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Introduction

Le modèle français des appellations d’origine contrôlée (AOC), qui a grandement contribué au succès des producteurs de la filière vin française pendant des décennies, est une forme exemplaire de stratégie collective territorialisée : des acteurs économiques locaux variés aux intérêts souvent divergents (producteurs, coopératives, négociants, acteurs institutionnels) y tissent des relations combinant concurrence et coopération, articulant stratégies individuelles et stratégies collectives, en vue de valoriser des ressources locales, naturelles ou socialement construites (Astley et Fombrun, 1983 ; Brandenburger et Nalebuff, 1996 ; Hervás-Oliver et Albors-Garrigós, 2007 ; Cusin, Loubaresse et Charreire-Petit, 2013).

Ce modèle a été remis en cause dans les années 2000 par l’émergence des vins du « Nouveau Monde », basés sur les cépages et les marques (Bailly, 2000 ; Garcia-Parpet, 2001) : il a en particulier été critiqué pour sa complexité, son manque de lisibilité et la confusion entretenue auprès du consommateur entre « typicité » et « qualité » du produit (Berthomeau, 2001 ; César, 2002). Toutes les AOC françaises ne sont toutefois pas touchées à l’identique – Châteauneuf-du-Pape, les AOC du Jura, ou encore Sancerre restent dynamiques – tandis que certains vins du Nouveau Monde sont à leur tour entrés en crise, ainsi en Australie. Ce n’est donc pas tant le modèle qu’il faut questionner selon nous que les modalités de sa mise en oeuvre.

Nous nous proposons d’examiner la question sous l’angle de l’économie de la proximité, école de pensée née en France au croisement de l’économie industrielle et de l’économie régionale. Pour ce faire, nous considérons un vignoble comme un territoire au sens économique du terme – espace de coordination des agents et de valorisation de ressources – dont la performance peut être en partie expliquée par des degrés plus ou moins élevés de proximité géographique et de proximité organisée. Nous nous intéresserons plus précisément au modèle stratégique dit du « terroir », dans lequel s’inscrivent les AOC françaises.

Nous étudions deux vignobles – Cahors et Chablis – dont les évolutions respectives peuvent être utilement éclairées par notre grille d’analyse. De dimensions proches et tous deux dotés d’atouts réels, ils ont connu des trajectoires distinctes depuis les années 1970, le premier connaissant une succession de cycles de crise/reprise, tandis que le second bénéficiait d’une croissance forte et régulière. Nous suggérons que ces divergences ne tiennent pas à la nature même du modèle des AOC, mais plutôt à la capacité de groupes d’acteurs distincts de construire des formes de proximités organisées spécifiques facilitant la coordination et la coopération et donc, la mise en oeuvre de stratégies collectives efficaces.

Dans une première partie, nous présentons notre cadre théorique, appliquant l’économie de la proximité à la notion de territoire vitivinicole. Puis, dans une seconde partie, nous commençons par présenter notre méthodologie, avant de détailler et discuter nos résultats.

1. Proximités territoriales et application aux vins français

1.1. Territoire et proximité

Notre point de départ est le concept de territoire. Il est absent des analyses économiques classiques, qui ne considèrent que celui d’espace, support de décision de localisation des activités : les modèles de Weber, Von Thünen ou Hotelling se focalisent ainsi sur les choix de localisation des agents en fonction des coûts de transport, des coûts du foncier ou encore de la présence de facteurs de production (Zimmermann, 2008).

C’est avec Marshall (1890) et son analyse des « districts industriels » que les économistes commencent à s’intéresser aux interactions entre industrie et territoire, via les externalités de localisation : à partir des années 1960, des auteurs américains (Piore et Sabel, 1984 ; Scott, 1988), italiens (Becattini, 1992), ou français (Aydalot, 1985 ; Benko et Lipietz, 1992) vont travailler sur les districts industriels/technologiques, milieux innovants et systèmes productifs localisés. Tous ont en commun de chercher à dépasser la notion d’espace, réduit à sa seule dimension géographique, pour intégrer celle de territoire, défini comme un espace de coordination des agents et de valorisation des ressources économiques.

Cette approche a connu de nouveaux développements avec la théorie des ressources et compétences (Barney, 2002). Appliquée à un territoire plutôt qu’à une entreprise individuelle, elle met en évidence la place occupée par les ressources territoriales naturelles (sol, climat) ou construites (historiques, culturelles et sociales) dans la création de valeur et par la suite la constitution et le maintien d’un avantage concurrentiel par les entreprises locales (Hervás-Oliver et Albors-Garrigós, 2007).

Ce type d’analyse est mobilisé par Fensterseifer et Rastoin (2013), pour identifier différents types de ressources territoriales exploitables sur un vignoble donné :

  • Capital naturel : sol et climat, ressources hydriques, paysages ;

  • Capital technique : main-d’oeuvre spécialisée, équipement et intrants, services de conseil, marketing et distribution, services financiers, capacités de diffusion des savoirs et savoir-faire internes ;

  • Capital institutionnel : organisations professionnelles, syndicats, organismes privés ou publics spécialisés, organismes d’enseignement et de formation, centres de recherche et technologie, centres d’assistance technique ;

  • Capital social : coopérations horizontales ou verticales, réseaux informels dédiés à la résolution de problèmes, esprit entrepreneurial ;

  • Capital de réputation : réputation qualitative du vignoble, réputation des appellations locales « terroir », attractivité oenotouristique (routes des vins, événements culturels et artistiques liés au vin), réputation environnementale.

