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Introduction

Les systèmes de mesure de la performance stratégique (SMPS) sont définis comme des systèmes qui « présentent aux managers des mesures financières et non financières de la performance, couvrant différentes perspectives, et qui se combinent pour fournir une traduction de la stratégie en un ensemble cohérent d’indicateurs » (Chenhall, 2005, p. 396). Les SMPS ont été, en premier lieu, conçus par et pour les grandes organisations, même si certains auteurs soulignent l’intérêt de les étudier dans des contextes spécifiques (Ferreira et Otley, 2009). Dans le contexte des petites et moyennes entreprises (PME), les recherches sur ce thème sont en développement (Cocca et Alberti, 2010 ; Garengo et Biazzo, 2012 ; Garengo, Biazzo et Bititci, 2005 ; Marchand, 2009), même si elles accusent encore un certain retard (Ates, Garengo, Cocca et Bititci, 2013 ; Taticchi, Tonelli et Cagnazzo, 2010).

Les PME représentent pourtant une part essentielle de l’emploi national dans de nombreux pays, notamment en France (BPI France, 2016), et sont de plus en plus soumises aux changements de l’environnement mondial et à de fortes pressions concurrentielles (Boutary et Monnoyer, 2014). Elles peuvent dès lors avoir besoin de mieux formaliser leur stratégie et de comprendre leurs sources de performance, la nature et l’articulation des éléments de leur chaîne de valeur, afin de réduire leur vulnérabilité et améliorer leur compétitivité (St-Pierre, 2015). La mise en place d’un SMPS peut constituer une réponse à ces problématiques (Cocca et Alberti, 2010), et, au vu des enjeux d’une telle décision, il semble pertinent pour les chercheurs de s’intéresser à ces systèmes, tels que conçus et mis en oeuvre par les dirigeants de PME.

Jusqu’à présent, les auteurs qui se sont intéressés aux SMPS en PME ont essentiellement proposé d’appliquer des systèmes conçus pour les grandes organisations et en particulier le tableau de bord prospectif de Kaplan et Norton (Fernandes, Raja et Whalley, 2006 ; Gumbus et Lussier, 2006 ; Naro, 2006). Or, cette approche est difficilement conciliable avec les caractéristiques organisationnelles des PME (Garengo et Biazzo, 2012 ; Hudson-Smith et Smith, 2007 ; Oriot et Misiaszek, 2012) et se heurte à d’importantes barrières lors de sa mise en oeuvre (Cocca et Alberti, 2010 ; Garengo et Bernardi, 2007). Plus récemment, certains auteurs proposent de concevoir des SMPS spécifiques aux PME (Hudson, Smart et Bourne, 2001 ; Taticchi, Tonelli et Cagnazzo, 2010), tenant compte des besoins de leurs dirigeants. En effet, ces derniers semblent occuper une place centrale dans la conception des SMPS (Garengo, Biazzo et Bititci, 2005 ; Marchand, 2009) et souhaitent disposer de systèmes de pilotage compatibles avec leurs besoins de réactivité et de flexibilité (Raymond et St-Pierre, 2005 ; St-Pierre et Delisle, 2006).

Ces constats nous invitent à mieux comprendre les pratiques des PME en la matière. Aussi avons-nous choisi de nous intéresser ici, plus spécifiquement, aux SMPS des dirigeants et à la façon dont ils mesurent leur performance stratégique, notamment par une meilleure compréhension des indicateurs qu’ils mobilisent et des liens qu’ils établissent entre ces indicateurs et leur stratégie. Notre question de recherche peut se résumer ainsi : comment les dirigeants de PME mesurent-ils leur performance stratégique ? Afin d’explorer cette question, nous avons étudié trois PME manufacturières françaises sélectionnées parce que leurs dirigeants avaient mis en place un système de mesure de la performance.

La suite du texte est structurée ainsi. Nous proposons une revue de la littérature sur les SMPS en PME en section 1. Nous présentons la méthode de recherche et les trois cas en section 2. Nous exposons nos résultats en section 3 puis nous les discutons en section 4, avant de présenter en conclusion les limites de notre travail et les avenues de recherche identifiées.

1. Revue de la littérature

Dans cette partie, nous proposons une synthèse des recherches sur les SMPS en PME. Puis, nous expliquons comment ces recherches caractérisent les SMPS sur chacune des trois dimensions qui définissent ces derniers.

1.1. Quels SMPS pour les dirigeants de PME ?

La recherche sur le contrôle de gestion en PME s’est développée ces dernières années (Meyssonnier, 2015 ; Meyssonnier et Zawadzki, 2008 ; Nobre et Zawadzki, 2013, 2015), portée par les auteurs qui considèrent que les PME, malgré leur diversité, ont des caractéristiques spécifiques différentes de celles des grandes organisations (Julien, 2005). En raison d’une proximité spatiale, temporelle, hiérarchique, fonctionnelle et d’une coordination de proximité (Torrès, 2007), le contrôle de gestion opèrerait le plus souvent de façon informelle. Les PME ont des besoins spécifiques, qui peuvent influencer la conception et la mise en oeuvre de leurs systèmes de contrôle (Condor, 2012).

Bien qu’en augmentation, les recherches qui s’intéressent aux systèmes de mesure de la performance en PME sont encore peu nombreuses et suggèrent largement d’appliquer des systèmes conçus par et pour les grandes entreprises (Bititci, Garengo, Dörfler et Nudurupati, 2012 ; Taticchi, Tonelli et Cagnazzo, 2010). De nombreux auteurs proposent ainsi d’utiliser le tableau de bord prospectif de Kaplan et Norton (Fernandes, Raja et Whalley, 2006 ; Garengo, Biazzo et Bititci, 2005 ; Gumbus et Lussier, 2006 ; Santin et Van Caillie, 2006). Ce modèle semble cependant peu diffusé en PME (Garengo et Biazzo, 2012 ; Hudson-Smith et Smith, 2007 ; Laitinen, 2002).

Les auteurs évoquent d’importantes barrières à la mise en place de tableaux de bord prospectifs ou de SMPS pensés pour les grandes entreprises, qui ne respecteraient pas suffisamment le besoin de réactivité et de simplicité des dirigeants de PME (McAdam, 2000). Le frein le plus important semble être le manque de ressources financières (Perera et Baker, 2007). Des problèmes de disponibilité des données et de fiabilité des systèmes d’information sont aussi évoqués (Cocca et Alberti, 2010 ; Tennant et Tanoren, 2005). Les PME manqueraient des ressources humaines nécessaires pour concevoir et mettre en oeuvre les SMPS, lesquels nécessitent des compétences spécifiques pour collecter et analyser les indicateurs (Garengo et Bernardi, 2007). Ces compétences sont difficiles à recruter et fidéliser (Sousa, Aspinwall et Rodriguez, 2006) et les dirigeants n’ont que peu de temps à accorder à ce type de projet (McAdam, 2000 ; Perera et Baker, 2007). Enfin, la mise en place d’un SMPS peut être considérée comme une source de bureaucratisation et un obstacle à la flexibilité stratégique (Garengo et Biazzo, 2012 ; Hudson-Smith et Smith, 2007), ne serait-ce qu’en raison du nombre important d’indicateurs à suivre (Tennant et Tanoren, 2005), l’excès de mesure pouvant être perçu comme un obstacle à la confiance managériale (Oriot et Misiaszek, 2012).

En résumé, les recherches sur les SMPS en PME suivent deux directions (Taticchi, Tonelli et Cagnazzo, 2010). Une première direction propose aux PME d’appliquer ou d’adapter des SMPS développés pour les grandes entreprises et leur suggère de se doter de plus d’indicateurs afin de mesurer exhaustivement toutes les dimensions de leur performance. La formalisation est alors considérée comme une évolution vers laquelle la PME va tendre lorsqu’elle grandit (Moores et Yuen, 2001) et que l’informel ne convient plus (Davila, 2005 ; Davila et Foster, 2007 ; Davila et Oyon, 2009). Une seconde direction, plus en émergence, mais qu’il serait utile de développer selon Taticchi, Tonelli et Cagnazzo (2010), propose de concevoir des SMPS spécifiques aux PME (Hudson, Lean et Smart, 2001) en tenant compte du rôle central des dirigeants et de leurs besoins différenciés (Raymond, St-Pierre et Marchand, 2009). Pour ce faire, il convient de mieux connaître les pratiques des dirigeants et de prendre en considération leur expérience, leur connaissance fine de l’organisation et leur proximité aux équipes (Torrès, 2007). En effet, très impliqués dans la conception de leurs SMPS (Hudson, Smart et Bourne, 2001), les dirigeants de PME semblent vouloir des systèmes de pilotage personnalisés (Marchand, 2009, 2013), modelés sur leurs besoins informationnels propres (Oriot et Misiaszek, 2012).

Autrement dit, en PME, les SMPS peuvent prendre d’autres formes que celles des modèles standards (Marchand, 2009). Afin de pouvoir les identifier dans ces contextes spécifiques, il est donc important de bien les définir en amont. Nous allons donc expliciter ce que la littérature entend par SMPS pour mieux caractériser l’objet de notre étude en PME.

