effervescence autour des typologies d’entreprise, voire des simples taxonomies classificatoires.

À « la » PME se substituent désormais « les » moyennes entreprises, dont les chercheurs de Caen, déjà cités (Luc Boyer, Jean-Claude Papillon) ont fait un domaine de recherche à part entière. Mais ces ME sont également l’objet de spécialisations, notamment celles qui vont sur le second marché boursier (école de Lyon), qui conservent une gouvernance familiale (école de Bordeaux). D’autres équipes (CRESAL de Saint-Etienne) ou individus (Pancho Nunes) ont traité du rôle de la « PMIsation » dans les structures productives françaises. Enfin, l’OSEO, organisme parapublic résultant de la fusion de l’Association nationale pour la valorisation de la recherche (ANVAR) et de la Banque de développement des PME, publie, sous couvert d’un Observatoire des PME, Regards sur les PME. En particulier, le numéro 14, paru fin 2007, est consacré à un panorama sur 30 ans de « recherche académique en PME : thèses, revues, réseaux », sous la direction d’Olivier Torrès.

De façon croissante est ainsi mise en valeur l’hétérogénéité du monde des PME, au point que l’on dénonce les risques de « dénaturation » (Olivier Torrès, Karim Messeghem), de gestion et d’objectifs managériaux ou, au contraire, le rôle essentiel de la « proximité » (la proxémie des sociologues).

Au cours des années 2000, la recherche bascule vers le très petit, voire l’entreprise unipersonnelle, la microentreprise. À la suite de la « loi Madelin », le droit des entreprises tend à privilégier le contrat au détriment de l’institution et sanctionne la possibilité d’un montage juridique personnalisé pour chaque projet de création ou de reprise.

On pourrait donc parler d’une société et d’une économie en voie de « TPisation ». Les emplois et les microentreprises prolifèrent dans les services personnalisés aux entreprises, puis aux particuliers, peu exigeants en capitaux. La ressource-clé réside alors, soit dans les connaissances et l’expérience, soit dans le temps disponible et certaines qualités humaines. Dans cette évolution, qui s’apparente à une rupture de société, l’artisanat, étudié notamment par Jean-Claude Pacitto, est soumis à des profondes transformations, comme le montrent les recherches menées en réseau dans divers centres de recherche en entrepreneuriat, sous l’égide de l’ISM (Institut supérieur des métiers).

Plus généralement, certains secteurs, particulièrement touchés par la « TPisation », constituent un champ de recherche privilégié : on citera, sans espoir d’exhaustivité, le sport et les activités de loisir (recherches de Hillairet, 2002, et Bouhaouala, 2007), l’artisanat d’art (Stéphanie Loup), le secteur artistique et culturel (travaux de Menger, 2002 ; Michaud, 2005 ; Nicolas-Le Strat, 2005, par exemple), l’entrepreneuriat néorural (Font, 2001) et, bien entendu, les nombreux travaux sur les TIC.

Enfin, cette décennie est marquée par la multiplication d’ouvrages ayant le caractère de manuels, désormais ciblés sur l’un des types d’entreprise. On citera notamment les deux « sommes » de Bernard Duchéneault consacrées aux PME françaises (1995) et aux dirigeants de PME (1996), ainsi que l’ouvrage de Ferrier sur les très petites entreprises (2002).

4.4. Une conception élargie de l’entrepreneuriat

Cette tendance à la diversité se manifeste également dans les types d’entrepreneuriat abordés par les chercheurs. Ainsi, l’approche managériale de l’intrapreneuriat est renouvelée par la thèse de Camille Carrier, par son application aux PME. Par la suite sont examinées les questions d’« extrapreneuriat » dans diverses thèses et communications, autour de l’essaimage, de l’externalisation, etc. Plus récemment, les notions de « repreneuriat » (Bérangère Deschamps) et d’« entreprebeuriat » (déjà citées) abordent deux thèmes soulevés par une demande sociale pressante : d’une part, le problème de reprise et de succession des entreprises nées lors du baby-boom et, d’autre part, l’occasion suscitée par le système éducatif en matière de formation professionnelle des enfants d’immigrés, la création de leur affaire apparaissant comme un tremplin privilégié pour l’accession à la reconnaissance sociale.