L’économie de la proximité – courant de pensée né en France au milieu des années 1990 – contribue pour sa part à distinguer espace et territoire en s’intéressant à la coordination entre des agents économiques qualifiés de « situés », c’est-à-dire à la fois localisés sur un espace géographique et insérés dans un réseau de relations sociales qui conditionnent leurs actions (Bellet, Colletis et Lung, 1993 ; Bouba-Olga, Carrincazeaux et Coris, 2008 ; Coris, Frigant, Layan et Talbot, 2009). Les économistes « proximistes » effectuent en conséquence une distinction entre proximité géographique, distance itinéraire traduite en temps ou en coût de franchissement et proximité organisée de nature relationnelle (Pecqueur et Zimmermann, 2004).

Dans une approche dite « interactionniste », la proximité organisée est la capacité qu’offre une organisation de faire interagir ses membres. Elle comprend une logique d’appartenance – réseaux communs, partage de règles et routines de comportement – et une logique de similitude, partage de croyances et représentations (Rallet et Torre, 2004). L’approche dite « institutionnelle » distingue pour sa part, au sein de la proximité organisée, proximité organisationnelle et proximité institutionnelle : la première fait référence à l’appartenance à une organisation ou des réseaux communs, induisant un ensemble de pratiques et stratégies propres, tandis que la seconde est un espace commun de règles d’action, représentations et modèles de pensée, aussi appelées institutions par des auteurs tels que North (1990, 2005).

Cette double dimension met en relief le fait que la seule proximité géographique n’est pas suffisante pour catalyser un potentiel de coopération entre entreprises sur un espace donné. La proximité géographique est même dominée par la proximité organisée (Rallet et Torre, 2004). La proximité géographique simple est ainsi source de conflit lorsque des firmes voisines soumises à une proximité contrainte se disputent l’accès à une ressource locale ou son usage (Caron et Torre, 2006), quand d’autres, situées à distance, vont interagir au sein de divers réseaux et organisations (Ben Letaifa et Rabeau, 2013 ; Boschma, 2005).

L’existence d’un degré élevé de proximité organisée entre acteurs géographiquement proches peut faciliter l’échange et la résolution des conflits dans la mesure où elle implique que les acteurs appartiennent à des réseaux communs qui sont autant de plateformes d’échange et de négociation, et qu’ils partagent certaines valeurs et représentations : « Les tensions vont être apaisées par les relations entre membres d’un même groupe, alors que les conflits vont naître entre groupes d’acteurs homogènes et voisins, mais qui ne partagent pas les mêmes représentations » (Caron et Torre, 2006).

Un territoire est en ce sens la combinaison de différentes formes de proximité permettant (1) la coordination d’acteurs économiques en interaction pour résoudre des problèmes productifs spécifiques et (2) la construction de ressources territoriales spécifiques exploitées par ces mêmes acteurs (Pecqueur et Zimmermann, 2004). Dans leur ouvrage, Torre et Beuret (2012) définissent la « proximité territoriale » comme la combinaison entre proximité géographique et proximité organisée.

1.2. Application à la filière vitivinicole

À partir de ces approches, on peut caractériser le modèle d’organisation territoriale dominant de la filière vin française, basé sur une identification étroite entre territoire, entreprise et produit, à travers le concept de terroir. Les travaux de Rastoin et Vissac-Charles (1999), Polge (2003) ou Martin (2004) mettent en avant la dimension stratégique du terroir qui permet aux producteurs locaux de se différencier vis-à-vis de leurs concurrents potentiels en envoyant au consommateur un signal de « qualité différenciée » (Corade et Delhomme, 2008).

Le terroir est défini par Rastoin et Vissac-Charles (1999, p. 173) comme un « territoire homogène et doté d’une très forte identité, caractérisé par un ensemble de ressources naturelles (sol, climat) et construites (historiques, culturelles et sociales) ». Le « produit de terroir » est étroitement lié à une aire géographique, à une histoire et une culture qui lui donnent sa valeur et le rendent unique, donc inimitable. Il bénéficie d’une présomption de singularité et de qualité tenant aux compétences particulières (méthodes de production héritées historiquement, caractéristiques intrinsèques du territoire, savoir-faire) de producteurs locaux insérés dans un réseau de relations sociales construites dans la durée.

L’identification entre territoire, entreprise et produit crée une barrière à l’entrée difficilement franchissable pour les acteurs extérieurs (outsiders) ; les acteurs locaux (insiders) sont en situation de concurrence monopolistique sur les niches créées et bénéficient dès lors d’une situation de « rente territoriale ». L’aire d’origine du vin constitue de ce fait un actif spécifique, une ressource territorialisée, donc inimitable, dont la mise en valeur est au coeur des stratégies vitivinicoles (Hinnewinkel et Le Gars, 2002). Le produit de terroir est généralement adossé à une appellation d’origine contrôlée (AOC), ensemble de normes et réglementations qui contribue à le protéger de la concurrence, en délimitant le territoire et les conditions de la production par l’imposition d’un cahier des charges contraignant.

