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Eau, histoire et colonialisme

Michèle Dagenais, dans ses travaux sur Montréal, a démontré que l’eau, comme une loupe, a un fort pouvoir grossissant pour approcher l’histoire urbaine[1]. L’histoire de l’eau exige tout d’abord, pour commencer, que l’on porte une attention particulière à l’un des concepts fondamentaux de l’histoire de l’environnement, à savoir que les acteurs non humains ont une agentivité et des histoires à raconter. Cela doit, ou devrait, entrer en résonance avec les ontologies autochtones. Ainsi que l’explique l’historienne Lianne Leddy, les Anishinaabe partent du principe que les êtres humains « font partie de l’environnement plutôt que d’en être distincts »[2]. Si l’on part du postulat que les êtres humains et les histoires de l’environnement sont immuablement liés, nous sommes outillés pour aborder l’histoire longue et les schémas en accélération du changement climatique contemporain[3].

Malgré tout cela, il peut être difficile de s’inscrire dans les histoires de l’eau, du moins dans le contexte de l’Amérique du Nord urbaine du XXIe siècle. Ainsi que l’ont fait remarquer Patricia Nelson Limerick et Jason L. Hanson dans leur étude sur Denver, au Colorado, les gens qui bénéficient de l’eau du robinet, dans le monde urbain moderne, « n’y prêtent pas la moindre attention ». L’eau fait partie d’une « infrastructure procurant du confort » qui, de fait, produit les conditions de sa propre invisibilité[4]. Cette invisibilité de l’eau est à la fois un reflet et une partie constitutive de l’histoire vécue du colonialisme de peuplement. Pour l’historien Nick Estes, l’installation des colons se reproduit constamment — en cherchant à « remplacer complètement et de façon permanente les Autochtones par une population de settlers » — mais elle est également changeante et toujours inachevée[5]. L’histoire des colons qui s’installent est une histoire d’arrivée et de déplacement, mais aussi de chronologie, d’échelle et de durée. Elle se déroule de telle façon qu’il est difficile de la retracer, l’analyser et la contester, ainsi que le montre, en termes expressifs, l’importante étude d’une correspondance familiale au XIXe et au début du XXe siècle par Laura Ishiguro[6]. L’eau a compliqué la réorganisation de l’espace nord-américain le long des lignes coloniales. Pour les Premières nations des XVIIe et XVIIIe siècles qui vivaient sur la ligne de partage des eaux des Grands Lacs, les frontières n’étaient que « de simples lignes tracées sur l’eau », que brouillait, voire effaçait, l’expérience vécue[7].

Au cours des cinq dernières années, le nombre de Premières nations contraintes, à court ou long terme, de faire bouillir leur eau, est devenu un marqueur visible du fossé énorme et persistant entre la population des Autochtones et celle des descendants des colons dans le Canada contemporain[8]. Mais l’eau n’est pas un problème que pour les communautés autochtones. L’approvisionnement des villes en eau continue de faire les gros titres des journaux à travers tout le pays, y compris, plus récemment, la découverte de taux dangereusement élevés de plomb[9]. Mais les avis sur la qualité de l’eau ont un sens particulièrement durable pour les peuples et communautés autochtones. De pair avec les assassinats et disparitions de femmes, de jeunes filles et de bispirituels, la surreprésentation des Autochtones dans les prisons canadiennes, et l’extrême surreprésentation des enfants autochtones dans les systèmes provinciaux et territoriaux de protection sociale, l’eau représente un marqueur de la façon dont le Canada est structuré pour déstabiliser, appauvrir et finalement mettre en péril la vie autochtone. Ainsi que Mary Jane Logan McCallum et moi-même l’avons récemment affirmé dans Structures of Indifference: An Indigenous Life and Death in a Canadian City, les coûts réels de ces inégalités structurelles ont été régulièrement et malheureusement avérés au cours des dernières années[10].

En 2016, j’ai publié un petit ouvrage portant sur quelques histoires de colonialisme à Winnipeg, en relation avec l’eau potable au Manitoba. Aqueduct est un travail d’histoire grand public, ou d’histoire engagée, documenté et rédigé de façon différente de mes recherches principales[11]. Aqueduct portait sur les XXe et XXIe siècles, en focalisant son regard sur le local, et se basait sur des documents qui se trouvaient soit près de chez moi à Winnipeg, soit en ligne, disponibles sur des plateformes électroniques, y compris, en particulier, des dossiers du ministère des Affaires autochtones qui ont été mis en ligne sur le site Internet de Bibliothèque et Archives Canada, grâce aux nouvelles politiques de numérisation. Il est facile de dire qu’il s’agit d’un type différent de travail historique, mais il serait plus juste de situer Aqueduct au sein d’une longue tradition canadienne d’écriture historique engagée et de vulgarisation[12]. Ma recherche sur Winnipeg, l’eau et le colonialisme avait été conçue comme une intervention dans une conversation publique, du type de celle qui allait fournir un contexte et une signification aux discussions portant sur la ville et la réserve de Shoal Lake 40, et leurs histoires respectives, profondément inégales. J’ai continué à travailler sur ce projet, en le repoussant plus loin dans le temps et vers des connexions entre l’approvisionnement municipal en eau et les histoires d’écoles résidentielles et de colonisation. Je vais évoquer ces histoires avant de revenir aux historiens du présent colonial du Canada.

