Corps de l’article

En février 2015, la pandémie grippale majeure qu’on attendait depuis 1918 se produisit soudain. Pour la contenir, on prit de strictes mesures de restriction des voyages aériens. Presque toutes les conférences scientifiques furent annulées. En 2016, la subsistance de foyers de contagion fournit un motif à de nombreux gouvernements pour réserver les accès aux transports à longue distance aux catégories professionnelles considérées comme indispensables à l’activité économique mondiale. Ceci excluait la recherche scientifique, sauf exception, et les chercheurs restèrent consignés à domicile. En 2017, alors que les voyages pour raison de tourisme étaient à nouveau autorisés, nombre de gouvernements ou d’établissements d’enseignement supérieur, plus que jamais sous forte pression budgétaire, maintinrent cette interdiction des déplacements pour conférences, arguant des économies ainsi réalisées. Les quelques événements organisés dans ce contexte connurent une fréquentation médiocre et les déficits justifièrent de nouvelles restrictions. Il apparut alors que ce qui avait été pris pour une mesure temporaire pourrait bien déboucher sur une disparition pure et simple. Même si les motifs de santé publique avaient disparu, la mise en sommeil, sinon la faillite, de nombreuses associations savantes et la désorganisation des réseaux qui en avait résulté rendaient problématique le retour à la situation antérieure, surtout sans le soutien financier des institutions et des gouvernements.

La communauté scientifique, qui jusque-là avait pris son mal en patience, fut alors agitée de débats intenses sur l’opportunité de tenter de rétablir les pratiques antérieures. Dans le monde des sciences de gestion, les points de vue couvraient un large spectre. Nombre de personnalités éminentes, familières des présidences de comités scientifiques ou organisatrices régulières de tracks ou subthemes, s’activèrent publiquement et en coulisse pour restaurer l’ordre ancien. Ils publièrent des tribunes et des rapports, dans lesquels ils insistaient sur le rôle crucial de la conférence comme lieu d’échange de connaissances et de construction du savoir, indispensable ferment de coopérations internationales, fertile engrais nécessaire à l’éclosion de multitudes d’idées et de projets. Les rapports soulignaient également leur fonction de socialisation et d’intégration pour les jeunes chercheurs, en particulier pour les doctorants. Ceux-ci étaient d’ailleurs sollicités à travers divers sondages et témoignages, dans lesquels ils exprimaient leur crainte de demeurer isolés au sein de leur institution, de ne pas pouvoir bénéficier des « retours » des chercheurs consacrés sur leurs travaux et d’être privés d’occasion de se faire connaître et d’enrichir leur CV. En bref, ils craignaient de voir s’amenuiser leurs chances de trouver un poste à la hauteur de leurs toutes nouvelles compétences. Diverses associations de doctorants se constituèrent d’ailleurs, vite fédérées en une structure internationale. Au niveau de leurs institutions, ces deux groupes, éminences et jeunes chercheurs, faisaient valoir aux directeurs, doyens ou présidents que la participation de représentants d’une école ou d’une université aux conférences était un signal puissant d’ambition en matière de recherche et de rayonnement international, impératifs que ne saurait ignorer une institution de prestige.

Dans ce combat, éminences et novices reçurent le soutien de la population dispersée, mais nombreuse, des infatigables coureurs d’aéroports, dont la valise-cabine était toujours prête, équivalents savants du George Clooney de Up in the Air. Ces amateurs de voyages et de rencontres ne disposaient pas toujours d’un grand crédit dans leurs institutions, où certains étaient surtout connus pour accaparer le service des voyages en demandes de réservations pour leurs périples compliqués et pour leurs notes de frais indéchiffrables libellées en devises exotiques. Mais ils n’étaient pas sans influence et, astucieux et persévérants, souvent experts en sources de financement externes, ils mirent toutes leurs ressources à la défense de ce qui constituait selon eux un des principaux attraits du métier.

