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Quelle est la problématique de recherche derrière le travail du chercheur et les objectifs visés ?

Alors que le Québec a des difficultés à se sortir d’un important ralentissement économique qui a accru la frilosité des banques à financer les PME, les dirigeants de ces entreprises essaient de voir comment ils peuvent convaincre les bailleurs de fonds de ne pas « rappeler » les financements octroyés et de « patienter » jusqu’à la sortie de la crise. Le principal souci des chefs d’entreprise est de démontrer leurs capacités de gestion aux banquiers alors que les ventes sont au ralenti et que les revenus ne permettent pas de réaliser une « performance » financière exemplaire. Les principaux documents utilisés par les banquiers pour évaluer le risque de crédit et la capacité de paiement des PME, soit les états financiers, montrent des ratios financiers léthargiques qui peuvent autoriser les bailleurs de fonds à exiger le remboursement des prêts octroyés et de refuser d’accorder de nouveaux financements. À court de liquidités, les dirigeants de PME ne peuvent plus assumer le fardeau de la dette bancaire et sont menacés de fermeture, alors que certains auraient besoin d’un coup de pouce temporaire. Par ailleurs, un grand nombre de PME n’avaient pas connu de difficultés financières en dehors de cet épisode, et on est en droit de penser que la situation est passagère.

Les praticiens expriment le besoin d’avoir un « bulletin de santé » produit par des experts indépendants et qui, dans la même logique que les agences de notation de crédit, expose la situation de l’entreprise en analysant l’ensemble des informations qui la concernent. Ils sollicitent les chercheurs pour savoir s’ils peuvent répondre à leur besoin. Le projet démarre et les objectifs visés sont en priorité de développer ce bulletin de santé afin de permettre aux praticiens de rassurer les bailleurs de fonds pour conserver ou assurer leur financement.

La problématique de recherche qu’identifient les chercheurs est claire : les PME ont besoin d’un soutien financier externe en dépit de leurs ratios financiers qui ne sont peut-être pas favorables. L’absence de ce financement compromet la survie de bon nombre de PME alors que celles-ci ont investi de façon importante dans leurs activités dans les années auparavant notamment en recherche et développement, dans le rajeunissement de leurs technologies de production, dans la formation de la main-d’oeuvre, dans le développement de leurs réseaux et l’identification des opportunités.

Comment s’est opéré le rapprochement avec les praticiens (avant le début du travail de recherche, pendant ou après ?) et pourquoi celui-ci a-t-il été réalisé ?

Un des dirigeants d’un important regroupement de gens d’affaires participe aux activités d’une Chaire de recherche universitaire. Ayant déjà travaillé avec plusieurs chercheurs de l’équipe, il apprécie leur pragmatisme et leur capacité à se mettre au niveau des PME pour arriver à discuter de leurs problèmes et à trouver des solutions qui conviennent à leurs besoins mais aussi à leur réalité. Il expose le problème aux chercheurs et, très rapidement, un certain enthousiasme est exprimé. Plusieurs questions de recherche sont rapidement formulées : comment évaluer la santé d’une entreprise sans faire appel à des données financières ? Comment mesure-t-on la performance des PME ? Quels sont les déterminants de cette performance ? Comment ceux-ci se déclinent-ils selon les différentes configurations de PME ? Sur quel horizon temporel doit-on observer la performance et les relations entre les diverses mesures et leurs déterminants ?

Les praticiens sont confiants de pouvoir obtenir rapidement une solution à leur problème ; et les chercheurs voient dans ce projet un accès à des données stratégiques et riches permettant de réaliser des activités de recherche de grande envergure. Cette collaboration offre en plus la possibilité pour le chercheur de confronter ses idées et préoccupations à la réalité vécue par les praticiens, en plus d’assurer la pertinence sociale de ses travaux. Ce dernier aspect est particulièrement souhaité vu la mission de l’Institut de recherche sur les PME et la volonté de leurs fondateurs de créer une infrastructure de recherche « originale », alors que les différents organismes de financement de la recherche favorisent de plus en plus le financement de travaux ayant une forte pertinence sociale. Tout le monde est gagnant ! Pour faire avancer rapidement le projet, les praticiens mettent sur pied un groupe de travail d’une douzaine de chefs d’entreprises, alors que du côté des chercheurs, on retrouve quatre personnes au coeur du projet, entouré de dix autres chercheurs qui possèdent l’expertise nécessaire pour reconstituer l’ensemble des fonctions de l’entreprise manufacturière. Des réunions de coordination ont lieu tous les mois pour structurer et élaborer le projet qui prendra la forme, convenue par tous les partenaires, d’un outil de diagnostic, soit un questionnaire confidentiel et un rapport. Les dirigeants ont insisté pour que l’outil soit convivial et convienne aux besoins et à la réalité des dirigeants de PME qui ont peu de temps et d’expertise pour utiliser des outils sophistiqués de gestion de la performance.

