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Introduction

Lorsque qu’un groupe d’historiens entreprend un processus de recherche portant sur des éléments relatifs au patrimoine bâti (artéfacts, bâtiments, secteurs urbains), une part de son analyse repose habituellement sur l’étude de sources documentaires iconographiques telles que plans, photographies d’époque, gravures, etc. Toutefois, lorsqu’il s’agit d’éléments du cadre bâti ne nous étant pas parvenus, il peut s’avérer difficile (autant pour le chercheur que pour son interlocuteur) de se représenter les objets dans leur tridimensionnalité. En effet, selon les spécialistes en cognition spatiale[1], une large part des individus éprouverait de la difficulté à former une image mentale 3D à partir de l’observation de plans et de photos.

Afin de rendre compte de la configuration d’un lieu d’intérêt historique, il arrive que l’on procède à la reconstruction d’un cadre bâti qui ne nous est pas parvenu[2]. Le visiteur peut ainsi explorer le lieu physique, tel qu’il aurait pu apparaître à une époque passée. À une échelle plus modeste, il existe également la possibilité de réaliser une maquette du lieu[3]. Celle-ci peut par exemple être exposée dans un musée, en complément aux sources documentaires présentées[4].

Depuis quelques décennies, une nouvelle approche a fait son apparition; les technologies numériques ont opéré un bouleversement majeur dans le domaine de la communication visuelle impliquant des objets tridimensionnels. Les maquettes, qui traditionnellement représentaient la forme architecturale à échelle réduite, sont maintenant transposées en format numérique par le biais de modèles 3D. Le recours à la modélisation 3D peut, dans certains cas, fournir une aide précieuse à la personne; le fait de visualiser un objet virtuel dans un environnement tridimensionnel faciliterait l’élaboration d’une représentation mentale de l’élément.

À partir de ces modèles 3D, ou maquettes numériques, il est possible de générer des séquences animées; un mouvement de caméra montre alors l’objet (artefact, bâtiment ou secteur urbain) sous différents angles, ce qui enrichit la compréhension du spectateur. Il est ainsi possible de présenter des séquences animées donnant à ce dernier l’impression de se déplacer dans un lieu, par exemple autour et à l’intérieur d’un bâtiment. Ce potentiel a été abondamment exploité, au cours des trente dernières années, dans le domaine de la diffusion de connaissances relatives au patrimoine bâti[5].

Non seulement le modèle 3D permet-il d’enrichir la compréhension de l’observateur, mais il contribuerait également à stimuler la pensée réflexive de la personne qui l’élabore. Par exemple, la mise en oeuvre d’un modèle 3D permettrait de bonifier le processus cognitif de l’étudiant en histoire cherchant à mieux comprendre la genèse et l’évolution d’un site d’intérêt historique. Le travail de recherche de sources documentaires et la transformation en modèles 3D des informations présentes dans ces documents amèneraient l’apprenant à s’interroger sur les lacunes, incohérences ou imprécisions contenues dans les sources[6].

Il faut toutefois demeurer conscient du fait que malgré son riche potentiel, le modèle 3D est souvent utilisé de façon restrictive puisqu’il s’attache uniquement à représenter l’apparence que revêtaient hypothétiquement les lieux à une époque donnée, sans rendre compte d’une réalité plus complexe. Nous désirons ici souligner trois limitations inhérentes à ce type d’utilisation des techniques de modélisation informatique qui sont particulièrement restrictives lorsqu’il s’agit de mettre à contribution le modèle numérique pour la diffusion de connaissances à caractère historique.

D’une part, le modèle 3D est souvent utilisé exclusivement comme outil de vulgarisation. Son élaboration ne débute qu’au moment où l’historien choisit de mettre un terme au processus de recherche et de diffuser des résultats. Il s’agit là d’une démarche caractérisée par une certaine rigidité puisque le processus est clairement scindé en deux phases consécutives : le développement de la connaissance, suivi de sa diffusion.

D’autre part, on représente habituellement les lieux à une époque donnée; les édifices sont décrits comme un ensemble d’entités inaltérables[7]. Bien que les éléments architecturaux subissent des transformations au cours de leur cycle de vie, la dimension temporelle du cadre bâti est évacuée. Il est essentiel de saisir à quel point cette lacune de la modélisation 3D entre en contradiction avec la démarche de l´historien et appauvrit le message transmis à l’apprenant lorsque le processus de communication est basé sur le recours à des moyens informatiques.

Finalement, on ne tient pas compte de l’aspect interprétatif de la connaissance développée par l’historien[8]. Le foisonnement de détails qui constituent la maquette numérique ainsi que le photoréalisme des images servent à convaincre le spectateur de la véracité de la restitution. Or, lorsque l’on traite de biens patrimoniaux ne nous étant pas parvenus, ou encore d’ensembles architecturaux ayant partiellement disparu, différentes hypothèses de restitution peuvent coexister. On ne peut savoir avec certitude où réside la vérité puisque le passé ne nous est pas accessible. Il arrive que le recours au modèle 3D dénature en quelque sorte le processus de diffusion des savoirs ayant été développés par l’historien, surtout lorsque l’interlocuteur n’a aucun moyen de connaître le niveau de certitude des différents éléments formant la maquette, ni même de distinguer ce qui relève du domaine de l’interprétation[9]. Dans ce contexte, Wolfgang Kienreich[10] considère que les techniques de modélisation habituellement employées pour la diffusion de connaissances relatives à un patrimoine bâti ne permettent pas l’élaboration de modèles signifiants.

Au cours des prochaines sections, nous commencerons par examiner l’état de la recherche dans le domaine de la modélisation 4D et quels aspects et avantages ont retenu l’attention des chercheurs. Nous décrirons ensuite l’approche que nous proposons, et qui se veut axée sur la versatilité du système et sur l’intégrité du modèle. Nous poursuivrons en examinant le mandat du modèle 4D qui est ici présenté en tant que dispositif numérique apte à bonifier la communication, et ce, dans trois contextes différents : i) entre l’historien et l’apprenant, ii) entre les historiens appartenant à une équipe de chercheurs et iii) entre l’historien et le développeur informatique. Nous présenterons ensuite notre étude de cas qui porte sur la modélisation 4D du complexe industriel de l’entreprise Alphonse Raymond Limitée, situé dans le quartier Centre-Sud à Montréal, et dont l’origine remonte au début du XXe siècle. Nous terminerons en décrivant le processus de mise à l’essai de l’environnement numérique et en énonçant des conclusions provisoires.