Des auteurs (Loubaresse et Pestre, 2012 ; Cusin, Loubaresse et Charreire-Petit, 2013) ont mobilisé le concept de stratégie collective – initialement développé par Astley et Fombrun (1983) avant d’être appliqué dans une perspective territoriale par Fourcade (2006) – pour étudier les AOC du Val de Loire ou de Saint-Emilion. Ils montrent qu’une AOC est le produit des stratégies individuelles des producteurs articulées à une stratégie collective de type hybride, impliquant un grand nombre de producteurs concurrents et des partenaires complémentaires au sein de relations à la fois horizontales et verticales (stratégie symbiotique). Son succès repose sur la prédominance de l’intérêt collectif sur les intérêts particuliers, l’absence de conflits entre les organisations participantes et la perception d’une identité collective partagée par les acteurs locaux (Loubaresse et Pestre, 2012).

L’approche proximiste permet de mieux comprendre la nature d’un vignoble en AOC et ses facteurs-clés de succès. En tant que support d’une stratégie collective territorialisée et collective, il requiert de mobiliser différentes formes de proximité qui contribuent à façonner son identité et facilitent les interactions entre acteurs locaux (schéma 1).

Dans une perspective institutionnaliste, les acteurs doivent partager des références, normes et valeurs (proximité institutionnelle) permettant la mise en oeuvre du projet collectif. L’AOC joue un rôle central en tant qu’institution formelle (Ditter et Brouard, 2012), mais son cahier des charges est lui-même basé sur des institutions de nature plus informelle, des pratiques communes développées au fil du temps. Les interactions sont facilitées par l’appartenance à des réseaux et organisations formelles (coopératives, syndicats de producteurs ou de négociants, interprofessions) ou informelles (liens amicaux, familiaux, clubs, réseaux d’entraide) qui constituent la proximité organisationnelle.

Un vignoble en AOC est donc un espace géographique délimité sur lequel ont cours un ensemble de réseaux, organisations et institutions spécifiques qui contribuent à son identité. D’un point de vue interactionniste, cet espace géographique est le champ d’action d’acteurs partageant règles et routines de comportement, mais aussi croyances et représentations. La proximité organisée agit comme une contrainte en limitant l’action des agents économiques, mais aussi comme un potentiel, en facilitant la coordination desdits agents en vue de construire et valoriser des ressources dites « territoriales » spécifiques, inimitables par les outsiders.

L’efficacité des mécanismes de gouvernance territoriale qui ont pour objet de réguler les interactions entre acteurs dans le respect de règles communes (Corade, Hinnewinkel et Velasco, 2012), est le reflet et la contrepartie de la proximité organisée. Ces mécanismes impliquent les producteurs, regroupés en un organisme de gestion et défense de l’appellation (ODG), qui sont collectivement les initiateurs de la démarche de certification, établissent le cahier des charges de l’AOC et participent par la suite à sa gestion. Ce cahier des charges est validé par l’Institut national de l’origine et de la qualité (INAO), organisme sous tutelle de l’État, et homologué par l’État sous la forme d’un décret. L’INAO délimite aussi l’aire géographique de l’appellation et en supervise les procédures de contrôle. L’interprofession est pour finir, le lieu de rencontre et de dialogue entre l’ensemble des acteurs du vignoble (producteurs, négociants, coopératives), qui contribue en particulier à la promotion et à l’amélioration de la qualité des vins.

Schéma 1

La stratégie de terroir : une approche par la proximité (perspective institutionnelle)

La stratégie de terroir : une approche par la proximité (perspective institutionnelle)
Source : schéma des auteurs

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2. Analyse comparative de deux vignobles : Cahors et Chablis

2.1. Objet et méthodologie de la recherche

Notre questionnement porte sur la contribution de la grille d’analyse proximiste à la compréhension de la dynamique économique d’un vignoble en AOC. Notre hypothèse est que, toutes choses égales par ailleurs, celle-ci est corrélée positivement à l’existence d’un degré élevé de proximité organisée entre acteurs économiques. Pour ce faire, nous avons recours à la méthode des cas – relation d’un événement ou une série d’événements (présents ou passés) pour en tirer un savoir théorique susceptible d’éclairer la pratique (Eisenhardt, 1989 ; Yin, 2003) – appliquée dans une optique comparative. Cette méthode nous a semblé adaptée à l’analyse d’une situation complexe comportant un nombre important de variables et de sources d’informations.

Notre analyse est qualitative et s’appuie sur des sources primaires et secondaires : les données chiffrées proviennent directement des acteurs concernés, au premier rang desquels l’Union interprofessionnelle des vins de Cahors (UIVC) et le Bureau interprofessionnel des vins de Bourgogne (BIVB). Elles sont complétées par des dires d’experts, des entretiens avec des acteurs de ces deux vignobles, des questionnaires et les informations de la presse quotidienne régionale.

Durant le printemps 2009, un premier questionnaire a été administré à 27 acteurs de la filière locale et des entretiens conduits sur la base d’un guide prédéfini. Un second questionnaire plus détaillé a été envoyé par courrier à 210 producteurs de l’appellation en décembre 2009, dont 35 ont répondu. De nouveaux entretiens ont été menés auprès d’acteurs clés du vignoble en 2011. Des entretiens ont par ailleurs été menés auprès de 36 acteurs du vignoble chablisien en janvier 2013.