Debout à la Fourche de Winnipeg, face à l’est

Ce qui est aujourd’hui la ville de Winnipeg se situe au confluent des rivières Rouge et Assiniboine. C’était le lieu des histoires anciennes et changeantes des peuples Lakota/Dakota, Anishinaabe, Inninuwak, Cri et Métis. L’histoire humaine est ancienne ici, elle remonte à au moins 6000 ans[13]. L’ancienne « Fourche » était un lieu de traite et de rencontre, mais aussi de campement et probablement d’agriculture. Des caches, des houes faites dans des omoplates de bison, des meules de pierre et des grains de maïs calcinés constituent les archives de celles que Sarah Carter appelle « les fermières de l’ancien temps » des grandes plaines de l’Amérique du Nord[14].

Rédigée en 1670, la Charte royale de la Compagnie de la baie d’Hudson prétendait à un certain type de contrôle territorial, garantissant à la Compagnie et à ses successeurs « l’exclusivité de la traite et du commerce » sur les terres entourant la baie d’Hudson et les cours d’eau qui s’y jettent. On y trouvait la doctrine de la découverte, ou la revendication territoriale sur ce qui « n’était encore possédé par aucun de nos sujets, ou par les sujets d’aucun prince ou État chrétien »[15]. C’étaient de majestueuses revendications coloniales, qui furent démenties pendant encore un siècle par l’arrivée à petite échelle, fragile et intermittente, de non-Autochtones. Quelques poignées d’intrus européens, dont la plupart étaient liés par des intérêts commerciaux français et la traite des fourrures, commencèrent à faire irruption, à partir des années 1720 sur la bordure occidentale de ce que l’historien Michael Witgen qualifie de « Nouveau Monde autochtone au coeur de l’Amérique du Nord ». Là, comme l’explique Scott Berthelette, les Européens devaient naviguer entre des formations socio-politiques autonomes d’Inninuwak, de Lakota/Dakota et d’Anishinaabe, formations qui, inévitablement, « dictaient les termes des alliances » et minaient les ambitions impériales[16].

Le caractère du projet colonial se modifia lorsque la Compagnie de la baie d’Hudson accorda plus de 185 000 km2 de terres à un gros investisseur ayant en vue l’installation de colons. Tout comme les traiteurs de fourrure, lord Selkirk avait également besoin de nouer et d’entretenir de bonnes relations avec les corps politiques amérindiens. Le traité Selkirk, en 1817, qui promettait un « présent ou une redevance (quit-rent) » sous forme d’argent ou de tabac et qui fut signé par les marques de clans (dodems) de Peguis et de quatre autres chefs anishinaabe et inninuwak (Mache Wheseab, Mechkaddewikonaie, Kayajieskebinoa et Ouckidoat), constituait une façon de nouer de telles relations[17]. Ainsi que l’explique Norma Hall, le nombre des arrivants non autochtones à la colonie de la Rivière Rouge était modeste, et beaucoup d’entre eux n’y restaient que temporairement. En 1826, « la plupart des migrants venus de l’extérieur avaient décidé de repartir », et la communauté était essentiellement métisse[18]. Durant ce que l’on pourrait appeler « le court XIXe siècle », l’accroissement de la population de la Rivière Rouge fut essentiellement dû aux Autochtones, et en particulier aux Métis. En 1870, la colonie de la Rivière Rouge comptait environ 12 000 habitants, sur lesquels près de 10 000 étaient métis, et 550 environ étaient décrits comme « indiens ». Une partie substantielle des gens qui vivaient là étaient nés dans le Nord-Ouest et étaient liés, par des liens de parenté ou autres, à une ou plusieurs communautés autochtones[19].

