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L’ouvrage Les faces cachées de l’entrepreneuriat, codirigé par Olivier Torrès et Éric Fimbel, aborde des aspects originaux de l’entrepreneur concernant tant les dimensions cognitive, motivationnelle, voire d’intentionnalité du dirigeant, que la manière, dont les individus se vivent en tant qu’entrepreneurs. Ainsi, plusieurs chapitres renforcent l’idée de centralité du dirigeant au sein de son entreprise comme dans le chapitre 9 où Sonia Boussaguet et Julien De Freyman traitent de la disparition du dirigeant dans un contexte de TPE/PME et de la remise en question de l’existence de l’organisation. Ces auteurs s’appuyant sur cinq études de cas, mettent ainsi en évidence les risques successoraux et les facteurs qui vont faciliter ou entraver le dépassement de cette situation par l’organisation, à savoir : la structuration organisationnelle, la violence de la disparition, la présence de femmes dans le processus de reprise, la dynamique de résilience entrepreneuriale et le niveau d’engagement des collaborateurs. De la même manière, Michaël Cita (chapitre 12) propose d’investiguer la question des croyances religieuses dans l’entrepreneuriat. Michaël Cita souligne la part de l’échec et de la réussite des entrepreneurs non déterminée dans les travaux scientifiques, mais que l’on prête au profil du dirigeant. Il fait ainsi le parallèle avec certaines qualités que le dirigeant peut aller puiser dans sa foi comme la persévérance, l’influence de celle-ci sur la culture d’entreprise ou encore sur le tempérament et la prise de recul du dirigeant vis-à-vis de son organisation. À partir d’entretiens réalisés auprès de dirigeants de PME, l’auteur propose une analyse SWOT mettant en évidence les aspects positifs et négatifs des croyances religieuses pour l’entrepreneur. Le chapitre 1 développé par Alain Coulaud et Sylvie Guidici s’intéresse à la motivation des entrepreneurs lors de leur passage de créateurs d’entreprise à gestionnaires. Les auteurs appuient leur réflexion sur sept interviews d’entrepreneurs. Alain Coulaud et Sylvie Guidici rappellent d’abord ce qu’est l’entrepreneur et les différentes approches motivationnelles. À partir de ce cadre théorique et de leur étude de cas, ils mettent en évidence une combinaison de facteurs de satisfactions et d’insatisfactions émergents lors du passage d’une logique entrepreneuriale à une logique managériale.

Cette centralité du dirigeant par le biais de ces motivations s’exprime également dans le choix de croissance de l’entreprise. Thierry Nobre, Didier Grandclaude et Thomas Rouveure interrogent dans le chapitre 6 la question de la croissance des PME dans le contexte français. En effet, on observe une augmentation continue du nombre de créations d’entreprises, mais peu de développements en termes de taille. Les auteurs rappellent qu’outre les leviers politiques, cette décision de croissance n’appartient qu’à l’entrepreneur dans le cadre d’une TPE. De ce fait, les auteurs se centrent sur les considérations cognitives du dirigeant et décrivent les motivations ignorées de la croissance par l’entrepreneur : l’esprit de compétition, le désir de création, le besoin de construction. En plus de ces éléments, il faut également prendre en considération la réflexion et la prise de décision stratégique. Ceci passe par le décryptage de la configuration stratégique cognitive de l’entrepreneur. En tenant compte à la fois des dimensions qui conduisent les entrepreneurs de croissance à développer leur organisation, ainsi que des biais cognitifs que subissent ces derniers, les auteurs proposent de mettre en évidence les difficultés rencontrées entre l’intention entrepreneuriale et les concrétisations managériales et organisationnelles. De la même manière, le chapitre 11, rédigé par L. Martin Cloutier et Claudia Pelletier, se focalise sur l’incitation des gouvernements à la transformation numérique dans les PME, ce qui a des incidences techniques, managériales, processuelles et relationnelles. Dans ce contexte, le comportement, le profil du dirigeant et sa perception des TI sont des facteurs. Les auteurs posent les questions des enjeux sous-jacents de la transformation numérique pour les entrepreneurs et les écarts qui existent entre les dirigeants. L’étude se base sur une cartographie des concepts en groupe auprès de dirigeants de PME et d’accompagnateurs socioéconomiques, et des professionnels du secteur numérique. De manière contre-intuitive, les résultats de l’étude montrent que les dirigeants de PME ont tendance à évaluer les enjeux tout en minimisant leurs effets plutôt que de chercher à formuler clairement une stratégie numérique à développer.