Quels ont été les défis rencontrés au cours de la réalisation du projet ?

Le projet s’annonce stimulant, mais ne révèle pas, à l’origine, l’ensemble des difficultés et des défis que rencontreront les chercheurs.

  • Sur le plan scientifique : à la fin des années 1990, la littérature traite principalement les dimensions financières de la performance, et reste focalisée sur la mesure du résultat sans mettre à l’avant les déterminants. Aussi, on ne voit aucune discussion sur la temporalité à savoir que la performance peut être vue comme un processus et non simplement comme une mesure instantanée. Les notions de performance « proximale » et de performance « distale » n’existent pas et la littérature sur les « bonnes pratiques » de gestion est à un état embryonnaire et ne s’intéresse pas aux PME. Il est alors difficile, voire impossible, d’établir des liens directs entre la mise en place de certaines pratiques d’affaires et la performance des entreprises. Est-ce que les activités de formation contribuent à la rentabilité des entreprises ? Oui, mais cette relation peut mettre un certain temps à se matérialiser vu la « distance » entre la pratique et ses conséquences. Il a donc fallu décomposer les mesures de performance pour identifier ce qui était proximal à chaque pratique d’affaires avant de conclure sur les conséquences financières, celles-ci pouvant être observées plusieurs mois après l’implantation des pratiques.

  • Sur le plan managérial : les chercheurs ont rapidement constaté les difficultés à travailler avec des praticiens dans un tel projet puisque ceux-ci étaient dans une situation d’urgence économique alors qu’aucune réponse ne pouvait être formulée à partir de l’état des connaissances. Aussi, les praticiens impliqués directement dans le développement du projet (entre douze et quinze personnes) insistaient chacun sur la prise en compte de leurs situations personnelles, alors que les chercheurs étaient préoccupés par les situations qui avaient un certain pouvoir de généralisabilité. Il fallait mettre en place un important programme de recherche pour développer ces connaissances, alors que le temps faisait défaut et qu’aucune ressource monétaire n’était disponible. Ajoutons également que l’expertise des chercheurs était limitée pour arriver à relever « rapidement » le défi imposé par le projet, la plupart de ceux-ci n’ayant jamais réalisé de diagnostic sur des PME dans une grande variété de contextes.

  • Sur le plan technique : comment arriver à produire « des » rapports diagnostic pour des centaines de PME, sans équipe d’analystes et dans des délais très courts ? Les praticiens opérant dans un temps « court », il était primordial de ne pas laisser filer trop de temps entre la collecte de données et la remise du rapport diagnostic. Il a donc fallu développer un système à base de connaissances pour faciliter et accélérer la production des rapports, tout en assurant la qualité du contenu et la pertinence des recommandations. L’arrivée dans l’équipe de chercheurs d’un professeur d’informatique qui s’intéressait aux notions d’« entrepôt de données » et au « data mining » fut un point tournant dans le projet. Toutefois, ce chercheur fut aussi dépourvu devant l’ampleur du défi technologique, alors que c’est ce qui motivait sa participation à ce projet. Il a pu y travailler grâce à la présence de plusieurs étudiants qui ont réalisé leur recherche de maîtrise sur le développement du projet.

Le développement d’une innovation sociale…

Sans anticiper une telle issue, les chercheurs ont pu développer un produit novateur, dont la marque de commerce est protégée et, après de longues discussions et la résolution de certains malentendus, la propriété intellectuelle est reconnue à l’UQTR. L’outil PDGMD, dont l’acronyme est rapidement accepté par les praticiens, est considéré comme une innovation qui a eu des retombées concrètes dans la société, la qualifiant ainsi d’innovation sociale. Cet outil se décline en trois composantes[3], soit un questionnaire de 15 pages permettant la collecte de données sur toutes les dimensions de l’entreprise, incluant les informations financières ; un système informatisé qui comprend un entrepôt de données, un logiciel de traitement des données et un système à base de connaissances qui permet la production d’une partie des rapports diagnostics ; et le rapport diagnostic qui est remis aux entrepreneurs. Celui-ci présente une analyse des données de son entreprise qui sont comparées à celles d’un groupe témoin composé de PME ayant la même orientation stratégique, ainsi que des suggestions d’amélioration de différentes pratiques d’affaires mises en place et qui sont jugées « en retard » sur les autres PME.

Le développement de cette infrastructure s’est échelonné sur une période de dix ans, mais les premiers rapports diagnostics ont été produits dans les deux premières années. Les années suivantes ont été consacrées à des améliorations techniques au système de production des rapports, ainsi qu’à une révision en profondeur de l’outil (questionnaire et rapport). Aussi, l’outil de départ ayant été apprécié des praticiens, a mené au développement de trois autres outils inspirés de la même méthode et du même processus. Ces outils ont ainsi permis de créer une imposante infrastructure de recherche au service des chercheurs et des praticiens.