C’est à juste titre que les chercheurs en littérature Niigaanwewidam James Sinclair et Warren Cariou surnomment le Manitoba le « pays de l’eau »[20]. Pour les Anishinaabe, l’eau n’est pas une ressource que l’on possède ou que l’on consomme, mais une présence qui a une âme et avec qui les gens, surtout les femmes, entretiennent une relation[21]. Cela était nécessaire dans les paysages humides et changeants du sud du Manitoba. La spécialiste de la géographie historique Shannon Studen Bowen les décrit comme un environnement dynamique, variable, où beaucoup de choses étaient soumises aux précipitations et aux variations de la température. L’économie des Anishinaabe et des Inninuwak du XIXe siècle reposait sur les prairies humides, qu’ils considéraient comme des ressources de valeur plutôt que comme des problèmes à résoudre[22]. Le chercheur en archéologie historique Kevin Brownlee remarque que les universitaires ont fréquemment tendance à associer ces sociétés avec la chasse au gros gibier et que, ce faisant, ils négligent l’importance du poisson, « ressource essentielle » depuis quelque six millénaires[23]. Le monde en grande partie métis qui s’est développé le long des rivières Rouge et Assiniboine a élaboré ses propres histoires et sa relation avec les eaux, y compris les rivières traîtresses et changeantes. Les rivières constituaient « un élément essentiel de la colonie, autant que les terres qu’elles labouraient »[24]. Les familles construisaient leur habitation sur les berges des rivières, pour y puiser facilement de l’eau et, en dehors des marais et des marécages, « la rivière était pratiquement l’unique source fiable d’un approvisionnement en eau continuel »[25].

La décision unilatérale de la Grande-Bretagne de « transférer » la Terre de Rupert de la Compagnie de la baie d’Hudson au Canada fut le dernier d’une série d’évènements qu’Adam Gaudry a qualifié de « fantasmes de souveraineté »[26]. La résistance des Métis, couronnée de succès, puis la construction étatique de 1869-1870 qui a culminé avec la promulgation de la Loi sur le Manitoba, que Louis Riel et d’autres connaissaient également sous le nom de « Traité du Manitoba », ont rendu tout cela très clair pour tous ceux qui étaient concernés. La négociation du premier des traités numérotés du Canada, connu localement sous le nom de Stone Fort Treaty, en 1871, la promulgation de l’Acte concernant les terres de la Puissance, en 1872, la création de la nouvelle Loi sur les Indiens en 1876, l’attribution de terres groupées pour ceux considérés comme des migrants ethniques, la délimitation d’une réserve et la construction d’écoles résidentielles au début des années 1980, tout cela signalait l’élaboration d’un nouvel ordre colonial.

Winnipeg était un lieu particulier au sein de ce nouvel ordre colonial. Une combinaison de politique, de violence et de ruse a empêché en grande partie les promesses de la Loi sur le Manitoba d’être tenues auprès de ceux que l’on décrivait comme « les familles d’habitants sang-mêlé ». Les Métis perdirent la plus grande partie de leurs terres, et ils perdirent également en sécurité et en influence sociale. L’ouvrage de Ryan Eyford, White Settler Reserve, cartographie le processus par lequel le sud du Manitoba, dans les années 1880, devint un patchwork de terres réservées et réglementées pour les Premières nations, les Métis et certains groupes ethniques de migrants, en particulier les Mennonites russes germanophones et les Islandais, arrivés en tant que partie des schémas de peuplement groupés[27].

Dans ce paysage remodelé, Winnipeg fut recréée en tant qu’espace non autochtone. Que la ville ait été intégrée tout d’abord en 1873, puis à nouveau en 1874 sous le vocable cri signifiant « mauvaise eau » ou « eau sale » indique que l’eau était un problème, et que cela allait le rester[28]. Les édiles de la première municipalité de Winnipeg engagèrent une entreprise privée pour alimenter la ville en eau de la rivière, mais à la fin des années 1880, cet arrangement connut des troubles politiques, la compagnie expliquant qu’il était difficile d’alimenter en eau un « lieu où l’habitat était si dispersé » mais qui voulait quand même rivaliser avec d’autres villes « en expansion »[29]. En 1900, la Ville avait résilié le contrat de la compagnie privée, préférant se tourner vers les puits artésiens pour alimenter la ville en eau[30].

La croissance de la population non autochtone, sur laquelle se fondaient les aspirations à la nation et au capitalisme, ne se produisit pas avant les premières années du XXe siècle, mais elle finit par se produire, en grand nombre et à grand bruit. En 1902, la Ville avait une population d’un peu moins de 45 000 habitants. Quatre ans plus tard, elle était passée à plus de 100 000 habitants, ce qui reflétait la nouvelle politique d’immigration du gouvernement fédéral, ainsi que les géographies changeantes du colonialisme de peuplement en Amérique du Nord ; et ce qui, également, posait les fondations particulièrement solides du radicalisme ethnique qui caractérise l’histoire de la Ville[31]. La ville fut ré-imaginée en termes — parfois formels, parfois informels — d’exclusion des peuples autochtones. Durant les dernières décennies du XIXe siècle et les premières décennies du XXe siècle, le décompte officiel du recensement des « Indiens » et « Métis » vivant dans la ville de Winnipeg n’atteignit jamais deux pour cent[32]. Ces chiffres indéniablement faibles reflètent les frontières de la ville et les moyens de dissuasion formels et informels de reconnaître les gens comme autochtones. En périphérie de la ville, comme partout dans l’ouest du Canada, vivaient les communautés métisses. En 1887, les gens de ces communautés étaient décrits comme « les très pauvres et les désoeuvrés vivant dans de simples huttes dans certaines parties de la ville », ces parties de la ville étant exclues du projet de distribution d’eau potable. La communauté métisse de Rooster Town, située en bordure sud de Winnipeg, tirait son eau d’une simple canalisation mise en commun, jusqu’à ce que la communauté elle-même fût définitivement expropriée à la fin des années 1950[33].