1. La modélisation 4D : état de la question

Face à ces limitations, il y a depuis quelques années émergence d’une nouvelle approche qui s’appuie sur les techniques de modélisation 3D, tout en augmentant la portée du modèle; il s’agit de la modélisation 4D. Bien que les moyens techniques mis en oeuvre et les types d’interaction proposés varient grandement d’un projet de recherche à l’autre, le modèle 4D a toujours pour principale caractéristique de prendre en considération la dimension temporelle. Il arrive par ailleurs que le modèle inclue des liens entre les formes tridimensionnelles et les sources documentaires et qu’il rende compte de la multiplicité des hypothèses de restitution et du niveau de certitude des diverses composantes.

Nous proposons de rendre nos modèles 4D accessibles via internet ou une borne interactive. La personne peut interroger l’environnement par le biais d’une interface graphique et, par exemple, poser au système des questions telles que : quelles était l’apparence des lieux à une époque donnée? existe-t-il plusieurs hypothèses de restitution et, si oui, quelles sont-elles? quelles sont les sources documentaires utilisées pour cette (ou ces) restitution(s)?

Le modèle 4D constitue donc un ensemble de maquettes virtuelles potentielles qui seront générées, ou non, selon les questions posées par l’utilisateur. La modélisation 4D est une stratégie prometteuse pour gérer efficacement la complexité inhérente à l’étude d’un patrimoine bâti. Elle représente un nouveau mode d’organisation et d’exploitation des informations qui pourrait faire en sorte que le processus de transfert des connaissances développées par l’historien s’effectue de façon plus adéquate. En effet, il ne s’agit pas ici de simplement illustrer l’apparence d’un cadre bâti, mais bien d’enrichir la compréhension de l’interlocuteur dans l’espace et dans le temps.

Le modèle 4D peut offrir un outil de diffusion pour le praticien de l’histoire appliquée qui est sensible aux enjeux de la mise en valeur, et cherche à rejoindre un auditoire extérieur au milieu académique. Cet outil lui permettrait de rendre compte d’une succession d’événements documentés ayant eu lieu dans un cadre bâti qui, lui-même, aurait évolué au cours des époques. Le modèle 4D peut également être utile aux historiens dont les travaux de recherche portent de façon spécifique sur l’évolution d’un cadre bâti; le modèle interactif pourrait constituer un outil de recherche servant à tester des hypothèses de restitution et à présenter ces dernières à des collègues, de façon à susciter la discussion.

Précisons que, entre l’élaboration d’un modèle numérique 4D et la reconstruction d’un site historique, des similitudes existent; les deux approches relèvent d’une collaboration entre historiens, architectes et archéologues et, dans les deux cas, il s’agit de représenter le bâti en indiquant quelles sont les composantes d’origine et quels sont les éléments reconstitués. Par contre, le réel et le virtuel offrent des différences marquées. La visite d’un lieu réel constitue une expérience plus complète : elle permet l’interaction avec une personne humaine (comme par exemple avec un guide répondant aux questions du visiteur) et peut potentiellement impliquer les cinq sens.

L’interaction avec un environnement numérique constitue pour sa part une expérience plus restreinte aux niveaux sensoriel et interactif, mais offre d’autres avantages. Alors que la reconstruction représente le site à une époque spécifique, l’environnement numérique permet d’avoir accès aux configurations du cadre bâti à différentes époques. Par ailleurs, dans le cas où les sources documentaires sont lacunaires, le site reconstruit présente une seule hypothèse de restitution, tandis que le modèle 4D offrant une navigation plus libre permet d’accéder à diverses hypothèses de restitution. Ainsi, les deux approches sont susceptibles de se compléter mutuellement et il est permis de croire que l’accès à une borne interactive 4D au cours de la visite d’un site reconstruit constituerait une expérience enrichissante.

À travers le monde, depuis plus d’une décennie, plusieurs chercheurs s’intéressent à la modélisation 4D en tant que méthode permettant de procéder à l’enrichissement sémantique du modèle[11]. En règle générale, pour ces chercheurs, le mandat de la modélisation 4D est de favoriser une meilleure compréhension de ce qui caractérise un lieu en faisant référence à tout un univers de connaissances[12]. Si l’on cherche à dresser un portrait valable du lieu en question, il serait capital de prendre en considération les trois aspects fondamentaux inhérents au patrimoine bâti mentionnés précédemment, soit i) la dimension temporelle du cadre bâti, c’est à dire l’évolution de la morphologie du lieu, ii) la multiplicité des hypothèses de restitution et iii) les liens existants entre informations spatiales et sources documentaires. Au cours des trois prochaines sous-sections, nous nous attarderons à chacun de ces trois aspects.

1.1 La dimension temporelle du cadre bâti

Il s’agit d’aborder le site à l’étude en tant qu’entité évolutive, c’est-à-dire en mettant l’accent sur la dimension temporelle du cadre bâti[13]. Lorsque l’étude porte sur un bâtiment spécifique, ce dernier n’est pas nécessairement constant dans le temps; au contraire, il est souvent soumis à un processus évolutif complexe. En terme de datation, parfois l’édifice n’est pas homogène, mais stratifié; il y a les éléments qui sont restés inchangés, ceux qui ont disparus et ceux qui ont été transformés.

Dans le cycle de vie d’un bâtiment, deux types de phase coexistent en alternance : celles de transition et celles de persistance[14]. Au cours d’une phase de transition, des événements se sont produits pour que le bâti passe d’un état à un autre: division, amplification, réaffectation, enterrement, déplacement, etc. En outre, ces transformations peuvent être soudaines ou graduelles. La stratification, l’alternance des phases, la nature des événements ainsi que la granularité temporelle sont autant d’aspects qui doivent être intégrés au sein du modèle numérique dont le mandat est de rendre compte de la ‘vie’ d’un bâtiment[15].