Notre choix s’est porté sur les vignobles de Cahors dans le Sud-Ouest de la France et de Chablis en Bourgogne en fonction d’un certain nombre de points communs et différences. Ils sont tout d’abord homogènes géographiquement, nettement délimités et de dimensions relativement comparables, en dépit d’une divergence marquée à partir du milieu des années 2000 (graphique 1).

L’AOC Cahors s’étend sur un peu moins de 4 000 ha de vignes réparties sur 45 communes le long du Lot. La production annuelle, estimée à 180 000 hl, est assurée par environ 300 producteurs et 140 coopérateurs, ces derniers étant regroupés au sein d’une seule cave coopérative, les Côtes d’Olt de Parnac, qui assure 20 % de la production. Le vignoble de Chablis représente pour sa part près de 5 000 ha de vignes, répartis sur 20 communes longeant le Serein. La production annuelle est proche de 300 000 hl, assurée par 200 producteurs. Une seule coopérative (La Chablisienne) regroupe 300 vignerons et 25 % de la production.

La totalité de l’AOC Cahors est composée de vin rouge tranquille (non pétillant), le cépage dominant étant le Malbec. Les vins de Chablis sont des vins blancs secs, le Chardonnay étant l’unique cépage utilisé. Les appellations font dans un cas comme dans l’autre appel à une logique de marque adossée à un nom harmonieux et facile à prononcer.

D’un point de vue culturel, ces deux vignobles ont en commun une histoire longue, qui a contribué à façonner une identité territoriale forte. Le vignoble chablisien est situé au nord de la Bourgogne, entre les vignobles des Côtes de Nuits et de la Champagne ; celui de Cahors occupe une situation intermédiaire entre les vignobles du Bordelais, et du Languedoc-Roussillon. Ils se sont en partie construits par confrontation aux grands voisins du Bordelais (Velasco-Graciet et Rouvellac, 2002) et des Côtes de Nuits (George, 2007).

Tous deux ont été fortement touchés par la crise phylloxérique au xixe siècle. Leur renaissance débute dans les années 1960 et leur histoire va alors diverger : après une croissance rapide, le vignoble de Cahors connaît une période de crise aigüe au début du xxie siècle. Ses vins connaissent des problèmes à la fois de débouchés – 80 à 85 % des volumes sont vendus en France, principalement par le biais de la grande distribution, les stocks augmentent – et de valorisation, 45 % des vins vendus en hypermarchés l’étant à moins de 2 euros. Il s’ensuit une gestion malthusienne du vignoble qui va se traduire par une baisse de la surface exploitée et des volumes produits (graphiques 1 et 2).

Graphique 1

Les vignobles de Chablis et Cahors – Aires en AOC (ha)

Les vignobles de Chablis et Cahors – Aires en AOC (ha)
Données BIVB, UIVC

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Chablis connaît de son côté une croissance continue de l’offre, qui n’empêche pas le maintien de la valorisation jusqu’à la fin des années 2000. Ichikawa (2008, 2012) parle même d’un phénomène de « survalorisation » des vins de Chablis, dont certaines bouteilles atteignent des prix extrêmement élevés dans les restaurants du monde entier. Bien que durement touché par l’effondrement de son premier marché, la Grande-Bretagne, le vignoble continue à se développer en volume, même si sa valorisation stagne depuis le début de la crise économique et financière mondiale (graphiques 2 et 3).

Graphique 2

Récolte annuelle (hl)

Récolte annuelle (hl)
Données BIVB, UIVC

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Graphique 3

Prix du vrac (€/hl)

Prix du vrac (€/hl)
Données BIVB, UIVC

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Ces deux vignobles diffèrent par la géographie. Cahors est situé dans le Sud-Ouest de la France, sous l’influence de l’océan Atlantique et, dans une certaine mesure, de la Méditerranée, le Lot agissant comme un régulateur thermique naturel. Le vignoble de Chablis est quant à lui localisé dans le Nord de la Bourgogne et subit un climat plus dur, de type continental : l’hiver y est long et froid, avec des gelées tardives, tandis que l’été est souvent très chaud. Mais les conditions locales de production permettent quoi qu’il en soit de produire de grands vins[1] et ne semblent pas suffisantes pour expliquer la divergence de leurs trajectoires respectives.

2.2. Résultats empiriques

Cahors : un vignoble divisé

Les entretiens font ressortir l’impact de la crise phylloxérique qui entraîne la quasi-disparition du vignoble. Les quelques producteurs encore actifs dans les années 1950 sont des viticulteurs indépendants ou coopérateurs, dont l’activité est marquée par une polyculture traditionnelle (Velasco-Graciet et Rouvellac, 2002). Ils sont dotés d’un bagage technique limité, leurs exploitations sont généralement de petite taille et situées dans des zones peu qualitatives. Ils écoulent à bas prix des volumes réduits et se sentent peu concernés par les questions de qualité et montée en gamme.

Dans les années 1960, l’action de la coopérative favorise le développement du vignoble, mais aussi sa dualisation progressive. Tandis qu’elle soutient la montée en gamme de la production locale, une seconde génération de vignerons indépendants, exploitant des domaines de taille croissante contribue à le moderniser et le développer. Descendants des précédents ou venus de l’extérieur, dotés de moyens financiers et d’un bagage technique importants, ces vignerons « agissent en entrepreneurs », selon les termes d’un producteur interviewé, se spécialisent et cherchent à améliorer la valorisation de leurs vins.