La possibilité d’acheminer l’eau du lac Shoal à Winnipeg fut ramenée au premier plan des projets de la municipalité grâce à Thomas Russ Deacon, ingénieur civil natif du sud de l’Ontario. À la fin du XIXe siècle, Deacon se trouvait à Kenora et dans ses environs, où, en tant que conseiller municipal, il conçut le premier système d’approvisionnement en eau de la ville, et travaillait dans le secteur minier, en particulier dans la mine d’or de Mikado, l’une des trois mines d’or en activité du lac Shoal[34]. Deacon en vint à connaître le lac Shoal aussi bien qu’un colon plein de ressources pouvait le faire. Son fils se rappelait que c’était le « compagnon indien » de son père qui lui avait indiqué les configurations géographiques pouvant convenir à l’aqueduc[35]. On dit que Deacon avait « acheté beaucoup d’îles qu’il aimait », en avait donné quelques-unes à ses amis et avait laissé sa femme en choisir une pour y construire une petite maison qui allait rester propriété familiale jusque dans les années 1960, au moins[36].

La vague de prospérité qu’avait connue le lac des Bois fléchit durant les premières années du XXe siècle, et Deacon déménagea à Winnipeg, passant des potentialités de la frontière à l’ambitieuse ville des colons. Deacon contribua à la transformation de l’élite économique à Winnipeg à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, et fit partie de ce que Don Nerbas appela une « enclave de pouvoir » qui mettait les politiques municipales au service de ses propres intérêts commerciaux. Deacon, qui était président de la Manitoba Bridge and Iron Works, refusait d’admettre les syndicats, vantait les mérites de la libre entreprise et représentait ce qu’un militant travailliste appelait « la vieille culture rustique et paternaliste de l’Ontario de cette époque »[37]. Deacon fut élu au Conseil municipal de la Ville de Winnipeg en 1906, et en 1912 fut élu maire grâce à son projet de « l’eau de Shoal Lake » et la promesse suivante : « Je suis pour procurer immédiatement aux habitants de Winnipeg un approvisionnement abondant et permanent en eau douce pure, qui fera reculer pour toujours la menace qui pèse aujourd’hui sur Winnipeg de pénurie d’eau et de risques d’incendies et de maladies qui s’ensuivent »[38].

Acheminer l’eau très différente du lac des Bois à une échelle que permettait la construction d’un aqueduc de béton était rien moins qu’une transformation radicale, et c’est ainsi que cet aqueduc fut perçu et qu’on en fit la promotion[39]. Ce projet coûtait cher, et exigeait que Deacon se gagne le soutien de différentes communautés ayant le droit de voter aux élections municipales. Deacon organisa au moins deux « voyages d’inspection » au lac Shoal, emmenant différents chefs de communautés et politiciens provinciaux et municipaux voir le futur réservoir d’eau. Durant l’un de ces voyages en 1913, Deacon se mit « exceptionnellement au gouvernail » du bateau emprunté au camp de la Young Men’s Christian Association. À bord se trouvaient plus de quarante hommes, mélange de politiciens provinciaux et municipaux, de chefs d’organisations communautaires et au moins deux représentants du mouvement travailliste du Canada — Edward McGrath, de la chambre de commerce de Winnipeg (Winnipeg Trades and Labour Council), et A.W. Puttee, ancien député, travailliste modéré et rédacteur en chef du journal travailliste The Voice[40].

Spoliation et saisie

La ligne de partage des eaux, au lac des Bois, a sa propre histoire d’eau et de colonialisme. L’historienne Brenda Child explique que chez les Anishinaabe, « les jardins se développent dans des microclimats où les eaux coulant le long du lac des Bois et de la rivière à la Pluie ont la propriété d’empêcher les gelées précoces »[41]. À partir de la fin du XVIIe siècle commença l’économie particulière de la traite des fourrures, dont les histoires sont distinctes tant du modèle que de l’expérience vécue du colonialisme de peuplement. Les agriculteurs anishinaabe fournissaient les postes de traite de la Compagnie de la baie d’Hudson en pommes de terre, maïs, citrouilles, oignons et carottes. D’après des récits de traiteurs, les populations anishinaabe ont augmenté au milieu du XIXe siècle, du moins dans le district du lac à la Pluie où la population a crû de 393% en l’espace de 53 ans, entre 1822 et 1875[42].