1.2. Les trois dimensions qui définissent les SMPS et leur application en PME

Dans la littérature, les modèles de SMPS sont nombreux (Franco-Santos et al., 2007), depuis la pyramide ou le prisme de la performance (Lynch et Cross, 1991 ; Neely, Adams et Kennerley, 2002) jusqu’au tableau de bord prospectif (Kaplan et Norton, 2001, 2004). S’ils prennent différentes formes, ces modèles se différencient néanmoins d’autres systèmes d’aide à la décision managériale et partagent des traits distinctifs communs que Chenhall (2005, p. 396) définit ainsi : les SMPS sont « conçus pour présenter aux managers des mesures financières et non financières de la performance couvrant différentes perspectives et qui se combinent pour fournir une traduction de la stratégie en un ensemble cohérent d’indicateurs […] Ces systèmes de mesures permettent d’identifier des liens de cause à effet qui décrivent la manière, dont les opérations sont reliées à la stratégie de l’organisation ». De la même manière, pour Ittner, Larcker et Randall (2003), les SMPS se définissent par une diversité d’indicateurs, financiers et non financiers, alignés sur la stratégie de l’entreprise et ses leviers de performance, et pouvant être représentés par un modèle de causalité. L’analyse de la littérature sur les SMPS permet ainsi de faire apparaître trois dimensions récurrentes à leur définition et qui font office de dénominateur commun : (1) un ensemble d’indicateurs financiers et non financiers, (2) reliés à des priorités stratégiques, et (3) connectés entre eux par des relations de « cause à effet ».

La première dimension, correspond à ce que les auteurs nomment la diversité des mesures (Chenhall, 2005 ; Ittner, Larcker et Randall, 2003) afin de capturer tous les éléments stratégiques de la performance d’une organisation à travers des indicateurs financiers et non financiers (Ittner et Larcker, 2009), auxquels est systématiquement associée une cible à des fins d’évaluation (Ferreira et Otley, 2009).

La deuxième dimension correspond au fait d’aligner ces mesures sur les objectifs stratégiques et sur les facteurs clés de succès (FCS), qui sont les activités, attributs et compétences qu’une organisation considère comme critiques pour atteindre ses objectifs (Ferreira et Otley, 2009). En résumé, les objectifs stratégiques et les FCS correspondent aux « priorités stratégiques » (Chenhall, 2005) que les dirigeants choisissent de maîtriser et leurs indicateurs doivent en être le reflet.

La troisième dimension correspond au « modèle causal » (Chenhall, 2005 ; Ittner et Larcker, 2009 ; Nørreklit, 2000) qui relie les FCS aux objectifs stratégiques et les traduit en un système de mesures. Ce modèle a été formalisé par les « cartes stratégiques » de Kaplan et Norton (2004). Ces cartes permettent de visualiser comment des indicateurs amont, qui mesurent les actions déterminant la performance, sont reliés à des indicateurs aval qui mesurent la performance résultante, à travers des relations de causalité : par exemple, la mesure des prises de commande peut permettre d’anticiper le chiffre d’affaires (CA) et la mesure de la ponctualité des livraisons peut renseigner sur la fidélisation future des clients.

Ces trois dimensions constituent donc un socle commun sur lequel il est possible de s’appuyer pour étudier les SMPS dans des contextes spécifiques. Il s’agit toutefois d’une définition minimale des SMPS, strictement formelle, focalisée sur les systèmes de mesure. Les SMPS peuvent aussi être considérés dans une acception élargie du contrôle (Ferreira et Otley, 2009). Cette acception associe aux systèmes de mesure, des mécanismes informels de contrôle personnel, social ou culturel (Chenhall, 2003 ; Merchant, 1998) et la mise en oeuvre de la stratégie repose sur plusieurs leviers de contrôle (Simons, 1995). Face aux défis du xxie siècle, ces systèmes de pilotage pourraient évoluer vers des systèmes sociaux complets (Bititci et al., 2012).

Les trois dimensions auxquelles nous avons choisi de nous référer sont présentes dans plusieurs recherches antérieures sur les SMPS en PME, ce qui permet de préciser l’objet de notre étude dans ce contexte. Sur la première dimension, les auteurs soulignent que les dirigeants de PME privilégient l’usage des indicateurs financiers (Germain, 2004, 2005 ; Neely, Gregory et Platts, 1995), même si des indicateurs non financiers peuvent être utilisés pour prendre en compte d’autres dimensions, telles que les ressources humaines, la production, les clients ou encore la responsabilité sociétale de l’entreprise (Pedersen et Sudzina, 2012 ; Russo et Tencati, 2009). Le manque d’indicateurs non financiers est expliqué par l’insuffisance des ressources financières et humaines (Sousa, Aspinwall et Rodriguez, 2006), par la pauvreté des systèmes d’information (Garengo, Biazzo et Bititci, 2005) ou par l’habitude d’utiliser la supervision directe pour piloter les actions en amont des résultats financiers (Germain, 2006 ; Perera et Baker, 2007). La présence d’indicateurs non financiers semble être le signe d’un système de mesure de la performance plus abouti (Neely, Gregory et Platts, 1995) vers lequel les dirigeants de PME pourraient évoluer en allouant davantage de moyens (Tennant et Tanoren, 2005). En résumé, les auteurs semblent considérer que les dirigeants gagneraient à diversifier leurs mesures, afin de disposer de SMPS plus exhaustifs, prenant en compte l’ensemble des dimensions de leur performance, ce qui implique aussi un nombre plus important d’indicateurs (Garengo et Bernardi, 2007 >; McAdam, 2000).

Sur la deuxième dimension, les SMPS des PME semblent se caractériser par un faible alignement entre stratégie et mesures (Garengo, Biazzo et Bititci, 2005 ; McAdam, 2000) et les dirigeants paraissent avoir des difficultés à se doter d’indicateurs reflétant leurs priorités stratégiques (Hudson, Smart et Bourne, 2001 ; Tennant et Tanoren, 2005). Les clients sont souvent la seule partie prenante prise en considération dans la conception des systèmes de mesure (McAdam, 2000). Une recherche de Germain (2006) montre que les dirigeants de PME françaises utilisent surtout des indicateurs financiers, sans lien avec leur stratégie, laquelle serait essentiellement intuitive et réactive, ce qui ne favoriserait donc pas l’alignement. Pourtant, certaines recherches en PME canadiennes (St-Pierre, Lavigne et Bergeron, 2005 ; Oriot et Bergeron, 2012 ; Raymond et St-Pierre, 2005) montrent que les dirigeants ont à leur disposition des indicateurs financiers et non financiers, en relation avec leurs leviers de performance stratégiques, ce qui révèle des résultats contrastés voire une évolution sur cette deuxième dimension.

Rares sont les recherches en PME qui évoquent explicitement la troisième dimension, celle des relations de causalité, à l’exception des études qui proposent de formaliser une carte stratégique de tableau de bord prospectif (Garengo et Biazzo, 2012 ; Naro, 2006). Les auteurs regrettent que les indicateurs soient dispersés et ne favorisent pas la vision globale du dirigeant (Brulhart, Gherra et Rousselot, 2009), les indicateurs amont semblant négligés au profit des indicateurs aval, faute de compétences ou de ressources financières et technologiques (Tennant et Tanoren, 2005).

En résumé, certaines recherches sur les SMPS en PME invitent à évoluer vers davantage de formalisation et de mesures, tendant à considérer les PME comme des modèles réduits des grandes organisations, ayant besoin des mêmes systèmes de pilotage que ces dernières ou de systèmes identiques miniaturisés (Ates et al., 2013 ; Cocca et Alberti, 2010). La littérature sur les spécificités de gestion des PME (Julien, 2005 ; Torrès, 2007) invite, au contraire, à questionner ces conclusions et à étudier la conception des SMPS sur le terrain des PME, de manière qualitative auprès des dirigeants.

2. Méthode de recherche et présentation des cas

Cette section présente notre méthode ainsi que les trois cas retenus pour cette recherche.

2.1. Méthode de recherche

Afin d’étudier les SMPS dans leur contexte d’utilisation, et à partir des interprétations qu’en donnent les acteurs qui les conçoivent, nous avons choisi une méthode qualitative de recherche (Stake, 2005) fondée sur l’étude des cas de trois PME françaises. Pour des raisons de confidentialité, nous les nommons « Avion », « Imprimerie » et « Voiture », en correspondance avec leur activité. Nous avons sélectionné des PME du secteur manufacturier, indépendantes, afin de ne pas étudier des SMPS qui ne seraient que le prolongement de SMPS conçus par une société mère. Ces PME ont été identifiées avec l’aide d’un cabinet d’audit, parce que leurs dirigeants avaient décidé, dès leur arrivée, de mettre en place un système de mesure de la performance pour les aider dans leur prise de décision stratégique, après avoir constaté qu’ils ne disposaient pas d’un système de pilotage adapté à leurs besoins. Les trois systèmes ont été conçus par les dirigeants eux-mêmes, de manière intuitive, à partir de leurs besoins informationnels progressifs, sans avoir recours à un modèle standard prédéfini. En 2007, au moment de la collecte des données, ce sont ces systèmes récemment mis en place qui constituent notre objet de recherche.

