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Introduction

L’économie sociale et solidaire (notée par la suite ESS) fait référence à un type d’entreprise particulier, à savoir des entreprises créées par des groupements de personnes réunies afin de répondre à des besoins non satisfaits ou mal satisfaits (Draperi, 2011). L’entrepreneuriat social, champ incontournable de cette économie (Bacq et Janssen, 2008), place l’individu, l’entrepreneur social, au coeur de l’activité sociale. Il permet, ainsi, de nous éclairer sur le profil de l’entrepreneur et la gestion de son entreprise. C’est ce qui le distingue, entre autres, des autres formes d’organisations sociales et solidaires. À ce propos, l’organisation internationale Ashoka caractérise l’entrepreneur social comme l’un des acteurs les plus innovants dans la résolution des problèmes sociétaux et environnementaux. Aujourd’hui, l’entrepreneuriat social semble freiné, ou stimulé par des défis internes et externes, associés à sa nature hybride (Bacq et Janssen, 2011 ; Janssen, Bacq et Brouard, 2012). En effet, Janssen, Bacq et Brouard (2012) soulignent le défi interne de l’entreprise sociale, à savoir la création d’une double valeur à la fois économique et sociale. Ils notent également, la contradiction des termes « entrepreneuriat » et « social », renvoyant à des concepts, a priori, opposés. Cette constante dualité, entre performance économique et mission sociale, pousse l’entreprise à privilégier des mécanismes hybrides conduisant à de nombreux questionnements d’ordres théorique et pratique (Lee, Bolton et Winterich, 2017 ; Dacin, Dacin et Matear, 2010).

Dans cet article, l’entrepreneuriat social est analysé sous l’angle d’un processus d’émergence organisationnelle, en soulevant le rôle central du porteur de projet. La question de recherche est la suivante : quels sont les facteurs qui influencent le processus de création et de gestion d’une entreprise sociale ? Pour y répondre, deux objectifs sont soulevés. Premièrement, il s’agira de comprendre ce qui amène des individus à créer une entreprise sociale. Ce premier objectif met en lumière le vécu des entrepreneurs sociaux, leurs motivations, mais également, le type de compétences mobilisées afin qu’ils puissent mener à bien leur projet social. Deuxièmement, l’objectif est d’ordre organisationnel. Il cherche à comprendre ce qui stimule l’activité entrepreneuriale centrée sur une problématique sociale, sociétale ou environnementale. Cela renvoie notamment aux aspects liés à la structure d’une entreprise sociale, ainsi que les différentes pratiques managériales permettant d’assurer sa viabilité économique, et sa mission sociale.

De nombreux auteurs se sont intéressés au parcours de l’entrepreneur social (Boutillier, 2008), en explicitant le lien avec l’entreprise qu’il a créée (Thompson, 2002 ; Alter, 2006). Cette dernière est orientée vers la réponse à un besoin social ou sociétal. Elle est, également, appelée à innover socialement en vue de répondre à des besoins non encore satisfaits (Devalfard, 2013). Toutefois, l’entreprise sociale doit combiner la dimension économique à la dimension sociale et participative (Dubruc et Vialette, 2016). Dans ce sens, Van Der Yeught et Bergery (2012) précisent que la mission sociale est génératrice de la valeur sociale, mais en rapport avec la dimension économique. Cela montre, entre autres, qu’elle n’échappe pas à sa finalité économique (Bacq et Janssen, 2008). Un débat est lancé sur le lien entre l’entreprise sociale et le capitalisme. Dans cette perspective, Draperi (2011) souligne que ces deux dimensions ne sont pas contradictoires, mais constituent plutôt, les deux facettes d’une même pièce. De plus, Boutillier (2008) avance que l’entrepreneur social doit avoir la capacité de combiner conjointement l’efficacité économique au progrès social. Bien qu’il existe une littérature importante sur le sujet, aussi bien dans les revues anglo-saxonnes qu’européennes (Shaw et Carter, 2007 ; Defourny et Nyssens, 2011), il nous semble pertinent de réexaminer le profil de l’entrepreneur social et sa manière de mettre en place son entreprise. D’ailleurs, le récent contexte environnemental, réglementaire et institutionnel semble, en effet, encourager cette catégorie d’entrepreneurs (Urban et Kujinga, 2017). Cette recherche vise, ainsi, à analyser le cheminement de l’entrepreneur social dans sa quête de création de valeur sociale. Plus particulièrement, l’objectif de ce travail vise à apporter un éclairage sur le parcours de l’entrepreneur social et la gestion de son entreprise, tout en nuançant les propos avec le champ de l’entrepreneuriat classique. Afin de mettre à jour ce cheminement, nous posons, dans un premier temps, un cadre conceptuel basé sur la compréhension des dimensions individuelles puis processuelles de l’entrepreneuriat social. Puis, nous détaillons la méthodologie de recherche basée sur une étude qualitative auprès de dix entrepreneurs sociaux de la région lyonnaise. Ensuite, la partie empirique est traitée en fonction de l’analyse des données de deux dimensions principales : l’entrepreneur et son entreprise sociale. Enfin, les résultats sont discutés, et permettent de dégager des implications théoriques et managériales.

1. Les dimensions individuelles et processuelles de l’entrepreneuriat social

Dans cette section, le cadre conceptuel de la recherche est posé. Il s’agit, tout d’abord, de comprendre les particularités du profil d’un entrepreneur social, puis les mécanismes relatifs au processus d’entrepreneuriat social.