Dans cet esprit se développe l’idée d’un « entrepreneuriat différent », fondé sur des valeurs modernistes en émergence. L’entrepreneuriat communautaire, depuis l’« alter » ou l’« éco-entrepreneuriat », jusqu’au microcrédit, dont la légitimité s’est exprimée, de façon très significative, par un prix Nobel de la paix, souligne le fait que l’esprit d’entreprise concerne la « politique », au sens d’Aristote, et qu’elle est une affaire de société. Témoignent de cet axe de recherche les travaux relatifs à l’entrepreneuriat dans d’autres cultures, notamment l’entrepreneuriat africain (Hernandez) ou méditerranéen (Orsoni).

Par cette voie, les recherches menées en France s’attardent à d’autres questions de société, d’abord celles relatives à la responsabilité sociale et à l’éthique (Jean-Marie Courrent), ensuite les activités non marchandes. Le développement du secteur de l’économie sociale, englobant notamment l’aide à la création d’entreprises par des chômeurs et des personnes en difficulté, et les microcrédits pour faciliter l’installation, induit des recherches sur l’« entrepreneuriat social ».

Cette extension du domaine assigné aux recherches en entrepreneuriat ne va évidemment pas sans soulever des questions sur la délimitation de la discipline. Ainsi est-on en droit de se demander s’il ne faudrait pas aborder le domaine de l’économie parallèle et souterraine (en particulier dans les zones déshéritées), de sorte qu’il faudrait parler d’un « entrepreneuriat non enregistré ». Ces préoccupations entrepreneuriales nous ramènent, en fin de compte, à la définition de l’« entrepreneur » comme tout individu pratiquant toutes sortes d’« industries », au sens du xviiie siècle, tel que l’entendait Richard Cantillon par exemple – de nos jours, on dirait « de petits boulots ». Dans cet esprit, il y aurait lieu également de s’intéresser au « multi-entrepreneuriat » – c’est-à-dire l’entrepreneur individuel exerçant plusieurs activités, depuis le « travailleur au noir » jusqu’au professeur d’université…

4.5. À la recherche de l’entrepreneur… et de l’entrepreneuriat

Aujourd’hui, nous disposons d’un arsenal de typologies d’entrepreneurs, francophones ou non, bien fourni, comme on le constate dans les manuels et dans les thèses. Toutefois, chacune de ces typologies vise une problématique de recherche particulière. Par exemple, Sophie Boutillier et Dimitri Uzunidis s’attachent à préciser la notion de « capital social » (1999), Thierry Verstraete insiste sur le rôle de créateur et développeur d’une organisation, Guy Pendeliau s’intéresse plus particulièrement au profil du créateur d’entreprise (1997), Émile-Michel Hernandez, seul (1999) ou avec Luc Marco (2005), étudie la question du processus de décision propre à l’entrepreneur, enfin, Jean-Pierre Bréchet et Alain Desreumaux le rapportent au projet.

En d’autres termes et surtout si en plus on y inclut les préoccupations et les définitions plus ou moins explicites de l’« entrepreneur », tel qu’il est représenté dans l’ensemble des recherches dites « en entrepreneuriat », force est de reconnaître que chacun a sa propre définition, ou au minimum sa propre représentation de ce personnage insaisissable (Kilby, 1971, évoquait un « heffalump », personnage insaisissable). Si les « institutionnels » ou « professionnels » utilisent ce vocable à tout propos, voire hors de propos, c’est peut-être que la recherche académique française a quelque difficulté à fournir une définition unanimement acceptée de l’entrepreneur et, a fortiori, de l’entrepreneuriat. On peut d’ailleurs poser la question à un plan international.