Nous avons conduit un total de douze entretiens semi-directifs, soit 29,5 heures enregistrées et retranscrites. Deux entretiens approfondis ont été menés avec chacun des trois dirigeants, informateurs clés eu égard à notre question de recherche. Nous avons également conduit six entretiens avec d’autres acteurs de chacune des PME (le directeur administratif et financier de Voiture ; le responsable de la production de Voiture et Imprimerie ; le comptable dans les trois cas), effectués dans une optique de contextualisation (Hlady Rispal, 2002), mais non explicitement utilisés dans la présentation des résultats. Le guide d’entretien est synthétisé en annexe : il se focalise sur l’exploration des trois dimensions qui définissent les SMPS et se compose aussi de questions permettant de comprendre le fonctionnement de chaque PME, son contexte et les relations qu’elle entretient avec ses parties prenantes. Il a été complété par une analyse documentaire : sites Internet, rapports d’activité, comptes rendus de réunions, etc.

Une analyse de contenu thématique, intracas et intercas, a été conduite dans une logique d’abstraction et de généralisation théorique progressives (Hlady Rispal, 2002). Cette analyse a été faite manuellement par chacun des chercheurs, qui ont ensuite comparé leurs interprétations, afin d’affiner leur compréhension. Les interprétations des chercheurs ont aussi été confrontées à celles des interviewés afin de les valider. Les retours des acteurs ont permis d’affiner notre compréhension des cas, cette multiangulation (Hlady Rispal, 2015) ayant pour objectif de tendre vers une signification intersubjectivement partagée (Berger et Luckman, 1989).

2.2. Présentation des trois cas

2.2.1. Avion

Avion a été créée dans le milieu des années 1980 par un ingénieur. Avec 100 employés et un CA de 11 millions d’euros, cette PME est spécialisée dans la fabrication de composites de haute technologie sur le marché aéronautique européen. Sur ce marché de niche, elle occupe une position sécurisée par un long processus de certification et ne compte qu’un seul concurrent dans le monde. Au moment de notre étude, le dirigeant, qui a succédé au fondateur en retraite, est en poste depuis deux ans. Diplômé d’une école de commerce, ce quadragénaire a volontairement quitté un poste « très bien rémunéré » de directeur d’agence dans une banque régionale pour commencer une carrière en PME, « un monde… » que lui-même qualifie de « …bien plus exaltant ». À son arrivée, Avion est bénéficiaire, mais le CA stagne. Son objectif est donc « d’exploiter le potentiel négligé jusqu’alors » en se diversifiant sur de nouveaux segments de clientèle, pour réduire la dépendance au secteur aéronautique et se protéger contre les variations de cycle : « J’ai dit aux employés, votre challenge va être d’aller chercher du CA ailleurs afin de prévenir une éventuelle chute du CA aéronautique, comme j’ai appris à le faire dans la banque. »

2.2.2. Imprimerie

Située dans un village de campagne, Imprimerie emploie 240 personnes et réalise un CA de 30 millions d’euros sur deux activités : l’impression de dépliants, brochures et revues ; la production et l’impression d’emballages carton. Cette entreprise a été créée par l’Église au xixe siècle afin de développer l’emploi dans une région agricole. Cette finalité sociale est toujours présente, l’évêché demeurant le seul actionnaire. Toutefois des exigences financières sont apparues, la santé de l’entreprise s’étant fortement dégradée ces dernières années, avec des pertes pouvant compromettre ses chances de survie sur un marché très concurrentiel. L’évêché s’avouant incompétent, il a constitué un comité de surveillance, composé de managers expérimentés, majoritairement retraités. L’un d’eux, âgé de 58 ans, a accepté de prendre la direction d’Imprimerie, après que le précédent dirigeant a été remercié à la suite d’une grève. Ingénieur de formation, ayant fait toute sa carrière dans des multinationales, le nouveau dirigeant a eu des difficultés à s’acclimater aux contraintes culturelles « traditionnelles » de cette PME que « les employés et habitants de la région se sont appropriés de génération en génération ». Lorsque nous le rencontrons, dix-huit mois après sa prise de poste, il a initié d’importants changements, mais il constate ne pas pouvoir gérer cette PME comme il le faisait en grand groupe.

2.2.3. Voiture

Au moment de notre étude, Voiture réalise un CA de 7 millions d’euros, emploie 90 personnes et vient d’être redressée par son dirigeant qui a racheté, deux ans auparavant, les actifs d’une société familiale en faillite. À son arrivée, ce dernier analysait ainsi la situation : « C’était Germinal ! Comme le disait Churchill, il allait y avoir des larmes et du sang. L’entreprise était moribonde, vieilles machines, employés démotivés. Mais j’ai senti un savoir-faire industriel et un potentiel commercial. » Voiture est spécialisée dans la peinture et le traitement de surface de pièces destinées aux constructeurs de l’industrie automobile. Elle se situe sur le trajet qui relie les usines de ses clients à celles de ses fournisseurs fabricants de pièces. Elle opère sur un marché de niche où les concurrents sont de moins en moins nombreux à survivre compte tenu du niveau d’investissements requis. À son arrivée, le dirigeant souhaite d’abord « relancer la machine » et « recentrer le personnel sur la survie en expliquant les enjeux », puis se diversifier auprès d’autres segments de clientèle pour assurer l’avenir. Âgé de 48 ans, ingénieur de formation, il a fait la plus grande partie de sa carrière dans des grands groupes industriels, un univers qu’il a volontairement quitté pour celui des PME, lorsqu’on lui a demandé de fermer des usines. Avant de diriger Voiture, il a été responsable Recherche & Développement dans une autre PME de la région, qui avait les mêmes clients que Voiture. Il se définit comme un « intrapreneur toujours à la recherche de nouveaux défis », avec « un certain instinct des affaires ».

3. Résultats

Cette section présente nos résultats pour chacune des trois dimensions qui définissent les SMPS.

3.1. Un petit nombre d’indicateurs financiers et non financiers

Quatorze indicateurs sont suivis par le dirigeant d’Avion, dix par celui d’Imprimerie et neuf par celui de Voiture, comme présenté dans le tableau 1.

Tableau 1

Indicateurs suivis par les dirigeants

Indicateurs suivis par les dirigeants

* Nous avons considéré comme financiers les indicateurs correspondant à des mesures exprimées en termes monétaires (Ittner et Larcker, 2009).

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Les dirigeants soulignent la nécessité de sélectionner un nombre limité d’indicateurs afin de focaliser leur attention et celle de leurs équipes sur leurs priorités stratégiques, spécialement lorsque la survie de l’entreprise est en jeu.

« Pour une PME, l’information détaillée est un luxe, on n’a pas le temps. On se pose des questions, on met un indicateur, puis un autre, et on en a trop. Faut faire de façon progressive. J’ai choisi quelques indicateurs très pertinents pour relancer l’entreprise, ceux que je pouvais suivre. » (Voiture, Dirigeant)

Le dirigeant de Voiture a pour règle de ne jamais avoir plus d’indicateurs que sa capacité à suivre les plans d’action correspondants : « Ça sert à rien d’avoir un indicateur si on en fait rien. Si on a 20 indicateurs, on doit avoir 20 plans d’action ». De même, le dirigeant d’Avion considère qu’il faut se limiter parce qu’« un indicateur ça équivaut à une réunion, un plan d’action, une personne responsable du plan d’action ». Les trois dirigeants préconisent la simplicité : « Faut faire simple. J’utilise des outils de paysan, maximum deux indicateurs par processus. Au-delà, on tombe dans l’usine à gaz. » (Avion, Dirigeant)

Ils préfèrent aussi limiter le nombre d’indicateurs, par crainte d’encourager « la manipulation des chiffres » ou de « bureaucratiser » leur système de pilotage, redoutant de reproduire ce qu’ils ont vécu en grand groupe : « Le grand danger de l’indicateur, c’est ses effets pervers. Si les employés le vivent comme un outil de pression, ils ont peur de la mauvaise note et ils vont tout faire pour en avoir une bonne, et là j’ai tout faux. » (Voiture, Dirigeant)

Même le dirigeant d’Imprimerie, qui souhaitait à son arrivée appliquer les pratiques de contrôle apprises en grand groupe, fait rapidement marche arrière. Confronté à l’urgence des difficultés financières, il préfère se concentrer sur un petit nombre d’indicateurs essentiels à la survie de l’entreprise, afin de ne pas générer de trop fortes résistances dans un contexte historique et culturel jusqu’alors vierge de toute formalisation.