1.1. L’entrepreneur social : un acteur de changement

Selon Ashoka, les entrepreneurs sociaux sont des individus qui ont des solutions novatrices aux problèmes sociaux les plus pressants de la société. Ils sont considérés comme des pionniers dans un monde en pleine mutation. C’est dans cette même logique que la littérature en sciences de gestion place l’entrepreneur au coeur de l’entrepreneuriat social (Van Der Yeught et Bergery, 2012 ; Hockerts, 2006 ; Dorado, 2006). Son rôle dans la création et la gestion d’une entreprise suppose un profil particulier d’entrepreneur. Ainsi, selon Draperi (2011, p. 34), « l’entrepreneuriat social met en avant un homme ou une femme méritante et non un collectif, un groupement ou une organisation ». Quant à Everaere (2011), le secteur social donne à l’« humain » une place en « principe » privilégiée. Ce dernier souligne principalement le caractère humaniste de l’entrepreneur social, et met en lumière des valeurs sociales déterminantes garantissant le fondement de l’entreprise. Cuénoud, Moreau et Sybille (2013) soulignent sa capacité à mobiliser les parties prenantes ou encore à créer de la valeur ajoutée hybride, alliant les dimensions économiques aux perspectives sociales (Defourny et Nyssen, 2011). D’autres encore, le qualifient de « héros des temps modernes » (Bornstein, 2004). En revanche, la littérature anglo-saxonne met plutôt en avant la capacité de l’entrepreneur social à innover socialement. Elle le distingue des entrepreneurs classiques par sa capacité à endosser le rôle d’un leader d’opinion et à représenter un acteur de changement de la société. Ainsi, selon Dees (1998, p. 4), l’entrepreneur social se définit par « sa passion pour la mission sociale durable, par son engagement dans un processus continu d’innovation, d’adaptation et d’apprentissage et par son audace sans être limité par le niveau de ressources disponibles ». Van Der Yeught et Bergery (2012), ainsi que Bacq et Janssen (2008) distinguent l’entrepreneur social de l’entrepreneur classique par : (1) sa préférence au collectif, plutôt qu’aux compétences personnelles ; (2) sa capacité de se concentrer sur le long terme, plutôt que sur les gains financiers à court terme ; (3) sa mission sociale, créatrice de valeur sociale, en lien avec l’activité économique ; et enfin (4) son approche du profit considéré comme un moyen réinvesti dans le futur, plutôt qu’une fin en soi destinée à rémunérer des actionnaires. Schneider (2016) souligne la différence entre l’entrepreneuriat social et les autres concepts voisins comme les services sociaux publics et les collectivités. Enfin, Petrovskaya et Mirakyan (2017) ajoutent que l’entrepreneur social se différencie par son niveau d’honnêteté, son altruisme, sa confiance et son empathie.

Toutefois, Boutillier (2008, p. 43) s’interroge sur les différents statuts attribués à l’entrepreneur social. Elle avance qu’« à force d’appliquer l’adjectif “social” à une large gamme de situations, le concept d’entrepreneur social est vidé de son sens ». À ce propos, l’auteur met en avant une typologie des profils des entrepreneurs sociaux variant selon la nature de l’entreprise qu’ils gèrent. Aussi, Verbeeren (2000) catégorise l’entrepreneur social selon quatre profils distincts : (1) le travailleur social (création d’une entreprise d’insertion par exemple autour d’une association), (2) l’entrepreneur importé (porteur d’un projet pensé par d’autres), (3) l’entrepreneur entrant (ne venant pas de l’économie sociale et solidaire), et (4) l’entrepreneur auto-inséré (qui crée son propre emploi). Janssen, Bacq et Brouard (2012) présentent une littérature complète sur le thème de l’entrepreneuriat social permettant d’ouvrir la voie à d’importantes recherches. Ils invitent les chercheurs à se pencher, entre autres, sur les caractéristiques des entrepreneurs sociaux et leurs motivations pour créer des entreprises sociales. Ils s’interrogent également, sur les qualités de leadership et les questions relatives au style de management adopté par l’entrepreneur social. De plus, ils soulèvent l’intérêt d’étudier les comportements innovants dans l’entreprise sociale. En somme, ces différentes perspectives renvoient à l’importance de l’analyse des compétences relatives à l’entrepreneur social tout au long du processus entrepreneurial.

À ce propos, le concept de compétence varie selon de nombreuses définitions (Bouteiller et Gilbert, 2011). La littérature en management distingue trois dimensions empruntées à la science de l’éducation. Il s’agit de trois niveaux clés de l’apprentissage individuel décrits par Durand (2015) : (1) les attitudes (le savoir-être) relatives aux comportements interpersonnels. D’autres sous-dimensions émergent « telles que le comportement, la culture ou l’identité, mais aussi cette idée de volonté, c’est-à-dire d’engagement et de motivation » (Durand, 2015, p. 284) ; (2) les connaissances (le savoir) qui englobent la capacité de compréhension. Trois sous-dimensions sous-tendent cette définition telles que le savoir quoi, le savoir qui et le savoir pourquoi. Ce dernier consiste à montrer « comment la connaissance vient enrichir la technique pour la hisser au rang de technologie ». Une deuxième sous-dimension du « savoir-pourquoi » relève de la compréhension stratégique de ce qu’il est pertinent de retenir comme voie de développement (Durand, 2015). Le savoir-quoi consiste à connaître une tâche sans être capable d’exprimer comment elle a été réalisée ; (3) et enfin les pratiques (le savoir-faire) qui constituent une dimension regroupant les connaissances intangibles et difficilement exprimables. On parle notamment des « notions de tours de main, de savoir-faire individuels ou collectifs, de processus organisationnels ou de routines et de technologies » (Durand, 2015, p. 285). En entrepreneuriat social, Cuénoud, Moreau et Sybille (2013) proposent un référentiel intégrant sept compétences nécessaires pour qu’un entrepreneur social puisse mener à bien son activité. Ce référentiel couple les objectifs sociaux aux exigences économiques. Il comporte plusieurs catégories de compétences comme le soutien aux objectifs multiples des entreprises sociales, la connaissance, la compréhension et la mobilisation du système de gouvernance interne et des différentes parties prenantes externes, la gestion d’un personnel rémunéré ou bénévole, la manière d’équilibrer les multiples aspects financiers, et le développement du sentiment d’appartenance et de fierté dans son organisation.

