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Introduction

Vers la fin des années 1970, le secteur de l’insertion par l’activité économique (IAE) émerge en France, devant la montée du chômage de masse, dans un contexte de crise économique. Les initiatives prises dans ce domaine cherchaient à répondre aux problèmes des travailleurs sociaux et des militants associatifs à la recherche de nouveaux outils pour faciliter la réinsertion de personnes en difficulté et les extraire d’une logique d’assistance. En 2007, 5 300 structures IAE françaises ont embauché plus de 253 000 salariés en insertion (Département des affaires régionales, de l’économie et de la santé – DARES, 2008). Le secteur se caractérise par la diversité de ses structures, lesquelles impliquent des institutionnels (services déconcentrés de l’État et des régions), des partenaires territoriaux (centres de ressources et d’information sur un territoire), des partenaires sociaux (conseillers et associations d’insertion) et de petites entités d’insertion relevant de diverses fédérations (régionales et nationales). Au sein de ces réseaux composites, les acteurs sont en situation de coopération, de dépendance et d’interdépendance fortes (Thorelli, 1986).

Progressivement, plusieurs centres de recherche ont décrypté la complexité du secteur de l’IAE, par exemple l’EMES[1], réseau de centres de recherche destiné aux entreprises sociales en Europe, ou le CRISES[2] au Québec et ses travaux sur les entreprises sociales en environnement, soit les recycleries et ressourceries, dont le concept des 3R (réduire, recycler et réutiliser les déchets) a été repris dans le Nord de la France en 2000. La consultation de la production scientifique fait apparaître diverses problématiques intéressant le gestionnaire, comme celle de la mesure de l’utilité sociale des organisations d’insertion (Trouvé, 2007) ou celle de la performance économique des entreprises d’insertion (Davister, Defourny et Gregoire, 2004). En revanche, peu de travaux en économie sociale et solidaire se consacrent à l’étude des relations tissées entre des acteurs multiples issus de contextes très différents les uns des autres. Notre proposition d’article s’inscrit dans cette perspective.

Pfeffer et Salancik (2003) rappellent que les asymétries dans la relation se vérifient lorsque des agents fournissent des ressources critiques pour lesquelles il n’y a que peu ou pas de sources alternatives. Il peut s’agir de fourniture de produits ou de services, de sources de financement, de compétences ou encore d’informations stratégiques. Ces asymétries sont dues à un déséquilibre dans l’allocation ou dans l’exploitation des ressources. Le déséquilibre permet à certains agents d’influencer les autres, d’initier le changement ou de dominer la relation. Si ce propos n’est pas singulier au secteur de l’IAE, ses acteurs y sont confrontés et l’examen des relations qui y sont nouées montre que l’absence d’identification et de gestion des relations conduit à l’échec.

Dans le cadre d’une recherche longitudinale consacrée à la compréhension du secteur de l’IAE et de ses acteurs, cet article se focalise sur les relations asymétriques à l’oeuvre. Son objectif est de proposer des solutions pour améliorer la gestion de relations asymétriques au sein du secteur de l’IAE. La question de recherche pourrait ainsi être libellée comme suit : « Comment repérer et gérer des relations asymétriques au sein d’un réseau composite ? » Pour répondre à cette question, nous mobilisons des écrits consacrés à l’analyse de relations asymétriques et susceptibles d’être adaptés au secteur de l’IAE. Plusieurs études analysent les relations asymétriques au sein de secteurs industriels tels que l’automobile (Easton, 1995 ; Mouzas et Ford, 2007) ou les filières de la distribution (Gadde et Ford, 2008). Ces travaux explorent l’hétérogénéité des ressources, qui appelle une action coordonnée d’ajustement entre les acteurs, et examinent l’occurrence simultanée de sources de conflits et de besoins de coopération due à des relations par essence asymétriques. Mouzas et Ford (2007) notamment présentent le processus de relation d’affaires comme une interaction entre entreprises industrielles interdépendantes ; les notions de hiérarchie, de rapports de pouvoir, de conflits d’intérêts sont analysées. Le cadre conceptuel posé par ces auteurs considère l’asymétrie entre acteurs d’une même filière.

Au sein de l’IAE, les acteurs sont plus nombreux et de nature distincte (des entreprises travaillent avec des institutionnels, des partenaires territoriaux ou sociaux). Toutefois, nous montrons que le cadre conceptuel de Mouzas et Ford (2007) constitue une grille d’analyse qui, comparée et adaptée au contexte du secteur de l’IAE, autorise un diagnostic des relations asymétriques entre les acteurs et permet d’avoir une meilleure compréhension des modes d’interaction pertinents. Le cadre est ensuite présenté telle une grille d’analyse appliquée à la pratique de cinq cas d’entreprises du secteur de l’IAE. Elle est complétée afin de faciliter l’identification des conflits et des besoins de coopération issus des relations asymétriques observées. Elle permet, avec d’autres travaux relatifs aux relations asymétriques, la formulation de ce que nous qualifions de « repères » utiles aux petites entités du secteur de l’IAE. Sans aller jusqu’à la conception d’outils, mais pour illustrer les possibilités de valorisation managériale de notre travail, l’article propose en annexe une série de questions susceptibles d’aider les entreprises d’insertion à mieux gérer les relations asymétriques.

1. À la recherche d’un cadre conceptuel utile à la compréhension et à la gestion de relations asymétriques

De très nombreux travaux éclairent les problèmes des relations asymétriques. Certains se concentrent sur l’acteur (Bourgeois et Nizet, 1995 ; Emerson, 1962), d’autres sur les organisations (Crozier et Friedberg, 1977 ; Pfeffer, 1981) et/ou sur les relations interorganisationnelles (Pfeffer et Salancik, 2003 ; Ford et Hakansson, 2005 ; Mouzas et Ford, 2007, 2009 ; Granovetter, 1985 ; DiMaggio, 1988 ; Scott, Ruef, Mendel et Caronna, 2000). Dans un premier temps (section 1.1), nous reprenons ces travaux et leur apport à l’analyse des relations asymétriques. Dans un deuxième temps (section 1.2), nous justifions les raisons ayant conduit à retenir le cadre posé par Mouzas et Ford (2007) tout en proposant une adaptation au secteur de l’IAE.