Les histoires qui ont conduit à remodeler la Rivière Rouge en petite province canadienne agitée se sont déroulées différemment dans les terres humides situées entre les Canadas et le Nord-Ouest. Le Traité 3 fut signé en 1873 à l’Angle nord-ouest du Minnesota, mais ce qu’il signifiait pour les Anishinaabe et pour les Canadiens, comme l’avance l’historienne Brittany Luby, était très différent, sur un certain nombre de points essentiels — y compris les clauses concernant les droits des colons sur ce que le chef Sakatcheway, l’un des signataires du traité, appelait « les eaux dans lesquelles on attrape parfois de la nourriture pour soi »[43]. Le régime juridique de la Loi sur les Indiens, en particulier après les amendements de 1881, de pair avec un environnement remanié pour favoriser les activités commerciales des colons, y compris en construisant des barrages, commença, à partir de 1887, à porter un coup fatal à l’agriculture autochtone. La superficie des terres cultivées (en céréales ou légumes), sous la supervision de l’agence du Département des Affaires indiennes au lac des Bois, s’amenuisa, passant de 214 acres en 1882 à 109 acres en 1890, jusqu’à tomber à son plus bas niveau en 1920 avec 15,25 acres dont l’essentiel était planté en pommes de terre[44].

À l’instar d’autres peuples autochtones en d’autres lieux, les Anishinaabe du lac des Bois vivaient à la fois de travail salarié et de pratiques d’agriculture et de cueillette d’une manière qui faisait mentir les distinctions entre ce que l’on appelle la tradition et la modernité. Né dans les toutes dernières années du XIXe siècle, James Redsky se souvenait d’une économie familiale saisonnière prévoyante : ils incisaient les frênes pour en tirer la manne, piégeaient les rats musqués, chassaient le cerf et l’orignal, séchaient et entreposaient la viande ; ils pêchaient, cultivaient la terre et transformaient le manoomin, ou riz sauvage ; ils cueillaient des baies et récoltaient le foin pour les deux attelages de chevaux et les quatorze têtes de bétail que possédait son père. Au printemps, la famille Redsky plantait des pommes de terre, du maïs, des courges, des carrotes et des navets. Légumes et viande étaient préparés et conservés dans une atasoon, une cabane d’entreposage en écorce de bouleau. « Nous avions toujours l’estomac plein en ce temps-là », se souvenait Redsky, en 1972[45]. En 1913, un agent des Affaires indiennes mentionnait que les activités sur la réserve de Shoal Lake 40 et dans la communauté voisine d’Iskatewizaagegan de Shoal Lake 39 étaient : « piégeage, chasse, pêche, travail sur les bateaux à vapeur et dans les camps de bûcherons », outre le fait que quelques familles entretenaient « de très jolis jardins »[46].

Les écoles résidentielles représentaient un point aigu d’intrusion coloniale. L’Église presbytérienne du Canada avait jeté son dévolu sur le lac des Bois en 1901, notant que la population y était « entièrement païenne », et qu’il y avait là « de bons spécimens d’hommes » et « une bonne race solide, désireuse de travailler en fonction des opportunités qui se présentent, et capable d’une grande endurance »[47]. Le rôle particulier des femmes des colons se retrouvait dans l’inscription du nom de l’école, dédiée à une adhérente de la Women’s Missionary Society, Cecilia Jeffrey, qualifiée d’« amie des Indiens »[48]. Les parents anishinaabe des environs de Shoal Lake essayaient de négocier la scolarisation en leurs propres termes. L’historienne Victoria Freeman explique qu’en 1902, les chefs de Shoal Lake, Pete Redsky et Pagindawind, étaient parvenus à négocier un accord important avec le Conseil de l’Église presbytérienne de Winnipeg, qui stipulait que : les jeunes enfants ne devaient pas être baptisés sans l’accord de leurs parents ; que les enfants ne devaient pas être transférés sans l’accord de leurs parents ; que les enfants de moins de huit ans ne devaient pas effectuer de tâches lourdes ; que les enfants pouvaient obtenir leur part de tous les profits que l’école pourrait obtenir du travail de la ferme ; que les parents seraient autorisés à reprendre leurs enfants pour les amener à des cérémonies anishinaabe ; que les enfants les plus âgés auraient au moins trois semaines de vacances pour aider à la cueillette des baies ou à la récolte du manoomin ; que les enfants seraient autorisés à rendre visite à des parents malades ; et que l’on ne devait pas envoyer la police récupérer les enfants ayant quitté l’école[49].