Ramenés à l’échelle d’un bâtiment ou d’un ensemble architectural, les concepts présentés dans cet article découlent en partie des travaux d’un des co-auteurs au sein du Groupe de recherche sur Montréal[16] et du Virtual Historic Savannah Project[17]. Consacrés à des environnements urbains, soit le secteur fortifié de Montréal dans le premier cas (espace correspondant au Vieux-Montréal actuel) et au quartier historique de Savannah dans le second, cette expérience a permis de développer une expertise dans l’intégration du temps à même les environnements virtuels ainsi que dans la mise en relation de bases de données avec des maquettes interactives.

1.2 La multiplicité des hypothèses de restitution

Le modèle doit tenir compte de la multiplicité des hypothèses de restitution[18]. Souvent, l’histoire d’un site ne nous est que partiellement connue en raison de sources documentaires hétérogènes, incertaines ou lacunaires[19]. Généralement, plus on remonte dans le temps, moins les documents sont précis, faisant en sorte que les hypothèses de restitution se multiplient. Des processus interprétatifs amènent les historiens à formuler des hypothèses parfois très variées (et même contradictoires) concernant les états passés. Le modèle devrait permettre la coexistence de ces multiples hypothèses de restitution. D’une part, le système devrait être structuré de façon à ce que le modèle puisse être mis à jour, corrigé et augmenté selon la disponibilité des sources documentaires. D’autre part, l’environnement numérique devrait permettre aux utilisateurs d’avoir accès aux raisonnements déployés par les historiens et archéologues, et sur lesquels reposent les hypothèses de restitution présentées[20].

1.3 Les liens entre informations spatiales et sources documentaires

Pour enrichir le processus de communication entre l’historien et son interlocuteur, le modèle doit permettre d’établir des liens entre les objets 3D (représentant des artefacts, bâtiments ou secteurs urbains) et les sources documentaires à partir desquelles l’historien travaille. Ces documents peuvent contenir soit des informations relevant du patrimoine immatériel, soit des données iconographiques ayant servi de référence pour l’élaboration du modèle numérique. Dans le premier cas, il s’agit pour l’historien d’amener son interlocuteur à établir des connexions signifiantes entre l’objet tridimensionnel et des informations portant par exemple sur des pratiques ou modes de vie. Dans le deuxième cas, il est important que l’interlocuteur prenne conscience du niveau de certitude accordé à ces diverses sources documentaires. Il lui sera ainsi possible de comparer la valeur attribuée par l’historien (ou l’archéologue) à différentes hypothèses alternatives. L’environnement 4D pourrait rendre compte du fait que diverses hypothèses de restitution ou différentes portions d’une même maquette ont un niveau de certitude qui serait qualifié par exemple de ‘moyen’, ‘bon’ ou ‘excellent’, selon le cas.

2. Une approche axée sur la versatilité du système et sur l’intégrité du modèle

Comme nous l’avons vu dans la section précédente, le modèle 4D peut potentiellement recéler de multiples avantages pour l´historien dont les travaux portent sur des bâtiments anciens ou des sites urbains. Or, il est indéniable que ces avantages ne peuvent être acquis qu’au prix d’une plus grande complexité au niveau de la mise en oeuvre des systèmes. Afin de développer une méthodologie permettant de relever ce défi technique et afin de mettre en lumière les différents avantages que le recours au modèle 4D peut offrir à l’historien, nous avons entrepris une étude de cas (dont il sera question à la section 4). Précisons brièvement que, dans le cadre de nos travaux, la mise en oeuvre du modèle 4D est basée sur la synergie entre différents types d’outils informatiques: le langage de programmation orientée objet Python, la base de données SQLite (Structured Query Language) et le moteur de modélisation géométrique de Autodesk Maya.

Sur le plan technique, notre projet de recherche se situe dans la continuité des travaux de Iwona Dudek et Jean-Yves Blaise [21], ainsi que Chiara Stefani [22] et Livio DeLuca [23], membres de l’unité de recherche « Modèles et simulations pour l’Architecture et le Patrimoine » de Marseille. Nous souhaitons toutefois proposer des améliorations au niveau i) de la versatilité du système, ii) de la pérennité de l’information et iii) de l’intégrité du modèle.

2.1 La versatilité du système

Sur le plan de la versatilité du système, nous cherchons à adapter l’outil aux besoins de l’historien. Plutôt que de s’en tenir à la dichotomie ‘phase de développement de la connaissance / phase de diffusion’, il nous semble souhaitable que ces deux processus puissent être menés de façon synchrone. Le développement de l’environnement numérique 4D accompagne donc la démarche de l’historien durant les différentes étapes du processus de recherche, c’est à dire pendant les phases de collecte des données et des sources documentaires, de relevés sur le terrain, d’analyse des documents, etc.

Le modèle 4D est évolutif et rend compte de l’état d’avancement des travaux de recherche, à différentes étapes du processus. En ce sens, il est primordial que le système forme un tout cohérent qui puisse être adapté de façon itérative, selon les données disponibles et l’évolution du raisonnement de l’historien. Les hypothèses du chercheur viennent-elles à changer, il ne s’agit pas d’élaborer de nouvelles maquettes 3D pour les illustrer; il s’agit plutôt de procéder à des ajustements à l’intérieur du système pour permettre la génération automatique d’un ensemble de maquettes mises à jour.

Les modalités permettant à l’historien d’interagir avec le système informatique constituent un aspect de la question qui nous intéresse tout particulièrement. Il est en effet primordial que le chercheur puisse modifier les données fournies au système de façon relativement autonome. Il s’agit là d’un aspect crucial de notre démarche. Étant donné que l’interaction avec une base de données ne fait pas partie du champ de compétences habituelles de l’historien, on peut présumer que ce dernier sera peu enclin à avoir recours à un système de modélisation 4D si les modalités d’utilisation lui semblent obscures. Il nous incombe donc d’élaborer des interfaces qui permettront à l’historien de transmettre des données au système, sans que ce processus ne lui impose une surcharge cognitive. Cet aspect devra être testé de façon rigoureuse auprès d’un échantillonnage d’historiens (ayant divers domaines d’expertise et différents niveaux de connaissances en informatique) et fera l’objet d’une prochaine communication.