La coalition opposée était encore plus hétéroclite. Des chercheurs reconnus, grands publiants, firent valoir que la qualité des processus de sélection dans les colloques était trop incertaine pour qu’on puisse tenir compte des communications dans les évaluations individuelles et institutionnelles. Seules les revues offraient les garanties nécessaires de sélectivité et donc de qualité. Pour eux, les conférences ne servant pas à la sélection des meilleurs, elles n’avaient pas de raison d’être. Le temps et l’argent qu’on y consacrait pouvaient bien plus utilement être consacrés à la réalisation d’études empiriques rigoureuses et à l’écriture d’articles pour des revues de haut niveau.

Il faut ensuite compter la cohorte des casaniers, agoraphobes et autres claustrophobes, soulagés de ne plus avoir à quitter leur doux foyer pour aller s’enfermer à l’autre bout du monde, en plein été, dans les salles climatisées d’hôtels aussi gigantesques que froidement anonymes. Ceux pour qui plus de dix individus rassemblés constituaient une foule inquiétante furent ravis d’échapper aux social gatherings et aux dîners de gala auxquels, par conscience professionnelle, ils se contraignaient d’assister avant de fuir au bout de trente minutes de transpiration angoissée. Les timides, les bègues, ceux que la prise de parole en public effrayait, ceux qui dans les conversations ne parvenaient jamais à dépasser l’étape du « Where are you from ? », ainsi que ceux qui immanquablement se retrouvaient isolés à une table préemptée par un groupe se congratulant bruyamment dans une langue inconnue, tous ces discrets handicapés de la relation éphémère se réjouirent secrètement. Secrètement, car pour toutes ces catégories, il n’était pas question d’avouer les raisons de leur bonheur et de contester sur ces motifs trop personnels la norme selon laquelle la mobilité internationale et la confrontation intellectuelle étaient aussi désirables que productives.

De cette population, selon les circonstances locales, la plupart restèrent silencieux et firent ce qu’ils avaient toujours souhaité faire : s’occuper, dans leur coin, de leurs chères études. Certains, assurés que l’époque des conférences était bel et bien révolue, se permirent de soutenir les éminences et les novices vindicatifs qui oeuvraient à la restauration afin de s’en faire des alliés et de lever les doutes sur leur adhésion à la norme. D’autres, soucieux d’enfoncer le clou, rejoignirent la composante la plus véhémente des opposants : les chercheurs du courant dit « critique ». Trop heureux de s’élever contre une institution façonnée selon eux par la science « normale », par le mainstream, les tenants de ce courant multiplièrent les pamphlets dénonçant les conférences comme un outil de domination et de reproduction. Ironisant sur la régression psychologique qui touche les congressistes, ils peignirent les conférences comme des lieux de bacchanales où la consommation excessive d’alcool et la recherche d’aventures sexuelles, alliées à l’ingestion répétée de nourritures insipides, transformaient des individus généralement sérieux et pondérés en hordes d’adolescents tardifs s’excitant jusqu’à l’épuisement. À cette description qu’aurait pu faire le Houellebecq de Plateforme, ils ajoutaient une dénonciation des pratiques disciplinaires et discriminatoires inscrites selon eux dans le fonctionnement même de l’institution-conférence. Lieu où s’affirme et se conforte le pouvoir des éminences, appareil de dressage intellectuel et corporel des novices, la conférence était aussi condamnée en tant qu’expression de la domination masculine, véhicule d’imposition d’une culture de la confrontation et de la polémique dont les femmes subissaient la violence et qui les réduisait au silence. Enfin, aux naïfs qui pensaient encore que ces traits pouvaient être considérés comme des effets indésirables, mais secondaires d’une activité féconde de production intellectuelle, les opposants critiques rétorquaient d’avance que les rencontres et discussions ne servaient qu’à reproduire des polémiques stériles entre micro-communautés en compétition pour des enjeux symboliques ou matériels. Quant à l’intérêt d’échanges entre chercheurs de nationalités et cultures différentes, ils le niaient en soutenant que ce que produisaient les conférences, c’était avant tout une culture standard, à l’image des hôtels dans lesquels elles se tenaient le plus souvent.

Les plus modérés s’inquiétèrent de ce que ce tableau déplorable, en décrédibilisant l’institution de la conférence, pouvait bien porter dommage à la légitimité de la communauté scientifique dans son ensemble, en confirmant les clichés qui depuis longtemps habitaient les esprits des administrateurs, contrôleurs et autres auditeurs – sans parler du grand public. Ils suggérèrent que c’était là, en quelque sorte, scier la branche sur laquelle les chercheurs étaient assis. Mais ils furent peu entendus et lorsqu’ils le furent, on leur répondit que l’exercice impitoyable de la critique de soi était une condition pour être crédible dans la critique d’autrui.