1.1. L’apport des travaux sur l’acteur, l’organisation et les relations interorganisationnelles

Au sein des travaux consacrés à l’acteur, les relations asymétriques donnent lieu à des stratégies de pouvoir mobilisées par les individus pour atteindre leurs objectifs. Bourgeois et Nizet (1995) montrent que le pouvoir, capacité d’influencer les décisions ou les actions d’autrui, s’exerce principalement selon deux modalités : la pression et la légitimation. La pression contraint, elle fonctionne sur la dépendance d’un individu à l’égard d’un autre et sur l’agitation d’une menace. Cette dépendance est définie par Jacobs (1974) en fonction de l’essentialité et de l’absence de substituabilité d’une ressource à l’origine d’une relation asymétrique (informations, prestations ou fournitures de produits stratégiques). Distinctement, la légitimation influence ou permet l’adhésion. Elle se fonde sur la mise en cohérence des besoins d’un individu avec la volonté feinte ou sincère qu’a le détenteur de ressources critiques d’y répondre. L’approche de Bourgeois et Nizet est à la fois riche et singulière en ce qu’elle considère le rôle que jouent les représentations des acteurs dans les relations de pouvoir. Ces représentations, de l’avis des auteurs, interviennent dans la décision d’exercer ou de ne pas exercer le pouvoir dans une situation donnée, mais également dans le choix des stratégies mises en oeuvre. Dans cette perspective, ce sont moins les caractéristiques objectives de la situation dans laquelle évoluent les acteurs qui conduisent ces choix que les représentations qu’ils forgent en temps réel.

Parmi les travaux centrés sur les organisations, Crozier et Friedberg (1977) proposent distinctement une typologie de ressources susceptibles d’engendrer des relations asymétriques entre les acteurs : l’expertise, les relations de l’organisation avec son environnement, les modes de communication et de transmission des informations (plus ou moins dans les temps, plus ou moins complètement, plus ou moins altérée), et l’utilisation des règles organisationnelles. Les auteurs positionnent le concept de pouvoir au coeur des relations asymétriques nouées au sein des organisations. La typologie renvoie par ailleurs davantage à la notion de dépendance ou de moyen de pression qu’à celle d’interdépendance ou de dépendance mutuelle. Aux ressources précitées, Pfeffer (1981) ajoute les ressources financières facilement transformables en d’autres ressources (humaines, techniques, informatives) et l’usage du langage et des symboles dans l’exercice du pouvoir. Cette dernière ressource renvoie à la notion de légitimité.

Ces deux premiers niveaux offrent des outils d’analyse pertinents pour la compréhension des stratégies des acteurs et des ressources mobilisables. Toutefois, ils ne se situent pas à un niveau interorganisationnel.

Les recherches visant l’étude des relations asymétriques à un niveau interorganisationnel examinent le pouvoir dans un contexte d’interdépendance. Elles affirment toutes l’importance d’une prise en compte de l’environnement des organisations et de ses acteurs. Elles insistent tantôt sur les transactions et les échanges de façon large (Pfeffer et Salancik, 2003 ; Ford et Hakansson, 2005 ; Mouzas et Ford, 2007, 2009 ; Granovetter, 1985), tantôt sur les règles, normes et valeurs à l’oeuvre (Di Maggio, 1988 ; Scott et al., 2000). Tout en reconnaissant que les travaux récents de l’analyse néo-institutionnelle intègrent les règles institutionnelles et attentes sociales comme la résultante de négociations entre différents acteurs sociaux dans leur effort de modélisation d’un environnement institutionnel qui joue à leur avantage, les perspectives de Pfeffer et Salancik (1978), de Ford et Hakansson (2005) ou de Mouzas et Ford (2007, 2009) notamment, insistent davantage sur les conditions matérielles de l’environnement que sur les normes culturelles, les valeurs et les attentes sociales.

Aussi proposons-nous, dans le cadre de l’étude du secteur de l’IAE, une analyse plus globale des transactions et des échanges pour les raisons suivantes. Pfeffer et Salancik (2003), cités par des auteurs de travaux sur les filières (Ford et Hakansson, 2005 ; Mouzas et Ford, 2007, 2009) ou les réseaux sociaux (Granovetter, 1985) affirment l’importance d’une prise en compte de l’environnement ou du contexte social des organisations pour une bonne compréhension des choix et actions organisationnels. Ces approches ont une composante diagnostique et une composante normative. Elles permettent donc l’observation de pratiques relatives au fonctionnement des organisations tout en possédant un aspect normatif propre à faciliter une meilleure gestion des interactions observées. Elles se focalisent moins sur les dynamiques internes, les valeurs et croyances des responsables que sur les situations au sein desquelles les organisations évoluent, les pressions et les contraintes qui en émanent. Cette perspective correspond bien au secteur de l’IAE où tout nouveau venu gagne à décrypter les règles émises par les différents acteurs institutionnels, les types d’échanges et les transactions possibles pour se développer au sein de ce contexte.

Ces différentes approches considèrent les organisations comme encastrées dans des réseaux d’interdépendances et de relations sociales (Granovetter, 1985). Un point de distinction mérite toutefois d’être souligné entre la théorie des réseaux et l’approche par la filière. À la différence de la théorie des réseaux qui met l’accent sur la coopération, la complémentarité et la coordination, l’approche par la filière se concentre davantage sur les conflits interorganisationnels (Ford et Hakansson, 2005). Pfeffer et Salancik (1978, 2003) insistent par ailleurs sur les dépendances des organisations aux ressources externes tant financières que matérielles ou intangibles. Ils relèvent que les dépendances sont souvent réciproques et indirectes. Les réalités décrites par ces auteurs rejoignent celles du secteur de l’IAE où les relations asymétriques entre les acteurs sont complexes à gérer compte tenu du nombre et de la diversité des parties prenantes (Trouvé, 2007). Les entités d’insertion dépendent de financements publics émanant de structures diverses, requièrent les compétences et informations stratégiques de leurs partenaires territoriaux, sociaux et commerciaux. Elles s’inscrivent dans des réseaux en compétition avec d’autres réseaux. Par ailleurs, chaque partenaire détient des ressources critiques pour lesquelles il n’y a que peu ou pas de sources alternatives (voir encadré 1, p. 99).