« J’ai d’abord été frustré, je n’avais pas les infos, j’étais à des lustres de ce que je connaissais où j’ai travaillé avant. Je me suis dit, je vais mettre en place des outils, je voulais tout mesurer et je ne savais pas par où commencer. C’était une erreur. Dans une PME, c’est dangereux d’aller dans le détail. Il ne faut mesurer qu’après s’être posé les bonnes questions et pour ça, faut d’abord connaître le business, les gens, les problèmes. » (Imprimerie, Dirigeant)

Si l’un de ces dirigeants rajoute un indicateur, c’est parce que, de façon pragmatique, il a identifié un problème par supervision directe et souhaite le mesurer afin de le rendre objectivement visible aux yeux de tous. Par exemple, en faisant le tour de l’usine, le dirigeant de Voiture identifie des quantités de rebuts très importantes et rajoute un indicateur pour souligner les économies liées à la résolution de ce problème. De même, chez Imprimerie et Avion, les dirigeants souhaitent mettre en place un plan d’action pour réduire l’absentéisme et se dotent alors d’une mesure objective de ce dysfonctionnement. La finalité de cette formalisation est d’abord de souligner le problème et ensuite de justifier le plan d’action mis en oeuvre pour le résoudre : « Cet indicateur va me permettre de les fliquer, de leur envoyer le médecin du travail. » (Imprimerie, Dirigeant)

Les indicateurs suivis par ces dirigeants sont à la fois financiers et non financiers : Avion (6 financiers/8 non financiers), Imprimerie (4/6), Voiture (3/6). Les trois dirigeants utilisent un vocabulaire similaire pour catégoriser leurs indicateurs : « activité commerciale », « qualité externe perçue par les clients », « réactivité perçue par les clients », « productivité machine », « productivité main-d’oeuvre », « productivité matière », « ressources humaines », « situation de trésorerie », etc.

Ces trois dirigeants ont plus d’indicateurs non financiers que d’indicateurs financiers, ce qui pourrait s’expliquer par le fait qu’ils exercent des fonctions multiples (ressources humaines, direction administrative et financière ou direction commerciale) et interviennent autant sur des tâches opérationnelles que sur des décisions stratégiques. Par exemple, le dirigeant d’Avion a décidé de prendre en charge personnellement l’évaluation des rebuts dans son usine, en raison des économies considérables qu’il compte faire en maîtrisant cette variable. Il a adopté un outil de mesure pour le moins original : il se rend personnellement dans l’usine tous les vendredis pour peser les rebuts. Ce geste symbolique montre sa détermination à contrôler cette performance très opérationnelle.

« Comment je mesure les rebuts ? C’est très simple ! Il y a une section aéronautique et une section non aéronautique dans l’usine. J’ai deux grosses poubelles containers à la sortie de chaque section. Je demande aux gens de mettre les rebuts dedans. Et j’insiste pour moi-même, tous les vendredis soirs, venir examiner et peser les deux containers. » (Avion, Dirigeant)

En résumé, dans ces trois PME, les dirigeants ont sélectionné un petit nombre d’indicateurs, majoritairement non financiers, qui reflètent leur polyvalence et visent à focaliser l’attention du management sur des priorités et des plans d’action.

3.2. Des indicateurs qui reflètent les priorités stratégiques et les relations clés aux parties prenantes

La stratégie en PME a longtemps été décrite comme intuitive et de court terme (Julien, 2005), mais les dirigeants de PME peuvent bel et bien avoir une stratégie, même si elle s’exprime d’une manière moins formelle et plus flexible (Ates et al., 2013 ; Brandão Bernardes et Sergi, 2006). Nos cas montrent que les trois dirigeants, à leur arrivée, peut-être parce qu’ils ont auparavant travaillé en grandes entreprises, ont clairement formulé des priorités stratégiques, même si non systématiquement formalisées par écrit. Ils ont également choisi quelques indicateurs focalisés sur leurs objectifs vitaux : pour les trois PME, développer les ventes, maîtriser les coûts et sélectionner les clients rentables ; pour Avion et Imprimerie, optimiser la trésorerie. Ils ont aussi sélectionné quelques FCS (productivité, diversification, réactivité, qualité, confiance client, sécurité du personnel, disponibilité du personnel, motivation) permettant d’atteindre ces objectifs. Ces derniers sont pilotés par des indicateurs ou par des mécanismes informels de contrôle et de coordination, comme résumé dans le tableau 2.

Dans chacun des trois cas, la productivité a ainsi été systématiquement associée à un ou plusieurs indicateurs. De même, la diversification a été systématiquement mesurée par un indicateur aval comme le CA facturé ou les commandes par secteur ou par client. Chez Avion et Imprimerie, les dirigeants ont aussi souhaité avoir un indicateur amont sur la composition des devis afin de suivre la prospection des nouveaux clients déléguée à leurs commerciaux. En complément, dans cette phase amont, le dirigeant d’Imprimerie discute avec les commerciaux afin de les inciter à sélectionner les clients les plus stratégiques.

Tableau 2

Liens objectifs, FCS, indicateurs et mécanismes informels

Liens objectifs, FCS, indicateurs et mécanismes informels

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Le dirigeant de Voiture n’a, lui, aucun indicateur amont, auquel il préfère substituer la supervision directe et un contrôle de proximité. Ayant peu de commerciaux, connaissant bien leur activité, il les rencontre très fréquemment. Il parle même de ce mécanisme informel de coordination comme du « seul indicateur » qu’il utilise pour gérer l’acquisition de nouveaux clients et découvrir en amont leurs besoins.

« Le seul indicateur que j’ai, c’est de rencontrer mes cinq commerciaux et de leur demander ce qu’ils ont fait, de me montrer leurs agendas, qui ils ont appelé… je leur pose la bonne question : quel est le problème du client ? Et alors je comprends vite, c’est simple quand on connaît son business, je n’ai besoin de rien d’autre de plus formel que ça. » (Voiture, Dirigeant)

Dans les trois PME, le FCS de réactivité est aussi systématiquement mesuré par un indicateur aval sur les retards de livraisons. Plus précisément, c’est le phénomène de non-réactivité qui fait donc l’objet d’une mesure. À l’inverse, la réactivité, dans son sens positif, est gérée de manière complémentaire par des mécanismes informels de contrôle et de coordination qui favorisent l’anticipation des problèmes. Chez Voiture et Imprimerie, en particulier, les dirigeants évoquent des relations très étroites avec leurs clients et une proximité géographique qui permettent de répondre rapidement aux commandes non planifiées.

« À la campagne, les employés perçoivent pas bien la contrainte temps. J’ai décidé de mesurer les livraisons en retard. Juste ça, ensuite j’essaie d’anticiper. Nos clients sont pas loin, on peut livrer rapidement une commande pas prévue. Je vends notre réactivité, répondre sous trois jours. Faut bien connaître ses clients et les fournisseurs de ses clients pour récupérer vite les données. » (Imprimerie, Dirigeant)

La même logique s’applique pour la qualité. Les trois dirigeants mesurent toute détérioration possible de cette dernière avec des indicateurs aval sur les plaintes retours clients ou les non-conformités. C’est ce que le dirigeant d’Imprimerie appelle les « indicateurs de non-qualité ». Mais la qualité dans son acception positive est gérée en amont, et de manière anticipative, par des mécanismes informels de contrôle et de coordination. Par exemple, les dirigeants font des visites avec les clients afin de démontrer leur expertise technologique ou savoir-faire.

Enfin, le FCS confiance client, qui correspond à la connaissance intime de ses besoins, est particulièrement important pour Voiture. Mais le dirigeant préfère interroger directement les clients plutôt que mesurer imparfaitement une variable aussi subjective.

« La confiance client est difficile à mesurer. Je pourrais faire un questionnaire, mais comment il serait rempli ? Le mieux c’est que je demande au client. C’est pas formalisé, mais c’est comme ça que je préfère faire. » (Voiture, Dirigeant)

Ce FCS est donc piloté exclusivement par des mécanismes informels de coordination : le dirigeant a passé beaucoup de temps à tisser un réseau relationnel solide avec ses clients afin de capter en amont les opportunités.

« Ma préoccupation, c’est pas d’avoir de supers indicateurs qui marchent tous seuls. Les indicateurs ça parle pas toujours. Moi, qu’est-ce qui me parle ? Quand je vais chez un constructeur, je connais tous les ouvriers. On est très bien implantés dans le milieu automobile, on sait où il faut appeler. Notre force, c’est notre proximité au client final et notre flair ! » (Voiture, Dirigeant)

Ces trois derniers FCS, réactivité, qualité, confiance client, correspondent aussi à la relation à une partie prenante essentielle, les clients, dont le suivi est vital sur les marchés très concurrentiels d’Imprimerie et Voiture. L’un des indicateurs suivi par le dirigeant de Voiture, le taux de service a même été directement imposé par les constructeurs. Une fois encore, ce qui est mesuré, c’est la possible détérioration de la relation clients. Et en complément, grâce à la proximité géographique, les dirigeants s’investissent énormément pour piloter en amont la relation client.