L’attribution de l’AOC en 1971 crée dans un premier temps de la cohésion entre ces deux groupes, en définissant des normes de production qui s’imposent à tous et limitent le champ des stratégies individuelles. Elle s’avère cependant incapable de la maintenir après quelques années. Chacun veut profiter du succès des vins de Cahors, ce qui se traduit par une croissance rapide des surfaces plantées et de la production, à des niveaux de qualité variables, sans que ne soit menée de vraie réflexion sur la recherche de nouveaux débouchés : « les viticulteurs ne vendent pas, on leur achète ».

La cave coopérative qui reste un producteur de première importance en termes de volumes, en dépit de son déclin relatif à partir des années 1970, abandonne alors sa stratégie de montée en gamme pour rechercher la massification des ventes en entrée de gamme sur le marché national via la grande distribution et le hard discount, où elle est suivie par certains producteurs indépendants. Des coopérateurs – « les plus performants » selon nos interlocuteurs – vont au contraire abandonner ce statut qui ne leur garantit plus un niveau de valorisation adéquat.

Les vignerons spécialisés vont dès lors encourager une hiérarchisation de l’AOC pour se distinguer des producteurs les moins qualitatifs et lutter contre les comportements de passager clandestin qui dégradent sa réputation globale. Quelques-uns se regroupent pour définir et promouvoir une charte de qualité basée sur la maîtrise des rendements, mais cette initiative, mal perçue par la majorité des petits exploitants, dépérit progressivement. Ces derniers, indépendants et coopérateurs, qui craignent de voir leur production déclassée, s’opposent en effet à toute idée de hiérarchisation. Les conflits entre acteurs s’exacerbent, remettant en cause les compromis de la période précédente.

Ces antagonismes culminent le 17 décembre 2002 lors d’une assemblée générale de l’UIVC, durant laquelle une majorité des producteurs rejette un projet, considéré comme trop radical, de hiérarchisation de l’AOC devant donner lieu à une révision de l’aire de l’appellation[2]. Il s’ensuit une situation de blocage, aucun acteur n’étant plus à même de légitimer sa stratégie et ses normes sur l’ensemble du vignoble. Le syndicat des producteurs est temporairement scindé en deux, tandis « qu’une partie des acteurs moteurs du vignoble quitte l’interprofession ou s’en désintéresse », selon les termes d’un expert. Pour un producteur, « l’individualisme généralisé conduit [alors] à l’inertie collective ».

Le seul choix offert aux producteurs spécialisés engagés dans une stratégie de qualité et prix élevés est alors de rechercher des modes de valorisation individuels plutôt que collectifs. Ils vont développer leur notoriété propre, aux dépens de l’image collective véhiculée par l’AOC. Il en résulte une « hiérarchisation de facto », mais aussi une multiplication des marques et mentions individuelles (clos, domaines, châteaux), qui contribue en retour à brouiller l’image d’une appellation « sans fil conducteur et sans image », selon un producteur local. Les petits producteurs sont quant à eux incapables de s’opposer à la pression des négociants qu’ils accusent d’imposer des prix de vente proches, voire inférieurs, à leurs coûts de production. Ils ne perdurent qu’en épuisant progressivement le capital accumulé durant les années plus fastes.

Car le groupe des négociants a lui aussi évolué avec le temps : les vignerons-négociants locaux dont une priorité était d’assurer un débouché à leur production propre, ont peu à peu été remplacés par des opérateurs extérieurs d’envergure nationale, voire internationale, cherchant à diversifier leurs approvisionnements. Ils se disent faiblement impliqués dans un vignoble dont ils estiment l’image dégradée et la qualité de la production insuffisante. Ils fixent en conséquence des prix d’achat peu élevés qui contribuent à fragiliser l’ensemble des opérateurs.

À la question de la hiérarchisation de l’AOC s’en superpose une autre, celle de l’appartenance à l’Interprofession des vins du Sud-Ouest (IVSO). La fusion entre les deux interprofessions est soutenue par les tenants du développement quantitatif du vignoble qui souhaitent bénéficier des moyens d’une structure régionale pour écouler leurs vins, en particulier à l’international. Les tenants d’une approche qualitative se méfient quant à eux d’un risque de dilution de l’identité Cahors dans un ensemble trop vaste qui ne leur permettrait pas faire valoir leurs atouts propres.

À partir de 2008, grâce à la médiation d’un ancien directeur de l’Office international de la vigne et du vin (OIVV) et sous impulsion de l’UIVC, une nouvelle stratégie est mise en oeuvre (Ditter et Brouard, 2012). Capitalisant sur l’engouement du cépage Malbec[3] sur les marchés internationaux, en particulier nord-américains, l’UIVC propose une segmentation marketing destinée aux marchés internationaux, articulant AOC et indication de cépage. L’AOC Cahors reste la pierre angulaire du vignoble au niveau national, mais est complétée au niveau international par une référence au Malbec, principal cépage entrant dans la composition des vins de Cahors en AOC.

Cette stratégie est acceptée explicitement ou tacitement par les principaux acteurs du vignoble et connaît rapidement un réel succès qui se traduit par une augmentation rapide du volume des exportations, la baisse des stocks et la remontée des cours du vrac. Un compromis entre l’UIVC et l’IVSO est par ailleurs trouvé et une convention de partenariat est signée le 31 janvier 2013[4]. Tout en gardant son identité propre, l’UIVC verse une cotisation à l’IVSO et participe dès lors à certains travaux et opérations.

