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Conduites en contexte réel, les recherches dont le projet est d’être utile tant aux organisations dans la résolution de problèmes complexes qu’à la communauté académique dans la production de connaissances conceptuelles sont nécessairement fécondes. Paul Prévost, professeur émérite et Mario Roy, professeur au département de management et gestion des ressources humaines, tous deux chercheurs à la faculté d’administration de l’Université de Sherbrooke, Canada, proposent d’étudier diverses approches qualitatives de recherche en gestion. Leur vision résolument pragmatique conduit à l’énoncé de problématiques et questions de recherche ancrées dans un terrain empirique permettant de qualifier un positionnement épistémologique puis de mobiliser l’approche de recherche et le cadre opératoire les plus opportuns.

Si les approches qualitatives sont désormais reconnues et acceptées dans les meilleurs supports de publications internationales, les auteurs regrettent la faible disponibilité de ressources en français qui les explicitent de façon claire et pédagogique. Leur projet est, partant, de conduire chercheurs débutants ou expérimentés dans la quête d’un point de vue fondé à l’aide d’une démarche qualitative. Le livre ne comporte pas de parties, mais se lit de façon progressive ou par chapitre séparé selon les besoins et/ou le degré d’expertise du lecteur. Plusieurs chapitres ont d’ailleurs fait l’objet de publications dans des revues, ce qui ne fait qu’ajouter à la reconnaissance scientifique des propos émis.

De façon très pédagogique, l’ouvrage débute par trois chapitres que l’on pourrait qualifier d’introductifs ou de propos fondateurs. Le chapitre I est une réflexion relative à la quête de connaissances scientifiques, dans le cadre de recherches en contexte réel, dotées d’hypothèses ontologiques et épistémiques plurielles, mais qui toutes visent le transfert de connaissances. Le chapitre II caractérise la problématique organisationnelle en contexte réel sans nier les défis qui y sont attachés telles les attentes distinctes nourries par chercheurs et praticiens au regard de la connaissance et les contraintes et imprévus vécus par le chercheur. Le chapitre III consiste dans la formulation d’une stratégie de recherche que les auteurs qualifient de holistico-inductive. Si nous adhérons au terme holistique, celui d’induction nous semble restrictif. En effet, les auteurs évoquent plusieurs postures épistémologiques – positivisme, réalisme critique, constructivisme et interprétativisme –, qui se détachent d’une démarche holistico-inductive en adoptant, dans le cadre d’approches qualitatives, des logiques déductive, abductive ou encore rétroductive. L’expression « recherches en contexte réel », d’ailleurs mobilisée par les auteurs, nous semble personnellement davantage congrue. Le contenu du chapitre est en revanche très stimulant. Les auteurs montrent en particulier que le point d’ancrage diffère selon la posture épistémologique adoptée par le chercheur. La figure en page 59 synthétise de façon dynamique les propos du chapitre tout en schématisant les interactions entre les éléments d’une stratégie de recherche en gestion. Ce chapitre est très précieux pour le chercheur qui commence un travail de thèse. Objet de recherche, cadre opératoire, validité (ce que les constructivistes appelleraient légitimation) sont tour à tour traités en relation avec une question de recherche ancrée dans un terrain organisationnel. Les problèmes éthiques ne sont pas pour autant évacués ; bien au contraire ils sont intégrés à la réflexion d’ensemble.

Les chapitres suivants sont les approches, méthodologies et méthodes qualitatives les plus fréquemment adoptées par les chercheurs en gestion. Chaque chapitre offre une synthèse du thème abordé et cite les références bibliographiques les plus marquantes. Chaque approche nourrit un objectif distinct (générer une théorie, comprendre et interpréter un phénomène, générer un changement, évaluer, etc.) et il appartiendra à chacun de lire de façon plus approfondie la ou les approches qui lui sont profitables.

Le chapitre IV est dédié à la méthodologie des systèmes souples. Les travaux de Peter Checkland sont essentiellement mobilisés pour expliciter pas à pas les modalités de ce type de recherche, dont le postulat de départ est que le monde est complexe, en proie à des acteurs aux points de vue contraires qui créent et recréent sans cesse la réalité sociale tout en agissant sur celle-ci pour la modifier. Le processus de recherche doit dès lors être organisé en système d’apprentissage de même que les modèles qui seront élaborés pour explorer le monde et lui donner du sens. De nombreux schémas et un exemple d’application concret permettent de mieux saisir les particularités de cette méthodologie.