1.2. L’entrepreneuriat social : un processus dynamique et évolutif

L’entrepreneuriat social a toujours existé, mais sous différentes formes. Defourny et Nyssen (2011) se sont d’ailleurs penchés sur le paysage de l’entrepreneuriat social dans le monde afin d’en saisir les différents contours. Selon leurs travaux, ces thématiques touchent trois dimensions centrales, à savoir l’école de la commercialisation des organisations sans but lucratif, l’école de l’innovation sociale et l’école des dynamiques entrepreneuriales dans l’économie sociale et solidaire (Mertens et Marée, 2012). Une des conclusions de l’étude montre que l’entrepreneuriat social est différent selon le lieu géographique où il s’exerce. Par exemple, aux États-Unis, il se base principalement sur deux grandes écoles de pensées, à savoir l’école des ressources marchandes centrée sur les organisations privées non lucratives (Skloot, 1987 ; Salamon, 2002), et l’école de l’innovation sociale (Dees, 1998). En Europe, l’entrepreneuriat social est largement représenté par le réseau de chercheurs EMES créé en 1996 et s’intègre dans le champ de l’économie sociale et solidaire. Par ailleurs, l’écosystème autour de l’entrepreneuriat social, notamment son cadre juridique et législatif, diffère d’un pays européen à un autre (Commission européenne, 2014 ; Boughzala, Defalvard et Bousnina, 2016), ce qui conduit à une hétérogénéité des entreprises sociales.

La littérature sur l’entrepreneuriat social quant à elle, est plutôt récente et manque de paradigme unificateur (Bacq et Janssen, 2011 ; 2008 ; Dacin, Dacin et Tracey, 2011 ; Dato-on et Kalakay, 2016). De ce fait, il existe de nombreuses définitions éclectiques et imprécises (Boncler et Hlady-Rispal, 2004 ; Boutillier, 2008). Nous retiendrons celle de Brouard, Lavinet et Sakka (2010, p. 49) selon laquelle l’entrepreneuriat social est : « un concept qui représente l’ensemble des activités et des processus pour créer et soutenir la valeur sociale en utilisant des approches entrepreneuriales innovantes et en tenant compte des contraintes de l’environnement externe ». Cette définition englobe trois aspects centraux pour la compréhension du fonctionnement de l’entreprise sociale : (1) le concept de processus qui explique comment la création de valeur sociale suppose une approche dynamique construite selon différentes étapes consécutives, (2) l’aspect entrepreneurial et innovant, notamment à travers la gestion des outils de gestion et la réponse sociale aux différents acteurs sociaux, et enfin (3) les contraintes de l’environnement externe qui poussent l’entreprise à une certaine agilité de l’entreprise à gérer les relations avec les différentes parties prenantes ainsi que l’écosystème environnant.

La recherche sur l’entrepreneuriat classique, tout comme l’entrepreneuriat social, s’est davantage focalisée sur le porteur de projet ainsi que le profil du créateur, que sur les questions relatives à l’émergence organisationnelle (Hernandez, 2008). Toutefois, l’analyse complémentaire de ces deux perspectives est fondamentale pour comprendre l’ensemble du processus entrepreneurial. Ainsi, au-delà de la question de l’individu ou de l’organisation, le concept de « processus » ancré dans une approche entrepreneuriale évolutive et dynamique est au coeur de la réflexion (Hernandez, 1995 ; 2008 ; Dorado, 2006 ; Weerawardena et Sullivan Mort, 2006 ; Brouard, Larivet et Sakka, 2010). Le terme « processus » dans le champ entrepreneurial renvoie à différents points de vue. Il fait d’abord référence à l’aspect évolutif et séquentiel de la création d’entreprise. Ainsi, Bruyat (1993) souligne l’existence de trois phases distinctes dans le processus entrepreneurial : (1) la phase de déclenchement conséquente aux facteurs déclencheurs propres à l’entrepreneur, (2) la phase d’engagement total du créateur et enfin (3) la phase de survie ou de développement de l’entreprise créée correspondant à la période où l’entreprise dépasse son seuil de rentabilité pour devenir une entreprise viable. Il propose, également, une pyramide définissant les principales dimensions de la création d’entreprise : le créateur, l’environnement, les processus et l’entreprise nouvelle (Bruyat, 1993). De nombreuses recherches sur les dynamiques entrepreneuriales permettent notamment de comprendre la nature des compétences mobilisées à chaque phase du processus entrepreneurial (Lamine et Fayolle, 2014) ainsi que le comportement de l’entrepreneur (Barès, 2013). D’autres modèles, davantage centrés sur l’entrepreneur social, permettent d’approcher le processus d’entrepreneuriat social dans son ensemble en abordant notamment la question organisationnelle et des pratiques managériales. C’est le cas des travaux de Lumpkin, Moss, Grass, Kato et Amezcua (2013) qui présentent un modèle expliquant le processus d’entrepreneuriat social basé sur trois étapes : (1) les antécédents qui englobent les motivations, la mission sociale, l’identification des opportunités, l’accès au capital et aux ressources financières et l’identification des parties prenantes, (2) l’orientation entrepreneuriale explique notamment le processus d’innovation, la réactivité de l’entreprise sociale, la prise de risque, la compétitivité et l’autonomie et (3) les outcomes correspondants à la création de valeur sociale, les solutions sociales durables et la satisfaction des multiples parties prenantes.

Enfin, le concept d’entrepreneuriat social peut également renvoyer à une dimension collective et transversale. En effet, il concerne notamment le processus d’innovation sociale basé sur la combinaison des ressources et la réalisation d’un changement social durable (Mair et Marti, 2004 ; Alvord, Brown et Letts, 2004). Par ailleurs, le processus de réseautage est également placé au coeur des dynamiques relatives à l’entrepreneuriat social (Dixon et Cliford, 2007 ; Haugh, 2007 ; Janssen, Bacq et Brouard, 2012). Enfin, de nombreux auteurs s’interrogent sur la façon, dont les entreprises sociales sont gérées et la nature des outils de gestion mobilisés (Szostak, Boughzala, Diné et Yahyaoui, 2018 ; Codello-Guijarro et Béji-Bécheur, 2015 ; De Vaujany, 2005) empruntés ou non de l’économie traditionnelle et, dont dépend la performance de l’entreprise (Hambrick et Mason, 1984).

2. Le dispositif de recherche : une démarche exploratoire fondée sur des entretiens semi-directifs exploratoires

Afin de comprendre le cheminement entrepreneurial des entrepreneurs sociaux et la façon, dont ces derniers gèrent leur entreprise, une démarche basée sur des entretiens semi- directifs exploratoires a été adoptée. Dans un premier temps, les modalités de recueil des données sont présentées, puis, dans un deuxième temps le parcours entrepreneurial, la classification des compétences ainsi que les caractéristiques de l’entreprise sociale sont étudiées.