De notre revue de la littérature, le travail de Mouzas et Ford (2007) s’est révélé particulièrement pertinent pour notre recherche. La prochaine section justifie ce choix.

1.2. Le choix d’un cadre conceptuel

Les nombreuses publications des deux chercheurs (Mouzas, Henneberg et Naudé, 2008 ; Mouzas et Ford, 2007, 2009 ; Ford et Hakansson. 2005 ; Gadde et Ford, 2008 par exemple) se nourrissent des travaux de Pfeffer (1981) et de Pfeffer et Salancik (2003) qui offrent des grilles de lecture riches de l’analyse des relations entre organisations. Par ailleurs, les concepts mobilisés au sein des travaux consacrés à l’acteur ou se situant davantage dans une perspective organisationnelle sont soit explicitement cités par les auteurs (travaux de Pfeffer notamment), soit implicitement mobilisés (autres travaux sur les ressources et les stratégies de pouvoir). En 2007, Mouzas et Ford proposent un cadre d’analyse des relations asymétriques. Ils fondent leur recherche sur le rôle des contrats dans des relations entre clients et fournisseurs (exemple du secteur automobile) ayant des rapports de force inégaux qui peuvent permettre à l’un d’imposer des conditions défavorables à l’autre. Nous pensons que ce cadre peut être appliqué au secteur de l’IAE composé d’acteurs, institutionnels notamment, qui sont en mesure d’imposer des conditions sinon défavorables du moins très contraignantes aux petites entités. Pour les autres acteurs (les partenaires sociaux, territoriaux, les salariés en réinsertion et les têtes de réseaux, etc.), la dissymétrie existe bien qu’elle ne soit pas aussi accentuée. Pour autant, les dispositifs de gestion de la relation proposés par les auteurs restent pertinents dans la mesure où l’analyse considère les relations nouées d’un point de vue stratégique – celui de rapports de force à négocier en permanence. Le cadre permet ainsi tant une analyse diagnostique qu’une aide à la gestion d’un réseau de relations asymétriques. Il est défini comme un processus dynamique comportant trois dimensions en constante interaction : 1) un domaine de compétences reconnu qui précise l’étendue des attributions de chaque acteur, 2) les règles et principes qui gouvernent la relation d’interdépendance et 3) l’incompatibilité des objectifs en présence. Ces dimensions sont comprises comme des forces qui, correctement diagnostiquées et communiquées, autorisent une meilleure gestion des relations asymétriques (figure 1). Enfin, le cadre proposé est un outil autorisant une codification aisée des données empiriques ; ce cadre doit toutefois être comparé et adapté au secteur de l’IAE.

Figure 1

Un cadre conceptuel pour l’analyse et la gestion de relations

Un cadre conceptuel pour l’analyse et la gestion de relations
Source : Mouzas et Ford, 2007, p. 16.

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Le domaine de compétence reconnu a trait à la reconnaissance par les acteurs des fonctions et des rôles détenus par chacun au sein du réseau. Le domaine reflète le droit des différentes parties prenantes d’opérer dans des champs donnés.

Par exemple, au sein du secteur de l’IAE, les partenaires sociaux ont pour mission l’accompagnement individualisé de la personne à réinsérer, l’entreprise d’insertion, l’accompagnement et la formation technique, et la personne en réinsertion doit accepter de se resocialiser. Même si les missions sont étroitement liées, la réussite de la relation entre ces trois acteurs dépend de leur reconnaissance et acceptation de chacune des missions. La compréhension du domaine de compétences relève donc de la définition des frontières des actions, de l’attribution des rôles, et de la reconnaissance de l’expertise, des attributions et des attentes de chaque partie prenante.

L’interdépendance entre les acteurs est symbiotique lorsqu’elle reflète un besoin de mutualité et de coopération (Mouzas et Ford, 2007). Des liens formalisés présupposent l’existence d’une complémentarité dans l’information, les ressources et les activités. La complémentarité peut conduire à des échanges fructueux, mais implique un engagement dans le développement d’une relation d’interdépendance. L’interdépendance symbiotique signifie que les acteurs sont susceptibles de coexister connectés les uns aux autres à différents niveaux et entre plusieurs zones fonctionnelles. Cette connectivité peut exister entre acteurs très différents les uns des autres.

C’est le cas pour les acteurs du secteur de l’IAE où des entreprises coopèrent avec d’autres entreprises clientes et fournisseurs, mais aussi avec des clients particuliers, des institutionnels, des têtes de réseaux, des partenaires territoriaux, des partenaires sociaux et des personnes en réinsertion. Au sein de l’entité d’insertion, l’une des principales tâches de la ou des personnes responsables du réseau consiste à gérer ou à coordonner ces éléments de connectivité au regard des singularités de chacun des acteurs, sachant que chaque acteur a une culture et des attentes particulières. Le manque de suivi des points de connexion dans le temps est susceptible de devenir un défi managérial majeur pour les parties concernées et une source de conflits (Holmund et Koch, 1996).

La reconnaissance par les acteurs d’une incompatibilité de leurs objectifs stratégiques est indispensable à une meilleure acceptation du domaine de compétence de chacun et à une bonne gestion de l’interdépendance. L’analyse de cette incompatibilité permet d’examiner les conflits d’intérêts présents au sein de la relation ainsi que les présupposés divergents de la relation partenariale. Selon Mouzas et Ford (2007), l’incompatibilité des objectifs est profondément ancrée dans la lutte engagée par les organisations pour la capture d’une part de la valeur créée à travers l’échange. Qui plus est, la volonté de contrôler une partie de la valeur existante, d’exercer une influence et un pouvoir sur la relation sont d’importants facteurs explicatifs de l’évolution des relations. La lutte pour le contrôle de l’information, des activités et des ressources inclut tant des éléments de coopération que de confrontation. Les différents acteurs d’une filière ou d’un réseau ont des intérêts communs à collaborer qui guident leurs objectifs stratégiques.