Par-delà les motivations de l’entrepreneur, plusieurs chapitres de l’ouvrage proposent de comprendre le moteur de l’action du dirigeant, son intentionnalité sous un angle original. Dans le chapitre 4, Michel Berry et Christophe Deshayes remettent en question l’image de l’entrepreneur comme un acteur économique s’inscrivant dans une démarche d’accumulation, au détriment de ses autres dimensions, vecteurs d’innovation, de progrès. Les auteurs vont étayer leur approche en se basant sur l’étude de cas d’une association originale, Siel. Le cas d’étude montre l’adéquation qui peut exister entre les différentes dimensions de l’entrepreneur (créateur de richesse, créateur d’emploi, de bien-être pour plusieurs parties prenantes, de pratiques innovantes), sans pour autant être chef d’entreprise. Une des questions posées par les auteurs est de connaître le moteur de l’action chez ces entrepreneurs, comment les soutenir et encourager ce type de vocations. Dans le dernier chapitre, Christophe Schmitt et Nicole Saliba-Chalhoub proposent d’aborder l’entrepreneuriat sous un angle original, qui ne serait plus linéaire, mais au contraire comme la traduction d’une intentionnalité. En changeant de paradigme, les auteurs observent l’entrepreneur comme un sujet, dont une part importante serait complexe et difficilement perceptible. Les auteurs appuient ainsi leur cadre théorique sur le concept d’intentionnalité. Ainsi, si l’intentionnalité de l’entrepreneur n’est pas accessible, c’est le projet entrepreneurial qui en est une forme d’artefact. Se pose alors la question dans le cadre de l’accompagnement entrepreneurial, du dépassement de l’aide à la création pour assister l’entrepreneur dans son intentionnalité, en amont, de travailler sur le moteur de l’action entrepreneuriale. Tout l’intérêt de révéler cette intentionnalité est qu’elle permet à l’entrepreneur de prendre conscience de ses propres actions et ainsi de rendre cohérentes l’intention, les actions et la perception que les acteurs de l’écosystème en ont.

L’ouvrage investigue également des pratiques peu courantes des entrepreneurs ; ainsi le chapitre 2 proposé par Stéphane Brosia est une approche originale de la question de la propriété intellectuelle et de sa protection par le brevet. Stéphane Brosia revient d’abord sur les notions fondamentales que sont le droit de propriété intellectuelle, sa matérialisation par le brevet. Dans le contexte français, il existe de nombreux avantages fiscaux liés aux investissements en R&D définis en trois catégories, et il en souligne l’articulation et leur intentionnalité. En s’appuyant sur une étude de cas en profondeur d’une start-up innovante, l’auteur met en lumière l’une des faces cachées de l’entrepreneuriat. Il décrit le phénomène d’accaparation de brevet, s’ensuit la possibilité pour l’entreprise « accaparante » la possibilité d’actionner les leviers fiscaux existants (processus de retournement). L’auteur montre les quatre capacités qui rendent le droit de propriété intellectuelle créateur de valeur pour l’entreprise.