Les interfaces développées permettront à l’historien d’interagir avec le système de modélisation 4D de deux façons. Il pourra insérer de nouvelles sources documentaires dans le système, ou encore ajouter des événements supplémentaires dans l’histoire de l’évolution de la morphologie du bâtiment (ou du site). Sur le plan géométrique, nous entendons par ‘événement’ l’ajout, la modification ou l’élimination de certaines composantes du bâti. Ces événements ont pour effet de i) régénérer la ligne de temps retraçant l’évolution du cadre bâti et ii) de métamorphoser la morphologie de la maquette numérique représentant une hypothèse de restitution donnée. Prenons par exemple le cas d’un bâtiment érigé en 1800 et ayant subi des modifications en 1850 et en 1900. L´historien découvre de nouvelles sources documentaires faisant état de modifications ayant eu lieu en 1875. Suite à l’insertion de ces nouvelles données par l’historien, la ligne de temps retraçant l’histoire du site comprend un segment supplémentaire et le système est apte à présenter quatre configurations différentes du bâtiment à l’étude. Il y aurait ainsi possibilité pour le chercheur d’élaborer et de représenter, de façon itérative, de nouvelles hypothèses de restitution (voir figure 1).

Par ailleurs, l’environnement 4D peut également faire office d’outil de diffusion permettant de transmettre à l’apprenant (étudiant, visiteur de musée, internaute, etc.) les connaissances développées par l’historien. En ce sens, nous chercherons à optimiser non seulement les possibilités d’interaction entre l’historien et le système, mais également les possibilités d’interaction entre l’utilisateur et le système. La personne qui explore l’environnement doit être en mesure de poser des actions qui lui permettront de visualiser diverses composantes de la maquette, comparer différentes hypothèses de restitutions, accéder à des sources documentaires et comprendre les liens existant entre celles-ci et les objets 3D. Cette interaction devrait donner à l’utilisateur l’opportunité de ‘re-construire’ de façon active la connaissance développée par l’historien[24]. Il s’agit en somme de promouvoir l’établissement d’une boucle de rétroaction faisant en sorte que l’affichage des résultats de chacune des actions (ou requêtes) favorise l’émergence de nouvelles questions dans l’esprit de l’utilisateur (voir figure 1). Là encore, le système doit être caractérisé par la flexibilité afin qu’il soit possible pour le développeur informatique d’optimiser cette boucle de rétroaction selon les besoins de l’utilisateur.

Figure 1

Boucles de rétroaction impliquant l’historien, l’apprenant et le système

Boucles de rétroaction impliquant l’historien, l’apprenant et le système
Réalisée par N. Charbonneau

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2.2 La pérennité de l’information

Dans l’introduction, il a été question des limitations inhérentes à la modélisation 3D. Rappelons que le processus de modélisation 3D consiste à générer des assemblages de formes géométriques à l’aide des fonctionnalités d’un logiciel CAD (Computer Aided Design) commercial. Dans le domaine du patrimoine bâti, le travail de modélisation est réalisé à partir de l’examen des sources documentaires (plans, photos, etc.) ou de relevés sur le site à l’étude. Lorsque l’élément à modéliser comporte un grand nombre de détails architecturaux, ce processus peut constituer un véritable ‘travail de moine’. Il faut cependant demeurer conscient que le recours aux logiciels CAD peut entrainer des problèmes au niveau de la pérennité de l’information. En effet, selon les aléas du marché, il peut s’avérer, après un certain laps de temps, que le logiciel d’origine ne soit plus disponible. Il devient alors impossible d’afficher la maquette pour en tirer des images qui seraient par exemple insérées dans une présentation, ou encore de modifier les modèles 3D ayant été précédemment archivés.

Il arrive donc que le recours à un outil CAD commercial entraîne une importante perte de données. Notre approche de la modélisation 4D assure de façon plus probante la pérennité d’une grande part des données puisque le code de programmation et la base de données, eux, demeurent lisibles à long terme. Le recours à un environnement mixte nous permet de nous affranchir de toute dépendance à un logiciel commercial spécifique. Étant donné que le code de programmation et la base de données peuvent faire appel à différents outils de visualisation, nous procèderons à des expérimentations. Nous testerons différents logiciels CAD de façon à être en mesure de proposer des solutions de remplacement, advenant la disparition du logiciel utilisé dans le cadre de notre étude de cas.

Ainsi, au terme de la démarche de l’historien, tous les éléments ayant été documentés et formalisés dans le système 4D (pluralité des hypothèses de restitution, analyse d’un processus évolutif, concordance entre maquette numérique et source documentaire, etc.) seront accessibles et exploitables à moyen terme. Il est même envisageable qu’ils soient accessibles à long terme dans le cas où des mises à jour du système seraient faites lorsque se produiront d’importants changements technologiques.

2.3 L’intégrité de la maquette numérique

Le domaine de l’informatique se développe à un rythme soutenu, voire exponentiel. Au cours des prochaines années, les systèmes de bases de données deviendront de plus en plus performants. Bien que l’augmentation du nombre d’hypothèses de restitution alternatives retenues par l’historien ait pour effet de décupler la quantité d’informations fournies au système 4D, le problème de gestion de ces données deviendra progressivement de moins en moins épineux. Les moteurs de modélisation géométrique (ou logiciel CAD) deviendront, eux aussi, progressivement de plus en plus performants. Même lorsqu’il s’agira de restituer des bâtiments ou ensembles patrimoniaux de grande envergure, caractérisés par des détails architecturaux complexes, les délais de génération des maquettes numériques deviendront peu à peu négligeables.