Au sein du secteur de l’IAE, plus encore que dans le contexte d’une filière industrielle, les acteurs de l’insertion ont un intérêt commun qui dépasse leur intérêt personnel. En effet, l’ensemble des réseaux d’acteurs cherche à contribuer le plus efficacement possible à la réinsertion de personnes en difficulté et à les extraire d’une logique d’assistance. Des éléments de confrontation existent également. La divergence des objectifs est tout d’abord liée à la lutte pour un partage des richesses. Des tensions sont identifiables entre réseaux concurrents oeuvrant au sein de l’IAE et entre sensibilités politiques au sein des instituts financeurs. Par ailleurs, les divergences d’objectifs ont pour origine les styles et les contraintes de management des entités d’insertion. Certains travaux démontrent en particulier que l’incompatibilité des objectifs est liée à la tension entre la valeur économique et la valeur sociale (Trouvé, 2007 ; Hlady Rispal, 2008). En effet, les entreprises d’insertion peinent à être rentables avec une main-d’oeuvre désocialisée et les critères de mesure de l’utilité sociale sont également restrictifs (par exemple la surpondération du critère « taux de retour à l’emploi »).

Après cette première présentation du cadre conceptuel et de son application au secteur de l’IAE, la présentation de notre méthode de recherche explicite la façon dont nous avons procédé.

2. Cinq études de cas « encastrés » comme outil de confrontation

Notre recherche a privilégié la méthode des cas encastrés (section 2.1), car la petite taille des entités exigeait une approche systémique des structures (Torrès et Plane, 2003) et leur contexte, une approche résiliaire. La confrontation des données empiriques au cadre conceptuel retenu a ensuite permis l’élaboration d’une grille d’analyse adaptée au secteur de l’IAE (section 2.2).

2.1. La méthode mobilisée

Pour l’examen d’une « économie encastrée », nous avons opté en faveur de l’étude de cas encastrés. Cette méthode peut être définie comme une recherche portant sur plusieurs cas comportant chacun plusieurs sous-unités d’analyse interreliées et dans laquelle des investigations sont menées à la fois au niveau des cas et des sous-unités d’analyse (Yin, 2003). Les données primaires (entretiens) et secondaires (sites Internet, business plans, documents internes) ont été produites ou consultées pendant l’étude selon les règles propres à cette méthode (Avenier, 2004 ; pour une présentation plus détaillée de la méthode utilisée, voir Hlady Rispal, 2009).

L’échantillonnage s’est opéré progressivement, au fur et à mesure de notre compréhension du secteur et de ses enjeux. Nous avons procédé par effet boule de neige puis par exclusion des cas qui détenaient un trait fondamentalement distinct des autres cas (Glaser et Strauss, 1967) tout en recherchant des cas contrastés, témoins de la diversité des dispositifs d’insertion (Dougherty, 2002). Les régies de quartier du secteur non marchand (hors IAE) ont été écartées de même que les associations intermédiaires et les entreprises de travail temporaire d’insertion qui ont pour objet le prêt de main-d’oeuvre (trait distinct). Ainsi, l’insertion par l’activité économique est notre contexte global, appréhendé à partir de l’étude détaillée de différents cas encastrés au sein de ce contexte : il s’agit de deux entreprises d’insertion, deux chantiers d’insertion et une régie de quartier détenant le label chantier d’insertion (encadré 1).

Les cinq entités sont des SIAE (structures d’insertion par l’activité économique). Elles font partie du Groupement aquitain des réseaux de l’insertion économique (GARIE). Elles ont toutes bénéficié des conseils d’un organisme financeur (Aquitaine Active) et elles ont certains partenaires financeurs et sociaux communs. Pour chacune des structures étudiées, les parties prenantes ont été identifiées et hiérarchisées par les dirigeants, les principales ont été rencontrées (tableau 1). Chaque cas a été étudié pendant plusieurs mois, le temps nécessaire à une compréhension des relations avec les autres membres du réseau. Les sous-unités d’analyse ont fait l’objet d’une étude plus centrée (deux rencontres en moyenne par sous-unité d’analyse). Une saturation satisfaisante a été atteinte par multiangulation des sources de données au sein de chaque cas et par comparaison entre les différents cas et sous-unités d’analyse. Comme suggéré par Bourgois et Nizet (1995), nous nous centrons ici sur les représentations des acteurs pour comprendre la nature des relations nouées et leur impact sur les stratégies mobilisées.

Le logiciel NVivo 8 a facilité la codification du matériau empirique à partir du travail de Mouzas et Ford (2007). L’analyse qui suit commente une grille élaborée à partir du cadre conceptuel des auteurs. Elle en reprend les trois dimensions – domaine de compétence reconnu, interdépendance entre les acteurs, reconnaissance d’une incompatibilité des objectifs stratégiques – garantes d’une gestion correcte des relations asymétriques, et leur négation, afin de mieux repérer les dysfonctionnements constatés. Les verbatims cités pour exemple illustrent les représentations des acteurs des cas (entités d’insertion) et des sous-unités d’analyses (institutionnels, partenaires territoriaux, partenaires sociaux, clients, têtes de réseaux et personnes en réinsertion). Afin de ne pas nuire au répondant, le locuteur du verbatim ou son entité ne sont jamais nommément cités. Pour des raisons de volume, l’ensemble des verbatims n’a pu être reproduit. Lors de l’analyse des cas, pour en faciliter la lecture, nous avons repris chaque fois un ou plusieurs verbatims correspondant à la dimension étudiée.

2.2. L’application d’une grille d’analyse conçue à partir du cadre conceptuel de Mouzas et Ford

Chaque acteur du réseau détient des ressources critiques pour la structure d’insertion pour lesquelles il n’y a que peu ou pas de sources de rechange. Il s’agit notamment des institutionnels financeurs et de leurs correspondants (Pôle emploi par exemple), qui octroient les financements et les conventionnements, des têtes de réseau et partenaires territoriaux, qui fournissent l’information et le soutien aux entités constitutives du réseau, et des partenaires sociaux, qui réalisent l’accompagnement social de la personne en réinsertion. La personne en réinsertion peut également se sentir en position de relation asymétrique par rapport à l’entreprise d’insertion et aux partenaires sociaux.