Chablis : une dynamique collective en perte de vitesse

Les entretiens menés sur Chablis font apparaître des similitudes certaines en ce qui concerne la renaissance du vignoble, mais des divergences importances en termes de relations entre les acteurs. Tout comme Cahors, le vignoble connaît une longue période de déclin entre le milieu du xixe et le milieu du xxe siècle. Il est frappé par le mildiou, le phylloxéra et par la concurrence des vins du Midi sur le marché parisien (George, 2007). Les conditions météorologiques, trois guerres, l’occupation et le dépeuplement contribuent à saper ses forces vives. À la fin de la seconde guerre mondiale, sa situation est très similaire à celle de Cahors, avec seulement quelques petits viticulteurs indépendants en activité et un niveau de qualité moyen très faible.

La reprise des années 1960-1970 est portée par des innovations techniques telles que la mécanisation de la production et l’introduction de méthodes efficaces de prévention du gel, générant des gains de productivité. Le vignoble commence à grandir et se consolider, la taille moyenne des exploitations s’accroît. Il finit par connaître une croissance extrêmement rapide après un millésime exceptionnel en 1970. Comme à Cahors, la coopérative locale « La Chablisienne », créée en 1923 et qui produit toujours 25 % des AOC chablis, est perçue par les acteurs interviewés comme un acteur moteur de ce renouveau, menant à cette époque une stratégie de montée en gamme et d’adaptation au marché.

Une nouvelle génération de vignerons apparaît aussi dans les années 1970, issue de l’agriculture ou des services, qui va contribuer à la dynamique globale du vignoble. Ces nouveaux entrants se perçoivent collectivement comme des pionniers et des chefs d’entreprise, là où leurs collègues et concurrents du reste de la Bourgogne sont vus comme des « rentiers » : « c’est […] un vignoble assez récent, qui ne comptait que 800 ha de vignes il y a encore 40 ans, avec beaucoup d’entrepreneurs qui ont oeuvré pour l’agrandir », ainsi que le précise un membre de l’ODG locale. Si l’individualisme reste un comportement répandu dans le secteur (Marchesnay, 2001 ; Torrès, 2004), la coopération est considérée à Chablis comme une nécessité pour la survie et le développement de chacun : « une appellation est une propriété commune, un bien collectif, il est donc nécessaire de coopérer entre les acteurs et d’apprendre des autres, d’échanger ses connaissances, pour faire progresser le tout » selon les termes d’un représentant du négoce.

Étant trop faibles individuellement, coopératives, producteurs et négociants s’associent à cette époque pour mettre en oeuvre des actions de commercialisation et promotion communes et pénétrer les marchés étrangers, en particulier en Grande-Bretagne, où la demande de vin de Chablis connaît une augmentation rapide. Les premiers succès génèrent des bénéfices significatifs qui sont en grande partie réinvestis dans des équipements modernes et innovants – réservoirs en acier thermo-régulés, chaufferettes, arroseurs – de nouveau en opposition aux producteurs bourguignons traditionnels, supposés préférer investir dans « la pierre et la terre » selon un expert. Ces investissements productifs permettent à leur tour l’amélioration de la qualité et la valorisation des vins, favorisant de nouveaux investissements.

Cette communauté d’objectifs et de moyens est considérée comme un facteur-clé de la réussite des vins de Chablis par les acteurs eux-mêmes. Le nom de Chablis est leur meilleur atout marketing : il « est considéré comme une marque collective [dont] chaque producteur est actionnaire ». Cette marque doit de ce fait être préservée et valorisée. Preuve en est la lutte contre l’utilisation de « chablis » comme terme générique en Californie ou en Afrique du Sud. Il en résulte une structure particulière du système d’AOC chablisien : tandis que le reste de la Bourgogne a développé un système complexe composé d’environ 100 appellations différentes, celui de Chablis repose sur seulement quatre appellations : Petit Chablis, Chablis ; Chablis Premier Cru et Chablis Grand Cru.

Répondant à une logique de marque facilement compréhensible pour le consommateur, il prend en compte les intérêts des producteurs locaux d’un côté et la recherche de la qualité et de la différenciation de l’autre. Il assure à la fois la segmentation horizontale et la segmentation verticale des vins de Chablis : les grands crus sont cultivés sur les pentes kimméridgiennes de la rive droite du Serein, tandis que le Petit Chablis est produit sur les plateaux calcaires portlandiens[5]. Le rapport de production entre les différentes AOC garantit que toutes, y compris le Petit Chablis, sont rentables.

La vie du vignoble chablisien n’est pas exempte de conflits, opposant en particulier les tenants d’une approche malthusienne – partisans d’une limitation stricte de l’aire de l’AOC aux terroirs à même de produire les meilleurs vins – et ceux d’une expansion dudit vignoble permettant de répondre à la croissance de la demande, chaque groupe disposant de son propre syndicat de défense de l’appellation[6] (George, 2007). L’agrément donné par l’INAO à l’extension de l’AOC et les encouragements de la SAFER[7] aux nouvelles plantations ont permis de trancher en faveur des seconds, sans que cela se traduise par une baisse de la qualité ni des prix, ou remette en cause l’intégrité du territoire.