Cette puissance accrue des ordinateurs et la synergie pouvant exister entre moteurs de modélisation géométrique et bases de données nous permettront progressivement de restituer les composantes d’un patrimoine bâti en respectant de plus en plus l’intégrité géométrique de l’élément réel (dans une certaine mesure). Pourquoi ce souci de l’intégrité du détail? Parce qu’il est important d’aller au-delà de l’environnement numérique qui déploie un ‘décor historique’, à la manière des environnements de jeux vidéo. Il ne s’agit pas de donner à l’utilisateur un aperçu de l’aspect du cadre bâti, mais plutôt de l’amener à saisir la morphologie des divers éléments architecturaux, lorsqu’il désire faire un examen minutieux de la maquette numérique. Au niveau du détail architectural, par exemple pour une corniche, le développeur ne se limitera pas à plaquer une image sur un modèle 3D schématique, il en reproduira plutôt la modénature.

Le niveau de détail jugé adéquat dépendra des finalités de l’environnement et des préoccupations de l’historien. Ce souci du détail peut aller jusqu’à la construction pierre par pierre, par exemple, pour rendre compte du savoir-faire et des techniques de l’artisan dans un contexte donné (appareillage de briques, stéréotomie, etc.). Ici les préoccupations de l’historien pourront converger avec les intérêts de l’historien de l’architecture, ce dernier ajoutant une nouvelle facette aux connaissances mises à contribution pour l’élaboration de l’environnement numérique.

Le développement d’environnements 4D repose nécessairement sur une approche pluridisciplinaire et celle-ci pourra éventuellement regrouper quatre types de spécialistes (voir figure 2). La collaboration entre l’architecte/modélisateur 3D et le programmeur (zone grise de la figure 2) constitue un secteur en émergence puisque, jusqu’à tout récemment, le champ d’expertise de l’architecte n’incluait pas les technologies informatiques. Il nous apparait que la zone (représentée en noir sur la figure 2) où se recoupent les champs d’expertise de l’historien, de l’historien de l’architecture, de l’architecte / modélisateur 3D et du spécialiste des technologies numériques est extrêmement riche de potentiel et mérite d’être explorée.

Figure 2

Une approche pluridisciplinaire basée sur la convergence de quatre champs d’expertise

Une approche pluridisciplinaire basée sur la convergence de quatre champs d’expertise
Réalisée par N. Charbonneau

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3. Le mandat du modèle 4D : bonifier la communication

Dans le cadre de nos travaux, nous cherchons à évaluer dans quelle mesure la modélisation 4D nous permettrait de bonifier la communication aux trois niveaux suivants: i) entre l’historien et l’apprenant, ii) entre les membres d’une équipe de recherche formée d’historiens et iii) entre l’historien et le développeur d’environnements numériques. Nous examinerons chacun de ces trois aspects au cours des prochaines sous-sections.

3.1 La communication entre l’historien et l’apprenant

Bien que la communication historien / apprenant puisse s’établir dans différents contextes (tel le milieu universitaire notamment), notre étude de cas nous a amené à nous attarder au contexte muséal. Nous nous intéressons donc aux environnements numériques aptes à diffuser, auprès du grand public, les connaissances développées par l’historien.

Habituellement, dans un musée présentant des contenus relatifs à un patrimoine bâti, le visiteur acquiert de nouvelles connaissances de diverses façons; il observe des photographies ou artéfacts, se réfère aux commentaires d’un audio-guide, procède à la lecture de panneaux de texte et parfois au visionnement de séquences vidéo, etc. Ces activités se complètent mutuellement pour contribuer à communiquer des savoirs à caractère historique. Dans le cadre de nos travaux, nous cherchons à utiliser les technologies numériques de façon novatrice afin d’enrichir l’expérience du visiteur du musée et de bonifier les acquis sur le plan cognitif.

Les environnements numériques interactifs, basés sur des modèles 4D, ont pour mandat d’aider la personne à franchir le pas allant de la visualisation ‘passive’ de séquences animées pré-calculées, vers la manipulation interactive et l’interrogation active. Pour ce faire, nous évaluerons dans quelle mesure les fonctionnalités interactives et les ajouts sémantiques faits au modèle aident le visiteur du musée à établir des connexions signifiantes entre les informations présentées. Nous serons ainsi en mesure de vérifier l’hypothèse émise par plusieurs chercheurs[25] selon laquelle la modélisation 4D permettrait à la personne de mieux appréhender les multiples facettes d’une réalité polymorphe propre à un patrimoine bâti.

3.2 La communication entre les historiens appartenant à une équipe de chercheurs

Dans un contexte où les sources documentaires sont abondantes, il peut arriver que la prise en considération de certains documents soit mutuellement exclusive. Dans ce cas, le fait de se référer à l’ensemble des sources documentaires disponibles donne lieu à des incohérences sur le plan géométrique. Par exemple, pour les ouvertures dans un bâtiment, si la disposition présentée sur une gravure ne concorde pas avec la répartition des espaces intérieurs apparaissant sur un plan, cet état de fait donne lieu à deux hypothèses de restitution alternatives. Il y a alors formation de sous-groupes de sources documentaires, chacun d’entre eux étant apte à étayer une hypothèse de restitution potentiellement valide, ayant un niveau de certitude déterminé par le groupe de chercheurs.

Dans le même esprit, lorsqu’une hypothèse de restitution globale est élaborée à partir de documents concernant diverses parties du site, il peut arriver que la maquette numérique mette en lumière certaines incohérences entre la morphologie des lieux et les pratiques ou modes de vie de l’époque. Le fait de visualiser une maquette tridimensionnelle peut aider à détecter ces incohérences géométriques ou sémantiques (qui ne sont pas nécessairement apparentes lorsque l’on étudie les documents) et donc à regrouper les sources documentaires de façon à élaborer diverses hypothèses. Comme le constatent Robert Vergnieux et Premio Tartessos[26], l’objectif méthodologique des modèles numériques est de pouvoir soulever toutes les questions de validation que pose le travail de restitution.