Le tableau 1 présente le terrain d’étude, les cas et les sous-unités d’analyse. Ses deux dernières colonnes indiquent que les relations sont toujours exigeantes avec certains acteurs, à la fois positives et exigeantes ou encore uniquement positives avec d’autres parties prenantes.

Tableau 1

Présentation des cas et des sous-unités d'analyse

Présentation des cas et des sous-unités d'analyse

-> Voir la liste des tableaux

La grille d’analyse ci-après explicite les relations à partir des représentations de l’ensemble des acteurs.

2.2.1. Le domaine de compétence reconnu

Le domaine de compétence reconnu permet l’identification par les acteurs des ressources et compétences organisationnelles des partenaires, la compréhension des rôles et le décryptage des attentes formulées de part et d’autre. Le défaut de reconnaissance du domaine de compétence constitue ainsi une source de dysfonctionnement. Certaines personnes, les salariés en insertion notamment, ont parfois refusé de s’exprimer négativement sur cette dimension, jugée par eux comme un sujet sensible. Enfin, il est intéressant de noter qu’une bonne reconnaissance des attentes ne signifie pas l’absence de critiques ou de constats alarmants. L’examen des informations permet de cerner un problème de positionnement confus ou peu crédible des acteurs de l’IAE.

Un positionnement confus peut être constaté, car certaines attentes des structures d’insertion sont perçues comme étant en contradiction avec les principes solidaires de l’IAE. Plusieurs ne respectent pas en effet les normes ou règles organisationnelles du secteur :

Les attentes sont diverses… Dans ce milieu-là, il y a des bons et des méchants, comme partout. Il y a ceux qui sont dans le social, il y a ceux pour qui être dans l’insertion, ça donne un emploi pour soi d’abord, une bonne réputation, et parfois il y en a qui en profitent* [3].

Aquitaine Active

On note aussi un manque de visibilité du réseau dans son ensemble – aux yeux mêmes des entités d’insertion :

On est où dans tous ces réseaux-là ? Vous ne pourriez pas nous faire un schéma où vous nous dites… on est là* ?

Nouveau membre du réseau chantier d’insertion lors de l’assemblée générale de la fédération.

Le positionnement est également perçu comme étant peu crédible, car le caractère professionnel des entreprises d’insertion n’est pas reconnu de tous les clients :

Un jour, un client a lâché : « Ah vous mettez des “neuneus” au travail ! » en parlant des personnes en insertion. Voilà l’image. Quand on dit on est entreprise d’insertion, professionnels en informatique, on ne nous croit pas. Insertion et professionnel, on ne voit pas le lien*.

Dirigeant entreprise d’insertion

La légitimité des têtes de réseaux n’est pas davantage établie auprès de certains institutionnels qui les perçoivent tels des intermédiaires de peu d’utilité :

Ils nous voient comme un intermédiaire et doutent de notre réelle utilité, alors moins de financement*…

Responsable tête de réseau

Les entités d’insertion ont enfin du mal à reconnaître la compétence de certains financeurs au regard des particularités du secteur de l’insertion. Elles regrettent une approche technique qui ne considère pas les caractéristiques du secteur (coût de l’accompagnement, absentéisme fréquent, etc.).

La DDEFT, ce sont des contrôleurs du travail, ils ne savent pas lire un bilan ou un compte de résultat** [4].

Dirigeant chantier d’insertion

2.2.2. L’interdépendance entre les acteurs

L’interdépendance entre les acteurs est symbiotique lorsqu’il est possible d’observer une coopération mutuelle entre les acteurs, une complémentarité dans l’information, les ressources ou les activités et une dépendance mutuelle acceptée.

Elle est établie entre les entités d’insertion et au moins deux de leurs partenaires : les partenaires territoriaux et le financeur Aquitaine Active :

Pays Médoc, c’est un vrai partenaire. Ils ont mis en place un centre de ressources qui est tourné vers la formation et l’insertion. On fait des réunions d’information sur ces thèmes. Cela m’a permis de rencontrer beaucoup d’acteurs. On a bénéficié de la zone de revitalisation rurale, ils se sont battus pour ça, du coup, malgré le retard, on a pu bénéficier d’allègement de charges*.

Dirigeant entreprise d’insertion

Aquitaine Active, c’est une structure qui a du sens, ce fonds pour financer l’insertion, ce sont des outils formidables**.

Dirigeant chantier d’insertion

L’interdépendance devient dissymétrique dans deux cas. Lorsque la mutualité est niée ou du moins vécue comme telle par les acteurs :

Si tant de structures ont fermé, c’est faute de subventions et de transparence. Il faut que l’on ait un retour, sinon on ne peut pas travailler ensemble*.

Pôle emploi parlant de certaines structures d’insertion

Le défi, c’est de travailler ensemble, les gens ne savent pas travailler ensemble sauf quand ils sont trop dans la m…*.

Structures d’insertion parlant de leurs réseaux

On est face à des adultes qui n’acceptent pas que l’on se permette de leur donner des conseils, mais qui dans le même temps réclament tout le temps. En fait, ils ont du mal à comprendre qu’il faut que ce soit du donnant-donnant. Nous ne sommes pas là que pour donner. Nous avons des comptes à rendre. Vu les projections que l’on peut avoir, ce sera de plus en plus ardu. Il va bien falloir qu’ils comprennent les règles du jeu*.

Dirigeants parlant de leurs salariés

L’interdépendance est également dissymétrique lorsque l’entité souffre du déficit de moyens de l’un de ses partenaires :

Le problème avec le Pôle emploi c’est qu’ils sont très pris. Quand j’ai demandé à ce que la conseillère vienne, on m’a répondu une fois tous les trois mois**.