2.1. Un recueil des données à travers des entretiens semi-directifs exploratoires

Dans cette recherche, le choix a été porté sur une démarche exploratoire auprès d’une dizaine d’entrepreneurs sociaux, dont les entreprises sont implantées dans la région Rhône-Alpes (France). La présente étude se focalise sur les entrepreneurs sociaux de cette région, comme cela a été notamment étudié par Everaere (2011). Son travail porte sur l’impact des valeurs de l’économie sociale et solidaire au niveau des pratiques en ressources humaines.

Notons que la démarche exploratoire consiste à étudier un phénomène particulier en profondeur en cernant ses contours et ses spécificités (Eisenhardt, 1989 ; Miles et Huberman, 2003). Cette démarche est fréquemment utilisée dans le champ de l’entrepreneuriat (Bayle-Cordier et Stervinou, 2012 ; Van der Yeught et Bergery, 2012) « afin d’en saisir les différents processus » (Hlady-Rispal et Jouison-Laffitte, 2015, p. 24). En effet, cette méthode sert à la compréhension et la théorisation de processus dynamiques où, le « comment » et le « pourquoi » sont constamment posés (Yin, 1984, p. 13).

L’identification des entrepreneurs a été progressive. Au départ, une trentaine d’entrepreneurs sociaux ont été contactés à travers l’annuaire de Solidaires : Auvergne-Rhône-Alpes[1]. Ce dernier est un portail dédié aux initiatives de l’ESS au sein de la région concernée. Il recense un grand nombre d’entrepreneurs sociaux de la région, publie d’importantes informations dédiées aux organisations sociales et solidaires, et propose des offres d’emploi ainsi que différentes initiatives sociales. Seuls quelques entrepreneurs ont répondu favorablement à notre requête. En revanche, ces derniers nous ont, par la suite, permis de prendre contact avec des confrères de leur réseau professionnel. Par ailleurs, notons qu’une sélection des entrepreneurs par genre n’a pas été prise en compte dans cette étude.

Concernant le recueil des données, une prise de contact téléphonique a eu lieu, permettant d’obtenir les premières informations concernant le profil de l’entrepreneur social ainsi que les principales activités de son entreprise. Dès le premier échange, les entrepreneurs ont clairement positionné leur organisation comme étant une entreprise sociale. De plus, la formation de la majorité des entrepreneurs, la forme juridique de leurs entreprises et les activités menées confirment leur choix. Dans un deuxième temps, des rencontres avec les entrepreneurs ont été organisées au sein de leur entreprise. Ces visites ont notamment permis d’observer le cadre général du travail (bureaux, lieux de travail, ateliers, espaces de détente, cuisine, etc.).

Le guide d’entretien soumis à nos répondants s’articule autour de trois principaux thèmes d’exploration à savoir : le vécu de l’entrepreneur social avant la création de son entreprise, la phase de création du projet social puis, la gestion de son entreprise. L’élaboration du guide d’entretien a été faite à partir de la littérature existante sur l’entrepreneuriat social (Dacin, Dacin et Tracey, 2011 ; Bacq, Hartog et Hoogendoorn, 2016 ; Zahra, Gedajlovic, Neubaum et Shulman, 2009 ; Kroeger et Weber, 2014 ; Millar et Hall, 2013). L’objectif est de prolonger certains travaux ayant porté sur le profil des entrepreneurs sociaux ainsi que les outils utilisés pour gérer leurs organisations (Szostak, Boughzala, Dine et Yahiaoui, 2018 ; Boughzala, Defalvard et Bousnina, 2016 ; Codello-Guijarro et Béji-Bécheur, 2015 ; Draperi, 2011 ; Everaere, 2011). Les entretiens semi-directifs ont duré entre 60 et 90 minutes. Ils ont été enregistrés à l’aide d’un dictaphone, puis retranscrits. À la fin du processus de collecte des données, des appels téléphoniques entre le chercheur et les entrepreneurs sociaux ont permis de valider les résultats de l’étude.

Les caractéristiques des dix entrepreneurs sociaux de cette recherche sont présentées dans le tableau 1.

Tableau 1

Profils des entrepreneurs sociaux étudiés

Profils des entrepreneurs sociaux étudiés

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Le traitement des données s’est effectué en deux temps. Une étude thématique a permis de faire émerger des thèmes et des sous-thèmes selon une grille d’analyse générale. Deux dimensions principales ont été retenues en fonction de notre cadrage théorique et de la pertinence des résultats : l’entrepreneur social et son entreprise. L’analyse de l’entrepreneur social se décompose en différentes catégories telles que son vécu, son milieu familial et les compétences mobilisées pour gérer son entreprise. L’entreprise sociale, quant à elle, est étudiée au regard des dimensions suivantes : les valeurs sociales, la structure et les outils de gestion. L’analyse thématique a été effectuée manuellement sur la base de la méthode de codage de Bardin (2001). Elle consiste, dans un premier temps, à découper le corpus en différentes unités (l’unité peut être un mot, une phrase ou un paragraphe), et dans un deuxième temps, à procéder à la catégorisation et le codage de ces unités. Le tableau 2 présente la synthèse du parcours entrepreneurial de dix entrepreneurs lyonnais, de leur vécu à la gestion de leur entreprise.

Tableau 2

Synthèse des dix parcours entrepreneuriaux : du profil de l’entrepreneur social à la gestion de son entreprise

Synthèse des dix parcours entrepreneuriaux : du profil de l’entrepreneur social à la gestion de son entreprise

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2.2. Analyse des résultats

2.2.1. Le profil des entrepreneurs sociaux étudiés

Les entrepreneurs sociaux étudiés sont tous âgés de plus de 30 ans. L’âge pourrait constituer un critère de réflexion important. En effet, il reflète l’expérience acquise, l’apprentissage d’une vie expliquant le cheminement particulier vers la réalisation d’un projet social. De plus, force est de constater une passion certaine, caractéristique fondamentale et commune aux entrepreneurs sociaux. Cette passion se manifeste aussi bien au niveau de leur vie professionnelle que privée, et ce, bien avant la création de leur entreprise sociale : passion pour le monde associatif concernant Patrice (28 ans de vie associative), passion artistique et éducative pour Élise, Yves a fait toute sa vie de la radio, ou encore Enzo, un féru des voyages et des sports.