Figure 1

Page frontispice du rapport donnant une image synoptique des résultats de l’analyse

Page frontispice du rapport donnant une image synoptique des résultats de l’analyse

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Figure 2

Page type du rapport où sont identifiés les pratiques d’affaires à mobiliser et des indicateurs de performance pertinents

Page type du rapport où sont identifiés les pratiques d’affaires à mobiliser et des indicateurs de performance pertinents

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Qui sont les praticiens qui ont pu profiter du travail des chercheurs, quels bénéfices ont-ils pu en retirer et quels ont été les impacts sur leurs pratiques ?

  • Les chefs d’entreprise ont été les premiers bénéficiaires de ce développement auquel ils ont largement contribué[4]. Ils ont pu améliorer leurs pratiques de gestion grâce à l’identification des faiblesses dans leur entreprise[5], tout en comprenant mieux les relations existantes entre différentes pratiques d’affaires et les résultats qui en découlent. L’étendue des informations contenues dans le rapport a permis aussi de voir l’influence de leurs décisions sur l’organisation de l’entreprise et son fonctionnement. Finalement, plusieurs ont mis en place des outils de mesure et de gestion de la performance, voyant l’intérêt de cette information sur la performance de leur entreprise, mais aussi l’avantage que cette information soit régulièrement mise à jour dans un contexte de compétitivité. En témoignent ici deux chefs d’entreprise : « C’est comme un bilan de santé chez votre médecin, illustre Pierre Boucher, propriétaire d’Excelpro. Le diagnostic peut vous dire que vous atteignez vos objectifs sur le plan de la production, de l’innovation, des ressources humaines, etc., ou encore identifier des problèmes et vous donner des pistes pour les régler. », « Toutes les facettes, tous les services d’une entreprise sont couverts, dit Jean-Pierre Charest, président de SOGI Informatique, ce qui nous a réellement permis de regarder notre PME avec un oeil nouveau et d’identifier certaines faiblesses. »[6]

  • Les pouvoirs publics ont bénéficié de cette innovation, car au-delà des retombées fiscales et économiques de l’amélioration des PME utilisatrices, ils ont pu avoir accès à des données fines et stratégiques sur les PME, par la production de rapports de recherche des chercheurs. Ces rapports ont permis d’influencer l’élaboration de politiques publiques et de programmes de soutien et d’intervention auprès des PME.

  • Les développeurs économiques et les consultants qui peuvent utiliser le « service » de diagnostic offert par le LaRePE contre rémunération pour leurs « PME clientes ». Les rapports de diagnostics contiennent des informations sur l’ensemble des activités des PME et dans lesquels différentes pistes d’intervention sont identifiées dans un processus d’amélioration continue. Ces informations ont permis d’accroître la pertinence de leurs interventions auprès des chefs d’entreprise grâce à une vue « holistique » des forces et faiblesses de toutes les fonctions de l’entreprise dans un même rapport.

Quelle a été la contribution aux connaissances des chercheurs (sur les plans théorique et managérial) ?

Parmi les résultats les plus importants ayant fait l’objet de publications scientifiques, mentionnons l’influence de l’orientation stratégique sur le choix des pratiques d’affaires à implanter afin d’atteindre une performance satisfaisante pour les dirigeants et la pertinence de la typologie de Miles et Snow (1978) pour les PME. L’approche universaliste dans l’analyse des relations entre les pratiques d’affaires et différents indicateurs de performance s’est avérée très rapidement stérile ne menant à la découverte d’aucun lien significatif. Alors que l’introduction d’une approche configurationnelle a permis l’identification de différents déterminants de la performance et dans divers contextes. L’un des contextes spécifiques de l’environnement des PME est celui de la dépendance commerciale face à un client majeur (donneur d’ordres) qui mène à des configurations d’entreprise très particulières. Celles-ci se reflètent également sur le niveau des différents indicateurs de performance de sorte que cela est devenu une variable de contingence prise en considération dans toutes nos études sur la performance, au même titre que la taille, le secteur ou l’orientation stratégique. Aussi, nous avons pu mieux comprendre comment sont réalisées les innovations dans les PME manufacturières en établissant des liens significatifs entre les ressources allouées aux activités de R&D et les innovations dans les produits, les procédés ou les équipements. Ces résultats sont également contingents à l’état de dépendance commerciale des PME. De telles découvertes ont une importance capitale au moment d’élaborer des politiques publiques d’appui aux PME.

Jusqu’à présent, soit de 1999 à 2014, le développement du projet ainsi que les données collectées auprès des entreprises ont entraîné la publication de 31 articles dans des revues scientifiques, 60 communications arbitrées, 45 travaux de recherche d’étudiants des cycles supérieurs, sans oublier plus de 1 000 rapports diagnostics remis à des dirigeants d’entreprise ! Ce projet aura aussi permis aux chercheurs d’acquérir une importante notoriété auprès des praticiens, ce qui amène ces derniers à accepter plus facilement de collaborer aux différents travaux de recherche. Une belle carte de visite !