Dirigeant entreprise d’insertion

Nous avons au Pôle emploi un problème de temps et de suivi des demandeurs d’emplois. On ne peut pas leur consacrer le temps qu’il faudrait pour être efficace ensemble*.

Pôle emploi

Ou lorsque l’entreprise est pénalisée par un manque de résultats aux yeux des institutionnels :

Le problème, c’est que certaines personnes passent de contrats d’insertion en contrats d’insertion en changeant de structure. On est sur cette notion de vrais et faux projets. Alors des fois, on peut ne pas avoir envie de rencontrer la personne, ni l’entreprise*.

Pôle emploi

Dans une interdépendance dissymétrique, l’acteur en position de faiblesse peut utiliser sa connaissance et ses compétences de façon réactive au regard des règles et procédures prescrites par l’acteur en position de force. C’est le cas d’entités d’insertion avec certains financeurs institutionnels :

Aujourd’hui, on n’est plus dans une relation de partenariat, on est devenus des prestataires. Qui dit prestation dit résultat derrière. Avant on prenait toute personne dans le besoin de façon inconditionnelle, maintenant on les sélectionne, on laisse sur la route les personnes le plus en difficulté**.

Dirigeant chantier d’insertion

Cette tension existe même si les entités choisissent cette position de dépendance en raison des bénéfices attachés à la relation (financement garanti pour les entités, un emploi pour les personnes en réinsertion).

Inversement, des acteurs en position de force peuvent déroger aux règles éthiques prescrites par le secteur de l’IAE :

Si dans une IAE, je veux être administrateur de l’association ACI, et l’administrateur de l’association va être administrateur dans l’IAE. C’est une administration réseau… qui se paye bien. Je ne sais pas si, à ce niveau, on est aussi proche de l’idée de base*.

État

2.2.3. L’incompatibilité des objectifs

L’incompatibilité des objectifs ne constitue pas un obstacle rédhibitoire à la relation lorsqu’un intérêt commun unit les différents acteurs. Toutefois, elle peut être correctement identifiée, mais non acceptée par des acteurs qui estiment subir la dissymétrie relationnelle (les entités d’insertion en l’occurrence) :

Nous ne maîtrisons pas les règles du jeu. Les structures prennent de plein fouet les décisions des politiques publiques qui, elles, ont leur propre logique*.

Dirigeant entreprise d’insertion

Il y a une différence de nature entre les techniciens de la DDASS, du CG et de la Direction du travail, les techniciens de la DT ne travaillent que sur dossier, qui jugent sur dossiers, moi, je refuse de les rencontrer, ils me demandent un dossier, je leur renvoie un dossier, moi, je leur dis si vous voulez mieux nous connaître, venez sur le terrain**.

Dirigeant chantier d’insertion

Avec la DDTEFP, les relations sont celles de maître-vassal, c’est un représentant de l’État pour le financement des entreprises d’insertion, et ils nous disent « vous avez un projet que l’on va juger, bon ou mauvais, si on le trouve bon, de toute façon on va vous dire ce qu’il faut faire, et si vous le faites, alors on vous donnera un financement »**.

Dirigeant entreprise d’insertion

L’incompatibilité des objectifs est également due aux personnes qui rejettent les conditions d’une relation gagnant-gagnant (parfois les personnes en réinsertion) :

Notre mission, c’est aussi de dire parce que vous êtes en difficulté vous n’avez pas droit à tout. Très souvent, on entre dans des conflits « mais j’ai droit à », « tu as droit à quoi, à te débrouiller tout seul, si tu ne veux pas participer à la vie de l’entreprise… la porte est grande ouverte »*.

Dirigeant chantier d’insertion

La tension relève aussi d’une différence de vision stratégique liée à la représentation que les différents acteurs ont de leur propre raison d’être et de celle des autres acteurs : une vision quant à leur orientation envers l’efficacité économique de l’action sociale à un extrême (souvent le cas des institutionnels) et la capacité à résoudre des problèmes sociaux et humains à l’autre (souvent le cas des structures d’insertion). Les objectifs fixés sont parfois perçus comme inatteignables ou la légitimité des réseaux est, par exemple, remise en cause :

Les CNLRQ ont trois objectifs : insérer par une activité économique, l’accompagnement socioprofessionnel des personnes, favoriser la participation des habitants sur l’activité… Ce dernier objectif, c’est un voeu pieu, très peu de RQ sont parvenues à mettre en place des activités permettant la participation des habitants, c’est très difficile, parce que sur le terrain, on fonctionne comme une entreprise dite classique, il faut que la boîte elle tourne, et en même temps on a une activité dite à caractère social, c’est très complexe*.

Dirigeante Régie de quartier

Quelle est notre mission ? D’autant plus qu’il y a d’autres dispositifs pour accompagner ces structures […] il y a tout un maillage au niveau de l’insertion qui va au-delà des réseaux. Tout ce maillage interroge sur le besoin réel de nos réseaux parce qu’il y a plusieurs dispositifs*.

Responsable tête de réseau

Tous ces réseaux, prétendument, ont leur utilité. Mais ce n’est pas clair. Ce serait tellement plus simple avec un seul réseau*.

État

La tension résulte enfin d’une différence de styles de management qui, par essence, ont trait au degré de formalisation, à l’intensité de l’échange social opéré et à l’intensité de l’échange technique à l’oeuvre dans les relations entre acteurs (Bocconcelli, Sinebota et Tunisini, 2006). Dans le secteur de l’IAE, les styles de management vont d’entrepreneurial, très informel, échange social intense (petites structures associatives notamment) à managérial, très structuré, avec peu d’interaction sociale (certains acteurs institutionnels).