Dans ce contexte, nous cherchons à vérifier s’il est envisageable que le modèle 4D puisse constituer un outil d’aide à la réflexion pour un groupe d’historiens. Cet outil pourrait aider les membres de l’équipe à élaborer, comparer ou tester des hypothèses de restitution, tout en mettant l’accent sur l’incertitude des sources et sur la multiplicité des raisonnements. L’historien pourrait proposer de nouvelles hypothèses à ses collègues et étayer ses arguments à l’aide de l’environnement numérique. Pour ce faire, il faudra que le système soit caractérisé par la versatilité et qu’il y ait donc un bon niveau de communication entre l’historien et le développeur.

3.3 La communication entre l’historien et le développeur informatique

Comme nous l’avons mentionné précédemment, le développement de l’environnement 4D devrait pouvoir accompagner l’historien dans sa démarche et ce, tout au long du processus de recherche. Dans cette optique, le système doit être organisé de façon à offrir un bon niveau d’autonomie à l’historien; ce dernier doit être en mesure d’ajouter de nouvelles sources documentaires à la base de données ou de nouveaux événements dans la ligne de temps. Pour que ces ajouts produisent un résultat adéquat au sein du système, l’établissement des modalités de communication programmeur / historien doit faire l’objet d’une attention particulière.

Au moment d’établir ces modalités de communication, un aspect fondamental est celui de la nomenclature des éléments. Il faut élaborer un système permettant d’assigner un nom unique à chacun des éléments constituant le site. On pourra développer ce système en s’appuyant par exemple sur une hiérarchie à six niveaux (site / quartier / zone / secteur / composant / élément) telle que proposée par R. Vergnieux et P. Tartessos[27]. Cette approche nous amène d’une part à déterminer la liste d’attributs de chacun des types d’éléments et, d’autre part, à classer les divers éléments en fonction de leur degré de validation (compte tenu du nombre et de la nature des documents disponibles).

Ce système doit impérativement être compréhensible et jugé acceptable par les deux partis (l’historien et le programmeur). Prenons par exemple un cas concret : l’historien découvre une nouvelle source documentaire iconographique dont il ignorait l’existence et qui indique des modifications apportées au cadre bâti; il veut signifier au système que les trois fenêtres de l’extrême gauche du deuxième étage de la façade principale d’un bâtiment disparaissent à une époque donnée. L’historien devra être en mesure de consigner ces informations selon le protocole établi, afin que l’interprétation des nouvelles données par le système ne prête pas à confusion.

Dans le cas où l’historien ne souhaiterait pas intervenir directement sur la base de données, un système de fiches numériques (ou autre) pourra éventuellement constituer une interface plus conviviale. Bien évidemment, les modalités de communication, et conséquemment le niveau d’autonomie de l’historien, pourront être améliorés de façon graduelle à mesure que le système sera mis à l’épreuve.

4. L’étude de cas

Notre étude de cas porte sur l’entreprise Alphonse Raymond Limitée, un complexe industriel dans le domaine agro-alimentaire, situé dans le quartier Centre-Sud, à Montréal. Au fil des époques, ce complexe a évolué de façon marquée au sein d’un quartier en pleine mutation. Le premier bâtiment date du début du XXe siècle. Il y a ensuite eu ajouts successifs de bâtiments, suivi de l’abandon de la vocation industrielle au cours des années 1970. L’évolution s’est poursuivie, durant les années 1990, par des travaux d’agrandissement et de réaffectation ayant pour finalité de transformer l’entrepôt en bâtiment à vocation culturelle : le théâtre Usine C. La construction prochaine de logements en condominium dans le bâtiment principal ajoutera sous peu une nouvelle séquence d’événements à la ligne de temps retraçant l’évolution de ce site.

Dans le cadre de cette étude de cas, nous avons mis en oeuvre un environnement numérique 4D. Les documents et les connaissances inclus dans le modèle sont principalement tirés de deux sources : il y a d’une part l’étude réalisée sur l’entreprise Alphonse Raymond Limitée dans le cadre du projet « Paysages industriels en mutation » à la fin des années 1990[28] et, d’autre part, le fonds d’archives que l’École de Hautes Études Commerciales de Montréal a récemment mis à notre disposition[29].

Cet environnement numérique sera ultérieurement accessible aux visiteurs de l’Écomusée du fier monde (Montréal) via une borne interactive[30], dans le cadre d’une exposition portant sur l’histoire du complexe industriel de l’entreprise Alphonse Raymond Limitée. Au terme des travaux de développement, l’environnement proposera à l’utilisateur différents types d’interaction permettant :

  • le déplacement sur une ligne de temps pour retracer aussi bien l’évolution du secteur (usage des bâtiments et matériaux de construction) que celle du complexe industriel,

  • l’accès à la documentation portant sur des artéfacts (produits manufacturés, documents publicitaires, etc.) et sur des personnes rattachées à ce lieu (biographie du fondateur, témoignages de travailleurs, etc.).

  • la mise en contexte de photographies d’époque et de photographies récentes par un mouvement de caméra positionnant l’observateur à l’endroit correspondant dans la maquette,

  • la prise de conscience du niveau de certitude des différentes portions de la reconstitution.

Les travaux de développement de l’environnement numérique 4D sont en cours de réalisation. À ce jour, les fonctionnalités relatives aux trois premiers aspects ont été mises en oeuvre. En déplaçant un curseur sur l’écran tactile, l’utilisateur peut se mouvoir dans le temps, c’est-à-dire d’une époque à l’autre. Il peut également naviguer autour et à l’intérieur des maquettes de bâtiments auxquelles sont rattachés des textes explicatifs et des documents iconographiques.

Afin de rendre le modèle 4D accessible via une borne interactive, nous avons eu recours à un moteur de jeu (Unity3D). Ce dernier constitue un environnement de développement offrant une vaste gamme de fonctionnalités pour l’interactivité. Parmi tous les outils offerts, il revient bien évidemment au développeur d’effectuer un choix judicieux et de sélectionner uniquement ceux jugés aptes à contribuer au mandat de l’environnement numérique. Ce questionnement sur la pertinence des outils nous a conduits à décider de ne pas inclure dans nos travaux de développement deux des aspects les plus couramment utilisés dans les jeux vidéo, soit le photoréalisme et les avatars. Ces décisions ont été prises pour les raisons évoquées ci-dessous.