L’école Cecilia Jeffrey ouvrit ses portes en 1902, juste à l’est de la réserve de Shoal Lake 40. Cette école résidentielle, comme d’autres, exigeait pour pouvoir fonctionner que les élèves y travaillent, et une liste prévisible de tâches genrées — travaux ménagers, raccomodage, cuisine, lessive et repassage – visait à transformer les femmes autochtones et, à travers elles, leurs communautés[50]. L’idée d’une école devant prendre en compte la culture, l’économie et le système de parenté des Anishinaabe eut un certain écho. Le chef Redsky fut l’un des trois chefs qui s’exprimèrent lors du concert de Noël de l’école en 1906[51], et des lettres de protestation furent quelquefois rédigées par l’école et adressées aux fonctionnaires provinciaux. Mais l’école Cecilia Jeffrey, à l’instar du système dont elle faisait partie, se trouva bientôt dans une situation perpétuelle, et révélatrice, de crise et de conflit. « Le dernier rapport d’inspection de l’école-pensionnat Cecilia Jeffrey n’a pas laissé une impression favorable de cette institution », disait un fonctionnaire d’Ottawa en 1908. Le personnel avait entièrement changé depuis la dernière inspection, le principal était surchargé de travail et incompétent, les enfants n’étaient pas convenablement vêtus pour le temps froid, la literie était insuffisante, l’école était difficile d’accès, mal chauffée et ne disposait pas d’un approvisionnement en eau continu. Le Département des Affaires indiennes exigea que l’église missionnaire agisse et « rende l’école populaire auprès des Indiens »[52]. Les maladies, en particulier la tuberculose, représentaient un problème suffisamment important pour que l’école Cecilia Jeffrey, et une autre école, se voient assigner une infirmière permanente en 1914[53], bien qu’une décennie plus tard, cette pratique fût interrompue au nom de la préoccupation constante des Affaires indiennes, le coût[54]. Parents et communautés continuaient de préconiser une autre forme de scolarisation. Les représentants des réserves de Shoal Lake 39, ou Iskatewizaagegan, et de Shoal Lake 40, soumirent un compte rendu de quatre pages de la réunion qu’elles avaient tenu pour protester contre la décision de 1925 de déménager l’école, disant que : « Nous préfèrerions une école simple [sans pensionnat] pour nous procurer ce que vous nous aviez promis au début », ce qui est probablement une référence à la promesse faite dans le Traité 3, que la Couronne s’engageait « à entretenir des écoles pour l’instruction dans ces réserves créées par le présent acte, de la façon que Son Gouvernement de Son Dominion du Canada le jugera bon chaque fois que les Indiens de la réserve le désireront »[55]. Mais l’école fut déplacée, telle quelle, jusqu’aux abords de Kenora, en 1929.

Le rythme et la nature des dépossessions changèrent sur ces terres et ces eaux avec la création du District hydrographique du Grand Winnipeg (Greater Winnipeg Water District, ci-après GWWD). En 1913, avec l’autorisation du Département des Affaires indiennes, le GWWD commença à étudier le terrain et procéder à des travaux préliminaires sur l’aqueduc de la réserve de Shoal Lake. Là, ils se servirent de ce que pouvait leur offrir l’école résidentielle, y faisant d’abord loger le chimiste chargé de tester l’eau potable[56]. Peu après, la Première nation perdit ses droits de se procurer du gravier et du sable sur la réserve au moyen de ce qui était, à cette époque, un mécanisme éculé de dépossession : le renoncement aux droits[57]. Un an plus tard, des fonctionnaires du Département des Affaires indiennes imposèrent un décret colonial encore plus intrusif : la Section 46 de la Loi sur les Indiens, qui, de 1906 à 1951 autorisait le gouvernement fédéral à réquisitionner au prix qu’il fixait lui-même des terres des réserves qu’il jugeait nécessaires pour des travaux publics, sans aucune consultation. Dans la correspondance relative à cette perte, et qui y a mené, les droits des peuples autochtones à conserver leurs terres furent parfois évoqués, comme lorsqu’un fonctionnaire de la Commission mixte internationale fit remarquer à Deacon que « certaines des terres à proximité de Shoal Lake sont des terres indiennes » et que « son gouvernement n’avait aucun pouvoir sur ces terres »[58]. Un an plus tard, en 1914, le commissaire adjoint du Département des Affaires indiennes, Duncan Campbell Scott, allait demander à la Ville de Winnipeg d’expliquer ce qu’elle faisait sur la réserve de Shoal Lake 40, rappelant aux édiles de la Ville « qu’aucun droit ne pouvait leur être accordé sans le consentement des Indiens »[59]. Aucun de ces arguments de façade en faveur des autochtones ou des droits des traités n’arrêtèrent les gouvernements des colons décidés à faire passer les priorités et les intérêts de Winnipeg avant ceux des résidents de Shoal Lake 40.

En décembre 1915, deux ans et demi après que le GWWD soit entré dans la réserve pour commencer les travaux de construction, la Ville de Winnipeg émit un chèque de 1500 dollars, et quelques mois plus tard, le Conseil privé confirma que la Ville détenait dorénavant 3500 acres de terres de la réserve de Shoal Lake 40, coupant la réserve en trois parties[60]. Quatre ans plus tard, le chef Pete Redsky demandait par écrit que « le gouvernement paie pour la réserve », rappelant aux fonctionnaires que les terres prises par Winnipeg étaient « la meilleure partie de notre réserve », la partie qui était bonne pour l’agriculture, le bois et le foin[61].