La question est d’autant plus sensible que le processus d’élargissement concerne désormais le domaine du management. La notion de corporate entrepreneurship, importée des États-Unis, est devenue le « management entrepreneurial » – ce qui pose, dans le contexte français, un débat de société, autour du « coût de l’excellence » ou du « culte de la performance » – rejoignant ainsi la question de la nature et de l’importance de l’esprit d’entreprise dans le contexte français. On parle également d’« entrepreneuriat collectif » (par exemple, pour la conception et la promotion de produit alimentaires ayant un label de terroir), impliquant des « acteurs » publics et privés plus « entreprenants » qu’« entrepreneurs ». On rejoint alors la définition extensive de l’entrepreneurship, tel qu’il est conçu outre-Atlantique.

La création d’entreprise apparaît en France, et sans doute dans le monde, comme le domaine d’excellence, d’aucuns diraient : par excellence, de l’entrepreneuriat. Au cours de la dernière décennie, les formations destinées à enseigner la création et à former des créateurs ont littéralement explosé, comme l’atteste la floraison de diplômes de tous niveaux. Il serait toutefois utile de s’interroger plus avant sur les mobiles profonds, sur les attentes, tant de la part des commanditaires (État, chambres consulaires, institutions locales, etc.) que des « producteurs » et des « consommateurs » de ce marché de l’entrepreneuriat dans le système éducatif (initial ou permanent) français.

Du côté des « producteurs », si l’on tient compte du nombre encore restreint d’enseignants-chercheurs spécialisés en entrepreneuriat, on peut craindre qu’un certain nombre de formateurs n’aient qu’une connaissance limitée de la spécificité des petites et, a fortiori, toutes petites entreprises. On peut même s’attendre à ce que nombre d’entre eux ne voient dans les entreprises de petite taille que « des grandes en miniature » et se contentent de plaquer des modèles de management « classiques ».

On peut lire ainsi dans un ouvrage consacré au diagnostic d’entreprise en PME : « L’analyse approfondie d’un projet se fait généralement à partir d’une étude détaillée du plan d’affaires présentant le projet et ses perspectives de développement à trois ans, ainsi que sur la base d’entretiens avec le créateur et éventuellement avec des tiers susceptibles d’apporter des informations ou expertises complémentaires. »

Or, l’alternative qui s’offre est le plus souvent la suivante : ou le projet est peu innovant et somme toute modeste (écrasante majorité des cas) et un tel « plan d’affaires » apparaît bien inutile – sauf pour « couvrir » l’assistant technique ou l’employé de banque ; ou le projet est particulièrement novateur, au point que le créateur cerne encore mal le produit et / ou le marché, et le « plan » en question risque d’avoir des effets dissuasifs – si l’interlocuteur prétend y recourir de façon bureaucratique.

Du côté des « consommateurs », on peut se demander si, dans le contexte français, les attentes des étudiants (c’est-à-dire les principaux interlocuteurs des enseignants-chercheurs) sont majoritairement dictées par une ferme intention de créer une affaire. Notre expérience fait plutôt apparaître des projets « managériaux », voire « bureaucratiques », tels ceux-ci : cadre dans une PME, dans un organisme financier ou de développement, dans un cabinet de conseil, etc., voire… chercheur en entrepreneuriat ! Cette attitude, finalement peu « entreprenante », est d’autant plus fréquente que le diplôme est élevé : dans le système socioculturel français, l’obtention d’un titre garantit encore largement l’obtention d’un emploi salarial, public ou privé.

La question se pose tout particulièrement pour les ingénieurs ou les chercheurs, comme l’ont montré les travaux d’Alain Fayolle et de Thierry Verstraete. Elle soulève la question plus générale, en quelque sorte préjudicielle, de la place accordée au statut d’entrepreneur individuel, de patron, de chef d’entreprise, de travailleur « à son compte », d’artisan, etc., dans la société et la culture françaises, par rapport aux statuts de cadre, d’ingénieur, de fonctionnaire, de libéral réglementé, etc., jugés plus « prestigieux ». Par exemple, on a constaté que les détenteurs du titre d’expert-comptable diplômé ne souhaitaient pas monter en priorité leur cabinet, seul ou en groupe, mais cherchaient plutôt à entrer dans des grands cabinets comme salariés.