« Je rencontre souvent les clients, dans un contexte professionnel ou autre, je les connais bien. On pourrait mesurer le nombre de coups de fil que je passe, ou le nombre de kilomètres que je parcours. C’est sûr que cet effort à un moment il se convertit en CA… sinon en plaintes clients ! Donc je dois piloter ça avant. Les indicateurs, on les a pas toujours au moment où on prend les décisions. » (Imprimerie, Dirigeant)

En revanche, quand le dirigeant de Voiture veut faire évoluer la relation à un client, et plus précisément renégocier un prix trop bas avec un constructeur prestigieux, il s’appuie sur une mesure pour démontrer à ce dernier, voire à ses collaborateurs, que l’affaire n’est pas rentable. Il utilise alors l’indicateur marge client.

Ensuite, la sécurité du personnel est suivie à travers le nombre d’accidents du travail par le dirigeant d’Avion, et la disponibilité du personnel est mesurée par l’absentéisme chez Avion et Imprimerie. Ces deux dirigeants ont rajouté cet indicateur pour résoudre un dysfonctionnement et justifier le plan d’action associé. À l’inverse, le dirigeant de Voiture explique ne pas vouloir mesurer l’absentéisme tant que ce n’est pas un problème. Ce même dirigeant n’a pas non plus d’indicateur pour mesurer la motivation du personnel, facteur de performance sur lequel il insiste particulièrement, puisqu’il s’est battu pour conserver le personnel qualifié après le rachat. Lorsque nous lui demandons pourquoi il ne mesure pas ce FCS, il explique qu’il s’agit là d’une variable subjective, difficile à capturer par un indicateur. Il précise qu’il pilote ce FCS autrement, via des contacts multiples et fréquents avec son personnel, qui favorisent mieux la mobilisation.

« Des gens viennent travailler le dimanche, aucun n’a encore demandé de bonus. Ils ont compris les enjeux. La motivation passe par la communication, j’ai pas besoin d’un indicateur. Je fais le tour de l’usine tous les matins et soirs. Écouter, donner des infos ! Lorsque je visite l’usine avec un client, je présente les gens par leur nom. » (Voiture, Dirigeant)

Ces trois derniers FCS, sécurité, disponibilité et motivation du personnel, correspondent également à la relation à une autre partie prenante essentielle, les salariés. Opérant au sein d’un secteur très syndiqué, le dirigeant d’Avion est particulièrement vigilant à maintenir de bonnes relations avec employés et syndicats. S’il suit les deux indicateurs de l’absentéisme et des accidents du travail, c’est précisément pour mesurer toute détérioration potentielle de ces relations.

« Cet indicateur me permet de savoir comment ça va dans l’usine, s’il n’y a pas de signe de malaise social. Ce simple indicateur, nombre de jours d’absence, est un indicateur du moral des ouvriers. » (Avion, Dirigeant)

Il en va de même chez Imprimerie où les employés sont la partie prenante prioritaire, l’influence des syndicats rendant le dirigeant très sensible au « maintien de la paix sociale ». En effet, l’actionnaire, l’évêché, a donné pour mission « de maintenir l’activité économique et l’emploi dans la région », refusant toute relocalisation géographique ou restructuration. Or, le dirigeant d’Imprimerie souhaite renégocier certains avantages acquis par les employés de longue date. Aussi mesure-t-il l’absentéisme de manière à pouvoir concrètement et objectivement aborder ce problème avec l’évêché, les syndicats et le personnel.

« J’ai dû faire évoluer la culture, les comportements, remettre les gens au travail. J’ai été confronté à de fortes oppositions. Jusqu’alors, le personnel n’avait jamais été managé. L’absentéisme dépassait 6 %. » (Imprimerie, Dirigeant)

De même, le dirigeant d’Imprimerie a décidé de mesurer le nombre de livraisons en retard pour faire évoluer la relation au temps de ses employés et « rationaliser le management » : « Ici, c’est la campagne, les gens ne perçoivent pas toujours la contrainte du temps, c’est difficile de leur faire respecter les délais ». En revanche, et à l’inverse des deux autres dirigeants, celui d’Imprimerie ne mesure pas la productivité main-d’oeuvre, malgré son souci de profitabilité. Comme il l’explique, c’est impossible dans ce contexte culturel.

« Pourquoi je mesure la productivité machine, la productivité matière et pas la productivité main-d’oeuvre ? C’est simple : c’est impossible ! C’est une ligne que je peux pas franchir, pour les employés, les syndicats, l’évêché. Ce sont des prélats, ils veulent que les employés vivent bien. Mais si je réussis pas à générer du cash, c’est pas l’Église qui va casser ses troncs ! » (Imprimerie, Dirigeant)

En résumé, les dirigeants de ces trois PME ont une vision claire de leurs priorités stratégiques et des relations à leurs parties prenantes clés, ici prioritairement clients et salariés. Ils les pilotent grâce à des indicateurs, mais aussi grâce à des mécanismes informels de contrôle et de coordination.

3.3. Un « modèle causal » clairement perceptible

Dans les trois PME, les dirigeants font clairement des liens entre leurs objectifs stratégiques, leur maîtrise des FCS et leurs indicateurs, révélant la manière dont ils interprètent le modèle de performance qui sous-tend leur organisation.

« Quelle est la logique ? D’abord, je regarde le CA facturé et ensuite la situation de trésorerie. Le commercial au départ qui génère des flux financiers. Plus vous avez une bonne activité, plus vous encaissez d’argent. Et ensuite, voir comment cette richesse a été produite, le nombre d’heures de main-d’oeuvre de production. Nous, on gagne de l’argent quand on met un certain nombre d’heures de production pour faire le CA. Ça me sert à réguler. Si je vois que le chiffre baisse, je peux réagir en arrêtant des gens, ou pas. » (Avion, Dirigeant)

« Avoir la confiance du client me permet de vendre plus cher que mes concurrents et d’être le premier informé des nouveaux marchés. Quels sont les déterminants ? Il faut la motivation des salariés, qu’ils aient envie de suivre. Et pour les employer, faut faire tourner les machines, faut avoir le CA, l’action commerciale. Et le CA est fonction des mètres carrés qu’on traite dans la journée, il y a une corrélation. » (Voiture, Dirigeant)

De même, pour décrire leur « modèle causal » de performance, ils mobilisent simultanément indicateurs et mécanismes informels qu’ils considèrent comme complémentaires.

« Je regarde les devis et les commandes. Mais dans la phase amont de sélection des clients, je vois surtout les commerciaux. On discute. Je les incite à sélectionner les commandes, à donner la priorité aux brochures plutôt qu’aux flyers pour optimiser le mix produit. Pour ça, mes indicateurs devis et commandes sont pas suffisants. Faut parler avec les commerciaux, contrôler ce qu’ils préparent, expliquer la logique : quand on prend un contrat brochures, on fait travailler tout le personnel, impression et finition. Avec les flyers, la finition n’a pas de travail. Faut prendre les flyers uniquement si on a pas autre chose. Expliquer la stratégie commerciale, c’est pas les indicateurs qui peuvent le faire. C’est la pédagogie, mon pouvoir de conviction. Pour optimiser la production, faut avant optimiser les ventes, et ensuite, mais uniquement ensuite, le TRS. » (Imprimerie, Dirigeant)

Les trois dirigeants ont aussi des indicateurs amont qui leur permettent d’anticiper l’évolution d’autres indicateurs aval : les devis et les commandes permettent de prévoir le CA ; les commandes permettent de savoir s’il faut solliciter du personnel intérimaire ; les indicateurs de productivité renseignent sur les niveaux à venir de coûts et de marges ; les indicateurs de non-conformité et de retard des livraisons alertent sur l’évolution possible des indicateurs d’annulation de commandes, de CA et de trésorerie. Enfin, les indicateurs sur la situation de trésorerie attestent de la volonté de relier les nouvelles opportunités commerciales au financement. Un indicateur donné n’est pas par définition une mesure amont ou une mesure aval, c’est l’intention d’usage que lui donne le dirigeant qui permet de le situer dans un enchaînement logique de performances.

En outre, les dirigeants peuvent choisir certains indicateurs pour en contrebalancer d’autres. Par exemple, pour faire contrepoids aux indicateurs de productivité main d’oeuvre, le dirigeant d’Avion utilise les mesures de l’absentéisme et des accidents pour anticiper des problèmes sociaux, et un indicateur sur les livraisons à l’heure. On pourrait penser que cet indicateur a été choisi pour améliorer la réactivité perçue par les clients. Or, le dirigeant d’Avion explique qu’il n’en est rien parce qu’il est sur une niche et qu’il doit juste veiller à ce que la réactivité ne se détériore pas, ce qu’il fait déjà grâce à l’indicateur des livraisons en retard. S’il a rajouté l’indicateur des livraisons à l’heure, c’est avec une autre finalité : avoir, avec le personnel de production, « un dialogue positif autour de la réactivité qui permet de les complimenter et de faire contrepoids aux exigences de productivité ».

En résumé, nos résultats montrent qu’une même mesure peut correspondre à différentes intentions d’usage et qu’il faut se référer à la finalité initiale du dirigeant pour comprendre l’indicateur. Ils montrent aussi que le modèle de performance de ces PME est piloté par leurs dirigeants à travers une combinaison d’indicateurs et de mécanismes informels.