Les interviews semblent toutefois indiquer des évolutions sensibles depuis quelques années. Comme à Cahors, la génération des pionniers laisse progressivement place à des héritiers et à des nouveaux arrivants. Les jeunes générations disposent d’un bagage technique supérieur à celui de leurs aînés et ont eu la possibilité de voyager à l’étranger, ce qui est un point positif pour les plus anciens. Mais le vieillissement des acteurs du vignoble et leur renouvellement modifient les rapports de force existants, tandis que l’absence d’un acteur moteur se fait sentir. Ainsi, selon un représentant du négoce, « l’esprit entrepreneurial était plus présent avant à Chablis, il y a en quelque sorte un essoufflement du dynamisme chablisien ».

Qui plus est, la commercialisation des vins de Chablis restant relativement aisée même en période de crise, les incitations à coopérer et innover sont plus rares, les comportements individualistes et rentiers se développent : « c’est un vignoble plutôt individualiste, avec très peu d’entraide, sauf en cas de difficulté » ; « des groupes d’échanges existent, mais il existe des conflits et une certaine jalousie entre producteurs qui les empêchent de discuter entre eux de leurs pratiques. En externe, c’est beaucoup plus hétérogène, certains voyagent beaucoup et en profitent pour voir ce qui se fait ailleurs ».

Les vignerons sont en particulier concernés par la faible captation de la valeur ajoutée au niveau local, symbolisée par une déconnexion croissante entre les prix de gros d’un côté – considérés comme relativement bas – et le prix final payé par le consommateur : « les prix bas ne vont pas avec l’image de l’AOC Chablis, et les grands domaines en ne vendant pas assez cher ne tirent pas l’appellation vers le haut ». Des tensions se créent entre acteurs, des producteurs accusant la coopérative de pratiquer des prix trop bas[8].

Dans ce contexte, la relation avec le reste de la Bourgogne et les négociants de Beaune est une autre source de tensions. Les négociants locaux ayant pratiquement disparu du vignoble, les producteurs sont inquiets à la perspective d’être marginalisés. Cette insatisfaction manque de débouchés sur une situation de crise ouverte lorsqu’à l’été 2009, l’ODG chablisienne menace de quitter l’interprofession bourguignonne qui « envisage [ait] de remettre en cause le statut spécifique du vignoble chablisien »[9]. Si le vignoble de Chablis n’est pas aujourd’hui dans une situation similaire à celle de Cahors au début des années 2000, il se perçoit comme faisant face à un risque réel d’érosion de ses avantages concurrentiels.

3. Discussion

Les deux vignobles étudiés sont des vignobles jeunes, dont le renouveau date des années 1970. Les entretiens que nous avons menés font ressortir le rôle central et l’impact profond de la crise phylloxérique, qui entraîne la quasi-disparition des vignobles, mais aussi celle d’un ensemble de pratiques, techniques et valeurs communes constituant le socle de la proximité organisée telle que nous l’avons définie précédemment. Le renouveau du vignoble passe dès lors la création de nouvelles proximités, sous forme de réseaux, normes et projets partagés.

Le rôle de l’AOC en tant qu’institution est essentiel. Dans le cas de Chablis, le développement du vignoble s’appuie sur un système d’AOC déjà structuré, qui profite à l’ensemble des acteurs et est donc accepté par eux. Dans le cas de Cahors, l’attribution de l’AOC en 1971 va dans un premier temps contribuer à créer de la proximité organisée en définissant des normes de production indépendantes des choix individuels ; mais l’AOC unique est finalement insuffisante pour garantir la cohésion entre des groupes, dont les valeurs, objectifs et intérêts divergent. La hiérarchisation de cette AOC devient le champ de la confrontation entre ces mêmes groupes.

Le développement du vignoble se traduit en effet dans les deux cas par des tensions accrues, voire des situations de conflit ouvert : aux opérateurs traditionnels, agriculteurs polyactifs dont les valeurs sont essentiellement celles de l’agriculture traditionnelle, s’opposent des producteurs spécialisés modernes qui se voient comme des entrepreneurs. L’ouverture sur l’extérieur entraîne aussi l’implantation de nouveaux négociants, dotés de stratégies propres. On se trouve alors dans une situation de déficit croissant de proximité organisée, tant organisationnelle (pratiques et stratégies communes), qu’institutionnelle (espace commun de représentations, règles d’action et modèles de pensée) qui débouche sur une perte d’efficacité de l’action collective et des conflits, portant plus particulièrement sur la captation de la valeur ajoutée par les différents groupes.

Ces tensions sont particulièrement fortes à Cahors à partir des années 1990 où l’on trouve des groupes relativement homogènes de poids équivalents et peu disposés à négocier, qui se considèrent comme compétiteurs sur le marché national : la concurrence l’emporte en conséquence sur la coopération. Elles le sont moins à Chablis où l’action combinée de la coopérative et de nouveaux entrants va contribuer à maintenir une certaine cohérence sur le vignoble et où la coopération en vue d’accéder aux marchés internationaux est considérée comme plus importante que la concurrence sur les marchés de proximité.