La majorité des entrepreneurs sociaux interrogés n’ont pas forcément connu une influence familiale spécifique à l’activité sociale : « la carrière de mes parents n’a pas été une source d’inspiration pour moi », affirme Aline. « Mes parents n’ont pas travaillé dans le monde associatif », déclare Éric. Laurence exprime aussi : « je ne crois pas que le profil de ma famille ou celui de mes collègues a été un moteur dans la création de mon entreprise sociale ». Quelques entrepreneurs ont, en revanche, spécifié avoir hérité de valeurs sociales transmises à travers leur éducation. Ainsi, Patrice exprime : « j’imagine qu’ils ont dû me transmettre ces valeurs », ou encore Cédric : « desvaleurs m’ont été transmises dès l’enfance ».

En revanche, le soutien familial a un impact considérable tout au long du processus entrepreneurial. En effet, l’appui moral et financier, ainsi que le dévouement de la famille sont fondamentaux, voire même vitaux pour la création d’une entreprise sociale : « j’ai bénéficié du soutien de mes parents qui ont accepté de cautionner leur maison pour que j’obtienne un financement », affirme Cédric. Yves déclare aussi : « ma compagne était partie prenante du projet », « on avait tous un soutien familial indispensable parce qu’une entreprise sociale est un risque, un engagement et de l’énergie », précise Laurence. En revanche, si le soutien de la famille est indispensable, il existe de réelles difficultés de conciliation entre la vie privée et la vie professionnelle des entrepreneurs : « les difficultés sont relatives au changement du mode de vie, qui fait qu’on travaille beaucoup. Il est difficile d’avoir en même temps une vie sociale et privée », affirme Patrice. Laurence précise aussi : « on a une réalité de travail qui est très engageante et qui demande beaucoup d’énergie […] on est très souvent absent de chez soi », « je travaillais 80 % de mon temps et cela pesait un peu sur ma vie familiale », ajoute Benoit.

Enfin, les différentes expériences universitaires et professionnelles avant la création de l’entreprise influencent la nature de l’activité et la structuration du projet social. Patrice et Laurence ont suivi des parcours universitaires en gestion et en développement social, puis ils ont travaillé dans le secteur social (ONG, politique de développement social et chargée de mission auprès des associations). Cette expérience leur a permis de développer une solide expertise dans le domaine. Éric, Benoit, Laurent et Yves sont des ingénieurs ayant longtemps travaillé dans de grandes entreprises privées. Leur lassitude quant aux valeurs capitalistes a été largement relatée. Ils ont, par ailleurs, clairement exprimé leur besoin de changement pour un monde professionnel plus juste. Aline, quant à elle, est une journaliste économique.

2.2.2. Les motivations diverses pour la création d’une entreprise sociale

Pour la majorité des entrepreneurs interviewés, les motivations pour la création d’une entreprise sociale sont liées à leur passion et à leur quête de sens : « Je souhaiterais construire un monde plus juste », affirme Benoit. Cette même passion est à l’origine des valeurs et de l’engagement certain pour une cause sociale. L’histoire d’Aline est particulière. C’est à la suite du décès de son mari dans un accident de la route qu’elle a décidé de créer une cantine sociale et solidaire, en ayant pour ambition de partager ses repas avec des familles monoparentales dans le besoin : « l’expérience d’une vie de famille monoparentale, prenant des repas seule ou avec les enfants, m’a poussée à créer un lieu dans lequel je peux me mettre à table avec d’autres gens sans que ce soit forcement le prix d’un restaurant, et de partager un repas convivial ». Par ailleurs, elle avance clairement sa volonté d’indépendance et d’épanouissement au travail. Ce dernier point est, également, partagé par Éric et Laurent, anciens ingénieurs de grandes sociétés avec de hautes responsabilités, soucieux de repenser leur vie professionnelle où l’humain est au coeur du fonctionnement des entreprises. Éric souligne : « J’ai besoin d’une activité professionnelle qui ait du sens et que mon entreprise ait une finalité humaine. »

En outre, les valeurs fondamentalement sociales ont été citées de nombreuses fois : « J’ai un travail qui sert le bien social », déclare Patrice. Parfois, les fondements capitalistiques sont remis en cause : « On a des valeurs humaines et démocratiques différentes des valeurs capitalistiques », stipule Laurence. Enzo affirme : « On est dans le non-capitalisme. Le produit doit être beau et écologique. » D’autres missions sociales émergent de l’analyse comme la volonté de rapprochement des personnes isolées à travers des rencontres conviviales et des services partagés comme Laurent à travers son association d’échanges de services, ou encore Aline avec sa cantine sociale et solidaire. Quant à Benoit, il privilégie les valeurs du travail au sein de son entreprise, dont la valeur ajoutée sociale dépasse le souci d’une viabilité économique. Le credo de son entreprise résume l’état d’esprit environnant : « Travailler et vivre ensemble ». Enfin, Élise et Enzo tentent de créer une nouvelle façon de consommer qui soit plus engagée socialement comme la mode écoresponsable ou la consommation alternative responsable.