3. Quelques repères utiles aux entités d’insertion du secteur de l’IAE

En intégrant l’opposé des dimensions du cadre conceptuel de Mouzas et Ford (2007), la grille d’analyse adoptée a facilité le repérage des relations asymétriques à l’oeuvre au sein du secteur de l’IAE. Les représentations des acteurs interrogés dans les entités et sous-unités d’analyse ont facilement pu être comparées. L’analyse nous a en effet permis de vérifier que les asymétries conduisent à des dysfonctionnements liés au fait que certains acteurs (institutionnels ou entités d’insertion) semblent vouloir poursuivre leurs propres objectifs tout en émettant des doutes sur les compétences et/ou implications des autres. D’autres dysfonctionnements sont liés aux manques de moyens du secteur. Sur ce point, les constats convergent entre les parties. Par exemple, le Pôle emploi admet, avec les entités, son déficit de moyens pour assurer le service demandé. Dans le même temps, la pérennité des têtes de réseaux, en compétition les unes avec les autres, dépendent de l’investissement et de l’engagement des membres.

La grille d’analyse favorise tout autant l’émission de suggestions à l’endroit des petites entités du secteur. Enrichie d’autres travaux sur les relations interorganisationnelles, elle peut faciliter la gestion des relations asymétriques constatées. Parmi les nombreuses recommandations possibles, nous en retenons deux : la première (section 3.1) est en directe correspondance avec le modèle de Mouzas et Ford (2007) adapté au secteur de l’IAE, la seconde (section 3.2) repose sur les travaux mobilisés lors de la revue de la littérature sur les relations asymétriques, en correspondance avec le modèle.

3.1. Un positionnement conçu à partir du triptyque « Domaine de compétence reconnu / Interdépendance symbiotique /Incompatibilité des objectifs »

Une mutation du secteur de l’IAE s’opère aujourd’hui. Elle pose la question de la compatibilité et de l’évolution des modes de management des acteurs en présence. Pour les petites entités, la nature des relations d’interdépendance entre les acteurs varie d’un groupe d’acteurs à un autre. Tantôt en position de force relative (en tant qu’employeur ou en tant que vendeur), tantôt en position de dépendance (vis-à-vis des institutionnels) ou de dépendance mutuelle (vis-à-vis des partenaires sociaux, territoriaux et têtes de réseaux), le positionnement de l’entreprise d’insertion doit s’adapter à chaque partie prenante. Il permet le développement de politiques distinctes de mise en relation. À cette fin, le dirigeant IAE peut identifier les acteurs susceptibles de participer au projet social. Il s’agit 1) de comprendre leurs compétences, leurs rôles, leurs attentes spécifiques, 2) de jauger le potentiel de mutualité et de coopération, la complémentarité en termes d’informations, de ressources et d’activités du réseau ainsi formé et 3) d’identifier des intérêts parfois contraires à ceux de l’entité.

Prenons trois exemples concis pour illustrer ce point. L’attente de l’institutionnel financeur est celle de la transparence. Il appartient donc à l’entreprise d’insertion de communiquer clairement sur son activité, ses résultats, ses défis. L’institutionnel financeur souhaite quantifier le taux de retour à l’emploi et l’entité d’insertion, participer à la resocialisation progressive des individus tout en assurant sa pérennité. L’attente de l’employé est parfois d’être rassuré quant à son « placement » en entreprise de réinsertion. Dédramatiser le lieu, valoriser son emploi par le métier exercé sont alors possibles. L’attente du client varie enfin selon l’intérêt porté ou non à l’activité de l’insertion. S’il n’est pas sensible aux enjeux de l’insertion, le tissage d’un lien autour d’une expérience de consommation valorisante – la participation au respect de l’environnement par exemple — peut notamment être valorisée (Hlady Rispal, 2008). Si le client est en revanche sensible aux enjeux de l’insertion, il est possible de le motiver à participer à l’activité de communication et d’information, en devenant un relais qui porte les valeurs de la structure, ses activités actuelles et ses projets avec zèle et discernement.

Un bon positionnement a pour objectif de gagner la confiance de chaque partie et l’inviter à s’investir dans le projet dans le respect des normes du secteur. Il constitue alors un moyen d’ajustement des comportements intersubjectifs (Ford et Hakansson, 2005). Il s’agit à la fois de réduire les risques encourus de part et d’autre et de travailler ensemble à la réussite d’une cause qui dépasse sans la négliger la réalité économique de la structure.

3.2. Les ressources comme moyens de légitimation

Une proposition complémentaire à celle d’un bon positionnement est de considérer ses ressources comme un outil de gestion des relations asymétriques. Mouzas et Ford adoptent une approche générique qui intègre ces ressources au sein des trois dimensions du modèle, tandis que les travaux précités sur la dépendance des ressources ont une approche plus ciblée. Ils montrent notamment que celles-ci peuvent être utilisées soit comme moyens de pression, soit comme moyen de légitimation (Bourgeois et Nizet, 1995 ; Crozier et Friedberg, 1981 ; Pfeffer, 1981 ; Pfeffer et Salancik, 2003). Les petites entités du secteur de l’IAE ne sont pas en position d’exercer une pression sur les acteurs, quels qu’ils soient. Elles peuvent en revanche mobiliser les ressources comme moyens de légitimation.

L’expertise est un premier moyen de légitimation lorsque l’entité d’insertion obtient la fidélité, la confiance ou la loyauté de ses différents partenaires en se référant ou en s’appuyant sur les savoir-faire qu’elle possède. L’obtention de trophées, par exemple (du créateur d’entreprise dans la catégorie insertion par le conseil général – cas GI Informatique), rassure les acteurs institutionnels. L’obtention d’une labellisation Qualirei atteste des compétences professionnelles de l’entité auprès de ses clients, voire de ses propres salariés, etc.

L’information est une seconde source de légitimation. Elle peut être mobilisée de manière à obtenir l’adhésion de ses partenaires. Les entités solidaires créent souvent, outre une valeur sociale liée à leur activité d’insertion, une valeur sociétale liée à leur métier (plus de 70 % d’entre elles ont une activité liée au développement durable[5]). Communiquer une information sur son engagement responsable accentue la valeur sociétale de l’entreprise, source de reconnaissance par les acteurs, institutionnels notamment. Ainsi, une communication peut être créée dans un premier temps autour de l’activité économique de la structure - agriculture biologique, recyclage des matériels usagés, restauration du patrimoine, etc. -, et des actions communes peuvent ensuite être menées avec ses parties prenantes.