Dans les deux cas, la mutation du vignoble est impulsée par des acteurs leaders, parmi lesquels la coopérative locale, mais aussi des producteurs individuels ou des organismes tels que l’interprofession ou l’INAO. Ces derniers sont définis par Cusin, Loubaresse et Charreire-Petit (2013) comme des « acteurs tiers » légitimes et neutres, jouant un rôle d’intermédiaire favorisant la négociation et l’émergence de projets communs. Si cela est sans doute vrai dans le cas de l’INAO, la situation est plus complexe pour une interprofession qui de la part de son organisation est moins un acteur en tant que tel, qu’un forum d’échanges et de négociations entre différents groupes d’acteurs (producteurs, coopératives, négoce), contribuant à créer de la proximité organisationnelle.

D’autres acteurs privés – coopératives et producteurs importants – vont quant à eux agir comme des « entrepreneurs institutionnels », et chercher à créer des institutions – normes valeurs et comportements – cohérents avec leur identité et leurs intérêts qu’ils établissent comme des normes et légitiment vis-à-vis de leurs partenaires et concurrents (DiMaggio, 1988). Le processus de création de proximités organisées, particulièrement au niveau institutionnel, n’est de fait pas nécessairement le résultat de compromis établis entre groupes de poids équivalents, mais plutôt lié à l’action d’un leader, ou groupe de leaders, qui s’impose(nt) auprès des autres acteurs, comme cela a par exemple été le cas en Champagne (Barrère, 2007).

Ces leaders ont pleinement joué leur rôle dans le cas de Chablis en imposant une stratégie de croissance maîtrisée et de qualité, mais ont été moins efficaces à Cahors, où, conforté par une conjoncture favorable, chacun va chercher à bénéficier de la rente nouvellement créée en privilégiant sa stratégie individuelle aux dépens de la stratégie collective. C’est d’ailleurs à Chablis, vignoble plus difficile, car moins bien doté en avantages naturels et où la solidarité est considérée comme une nécessité vitale, que se développent les formes de coopération les plus abouties.

De manière générale, la coopération entre acteurs est impulsée par la mise en oeuvre d’un projet fédérateur, impulsé par un acteur tiers ou un entrepreneur institutionnel (replantation, obtention d’une AOC, développement international), la perception d’une menace grave et immédiate, ou encore la volonté de se différencier vis-à-vis de concurrents ou partenaires (Chablis et la Bourgogne, Cahors et le Sud-Ouest). Ce projet contribue à créer de la proximité institutionnelle autour d’objectifs et de valeurs communs. Une fois ces objectifs atteints, les incitations à la coopération se font moins fortes tandis que l’individualisme et/ou le corporatisme se développent.

La décision de l’UIVC d’impulser une stratégie commerciale innovante, combinant AOC et cépage, à partir de 2008 peut être analysée comme une volonté de recréer de la proximité organisationnelle et institutionnelle dans le vignoble (Ditter et Brouard, 2012) : l’articulation entre AOC Cahors et cépage Malbec vise à contourner les fractures existantes pour fédérer les acteurs autour d’une identité et d’un projet de développement communs. Elle doit faciliter la diversification de la production et la hiérarchisation de facto de l’appellation, sans être perçue comme un déclassement par les petits exploitants, alors que la production et les ventes de vins de pays du Lot se développent pour les vins d’entrée de gamme.

Conclusion

L’économie de la proximité offre un cadre d’analyse pertinent permettant de mieux comprendre les facteurs-clés de succès des stratégies collectives territorialisées dites « de terroir » dans la filière vin française : au-delà de la proximité géographique induite par la localisation des acteurs sur un espace donné, ce sont les proximités organisées qui vont faciliter la coordination entre acteurs et l’articulation des stratégies individuelles avec une stratégie collective permettant de valoriser les ressources territoriales dudit vignoble. Notre modèle peut donc compléter des approches en termes de stratégies collectives et de coopétition et est susceptible d’être transposé en vue d’analyser d’autres régions vitivinicoles.

Un autre intérêt du modèle est de proposer une grille de lecture des tensions existant sur un territoire donné, permettant d’identifier les blocages et de les dépasser. Des travaux précédents ont ainsi été mobilisés par une union interprofessionnelle et présentés aux acteurs économiques locaux, contribuant à éclairer le débat pour relancer un processus de réforme du vignoble. En termes d’implications managériales, il ressort de notre analyse que, au sein d’un vignoble en AOC, le succès des stratégies individuelles dépend de la définition et de la bonne mise en oeuvre d’une stratégie collective fondée sur la définition d’objectifs communs.

Nous sommes pour finir conscients qu’il serait dangereux de surestimer l’importance de la proximité dans la réussite ou l’échec d’un vignoble. La proximité territoriale n’est pas l’alpha et l’oméga des stratégies de la filière vin, y compris en France où de grands groupes mettent en oeuvre des stratégies de production de masse et de diversification des approvisionnements. Les vignobles appliquant de façon dominante des stratégies de terroir ne sont par ailleurs pas isolés du monde extérieur.

L’existence ou l’absence de proximité géographique et organisée n’est pas non plus le seul facteur-clé de succès d’une stratégie territoriale donnée. D’autres éléments jouent un rôle essentiel, tels que les choix collectifs et individuels des producteurs, par exemple en termes de couple produit-marché, ou encore l’environnement concurrentiel comme macro-économique du secteur. Le vignoble de Chablis, considéré comme extrêmement cohérent et performant a ainsi durement ressenti les conséquences de la crise économique subie par son premier marché, la Grande-Bretagne.