4. Discussion

Nos résultats ouvrent la voie à cinq points de discussion.

4.1. Sélectivité et exhaustivité des SMPS des dirigeants de PME

Le nombre d’indicateurs suivi par les trois dirigeants peut paraître relativement faible aux auteurs qui considèrent que les PME doivent, comme les grandes organisations, disposer de toutes les mesures qui permettent d’appréhender leur performance multidimensionnelle (Garengo et Bernardi, 2007 ; Hudson, Smart et Bourne, 2001). Ils considèrent le manque de ressources ou de système d’information comme un obstacle à cette exhaustivité (Garengo, Biazzo et Bititci, 2005).

L’étude des pratiques des trois dirigeants montre, au contraire, que le petit nombre d’indicateurs est un choix volontaire visant à focaliser l’attention du management sur des priorités. Ce choix est d’autant plus fort que le dirigeant a travaillé en grande entreprise et ne souhaite pas reproduire le haut degré de formalisation des SMPS qu’il a connu et parfois souhaité quitter. En PME, la symbiose est forte entre l’entreprise et le dirigeant, son profil, sa trajectoire sociale et professionnelle (Levratto, 2009).

Les dirigeants de PME souhaitent des SMPS simples et flexibles (Cocca et Alberti, 2010 ; Oriot et Bergeron, 2015). Cette exigence de sélectivité pourrait sembler contradictoire avec la nécessité d’être exhaustif et de diversifier les mesures, mais nos dirigeants de PME suggèrent des solutions pour résoudre cette apparente contradiction. La première solution consiste à utiliser un même indicateur avec différentes finalités : par exemple, l’indicateur du CA par employé permet de suivre la productivité du personnel, d’anticiper les besoins en main-d’oeuvre temporaire et de prévoir le niveau de ventes nécessaire pour couvrir les coûts salariaux. La seconde solution est de ne pas tout mesurer systématiquement et de substituer aux indicateurs, des mécanismes informels de contrôle et de coordination, ce qui est possible, en PME, sans pour autant perdre le contrôle. Cette solution permet de piloter des leviers de performance comme la confiance client ou la motivation des employés par des contacts fréquents qui permettent de récolter plus d’informations que ne le permettrait une simple mesure. Cette solution est facilitée par la proximité spatiale aux clients, la proximité hiérarchique au personnel (Torrès, 2007), la possibilité de communiquer et de suivre par oral les objectifs délégués (Condor, 2012).

Grâce à la flexibilité de leur organisation (Raymond et St-Pierre, 2005), les dirigeants de PME semblent ainsi pouvoir répondre à leur exigence de sélectivité sans pour autant renoncer à l’exhaustivité de leur contrôle. Ils ne tombent pas dans l’écueil de tout mesurer pour tout mesurer, et finalement risquer de ne pas mesurer l’essentiel. La proximité hiérarchique fait que les indicateurs ne sont pas le seul moyen que les employés ont de voir leurs actions évaluées et reconnues par le dirigeant. La communication trouve d’autres chemins, moins formels, mais pas moins efficaces. Le nombre de mesures ne reflète pas la qualité d’un SMPS : la sélectivité révèlerait même un système plus mature (Gates et Langevin, 2010). En ce sens, les dirigeants de PME n’ont rien à envier aux grandes organisations : leurs apparents manquements pourraient bien être une force et révéler une certaine sagesse. Ne pas tout mesurer, c’est choisir des priorités et prendre donc le risque de se tromper, ce que les dirigeants de PME semblent avoir moins de difficultés à accepter (Oriot et Bergeron, 2015), grâce à leur connaissance intime et globale de l’organisation.

4.2. Des indicateurs diversifiés qui font sens pour les dirigeants

Un certain nombre de recherches antérieures montrent que les dirigeants de PME utilisent principalement des indicateurs financiers (Chapellier, 1997 ; Germain, 2006 ; Hudson, Smart et Bourne, 2001). Les auteurs considèrent la présence d’indicateurs non financiers comme le signe d’un système de mesure de la performance plus avancé, implicitement celui des grandes organisations, vers lequel les PME pourraient tendre à condition de mobiliser plus de ressources et de compétences (Perera et Baker, 2007 ; Sousa, Aspinwall et Rodriguez, 2006 ; Tennant et Tanoren, 2005). Nos résultats ne confirment pas cette analyse. Ils rejoignent ceux des auteurs, moins nombreux, qui ont identifié des systèmes multidimensionnels de mesure de la performance dans des PME canadiennes (Oriot et Bergeron, 2012 ; St-Pierre, Lavigne et Bergeron, 2005 ; St-Pierre et Delisle, 2006).

Les dirigeants des trois PME étudiées utilisent de nombreux indicateurs non financiers mis en place au même moment que les indicateurs financiers. Plusieurs pistes d’explication peuvent être avancées. Tout d’abord, ces trois dirigeants sont diplômés de l’enseignement supérieur et ont travaillé dans de grandes organisations. À leur arrivée, ils n’ont pas trouvé de système de contrôle répondant à leurs besoins et ils ont mis en place un système de mesures diversifiées. Par ailleurs, nos résultats confirment que la définition de la performance est loin d’être exclusivement financière en PME. Aussi serait-il intéressant de réfléchir à des SMPS suffisamment flexibles pour intégrer toutes les dimensions que les dirigeants de PME considèrent comme essentielles (Blackburn, Hart et Wainwright, 2013 ; Cocca et Alberti, 2010 ; Simpson, Padmore et Newman, 2012) : leurs objectifs personnels et familiaux (Raymond, Marchand, St-Pierre, Cadieux et Labelle, 2013), les objectifs parfois conflictuels de leurs parties prenantes (Raymond, St-Pierre et Marchand, 2009) et les objectifs environnementaux et sociaux du territoire dans lequel ils s’insèrent (St-Pierre et Cadieux, 2011).

Ensuite, si les dirigeants rencontrés utilisent des indicateurs non financiers, c’est aussi parce qu’ils exercent des fonctions multiples et interviennent autant sur des décisions stratégiques que sur des décisions opérationnelles. Ce constat fait écho à la faible spécialisation des tâches et à la polyvalence du dirigeant de PME (Julien, 2005). Grâce à cette proximité fonctionnelle, hiérarchique et spatiale (Torrès, 2007), le dirigeant connaît finement ses processus d’affaires, ses technologies, ses marchés, ses clients et est à même d’interpréter la plupart des indicateurs non financiers (Oriot et Bergeron, 2012). Les indicateurs non financiers permettent aux dirigeants d’anticiper, en identifiant rapidement des actions correctives concrètes, comme recruter du personnel intérimaire ou réorganiser les équipes de production.

Enfin, des indicateurs financiers et non financiers sont associés à chacune des catégories récurrentes utilisées par les trois dirigeants (activité commerciale ; qualité externe perçue par les clients ; réactivité perçue par les clients ; productivité machine ; productivité main-d’oeuvre ; productivité matière ; ressources humaines ; situation de trésorerie), lesquelles sont proches des catégories identifiées par St-Pierre, Lavigne et Bergeron (2005) et Raymond et St-Pierre (2005). Spontanément, ces dirigeants utilisent cette catégorisation, qu’ils ont fait émerger de manière pragmatique plutôt que celle du tableau de bord prospectif (Kaplan et Norton, 2001), et n’opposent pas indicateurs financiers et non financiers (Ittner et Larcker, 2009). Pour construire des catégories d’indicateurs qui font sens pour un dirigeant de PME, il semble donc préférable de partir de ses pratiques professionnelles. Et il est également plus prudent, avant de catégoriser un indicateur, de se référer à l’intention qui est celle du dirigeant au moment où il le choisit.

De même, plusieurs recherches notent un déficit d’indicateurs sur les dimensions intangibles de la performance (Fernandes, Raja et Whalley, 2006 ; Garengo et Bernardi, 2007 ; Gumbus et Lussier, 2006), l’expliquent par un manque de ressources et invitent les PME à se doter des mesures manquantes, au risque d’augmenter le nombre d’indicateurs. Nous pensons pertinent de vérifier d’abord que les dirigeants de PME ne sont pas en capacité de piloter ces dimensions intangibles par des mécanismes informels. En effet, ce n’est pas parce qu’elles ne sont pas mesurées explicitement via des indicateurs formalisés que ces dimensions ne sont pas sous contrôle.

4.3. Une combinaison de formel et d’informel pour piloter la stratégie et les parties prenantes

Les dirigeants des PME étudiées pilotent leurs priorités stratégiques et les relations à leurs parties prenantes à la fois par des indicateurs formels et par des mécanismes informels de contrôle et de coordination, comme la supervision directe, les visites régulières sur les sites de production, le dialogue avec les employés et les échanges avec les clients. Nos résultats sont cohérents avec ceux de Oriot et Bergeron (2012) qui constatent l’alignement des indicateurs des dirigeants de PME canadiennes sur leurs objectifs stratégiques et leurs avantages compétitifs. À l’inverse, ils sont en contradiction avec ceux des recherches antérieures qui qualifiaient systématiquement de « pauvre » l’alignement entre indicateurs et stratégie en PME (Garengo, Biazzo et Bititci, 2005 ; McAdam, 2000).