2.2.3. Les compétences spécifiques aux entrepreneurs sociaux

L’analyse du corpus obtenu fait émerger plusieurs catégories de compétences, propres à l’entrepreneur social. Tout comme l’entrepreneur classique, l’entrepreneur social doit détenir un minimum de connaissances pour pouvoir gérer son entreprise et mener son activité. Au-delà du clivage relatif aux secteurs d’activité, l’analyse des données montre que l’entrepreneur social possède des connaissances indispensables en gestion (gestion de facturation, préparation de devis, passation d’écriture comptable, élaboration de paie, etc.). La majorité des entrepreneurs interrogés déclarent, en effet, maîtriser quelques notions comptables qui servent à gérer leur entreprise au quotidien. Pour ce faire, ils sont amenés à concevoir des outils numériques, sous format Excel par exemple, pour faciliter la gestion de leurs structures. Le cas échéant, ils se font aider par des collègues ou des proches pour mettre en place ces outils. L’analyse ne fait pas ressortir plusieurs savoir-faire ou pratiques technologiques relatives aux entrepreneurs sociaux. En effet, chaque entrepreneur social doit avoir quelques savoir-faire relatifs à son métier. Cette recherche révèle plusieurs compétences, liées à la catégorie des savoir-être ou des attitudes. Cette catégorie tend à s’élargir. L’entrepreneur social devient bénévole, notamment dans sa relation avec ses clients. Les personnes interrogées citent plusieurs déclinaisons qui résultent de l’ensemble des interactions avec leur entourage. Il travaille, ainsi, avec plusieurs personnes où le facteur humain et les relations interpersonnelles passent avant toute chose. Dans cette catégorie de savoir-être, plusieurs compétences apparaissent. En effet, il a la capacité de convaincre, de médiatiser et de communiquer avec autrui. À ces qualités, s’ajoute la compétence d’intermédiation et de gestion des équipes constituées généralement de personnes, dont les profils sont très hétérogènes. À travers le dialogue et l’écoute, il arrive à cerner et comprendre les besoins de ses collaborateurs. Avoir de l’empathie et savoir se mettre à la place de l’autre est une compétence-clé de l’entrepreneur social d’autant plus que le nombre de parties prenantes internes et externes semble plus élevé que dans le cas de l’entrepreneuriat classique.

2.2.4. Le choix du lieu de l’entreprise sociale : un engagement social initial

La question du lieu d’activité est clairement soulevée dans la dynamique de création de l’entreprise sociale. En effet, le choix du lieu d’activité n’est pas fortuit. Comme le souligne Enzo : « le quartier que l’on a choisi pour notre boutique n’est pas anodin […] c’est un quartier social qui n’a rien à voir avec le lieu où sont généralement les grandes entreprises ». Dans son association d’échanges de services entre les habitants du quartier à travers des rencontres conviviales, Laurent expérimente des quartiers pilotes pour son projet social : « l’idée au départ est de créer deux sites pilotes. Nous avons réalisé deux expériences : l’une à Montchat et l’autre à Meyzieu. Ce sont deux quartiers différents. Montchat est un quartier aisé alors que Meyzieu est un quartier populaire ». Dans le quartier aisé, il existe plusieurs personnes âgées qui ont besoin de rencontres conviviales, alors que dans les quartiers populaires où la solidarité entre les habitants est plus présente, le besoin social concerne davantage l’échange de services à moindres coûts. La rencontre des deux populations permet, par conséquent, de satisfaire les besoins de chacun.

Le partage d’un même espace convivial joue, également, un rôle majeur dans l’activité sociale de Laurent. En effet, c’est un endroit de réconfort, propice aux échanges entre les personnes dans le besoin. Suite à la réussite de son premier restaurant, Aline a eu pour ambition de développer un réseau de cantines sociales dans différents endroits de la ville où le partage d’un espace commun constitue le point central de sa mission sociale : « J’ai eu envie d’un lieu dans lequel je peux me mettre à table avec d’autres gens sans que ce soit forcément le prix d’un restaurant […] on monte un réseau de cantines au niveau de différents quartiers […] on fait croiser plusieurs parcours de vie qui se rencontrent, échangent et se soutiennent mutuellement ». Benoit précise dans ce sens : « Ici on a un lieu de vie, c’est notre salle à manger, notre cuisine, et en même temps notre salle de réunion. On aimerait bien échanger les informations. On a un point d’informations tous les lundis matin et ensuite, il y a les temps de pause et les temps de déjeuner qui sont informels. »

2.2.5. Les structures des entreprises sociales : un lieu de partages

Les entreprises étudiées s’inscrivent sous des statuts juridiques différents : la SARL, la SCOP, le RSI (régime de salarié indépendant), l’entreprise adaptée et le statut associatif. Seule l’entreprise d’Éric a évolué en termes de statut juridique. En effet, son association a été créée en 1976, mais le développement des activités a nécessité une restructuration juridique sous forme d’une entreprise adaptée (EA) de 38 salariés, dont 80 % souffrent d’handicaps majeurs.

Par ailleurs, nous constatons, également, la taille réduite des entreprises sociales étudiées. Elles répondent à la volonté d’une gestion de proximité, proche de la population cible : « c’est une petite boutique, nous produisons des petites quantités. Il n’y a pas de volume, on est plutôt sur des rapports humains […]. On est vraiment parti sur des fonds propres très minimes », affirme Enzo. Son entreprise sociale est soumise au régime de salarié indépendant. Enfin, une importante entraide entre les entrepreneurs sociaux est particulièrement observée. Cette solidarité entre les confrères apparaît dans les SCOP où les entrepreneurs ont la possibilité de se soutenir mutuellement et d’échanger leurs savoirs respectifs. Des entrepreneurs ont eu recours à la SCOP et considèrent cette dernière comme une structure solidaire de compétences partagées. En effet, les compétences sont complétées et enrichies par l’expérience et les savoirs des entrepreneurs partenaires dans divers domaines. Par exemple, les outils numériques sont mieux maîtrisés par les jeunes entrepreneurs, alors que les générations plus avancées ont plus de poids dans les négociations avec les partenaires. En somme, l’entraide, le partage et le soutien moral semblent jouer un rôle déterminant dans le processus de réussite des projets sociaux pour l’ensemble de nos entrepreneurs.

2.2.6. Les outils de gestion dans les entreprises sociales

La gratuité et la simplicité des outils de gestion sont favorisées pour le fonctionnement des entreprises sociales : « ce sont tous des outils qu’offre Internet et qui sont gratuits », commente Cédric. Le logiciel Excel, le Google Drive, les réseaux sociaux (une page Facebook professionnelle, Google+) et les envois par courriel sont parmi les outils les plus utilisés dans les entreprises. Leur utilisation concerne essentiellement la comptabilité, la facturation, la budgétisation et la gestion des clients : « nous utilisons des outils très simples avec Excel pour faire le budget ou pour avoir des fichiers clients », note Laurent. Deux entrepreneurs, Laurence et Éric, utilisent un outil plus sophistiqué comme l’ERP. L’objectif pour Laurence, est d’être plus professionnelle au niveau du suivi de facturation ou des frais et en même temps, parer au manque des réunions d’équipe. Elle précise : « en mai, nous sommes passés à quelque chose d’un peu plus professionnel qui devrait nous faciliter un peu la vie. Nous avons mis en place un ERP […] nous nous voyons une fois par mois pour nos réunions d’équipe. Une fois par mois, ce n’est pas intéressant pour interagir entre nous. Nous avons donc mis en place une sorte de grille de suivi que nous diffusons tous les 15 jours. Chacun remplit virtuellement un document qui décrit l’activité de chacun ».