Comme nous l’avons mentionné précédemment, l’une des fonctionnalités de l’environnement numérique est la mise en contexte de photographies d’époque et de photographies récentes par un mouvement de caméra positionnant l’observateur à l’endroit correspondant dans la maquette. Nous n’avons pas recours aux techniques de rendu photoréaliste, en ce sens qu’aucune image n’est appliquée sur les formes géométriques 3D. Les objets 3D sont simplement présentés en couleurs, chacune de ces dernières symbolisant un matériau (bois, brique, pierre, etc.). Il nous apparaît que la juxtaposition de maquettes numériques et de documents iconographiques serait, à elle seule, susceptible de permettre à l’utilisateur d’apprécier la texture des matériaux et l’ambiance des lieux. Nous aurons l’occasion de tester cette hypothèse au cours du processus de mise à l’essai (décrit à la section 5).

Par ailleurs, nous avons choisi de ne pas avoir recours à des avatars, et ce, pour deux raisons. D’une part, l’inclusion de la figure humaine dans le modèle impliquerait la prise en considération d’un niveau de détail supérieur, ce qui nous amènerait à modéliser également le mobilier et l’équipement industriel. Ces ajouts auraient pour effet de décupler inutilement la taille de la base de données et des maquettes résultantes. D’autre part, il nous apparaît que le recours à ce type de fonctionnalité ne contribue pas à l’atteinte de notre objectif qui est, rappelons-le, de bonifier le processus cognitif. L’avatar est souvent utilisé pour que l’utilisateur se déplace et agisse sur l’environnement. Il permet par exemple à l’utilisateur de bouger un objet (comme ouvrir une porte) ou d’interagir avec d’autres avatars. Ces deux types d’actions ne nous semblent pas nécessaires dans le contexte à l’étude. Il nous apparait que l’utilisateur sera en mesure de se repérer dans le site (afin d’en comprendre la morphologie et l’évolution) et d’établir des liens entre les sources documentaires sans recours à un avatar. Il s’agit, là encore, d’une hypothèse qui sera testée au cours du processus de mise à l’essai.

Figure 3

Première version de l’interface de l’environnement numérique portant sur le complexe industriel de l’entreprise Alphonse Raymond Limitée

La volumétrie du quartier en 1915

La volumétrie du quartier en 1915
Réalisée par N. Charbonneau

L’apparence du complexe industriel en 1956

L’apparence du complexe industriel en 1956
Réalisée par N. Charbonneau

-> Voir la liste des figures

À ce jour, la ligne de temps couvre les périodes allant de la fin du XIXème siècle, soit avant la construction du bâtiment principal, jusqu’aux années 1980, soit après la fermeture du complexe industriel. Les périodes couvrant la construction du théâtre et la reconversion du bâtiment principal en logements n’ont pas encore été prises en considération. Bien que les travaux de mise en oeuvre ne soient pas complétés, l’environnement numérique est suffisamment développé pour entreprendre la première phase d’un processus de mise à l’essai impliquant des utilisateurs potentiels.

5. La mise à l’essai

Nombre de chercheurs ayant procédé à des études de cas portant sur la modélisation 4D de sites d’intérêt historique[31] ont testé leurs prototypes au niveau de la robustesse et de la fiabilité des systèmes informatiques. Cependant, rien n’indique qu’ils aient mis à l’essai les environnements numériques dans le cadre de séances d’utilisation impliquant une clientèle donnée. Dans le cadre de nos travaux, un aspect qui nous intéresse de façon marquée est la réponse de l’humain face à ces systèmes informatisés.

5.1 Les objectifs du processus de mise à l’essai

Étant donné que l’environnement numérique s’adresse au grand public, il est primordial d’élaborer une interface graphique tenant compte des caractéristiques idiosyncrasiques de différents types de clientèles, et adaptée à une multiplicité des processus cognitifs. Dans cette optique, nous voulons vérifier jusqu’à quel point l’exploration de l’environnement numérique représente une expérience enrichissante pour des personnes de différents horizons :

  • des néophytes et des personnes connaissant déjà le site à l’étude,

  • des gens ayant différents niveaux de compétences informatiques,

  • des personnes ayant différents niveaux d’instruction (personnes ayant complété des études supérieures, personnes lisant avec difficulté, etc.),

  • des représentants de différentes tranches d’âges (adolescents, adultes, aînés).

5.2 La première phase du processus de mise à l’essai

Afin de mieux comprendre comment le visiteur du musée interagissant avec l’environnement numérique percevra l’expérience, nous avons entrepris la première phase du processus de mise à l’essai. Suite à une demande d’approbation auprès du Comité institutionnel d’éthique de la recherche avec des êtres humains de l’université dans laquelle se déroule le projet, nous avons élaboré un protocole de consultation. Nous avons ensuite procédé à une première série de séances d’utilisation impliquant des utilisateurs potentiels afin de déceler les problèmes d’interfaçage les plus apparents et d’identifier les aspects susceptibles de porter préjudice au processus exploratoire.

Ces séances se déroulaient sur une période d’une heure à une heure et demie. Les répondants visionnaient d’abord une courte séquence vidéo leur permettant de prendre connaissance du contexte du projet de recherche et de se familiariser brièvement avec les modalités de navigation au sein de l’environnement numérique 4D. Ils exploraient l’environnement numérique seuls ou en compagnie d’un collègue ou ami. Ils répondaient par la suite à un bref questionnaire écrit dans lequel des règles graduées leur permettent de quantifier leur niveau d’appréciation quant à différents aspects de l’environnement numérique. À la fin de l’entrevue, la personne (ou l’équipe) nous faisait part verbalement de ses impressions générales, ce qui nous a permis de mieux saisir la perception que l’utilisateur a de l’environnement numérique.