Dans les recherches sur les SMPS, que ce soit en grande entreprise (Chenhall, 2005 ; Kaplan et Norton, 2001, 2004 ; Otley, 1999) ou en PME (Germain, 2006 ; Hudson, Smart et Bourne, 2001 ; Tennant et Tanoren, 2005), les auteurs considèrent que l’alignement à la stratégie doit forcément se faire avec des indicateurs formels. Nos résultats remettent en cause cette position et montrent qu’en PME, les mécanismes informels de contrôle et de coordination sont à considérer, au même titre que les indicateurs, et de manière concomitante, pour qualifier l’alignement des systèmes de contrôle. En effet, lorsque nous demandons aux dirigeants des PME étudiées pourquoi telle variable prioritaire pour eux n’est pas mesurée, ils expliquent la piloter quand même, et autrement, par l’informel. Là réside une leçon méthodologique. Le chercheur doit s’intéresser à ce qui est mesuré (les indicateurs présents), mais aussi à ce qui n’est pas mesuré (les indicateurs absents) et tenter de comprendre pourquoi ce qui n’est pas mesuré ne l’est pas. L’absence ne résulte pas systématiquement d’un manque de ressources, elle peut correspondre à un choix volontaire de piloter autrement.

Les dirigeants des PME étudiées associent également certains de leurs indicateurs au management de leurs parties prenantes, clients, employés et syndicats. Dans la littérature PME, les clients sont la partie prenante la plus souvent prise en considération (Hudson, Smart et Bourne, 2001), particulièrement quand il y a des procédures qualités (McAdam, 2000). Nos résultats soulignent que les SMPS ont intérêt à prendre en considération toutes les parties prenantes importantes pour la PME, comme le préconisent Cocca et Alberti (2010). Or, les employés et les syndicats ne sont que peu ou pas évoqués dans les recherches sur les SMPS en PME. La motivation des employés et l’engagement dans leur communauté sociale sont pourtant des enjeux forts pour les dirigeants de PME (Jenkins, 2006). Souvent, les parties prenantes sont considérées comme uniquement gérées par des relations interpersonnelles (Germain, 2006 ; Julien, 2005). Nos résultats démontrent qu’elles peuvent être pilotées par une combinaison de formel et d’informel. Cette idée rejoint la proposition de Bititci et al. (2012) de concevoir des systèmes interorganisationnels tenant compte des réseaux globaux dans lesquels s’insèrent les PME et nous suggérons de les penser comme une combinaison de formel et d’informel afin de ne pas trop les complexifier.

4.4. Un « modèle causal » composé d’indicateurs et de mécanismes informels

Il est parfois reproché aux PME d’avoir des indicateurs dispersés qui ne permettent pas d’avoir une vision globale (Brulhart, Gherra et Rousselot, 2009). Nous montrons au contraire que les dirigeants rencontrés établissent des liens forts et clairs entre leurs objectifs, les FCS retenus et leurs indicateurs, même s’ils n’utilisent pas des modèles formels de causalité comme les cartes stratégiques proposées par certains auteurs (Garengo et Biazzo, 2012 ; Naro, 2006). Nous insistons sur la nécessité de se référer à l’intention initiale du dirigeant lorsqu’il choisit un indicateur pour pouvoir le qualifier d’amont ou d’aval et le situer dans une chaîne de performance. Le contexte PME rend davantage visible le fait que les relations de causalité reposent plus sur des heuristiques et de l’intuition (Ittner et Larcker, 2009) que sur des relations mathématiques.

De même, là où les études antérieures sur les SMPS en PME déplorent l’absence d’indicateurs amont (Tennant et Tanoren, 2005), les entretiens avec les dirigeants révèlent que l’amont est piloté par quelques indicateurs, mais aussi par des mécanismes informels de contrôle et de coordination. Pour reconstituer le modèle de performance du dirigeant de PME, il est donc nécessaire de considérer de manière concomitante les modes formels et informels de pilotage.

Les auteurs sur les SMPS ont souligné les difficultés qu’il pouvait y avoir à développer concrètement ces modèles causaux de performance (Ittner, Larcker et Randall, 2003 ; Nørreklit, 2000). Les difficultés viennent peut-être du fait de ne réfléchir qu’en termes formels, la mesure étant par définition parcellaire et les relations de causalité difficiles à modéliser. L’étude des PME nous invite à élargir notre représentation aux mécanismes informels et en cela nous rejoignons l’opinion de Ferreira et Otley (2009, p. 263-264) : « notre compréhension des systèmes de contrôle restera parcellaire aussi longtemps que les recherches empiriques ignoreront les interdépendances entre les différents mécanismes de contrôle qui opèrent au même moment au sein d’une organisation ». Cette conclusion est également cohérente avec celle de St-Pierre, Lavigne et Bergeron (2005) qui soulignent la complexité des relations entre indicateurs financiers et non financiers, et ce d’autant plus qu’interviennent des décalages temporels entre causes et résultats de la performance.

4.5. Comment formel et informel se complètent dans les SMPS des dirigeants de PME

Les dirigeants des PME étudiées pilotent donc de manière complémentaire avec des indicateurs et des mécanismes de contrôle et de coordination. Nos résultats proposent des pistes pour comprendre comment formel et informel se complètent.

Les indicateurs sont utilisés afin de souligner des problèmes (absentéisme, rebuts matières premières…) identifiés par supervision directe, mais qui doivent être mesurés objectivement afin d’être portés à la connaissance de tous. Les indicateurs semblent privilégiés pour les variables objectives (productivité, trésorerie, accidents du travail), plus faciles à mesurer, et ce afin de limiter leur nombre. À l’inverse, les mécanismes informels peuvent se substituer aux indicateurs pour des variables subjectives (confiance clients, motivation employés) difficiles à formaliser.

Les dirigeants optent aussi pour des indicateurs quand il s’agit de suivre les détériorations potentielles d’un FCS (non-disponibilité du personnel, non-réactivité ou non-qualité vis-à-vis des clients). À l’inverse, et de manière complémentaire, les mécanismes informels leur permettent de repérer ces détériorations en amont et de les éviter. Ainsi, des relations proches avec les clients favorisent la réactivité en cas de commandes non planifiées. Elles fournissent aussi l’opportunité de rassurer le client quant à la qualité des prestations en démontrant son savoir-faire en amont. Autrement dit, en PME, l’informel peut être un moyen efficace d’anticipation (Perera et Baker, 2007).

Les indicateurs sont aussi utilisés pour mesurer toute détérioration potentielle des relations aux parties prenantes (absentéisme, insatisfaction des clients, des employés ou des syndicats) ou pour faire évoluer ces relations en évitant les contraintes du contact direct informel ou de la communication strictement verbale. En effet, la formalisation et la rationalisation peuvent devenir nécessaires pour légitimer un changement de prix vis-à-vis d’un client ou un changement de culture vis-à-vis du personnel. À l’inverse, le pilotage des dimensions positives des relations aux parties prenantes, qui permettent de conserver les avantages de la confiance des clients ou de la motivation du personnel, est effectué de manière complémentaire par des mécanismes informels de coordination.

Parce qu’ils considèrent que la mesure n’est pas le seul moyen à leur disposition, ces dirigeants de PME ont conçu des SMPS qui combinent indicateurs et mécanismes informels, favorisant la flexibilité sans perdre le contrôle. Nos résultats questionnent donc l’argument classique qui consiste à considérer, dans la littérature sur la croissance de la firme, que la formalisation des systèmes de contrôle est une étape qui apparaît quand l’informel ne fonctionne plus (Davila, 2005 ; Moores et Yuen, 2001). Ils nuancent aussi le propos des auteurs sur les SMPS en PME qui invitent ces dernières à évoluer vers plus de formalisation. Nous avons en effet identifié des mécanismes informels qui gagnent à coexister avec les systèmes formels au même moment et qui répondent à d’autres finalités. Autrement dit, en PME, un moindre degré de formalisation n’implique pas nécessairement un moins bon contrôle (Perren et Grant, 2000). Cela pourrait correspondre à un choix délibéré et à un besoin de l’entreprise à un moment de son cycle de vie (Davila et Oyon, 2009).

Ces dirigeants de PME nous rappellent, à juste titre, que l’important n’est pas de suivre des indicateurs, mais de piloter des actions et des phénomènes, que les mesures ne capturent jamais complètement. Les SMPS peuvent aussi être des systèmes de management (Ferreira et Otley, 2009), qui favorisent le dialogue, l’apprentissage et créent du sens pour tous les acteurs de la PME.

En combinant formel et informel, ces dirigeants réussissent à concevoir des SMPS simples et évolutifs, qui se fondent sur un petit nombre d’indicateurs bien sélectionnés, mais qui ne sacrifient pas la richesse des situations complexes qu’ils ont à piloter. C’est l’avantage des PME, il est possible de concevoir des SMPS « simples et non simplistes […] qui résultent de choix clairement assumés par les équipes dirigeantes : faire simple, c’est avoir le courage de choisir ce qui est le plus important, ou le plus urgent, ou le plus risqué […]. Les systèmes de pilotage opérationnalisent ensuite ces choix » (Oriot et Bergeron, 2015, p. 180).