La perte de ces terres de la réserve pour répondre aux besoins de Winnipeg en eau a structuré la réserve de Shoal Lake 40, aux XXe et XXIe siècle, de façon conséquente et durable. La perte des terres et les travaux d’ingénierie ont transformé Shoal Lake 40 en une île artificielle, et les déplacements, le commerce et l’accès aux services sont devenus difficiles, voire parfois dangereux. Les changements apportés à la terre dans l’intérêt de l’approvisionnement en eau de la Ville de Winnipeg ont également rendu difficiles le financement, la construction et l’entretien d’installations de traitement de l’eau. La route Freedom, une route de gravier praticable en toutes saisons, qui relie Shoal Lake 40 à la route Transcanadienne, a ouvert en juin 2019, juste un peu plus d’un siècle après que l’eau du lac Shoal ait commencé à circuler dans les canalisations de Winnipeg, en mars 1919. Au niveau local, l’aqueduc fut (et dans une certaine mesure reste toujours) considéré comme un extraordinaire achèvement de génie civil et de politique publique. La création, approximativement à la même époque, d’autres réseaux d’approvisionnement en eau ailleurs dans l’ouest du Canada indique que ces développements faisaient partie de changements plus étendus dans les domaines du savoir, de la capacité et des infrastructures, sans même parler des moyens existants pour accaparer les terres et les ressources des autochtones[62].

À Winnipeg, l’arrivée de l’eau du lac Shoal fut saluée dans le langage de la croissance de la population et de l’industrie, de la santé publique et du travail domestique des femmes. En 1915, la section féminine du journal local mentionnait que « les femmes de la ville » étaient « vivement intéressées » par la nouvelle source d’eau douce, la qualifiant « d’aubaine pour les ménagères »[63]. Le maire Deacon pressait « les dames » d’employer leur droit de vote limité aux élections municipales pour se prononcer en faveur des impôts municipaux destinés à financer l’aqueduc, expliquant que « l’abondance d’une bonne eau douce au robinet allègera le fardeau des tâches ménagères », et les adjurant de priver leur mari de dîner jusqu’à ce qu’il ait voté[64]. Le projet d’exploitation de l’eau du lac Shoal au bénéfice de la ville des colons devint lié à la première vague de féminisme et de réforme sociale, et les membres du Conseil local des femmes se joignirent à l’assistance de la Conférence de 1918 sur le développement urbain et rural du Canada, et la même année visitèrent le site de construction de l’aqueduc[65]. Une fois que l’eau du lac Shoal fût parvenue jusqu’aux robinets de Winnipeg, le Conseil local des femmes écrivit au Conseil municipal, « exprimant sa satisfaction pour l’approvisionnement en eau du lac Shoal ». Dans un contexte où la presse populaire s’interrogeait sur « la qualité de l’eau du lac Shoal », cela constituait une précieuse appréciation d’un projet coûteux et risqué[66].

L’eau du lac Shoal permit à la ville des colons de croître, et elle remodela également une partie de l’espace entre Winnipeg et le lac des Bois. En juillet 1915 se tint une réunion ayant pour objectif, comme l’expliquait l’un des dirigeants du parti travailliste, A.W. Puttee, « d’envisager la possibilité d’attribuer des fermes de 40 acres aux nombreux hommes sans emploi le long de la ligne du District de l’eau »[67]. Ce qui prit forme l’année suivante fut appelé tant un « plan de colonisation » qu’un programme de « concessions de terres » ; cela impliquait de travailler avec les autorités fédérales pour procurer des concessions de terres aux colons entre Winnipeg et Shoal Lake, plus particulièrement le long de la rivière Birch. Le maire allait arguer du fait que le projet colonial de Winnipeg et du Canada bénéficierait de plusieurs manières de ce plan de nouvelles concessions, qui allait « alléger une grave situation de pénurie d’emplois tout en créant en même temps un futur revenu pour le chemin de fer grâce au développement des ressources naturelles présentes dans la région traversée »[68]. En 1919, neuf cantons avaient été « réservés aux colons », ce qui ajoutait une nouvelle dimension au découpage spatial de l’empire au sud du Manitoba. En même temps que les concessions arrivèrent un « modèle de ferme industrielle » et des indications quant aux « céréales, herbes et légumes cultivés le long du chemin de fer du District de l’eau », ainsi que les infrastructures considérées comme essentielles dans les habitats non autochtones, notamment le tout-à-l’égout et des écoles, au nombre de trois en 1919[69].