Il faut noter cependant qu’au sein de ce courant dit « critique », un nombre non négligeable d’éminences et de novices développèrent un discours favorable aux conférences, très proche des éminences et novices du mainstream, tout en revendiquant bien entendu une différence fondamentale. L’interruption, disaient-ils, devait être l’occasion non pas de restaurer l’ancien système, mais d’en instaurer un nouveau. Un projet circula, qui posait les bases d’une éthique non violente de la conférence : favoriser le calme et l’écoute réciproque, proscrire la controverse et la contestation d’autrui, effacer les hiérarchies explicites et implicites et, pourquoi pas, ménager des espaces réservés aux groupes dominés pour leur permettre de s’exprimer à l’abri de la culture masculine dominante. Une vive polémique s’engagea rapidement entre les « critiques » plus radicaux qui condamnèrent ce projet et ceux qui le soutenaient en les qualifiant de « réformistes ».

Cependant, un autre groupe avait également eu l’idée de profiter de ces années de suspension pour promouvoir ses solutions favorites. L’offre de systèmes de conférences à distance avait en effet explosé, et les développeurs, intégrateurs, opérateurs et mainteneurs, auxquels il faut bien sûr ajouter les consultants et accompagnateurs de changement, se succédaient dans les bureaux des dirigeants des institutions d’enseignement et de recherche. L’épopée de la dématérialisation trouvait là un nouveau territoire de conquête, tandis que les conférences en présentiel apparaissaient comme une technologie dépassée. D’astucieux dispositifs de facturation par abonnement permirent en outre de faire croire à la réalisation d’économies. Pour beaucoup engagés dans un mouvement similaire concernant les enseignements, les dirigeants pouvaient difficilement élever des objections, si encore ils en avaient eu l’intention.

C’est ainsi que les conférences, piliers pendant des décennies de la vie scientifique, disparurent en quelques années. Les systèmes à distance se révélèrent bien moins performants et bien plus coûteux que promis, mais puisqu’ils avaient été adoptés par toutes les institutions, il n’était pas question de revenir en arrière. On réapprit à travailler avec les collègues de l’étage supérieur ou des institutions voisines, parfois même dans la langue locale. On trouva des moyens de monter discrètement des ateliers restreints, peu coûteux, où l’on allait parce qu’on en avait envie. Les associations se transformèrent, certaines disparurent, d’autres naquirent, avec de nouvelles éminences, et aussi d’anciennes qui avaient su se reconvertir. Les voyageurs compulsifs furent les plus touchés, mais les plus imaginatifs trouvèrent vite de nouvelles raisons professionnelles de courir le globe. Les chercheurs critiques poursuivirent leur entreprise critique, confortés dans leur conviction que les formes de domination et de reproduction avaient décidément une redoutable plasticité. Globalement, les innombrables outils d’évaluation de la recherche furent incapables de montrer dans quelle mesure et dans quelle direction cette disparition avait eu un impact sur la quantité et la qualité de la production scientifique. Pour ce qui est des occasions de consommer de l’alcool et de connaître des aventures éphémères, chacun fit selon ses moyens, mais pour autant qu’on puisse le dire, la disparition des conférences n’engendra sur ce plan aucun problème majeur – aucun bénéfice non plus.

Quant aux nouveaux novices, ils furent socialisés à d’autres enjeux par d’autres moyens. Leurs mentors y perdirent le plaisir de raconter de savoureuses histoires de valises perdues, de présentations catastrophiques ou de rencontres inattendues. Mais ils avaient d’autres faits d’armes à mettre en avant pour l’édification des jeunes générations ; beaucoup nourrissaient une certaine nostalgie, d’autres pas. Mais dans l’ensemble, tous s’accordaient sur cette conclusion : dans un monde où il y a des conférences, il faut aller aux conférences ; dans un monde où il n’y a pas de conférences, il n’y a pas besoin de les inventer.