Pour finir, notre recherche confirme que les SMPS des dirigeants de PME sont « hybrides » (Chapellier et Dupuy, 2013) dans le sens où ils combinent et recombinent en permanence formel et informel, rationnel et intuitif. En ne limitant pas les SMPS à des systèmes de mesure, nous rejoignons ainsi l’invitation de Bititci et al. (2012) à les considérer, dans une perspective « holistique », comme des systèmes sociaux visant à favoriser l’apprentissage intra et interorganisationnel. Et nous soulignons aussi l’intérêt de questions telles que : « quand utiliser des mesures de performance et quand ne pas les utiliser ? » ; « comment utiliser des mesures de performance et comment ne pas les utiliser ? » (Bititci et al., 2012, p. 315).

Conclusion

Dans un environnement turbulent et incertain, il est important de comprendre comment les dirigeants de PME conçoivent leur SMPS. De nombreux auteurs proposent d’appliquer des systèmes pensés pour les grandes organisations et invitent les dirigeants à formaliser le contrôle de leur performance stratégique en mesurant tout exhaustivement. Ces SMPS semblent toutefois difficiles à mettre en oeuvre au regard des caractéristiques organisationnelles et des contraintes de ressources des PME. Leur diffusion relative interroge aussi l’idée selon laquelle toutes les PME auraient effectivement besoin de SMPS, sachant que les PME sont très différentes les unes des autres (Julien, 2005), comme le sont également les besoins de leurs dirigeants (Raymond, St-Pierre et Marchand, 2009). Il convient donc de mieux comprendre les pratiques des PME en la matière au regard de leurs spécificités de gestion.

Dans cette recherche, nous avons choisi d’étudier, de manière qualitative, comment les dirigeants de trois PME, sélectionnés parce qu’ils avaient souhaité disposer de SMPS, les avaient conçus. Ce choix méthodologique a été utile pour comprendre les intentions des dirigeants, au-delà des apparences, en étudiant non seulement ce qu’ils faisaient en matière de SMPS, mais aussi ce qu’ils ne faisaient pas et pourquoi. Les échanges sur le terrain ont également permis d’identifier des formes de pilotage autres que les systèmes de mesure. Moins bureaucratiques, les PME offrent en effet l’opportunité d’observer plus aisément la naissance et la dynamique des systèmes de contrôle.

Les SMPS des dirigeants rencontrés sont composés d’un petit nombre d’indicateurs multidimensionnels alignés sur leurs priorités stratégiques. Ces indicateurs sont sélectionnés par les dirigeants pour focaliser l’attention sur les objectifs vitaux ou sur le suivi des détériorations potentielles des FCS et des relations aux parties prenantes clés. Ils reflètent la polyvalence et les fonctions multiples des dirigeants et sont structurés selon des intentions d’usage qui font sens pour ces dirigeants et non selon des catégories standard issues de la littérature. Ce résultat est original et invite les chercheurs à interroger les finalités qu’un dirigeant attribue à un indicateur avant de le catégoriser ou de le qualifier d’amont ou d’aval.

Afin d’être exhaustifs tout en restant sélectifs, ces dirigeants ont aussi choisi des indicateurs qui répondent à plusieurs finalités. Certaines dimensions de la performance ne sont volontairement pas mesurées, elles sont néanmoins pilotées. En effet, ces SMPS sont conçus comme une combinaison d’indicateurs et de mécanismes informels de contrôle et de coordination.

Ainsi, alors que la littérature sur les SMPS en PME souligne certains manques en matière d’indicateurs et l’explique par une insuffisance de ressources ou de connaissances, notre contribution est de montrer que des dirigeants de PME peuvent décider de ne pas tout mesurer et choisir de piloter autrement. Nos résultats proposent des pistes pour comprendre pourquoi des mécanismes informels peuvent être substitués à la mesure, ou vice versa. En effet, formel et informel peuvent coexister au même moment avec différentes finalités. Un moindre degré de formalisation des SMPS n’est donc pas forcément une faiblesse, mais peut devenir un avantage qui permet aux dirigeants de capitaliser sur les spécificités des PME pour professionnaliser leur management sans forcément renoncer à la flexibilité.

Ce résultat est d’autant plus intéressant que les trois dirigeants des PME étudiées ont travaillé en grande entreprise et n’ont pas voulu ou pu reproduire les SMPS très formalisés qu’ils connaissaient. Ils ont donc conçu leur SMPS en ne mesurant que ce qu’ils avaient besoin de mesurer et en ne formalisant que ce qui pouvait être bénéfique à leur organisation. En ce sens, nos résultats renforcent un scepticisme déjà exprimé quant à la transférabilité des outils de gestion des grandes entreprises aux PME (Oriot et Misiaszek, 2012 ; St-Pierre et Delisle, 2006). Ils proposent des solutions concrètes pour concevoir des SMPS simples et flexibles, utiles aux dirigeants de PME pour évoluer dans un environnement fortement incertain (Cocca et Alberti, 2010).

Pour autant, notre recherche comporte des limites. Tout d’abord, nous avons délibérément restreint notre grille d’analyse des SMPS à trois dimensions. Ensuite, le nombre de cas étudiés est limité et correspond à des contextes particuliers : des difficultés financières (Imprimerie, Voiture) ; un projet de diversification (Avion, Imprimerie, Voiture) ; l’arrivée d’un nouveau dirigeant, plus éduqué, ayant travaillé en grande entreprise (Avion, Imprimerie, Voiture), et qui a volontairement (Avion, Voiture) ou pas (Imprimerie) choisi de travailler en PME. Enfin, l’identification des cas a été effectuée grâce à un cabinet d’audit, ce qui pourrait constituer un certain biais de sélection. Nos résultats ne sont donc pas « statistiquement généralisables » (Hlady Rispal, 2015) à toutes les PME, mais, eu égard à notre objectif et à la méthode mise en oeuvre, telle n’était pas leur vocation.

Il pourrait être intéressant d’étudier, ultérieurement, d’autres cas de PME, pour voir si nos résultats sont transférables (Hirshman, 1986) à d’autres contextes ou se répliquent pour des dirigeants aux profils et aux besoins semblables à ceux étudiés. Mieux comprendre l’influence de certains profils de dirigeants ou de certains types de PME sur la conception des SMPS pourrait être pertinent.

De même, dans des recherches ultérieures, l’étude des SMPS en PME pourrait se fonder sur une grille d’analyse plus large mobilisant d’autres caractéristiques identifiées par les auteurs (Cocca et Alberti, 2010 ; Franco-Santos et al., 2007 ; Marchand, 2009, 2013).

Enfin, il pourrait être utile d’approfondir encore la question de la différenciation des besoins des dirigeants de PME en matière de SMPS, car la littérature qui souligne la nécessité d’adapter les SMPS aux PME (Cocca et Alberti, 2010 ; Garengo, Biazzo et Bititci, 2005) ne précise pas vraiment comment opérer, et semble considérer cette adaptation toutes PME confondues. Nos résultats proposent de combiner formel et informel, et il serait pertinent de se demander s’il existe des combinaisons différentes, d’une PME à l’autre, ou d’un dirigeant à l’autre.

Pour finir, il pourrait aussi être intéressant d’étudier les SMPS avec une approche « holistique » (Bititci et al., 2012), intégrant les réseaux internes et externes dans lesquels les PME s’insèrent, de la famille aux territoires en passant par toutes les parties prenantes, et d’analyser comment ces SMPS pourraient également combiner formel et informel.

Sur le plan managérial, notre recherche peut rassurer les dirigeants de PME sur l’intérêt de concevoir des SMPS différents de ceux des grandes entreprises. Elle leur donne une grille d’analyse de leurs pratiques et des suggestions pour les améliorer en les invitant, par exemple, à choisir ce qu’ils ont besoin de mesurer. Expliciter l’intérêt d’un petit nombre d’indicateurs peut leur éviter de multiplier inutilement des repères risquant de devenir contre-productifs. Cette suggestion répond à leurs souhaits de sélectivité, de réactivité et de clarté de communication, sans pour autant renoncer à l’exhaustivité de leur contrôle et sans tomber dans le piège coûteux de tout mesurer pour tout mesurer. Nos résultats attirent aussi l’attention des dirigeants, et celle des cabinets de conseil qui peuvent les accompagner, sur l’intérêt de penser leur SMPS par rapport à leurs besoins, tout en initiant un processus d’apprentissage qui fasse sens pour leurs équipes.

Enfin, la connaissance des SMPS en PME pourrait fournir des pistes de réflexion à ceux qui étudient les SMPS dans les grandes organisations, en rappelant que piloter ne se limite pas à mesurer et que des mécanismes informels de contrôle peuvent aussi être utilement mobilisés. En ce sens, les grandes organisations pourraient aussi bénéficier des recherches faites dans les petites.