Durant cette première phase de mise à l’essai, notre échantillonnage de répondants a été relativement peu diversifié. Étant donné que notre projet de recherche est réalisé au sein d’une université, nos premiers répondants y sont tous rattachés (étudiants, assistants de recherche, chargés de cours, etc.). Ils appartiennent tous à la tranche des 20-35 ans. Malgré cette faible diversification, les commentaires et suggestions émis couvrent une vaste gamme de sujets relatifs à l’environnement numérique (interface, modalités de navigation dans l’espace 3D, contenu des textes, graphisme, informations pertinentes à ajouter, etc.). De par la pertinence de ses commentaires, on constate que l’utilisateur est en mesure d’agir en tant qu’expert en environnements numériques, et ce, quel que soit son niveau de connaissances du thème abordé ou son niveau d’expérimentation avec les outils informatiques. L’analyse du résultat de l’ensemble de ces entrevues est riche d’enseignements et nous amènera sous peu à développer une nouvelle version de l’environnement numérique mieux adaptée aux processus cognitifs de l’utilisateur.

5.3 Les prochaines étapes du processus de mise à l’essai

La prochaine phase du processus de mise à l’essai nous amènera à tester la nouvelle version de l’environnement numérique auprès des différents types de clientèles identifiés à la section 5.1. Nous consignerons les commentaires et suggestions émis lors des séances d’utilisation. Bien que les entrevues ne soient pas filmées, nous aurons soin de porter attention au langage non verbal (posture et expression faciale, séquence d’exploration, rythme, pauses, etc.) tel que recommandé par les spécialistes en cognition du groupe de recherche Learning Environments Across Disciplines (LEADS)[32]. Au terme du processus de consultation, nous espérons être en mesure de formuler des pistes de réponses à diverses questions soulevées par le recours à ce type d’environnement numérique. Par exemple, l’utilisateur se repère-t-il aisément dans l’environnement numérique ou éprouve-t-il le besoin d’entreprendre un processus exploratoire semi-dirigé? Dans quelle mesure la présentation d’une courte séquence vidéo expliquant les modalités d’exploration de l’environnement numérique est-elle utile? L’environnement numérique est-il exploré en partie ou en totalité? Dans le cas où les réponses à ces questions diffèreraient de façon marquée d’un type de clientèle à l’autre, nous étudierons la possibilité de développer différentes interfaces, chacune adaptée à une clientèle spécifique.

Par ailleurs, nous aurons l’occasion d’évaluer le niveau de satisfaction des historiens ayant contribué à développer la connaissance. En effet, une nouvelle étape de la recherche portant sur le complexe industriel de l’entreprise Alphonse Raymond Limitée est actuellement en cours de réalisation. Elle permettra d’affiner l’analyse fonctionnelle des divers bâtiments et de mieux comprendre leur évolution à travers le temps. De nouvelles connaissances concernant les activités qui se déroulaient dans les bâtiments et relatives aux logiques de circulation des matières premières, des produits et de la main-d’oeuvre pourront être ajoutées au modèle 4D. Ce dernier sera mis à jour de façon itérative afin d’inclure progressivement les nouvelles données et les nouvelles sources documentaires. Au terme de ce processus itératif, nous interrogerons les historiens afin d’évaluer dans quelle mesure le système leur est apparu comme étant suffisamment flexible pour rendre compte de l’état d’avancement des travaux de recherche, et ce, tout au long de la démarche.

En outre, au terme du processus de mise à l’essai, nous proposerons aux historiens de prendre connaissance des résultats de l’enquête menée auprès des utilisateurs du système, afin de recueillir leurs commentaires et impressions. Nous chercherons à évaluer dans quelle mesure ils considèrent que les moyens informatiques mis en oeuvre contribuent à la bonification de la communication historien / apprenant.

Enfin, nous aurons le loisir de nous questionner sur la qualité de la communication entre le spécialiste des technologies numériques et l’historien. D’une part, le programmeur est-il arrivé à bien comprendre les préoccupations de l’historien? Et d’autre part, l’historien a-t-il développé une bonne compréhension du potentiel et des limitations de la modélisation informatique? Ce dialogue, dans la mesure où il est fructueux et respectueux des particularités de l’autre, constitue la base sur laquelle reposent les futurs développements en modélisation 4D.

Conclusion

Il nous apparait que la modélisation 4D offre la possibilité de représenter divers processus et raisonnements relatifs au patrimoine bâti, et ce, avec une grande rigueur intellectuelle. Notre objectif est donc de contribuer à l’avancement des connaissances en développant une méthodologie de modélisation d’objets tridimensionnels impliquant la quatrième dimension (le temps), tenant compte de la multiplicité potentielle des hypothèses de restitution et permettant d’établir des liens entre objets 3D et sources documentaires.

Il est certes important de savoir comment mettre en oeuvre de tels systèmes. Cependant, au-delà de l’aspect technique, nous nous intéressons à la réponse de l’humain face à ces systèmes informatisés. C’est pourquoi nous cherchons à comprendre comment la personne naviguant au sein d’un environnement numérique 4D perçoit l’expérience, c’est-à-dire dans quelle mesure cet environnement lui permet d’étoffer ses connaissances de façon active et de développer une vision plus éclairée de l’histoire d’un lieu. Nous voulons également évaluer jusqu’à quel point cette approche pourrait aider l’historien à structurer et diffuser un processus interprétatif relatif à l’évolution d’un cadre bâti ancien.

Il est important de souligner le fait que le type d’environnement que nous cherchons à mettre en oeuvre n’a pas pour unique mandat de vulgariser les conclusions de l’historien. La modélisation 4D permet de traduire une facette de la démarche du chercheur et d’amener l’apprenant à mieux comprendre le travail de l’historien. En effet, le néophyte peut parfois avoir une vision positiviste de l’histoire, en ce sens qu’il considère que l’historien ‘sait’; il n’est pas nécessairement conscient du fait que l’historien est parfois amené à travailler à partir d’une documentation lacunaire (ou de documents présentant des informations contradictoires), ni du fait que les connaissances présentées peuvent constituer des hypothèses ou des interprétations. L’environnement numérique 4D l’aidera à appréhender des connaissances ‘construites’ par l’historien, sachant que ce savoir pourra éventuellement être en mutation.