Toutefois, certains répondants comme Élise, Éric ou encore Aline, avouent avoir des difficultés pour adapter les outils au fonctionnement de leur entreprise. Le caractère particulier de leur activité peut expliquer cette difficulté d’appropriation (coopérative, service d’aide aux personnes âgées/handicapées, cantine solidaire). Afin de remédier à ces difficultés, la participation d’Élise à la SCOP lui permet d’acquérir les connaissances nécessaires au processus d’adaptation des outils à la nature de son activité. D’autres entrepreneurs sociaux comme Benoit, Cédric, Éric et Aline soulèvent le souci d’améliorer l’utilisation des outils à travers l’expérience et l’apprentissage : « nous sommes en permanence en train de faire bouger nos outils », commente Cédric. Patrice et Aline ont recours aux réseaux sociaux pour parer au manque d’outils de gestion sophistiqués. « Je fonctionne par le réseau et par le bouche-à-oreille », explique Patrice. En effet, qu’il soit numérique ou humain, le réseau social constitue auprès des entrepreneurs sociaux un lieu privilégié permettant de promouvoir leur activité et/ou un lieu d’échange d’informations.

3. Discussion

L’analyse des données recueillies a permis d’étudier deux variables fondamentales de l’entrepreneuriat social : l’entrepreneur social et l’entreprise sociale. En phase avec les travaux de Brouard, Larivet et Sakka (2010), les discours des entrepreneurs sociaux interrogés laissent effectivement apparaître les différents piliers de l’entrepreneuriat social : la création de la valeur sociale, l’innovation dans les outils de gestion et l’influence de l’entourage.

Au regard des travaux de Van Der Yeught et Bergery (2012) et de Draperi (2011), cette recherche met en lumière le rôle central de l’entrepreneur social. Elle met en évidence l’importance du vécu, du parcours universitaire et/ou professionnel comme facteurs d’influence. Les entrepreneurs étudiés n’ont pas particulièrement eu une éducation vouée au monde associatif ou à un esprit entrepreneurial. En revanche, le soutien de leur famille tout au long du processus entrepreneurial est souvent vital pour eux. Au-delà des valeurs sociales transmises, les parents, l’entourage ou d’autres membres de la famille offrent plutôt un support moral, financier et logistique déterminant. C’est en ce sens que l’entrepreneur social, tout comme l’entrepreneur classique, est encastré dans un environnement particulier au sens de Boutillier (2008) où les origines de la création d’une firme se trouvent dans la famille. Les résultats corroborent les travaux de Casson (1991) selon lesquels, la contrainte financière peut être en partie (voire intégralement dans certains cas) résolue par la famille : « la principale alternative à la banque demeure la famille » (Casson, 1991, p. 277). Nous constatons, par ailleurs, la difficile conciliation de la vie privée avec la vie professionnelle de l’ensemble de nos entrepreneurs sociaux. Certains entrepreneurs trouvent une alternative à ces situations, en devenant des couples de copreneurs avec leur conjoint(e), tel que souligné par Marshack (1994), ainsi que Fitzgerald et Muske (2002).

Toujours dans la phase de l’antécédent, au sens de Lumpkin et al. (2013), l’entreprise sociale nécessite un minimum de motivation, orientée vers le social, de la part du porteur du projet. La majorité d’entre eux considère que cette motivation est fondamentale pour le déclenchement du processus entrepreneurial, dans un milieu plus humain et moins capitalistique, en vue de donner plus de sens à leur future entreprise. Cette recherche met en évidence plusieurs profils d’entrepreneurs sociaux animés par des motivations diverses. D’autre part, les résultats soutiennent l’idée selon laquelle l’entrepreneur social n’hérite pas forcément de la culture de l’entreprise sociale. Ainsi, l’intention de créer une entreprise sociale peut émerger de la part d’un entrepreneur rentrant ou d’un entrepreneur auto-inséré ayant perdu son emploi et qui cherche à acquérir une nouvelle situation plus aisée. De plus, cette recherche a montré qu’une personne n’ayant aucun rapport avec le milieu de l’ESS peut créer son entreprise sociale, ce qui fait écho aux travaux de Verbeeren (2000).

L’analyse du profil des dix entrepreneurs sociaux étudiés met en évidence, l’existence de compétences spécifiques. En phase avec le modèle de Durand (2015), trois principales catégories sont identifiées : le savoir (connaissances), le savoir-faire (pratiques) et le savoir-être (attitudes). À l’instar des savoirs et des savoir-faire indispensables à la gestion d’une activité, la catégorie du savoir-être apparaît la plus citée par les entrepreneurs sociaux. Ces derniers sont comparés à des médiateurs et des conciliateurs qui favorisent le dialogue. Ces compétences innées sont relatives à leur humanisme (Everaere, 2011). Tout comme l’empathie, nos entrepreneurs sociaux privilégient la confiance au niveau du travail avec leurs collaborateurs. Ils semblent plus altruistes que les entrepreneurs classiques, ce qui fait écho aux travaux de Petrovskaya et Mirakyan (2017). Par ailleurs, ce travail montre que l’entrepreneur social se distingue de l’entrepreneur classique par son engagement dans un processus d’innovation sociale sans être limité par les ressources. Ce résultat corrobore les travaux de Dees (1998) d’autant plus que leur innovation sociale contribue davantage au développement durable, comme souligné par Van Der Yeught et Bon (2016).