D’autres chapitres se focalisent davantage sur la manière, dont les individus se vivent comme entrepreneurs. Les chapitres 3, 8 et 10 présentent des aspects des entrepreneurs loin de l’image répandue du héros économique. Dans le chapitre 3, Sandrine Emin et Nathalie Schieb-Bienfait partent du constat suivant : il y a une tendance actuelle à mettre l’artiste dans le rôle de l’entrepreneur, ce qui ouvre sur de nombreuses interrogations. Les auteures soulignent d’abord les différentes dimensions de l’entrepreneuriat vécu par les artistes. L’activité en mode projet des artistes les conduit à assumer à la fois des activités liées à leurs pratiques artistiques, mais également une véritable activité entrepreneuriale pour donner corps à leurs projets. Face à la diversité des situations vécues par les artistes, entre logique entrepreneuriale faisant partie intégrante du métier et contrainte, dont il faut chercher à s’extraire, les auteures proposent le terme « d’artiste en entrepreneur ». Le chapitre 8 proposé par Gérard Desmaison et Bernard-Marie Augustin s’intéresse à la situation des entrepreneurs en liquidation judiciaire, qualifiée ici de « morbigénèse entrepreneuriale ». Les auteurs focalisent leur étude sur deux aspects, d’une part le traumatisme vécu par ces entrepreneurs et, d’autre part, les ressources leur permettant de dépasser cette situation pour éventuellement entreprendre à nouveau. Les auteurs décryptent précisément le traumatisme de la liquidation judiciaire, à la fois personnel, professionnel et financier. Les auteurs s’attachent ensuite à décrire la capacité de l’entrepreneur à assumer son deuil et repartir sur une nouvelle trajectoire positive. Ceci passe par la définition de ce que peut être le rebond et par la mise en évidence d’une ingénierie du rebond (un accompagnement s’appuyant sur un ensemble de techniques). Ces techniques permettant à l’entrepreneur de rebondir ne peuvent être mises en oeuvre par le dirigeant seul, aussi les auteurs mettent-ils en évidence l’intérêt de la « thérapie collective ». Walid A. Nakara propose dans le chapitre 10 de partir du constat qu’il existe conjointement une baisse de l’intérêt du travail pour les salariés et une forte augmentation du nombre d’entrepreneurs. Le lien entre les deux se faisant notamment par l’entrepreneuriat de nécessité, entrepreneuriat qui se traduit par des conditions psychologiques plus difficiles et parfois des situations précaires. Parmi ces entrepreneurs, l’auteur souligne la proportion importante de femmes et les difficultés que peuvent rencontrer les femmes entrepreneures. Afin d’explorer cette catégorie d’entrepreneurs, l’auteur s’appuie sur dix études de cas de femmes entrepreneures en Tunisie, par le biais de récits de vie, mettant en évidence un processus d’émancipation entrepreneurial.

Cette approche de l’entrepreneuriat libérateur, voire salutogène, se retrouve dans les chapitres 5, 13 et 7. Le chapitre 5 proposé par François Henry a pour but de comprendre comment le rejet de l’organisation des grands groupes conduit à l’intention entrepreneuriale. Le chapitre s’appuie sur une étude comprenant des entretiens auprès de 27 startuppers, passés des grands groupes à la création de leur propre activité. Si l’intégration aux grands groupes renvoie à l’idée d’une certaine forme de prestige, d’un défi technique ou encore d’un lieu de la formation, elle traduit aussi une autre réalité, moins positive celle-là, due à la nature du travail et au management entraînant bureaucratie, inertie et léthargie. Le chapitre montre que la démarche entrepreneuriale peut être vécue comme une forme de libération par les startuppers, un moyen de survie à l’enfermement de la grande organisation. Loréna Clément s’intéresse dans le chapitre 13 à l’entrepreneuriat dans les quartiers prioritaires. Elle contextualise son sujet en rappelant qu’au cours des années deux-mille, l’entrepreneuriat est devenu un véritable levier pour les politiques publiques dans les quartiers les plus pauvres en France. Dans ce contexte, l’auteure a choisi d’axer son étude sur la relation entrepreneuriat/idée de libération. Pour ce faire, l’auteure a suivi pendant un an un dispositif d’accompagnement à la création et au développement d’activité au sein de quartiers pauvres. L’étude met en lumière le caractère libérateur de l’entrepreneuriat en particulier durant la phase de création. L’accompagnement de ces entrepreneurs se traduit par une aide à l’intégration au système économique existant et à la canalisation du projet avec la réalité des entrepreneurs. Le chapitre 7, développé par Pauline Pérez, se focalise sur l’étude de cas d’une reprise d’entreprise sous forme de SCOP. L’auteure propose d’aborder la question de la santé mentale et physique des salariés-associés dans le cadre de leur nouvelle fonction. La revue de littérature met en exergue les facteurs salutogènes et pathogènes de la SCOP. Dans les faits, l’étude de cas témoigne d’une trajectoire positive des salariés-associés qui se sentent mieux au travail. Cela dit, plusieurs pathologies apparaissent à différentes phases du développement de la SCOP. En conclusion, l’auteure montre qu’il ne faut pas opposer santé et souffrance au travail, les deux notions ne s’excluant pas.

En résumé, cet ouvrage constitue une exploration très inspirante de l’entrepreneuriat !