Ainsi, l’illustre Collège de France ayant créé fin 2006 une chaire industrielle, son titulaire, Jean-Paul Clozel, lui-même cofondateur d’une société de biotechnologie, déclare sans ambages, dans son discours inaugural : « Être entrepreneur, cela ne s’apprend pas, il n’y a pas d’école pour être courageux », de sorte qu’« il considère qu’il ne faut pas demander avec insistance [sic] aux chercheurs en science fondamentale de créer eux-mêmes leur entreprise, mais que, s’ils souhaitent le faire, ils le fassent à leurs risques et périls » (Annie Khan, Le Monde du 12 décembre 2006). Pendant ce temps-là, le gouvernement institue des « pôles de compétitivité » censés favoriser l’innovation et l’esprit d’entreprise parmi les ingénieurs et les chercheurs.

Conclusion

D’Épiméthée à Prométhée : vers un « entreprenorat hypermoderne » ?

Rappelons qu’Épiméthée est le Titan, frère de Prométhée, et qu’autant celui-ci va bousculer l’ordre établi par les dieux en volant le feu, quitte à en payer le prix, autant son frère se conforme prudemment à la tradition, en refusant les risques.

La France sort de la société salariale avec difficulté, car le changement remet en cause les valeurs considérées en leur temps comme « progressistes », ou « (post)modernistes », dont auront bénéficié les baby-boomers – au risque d’ailleurs de sacrifier la génération suivante (Ricard, 2001). Mais les nouvelles générations pénètrent à une stupéfiante vitesse dans une société que des essayistes qualifient d’ « hypermoderne », avec toutes ses tensions contradictoires, voire dialectiques, pour déboucher sur un nouveau système de valeurs. Dans cet esprit, il apparaît de plus en plus clairement que les emplois et surtout les emplois « intéressants » seront de moins en moins salariaux et pérennes et se fonderont de plus en plus sur des relations interindividuelles, contractualisées, dont la petite et toute petite entreprise constitueront un réceptacle naturel.

Il apparaît clairement que, pour répondre à la demande sociale, les chercheurs en entrepreneuriat seront appelés à développer de façon croissante des programmes d’enseignement et de formation, non seulement pour des étudiants au stade de l’initiation, mais également et surtout à l’intention de personnes plus aguerries, qu’il s’agisse d’entrepreneurs cherchant à se perfectionner, ou de salariés ou anciens salariés cherchant à développer leur propre projet professionnel, mais aussi de vie.

Aussi, les attentes ne se cantonneront plus aux seuls impératifs de compétitivité. De façon croissante, la société française va devoir accorder à l’esprit d’entreprise une place sans doute plus conforme à la culture de l’hypermodernité – situant ainsi la jeune discipline de l’entrepreneuriat parmi les sciences morales et politiques. Cela signifierait que la recherche devra concerner de plain-pied des disciplines jusqu’ici plutôt connexes, à côté des sciences de gestion : le droit et l’économie, certes, mais aussi les sciences politiques, de l’homme et de la société, l’histoire et la géographie.

En conclusion, qu’on nous autorise un plaidoyer (désespéré) pour le terme « entreprenorat », comme lorsqu’on parle de professorat, de tutorat, de doctorat, etc., cette terminaison recouvre trois dimensions qui concernent la légitimité : une fonction (économique, sociale) faite d’activités à assumer ; les compétences et qualités requises pour la mener à bien ; enfin, le rôle assigné par la société aux personnes qui assument cette fonction, si possible de façon « vertueuse », au sens d’Aristote, et dans le sens du Bien Commun, au sens thomiste. Très clairement, ce sont là des thèmes que devront explorer la génération montante (hypermoderne ?) de chercheurs… en entrepreneuriat !