De plus, on remarque que les entrepreneurs sociaux de notre étude sont solidaires avec leurs confrères, ce qui valorise la collaboration intersectorielle et les coopératives communautaires, comme montré par Hossain, Abu Saleh et Drennan (2017). Cela corrobore les préférences du collectif qui distingue l’entrepreneur social du classique (Van Der Yeught et Bergery, 2012). Ils favorisent ainsi l’entraide, le partage d’expériences et le transfert des savoirs interentrepreneurs. C’est d’autant plus le cas lorsque les entreprises sociales favorisent les SCOP. En effet, l’étude montre que cette structure constitue un lieu de choix de mutualisation des ressources, mais aussi de compétences et d’outils de gestion. À ce propos, nous avons noté que les outils ne sont pas particulièrement sophistiqués. En effet, la majorité d’entre eux sont gratuits et accessibles. Ils permettent, toutefois, de concilier les objectifs économiques aux défis sociaux de l’entreprise, ce qui confirme l’idée défendue par Dubruc et Vialette (2016). Dans cette même perspective, une quête permanente d’amélioration de ces outils est clairement exprimée par les entrepreneurs, soucieux de la gestion d’une entreprise en croissance. Par ailleurs, force est de constater que les réseaux sociaux humains priment sur les réseaux numériques. L’objectif est d’échanger les idées et de partager les connaissances en vue d’adapter les outils aux activités sociales de l’entreprise compte tenu des ressources financières limitées. Ainsi, si les outils de gestion reflètent le sens à donner à l’action (Lorino, 2002), l’analyse montre que la création d’une valeur sociale est plus significative que le profit (Kroeger et Weber, 2014). Autrement dit, les outils de gestion dans l’entreprise sociale semblent davantage aller dans la logique de l’éthique (Almog-Bakeret, 2012) que dans la logique technico-économique.

À l’instar du modèle de Lumpkin et al. (2013), cette recherche fait ressortir l’importance des outcomes dans le processus de l’entrepreneuriat social, pour qui la création de la valeur sociale est l’objectif omniprésent. Au-delà des clivages de secteurs d’activités, tous les entrepreneurs sociaux interrogés ont mis l’accent sur l’importance de la valeur sociale. Cette dernière est intimement liée à l’environnement, dans la mesure où les acteurs internes (collaborateurs, famille, etc.) et externes (État, SCOP, organismes, etc.) favorisent son développement. En effet, l’analyse révèle que les échanges avec l’entourage portent, certes, sur la mobilisation de fonds, mais aussi, et surtout sur le conseil, le soutien moral et le partage des connaissances. La littérature sur l’entrepreneuriat classique souligne également la contribution des réseaux sociaux au parcours entrepreneurial pour accéder aux différentes ressources (Anderson, Drakopolou Dodd et Jack, 2010). La confiance mutuelle et l’échange interactif entre l’entrepreneur et les contacts clés (Omrane, 2013) assurent le bon fonctionnement de l’entreprise sociale. Ce travail montre, également, que l’entrepreneur suit une philosophie particulière, telle que venir en aide aux autres, consommer responsable, tout en donnant un sens à son travail, parfois même un sens à sa vie. C’est ce qui permet d’expliquer, entre autres, la forte collaboration et l’interaction observée entre les acteurs afin d’optimiser les ressources, contrairement aux barrières concurrentielles qui marquent les échanges dans l’entreprise conventionnelle (Dacin, Dacin et Matear, 2010).

Conclusion

À partir d’une étude exploratoire basée sur des entretiens auprès de dix entrepreneurs sociaux de la région lyonnaise, une recherche sur l’entrepreneur social a été conduite afin d’en saisir les différents contours. Le premier apport théorique nuance le débat sur l’appartenance de l’entrepreneuriat social au champ de l’ESS ou de l’économie traditionnelle. En effet, au-delà de la dimension économique qui caractérise l’entrepreneuriat, la dimension sociale émerge tout au long du parcours de l’entrepreneur social. La prise en compte de la dimension humaine et relationnelle dans le cadre d’une entreprise sociale est clairement identifiée par les entrepreneurs sociaux eux-mêmes. La contribution sociale est omniprésente, allant de l’expérience antérieure et des compétences requises, à la gestion au quotidien du projet social. Par ailleurs, le deuxième apport théorique consiste à affirmer la capacité de l’entrepreneur social à utiliser les outils de management de l’entrepreneuriat classique tout en restant fidèle aux normes de l’utilité sociale. Toutefois, une légère difficulté d’adaptation de ces outils a été constatée, ce qui le pousse à constamment innover au niveau des pratiques de gestion (Davister, 2006). Aussi, cette recherche valorise davantage l’importance de la collaboration et des logiques de partage des connaissances entre l’entrepreneur social et son équipe, mais également entre l’entrepreneur social et ses confrères.

Sur le plan managérial, ce travail devrait permettre aux organismes de l’État et de financement des petites entreprises de mieux (re)connaître l’enjeu social apporté par ce type d’organisation dans le développement économique. Les entrepreneurs sociaux devraient également s’approprier ou adapter les outils du management classique au contexte de leur entreprise, mais aussi à innover au niveau des pratiques managériales pour une croissance durable. Par ailleurs, force est de constater l’importance du travail collaboratif des entrepreneurs sociaux avec leurs confrères, en vue de mieux partager les connaissances et les bonnes pratiques. L’apport managérial n’est pas seulement destiné aux entrepreneurs sociaux. En effet, les entrepreneurs classiques devraient valoriser les dimensions sociales et interpersonnelles préconisées par les entrepreneurs sociaux pour mener à bien leurs activités capitalistiques. Les entrepreneurs sociaux devraient, quant à eux, davantage prendre conscience de leur contribution dans le tissu économique global, en encourageant l’investissement et en créant des postes d’emploi, sans pour autant oublier leurs finalités sociales.

La difficile généralisation des résultats en raison du nombre limité d’entrepreneurs sociaux étudiés constitue une limite à notre travail. Une étude quantitative, moins fine, mais plus représentative, à travers un échantillon conséquent d’entrepreneurs, permettrait d’élargir la portée des résultats. De plus, la diversité des structures des entreprises sociales étudiées limite la pertinence des propos.

Dès lors, nous ouvrons le débat sur d’autres perspectives de recherche pouvant enrichir la compréhension du parcours entrepreneurial, notamment l’analyse de l’influence des parties prenantes sur l’entreprise sociale. Dans la même veine, une étude comparative pourrait être effectuée sur les similitudes et les différences entre les entreprises sociales de différents pays. Si la raison d’être de l’entreprise sociale est fondée sur l’aspect humain et humaniste, peut-on parler de spécificités culturelles relatives à l’entrepreneuriat social ? Existe-t-il des particularités géographiques relatives aux entreprises sociales ou sont-elles toutes fondamentalement semblables ?