Un autre bon moyen consiste à développer une légitimité à partir des règles des structures en position de force (Pfeffer, 1981). Pour le secteur de l’IAE, les entités peuvent rechercher l’adhésion ou du moins l’acceptation des institutionnels de diverses façons. Bourgeois et Nizet (1995) proposent trois tactiques : 1) légitimer le contenu de la décision en faisant apparaître que les choix proposés concordent avec les normes en vigueur (l’entité peut par exemple montrer que, dans ses décisions, le principe de solidarité est respecté), 2) mettre la procédure de décision en concordance avec les normes du secteur (en l’occurrence, des décisions prises de manière rationnelle et collective) ou encore 3) se légitimer elle-même comme décideur (il est essentiel pour les entités IAE de travailler en toute transparence et de fournir un ensemble d’informations très détaillées à leurs interlocuteurs).

Le langage et les symboles sont souvent utilisés comme moyen de légitimation (Bourgeois et Nizet, 1995). Dans les cas étudiés, cette ressource se retrouve par exemple dans les noms des entreprises d’insertion (Le Lien, Mission Air, GI Informatique (GI pour « Greniers Insertion »), Vinafera, Régie quartier). Le nom renvoie soit au métier de l’entité, soit à sa finalité de solidarité, soit aux deux de façon plus ou moins masquée afin de permettre un positionnement adapté à des acteurs aux attentes distinctes (c’est le cas notamment des entreprises d’insertion GI Informatique et Vinafera).

Les ressources financières peuvent enfin être utilisées comme moyens de légitimation. Le fait pour l’entité d’insertion de posséder une bonne rentabilité financière ou des biens matériels importants peut, sous certaines conditions, produire chez ses partenaires des formes de reconnaissance. Une bonne transparence sur la façon de réaliser les gains, un lourd investissement dans l’accompagnement des personnes à insérer sont alors indispensables.

Conclusion

Nous avons vu qu’un domaine de compétence non reconnu amène une représentation confuse du rôle et des attentes de chaque acteur. Lorsque non acceptée, une interdépendance asymétrique engendre un déséquilibre dans les relations, notamment en termes d’engagement, de pouvoir, d’échange d’information et de l’identité des initiateurs du changement. Enfin, la négation d’objectifs antonymes relève de visions stratégiques divergentes, de styles de management opposés et surtout de l’absence de réflexion stratégique susceptible de permettre une négociation habile de la relation de dépendance constatée.

Négocier la dépendance s’avère indispensable en permanence. La démarche consiste à repérer les dépendances mutuelles, puis à choisir une ou plusieurs conduites : minimiser les dépendances jugées délétères ou risquées – il s’agit par exemple de trouver une diversité des sources de financements, de participer activement à la reconnaissance de son réseau en prenant le statut d’administrateur au sein d’une fédération ; essayer par ses actions d’être le plus proche possible de la décision de l’acteur le plus fort – il s’agit alors de détecter les différentes attentes et/ou normes des acteurs du secteur, de se positionner en conformité avec celles-ci et de communiquer en conséquence. Toute activité d’échange d’information requiert une démarche diagnostique anticipative. Le cadre conceptuel de Mouzas et Ford (2007) offre un outil qui autorise cette anticipation. Il rappelle qu’il ne s’agit pas de vouloir créer une symétrie entre des partenaires inégaux, mais que l’objectif consiste davantage à gérer l’asymétrie existante par la négociation et une meilleure communication entre les acteurs. La dépendance n’a pas à être subie, elle doit en revanche être négociée.

La question de recherche de Mouzas et Ford (2007) centrée sur l’apport des contrats qui lient les acteurs du réseau a permis, de façon originale, de répondre à une question de recherche focalisée sur une bonne gestion des relations asymétriques. Le cadre conceptuel a autorisé une réflexion théorique sur le transfert inédit d’un modèle issu du champ du marketing industriel à celui de l’IAE. Il a facilité l’analyse des relations asymétriques entretenues par les petites entités et les nombreuses parties prenantes. Le cadre n’est toutefois pas exempt de limites. S’il permet une bonne réflexion diagnostique, il doit tout d’abord être complété. C’est la raison pour laquelle les dimensions du cadre au secteur de l’IAE lors de leur présentation générale ont été contextualisées. Puis, lors de l’analyse des cas, les dimensions et leurs opposées ont été considérées. Enfin, lors de la proposition de points de repère, l’examen global des ressources proposé par le modèle a été complété par une analyse plus fine de chacune de ces ressources à l’aide des travaux précités relatifs aux relations asymétriques. Ces ressources, sans être des moyens de pression, constituent des moyens de légitimation utiles aux entités d’insertion. Elles réintroduisent le concept de pouvoir peu cité par les travaux de Mouzas et Ford (2007) en l’abordant sous l’angle de la négociation et de l’interdépendance. Par ailleurs, si le cadre stimule l’émission de repères génériques, il manque un cadre plus opératoire pour en faire un outil adapté à une recherche-action, susceptible d’une appropriation par les acteurs facilitant leur apprentissage (Avenier, 2004). Néanmoins, dans le souci de conduire également une recherche qui réponde aux besoins des acteurs qui nous reçoivent, l’annexe I formule des questions utiles aux entités d’insertion qui complètent la grille d’analyse présentée dans l’article. Cette grille personnelle a été proposée dans le cadre de notre recherche à plusieurs dirigeants et institutionnels de l’IAE. Elle offre, de l’avis de ces derniers, des « clés » pour éviter les écueils fréquents contre lesquels les acteurs s’échouent. Son objectif est de considérer la contribution de chaque acteur, grand ou petit, en tant que vecteur positif de communication et en tant que partenaire susceptible, à un moment donné, et d’apporter aux autres l’appui de son propre réseau social. La réflexion va donc bien au-delà du poids financier des acteurs et de leur pouvoir. Elle permet de vérifier que l’asymétrie dans la relation n’est pas une donnée, mais qu’elle se négocie et parfois s’inverse.

Annexe I

Mieux gérer les relations asymétriques : quelques questions utiles aux entités d’insertion

Mieux gérer les relations asymétriques : quelques questions utiles aux entités d’insertion

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