Le chapitre V est dédié à la recherche action, méthode pragmatique qui consiste à résoudre les problèmes en situation. Les auteurs retracent d’abord les travaux à l’origine de l’approche de façon à mettre en évidence ses origines. Des spécificités distinctives de la recherche action sont ensuite évoquées. Les particularités de la recherche action au regard de la pratique des consultants sont également analysées. Enfin, la délicate question de l’éthique est de nouveau abordée. Une recherche « avec les gens et non sur les gens », qui vise à « changer les choses par l’action » à l’aide d’une « démarche cyclique » sont les trois caractéristiques clés clairement présentées sans omettre de caractériser le difficile et « double rôle du chercheur et intervenant ».

Le chapitre VI caractérise l’étude de cas en tant qu’approche de recherche plutôt que méthodologie particulière. Sans doute aurait-il été utile que les auteurs explicitent clairement la différence entre les deux termes. Tout en reconnaissant à Yin la paternité de la définition la plus souvent citée, les auteurs ne reprennent pas la qualification de stratégie de recherche en gestion pourtant privilégiée par l’auteur. La diversité des cas, des postures ainsi que les modes de collecte et d’analyse des données, les critères qualité de la recherche sont clairement cités. Un regret toutefois : les auteurs citent la logique déductive et privilégient l’étude exploratoire menée à l’aide d’une logique inductive. Partant, ils ne donnent pas suffisamment à voir d’autres logiques également présentes dans les recherches actuelles telles les logiques abductives ou encore rétroductives mobilisées dans le cadre de recherches constructivistes/interprétativistes et réalistes critiques respectivement. Cette observation rejoint celle que nous avions émise au regard du chapitre I. Petit détail, le dernier document tiré du livre de Hlady-Rispal (2002) n’est pas volontairement lié à l’ouvrage de Miles et Huberman même si les auteurs y voient sympathiquement « un clin d’oeil » que nous qualifierons pour notre part de bien involontaire.

Le chapitre VII consacré à la méthodologie de la théorisation enracinée explicite pas à pas les particularités de cette approche fondamentalement inductive tantôt qualifiée de théorie, de méthode de recherche ou plutôt de méthode d’analyse, de démarche itérative ou encore « d’approche méthodologique générale de recherche qui permet la construction d’une théorie ». Le chapitre permettra sans nul doute au chercheur de ne plus confondre démarche ancrée et grounded theory tant le processus de recherche est précisément étudié, les modes de codage ouvert, axial et sélectif analysés et illustrés, la théorisation et les critères de validation mis au jour. Les premiers travaux de Glaser et Strauss (1967) ne sont toutefois pas singularisés. Les tensions entre les deux auteurs et les répercussions dans leur vision de la démarche ne sont pas évoquées. Il n’en demeure pas moins que le chapitre est tel un guide récapitulatif à la disposition du chercheur tenté par le défi de recourir à cette méthodologie requérant beaucoup de temps et d’expertise.

Le chapitre VIII, l’ethnographie comme « stratégie de recherche qui permet l’étude des phénomènes humains dans leur environnement naturel et dans une perspective de longue durée » rend compte tant de l’origine de la démarche que des différents modes d’enquête pour ensuite adopter une séquence proche des autres chapitres quant au déroulé de la démarche : choix du terrain, collecte et analyse des données, critères qualité et considérations éthiques. De façon plus singulière, l’entrée sur le terrain et la sortie, les différents modes d’écriture ainsi que le contexte d’utilisation constituent des passages très intéressants et précieux au chercheur désireux de mieux comprendre l’ethnographie. À noter qu’un exemple d’ethnographie organisationnelle conclut et illustre le chapitre.

Le dernier chapitre rédigé par Madeleine Audet parle de recherche évaluative. L’auteure justifie la présence de ce texte dans l’ouvrage en ce que la recherche évaluative met particulièrement l’accent sur « l’application de connaissances, la résolution de problèmes organisationnels et la prise de décision ». Après avoir tracé les grandes périodes de l’histoire de l’évaluation, Madeleine Audet resitue les principales approches évaluatives, établit les liens entre évaluation et contexte simple, compliqué encore complexe. Elle guide pas à pas le lecteur dans la construction du design de la recherche sans omettre de préciser les préalables de toute démarche d’évaluation, ses buts, les conditions propices à la démarche et enfin les enjeux éthiques. Comme les chapitres précédents, le style est clair et accessible.

Au total, cet ouvrage propose au lecteur une palette d’approches et de méthodes menées en contexte réel, pragmatiques, qui s’avèrent très utiles au monde de l’entreprise et au monde de la recherche en gestion. Nous avons particulièrement apprécié la progressivité de la présentation et, dans le même temps, la possibilité offerte de consulter séparément chacun de ces chapitres. L’objectif des auteurs visant à compléter les ressources disponibles en français relatives aux approches qualitatives en gestion a été atteint.