Ici, comme ailleurs au XIXe et au XXe siècle au Canada, la conception des colonies de peuplement non autochtones, justement qualifiées de « plans », ont produit des résultats qui, à leur manière, ont compliqué les projets coloniaux qui les avaient produits. Les colons qui avaient obtenu des terres par le plan de colonisation du GWWD avaient des histoires d’immigration et des identités nationales qui les plaçaient durablement aux marges des conceptions clés de la « britannicité » et de la « blancheur », en particulier en temps de guerre. En 1916, l’agent concerné expliqua que les terres seraient attribuées à des sujets britanniques ou à des sujets de pays alliés ou neutres, et que « les candidats étrangers feraient mieux de se procurer des certificats de naturalisation ou des passeports ou autres documents d’attestation de leur nationalité »[70]. Trois ans plus tard, quelqu’un fit remarquer que les colons de Whitemouth étaient « presque tous Autrichiens, et [que] durant la guerre, leurs perspectives étaient incertaines ». Il s’agissait là de « colonies étrangères »[71], édifiées en temps de guerre sur des terres autochtones, et, dans la Winnipeg qui a émergé durant les premières décennies du XXe siècle, c’était l’axe de la différence nationale, et du danger, qui attirait inévitablement le plus l’attention. Comme l’ont démontré Kurt Korneski et Owen Toews, les conceptions de gauche et de droite concernant Winnipeg et le Canada qui se sont durcies durant la Grève générale de Winnipeg en 1919, avaient en commun l’effacement des peuples autochtones, et il a été facile, sinon confortable, pour les historiens, de conserver ce point de vue[72].

Revenons à nous

À quoi ressemble l’histoire lorsque l’on part de l’eau et que l’on y revient ? Comment les histoires de colonialisme ont-elles été formées par l’eau, et vice versa ? Poser ces questions en 2019 revient à le faire dans un ensemble particulier de questions et d’histoires. Winnipeg dépend de l’eau du lac Shoal depuis plus d’un siècle maintenant, le lac Shoal fait partie des avis sur la qualité de l’eau potable depuis 1997, et le fait que cette situation infortunée perdure peut être directement lié à la perte des terres et aux travaux de génie civil réalisés au nom de l’eau de Winnipeg. Je pose aussi cette question dans un contexte où les disciplines et les professions universitaires réfléchissent aux liens qui les rattachent à l’empire dans le passé et dans le présent. Dans le contexte de l’histoire canadienne, ces questions ont pris une forme et un caractère pressant sous l’effet de la publication en 2015 du Rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, à la suite d’une grande enquête rigoureuse sur l’histoire des écoles résidentielles, et finalement du Canada. Certains, en cours de processus, ont signalé les limites des discours sur la reconnaissance et la réconciliation, faisant remarquer, comme l’a fait Audra Simpson, que « l’État des colons demande de pardonner et d’oublier, sans rendre ni terres, ni justice, ni paix »[73].

En 2019, il est clair que le langage de la réconciliation est incapable de se confronter, d’une manière ayant un sens, aux conditions structurelles et matérielles d’un projet colonial toujours en cours qui procure des ressources aux communautés de colons et appauvrit les communautés autochtones. Le Rapport final de la Commission de vérité et réconciliation a été immédiatement suivi de Canada 150 et d’une fête d’anniversaire de 600 millions de dollars qui a mis l’emphase sur la diversité et l’inclusion, la « beauté naturelle » du Canada et « l’esprit de réconciliation avec les Premières nations »[74]. Ce qui a volé la vedette à ce spectacle commémoratif national fut plus compliqué et critique, un travail qui chamboulait les tentatives d’échafauder un type confortable de nationalisme sur le dos de la Loi sur l’Amérique du Nord britannique en articulant des histoires qui, comme le disent Kiera Ladner et Myra Tait, « gâtent la joyeuse image de soi d’un peuple canadien amoureux de la paix, juste et équitable »[75]. Une grande variété de productions universitaires, artistiques et activistes réalisées par des Autochtones et leurs alliés ont rétorqué directement et ostensiblement à Canada 150. L’artiste visuel Kent Monkman s’est « invité » à la fête de Canada 150 avec des peintures soigneusement documentées et exécutées de main de maître qui, tout à la fois, rendaient bizarres, autochtones et profondément dérangeantes quelques-unes des images les plus iconiques de la Confédération. Les historiennes Crystal Fraser et Sara Komarnisky rédigèrent « 150 gestes de réconciliation pour les 150 derniers jours du 150e anniversaire du Canada » (150 Acts of Reconciliation for the last 150 days of Canada’s 150th), l’artiste Christi Belcourt récita « Canada, je peux t’en citer 150 » (Canada, I can Cite for you 150), et l’historien Jesse Thistle oeuvra avec le Graphic History Collective pour rendre visible « Le moment où le Canada ouvrit le feu sur ma grand-mère (kokum) Marianne avec une mitrailleuse Gatling » (When Canada Opened Fire on My Kokum Marianne with a Gatling Gun)[76]. Canada 150 n’allait plus être le même.

Ces évènements et ces discussions ont modifié la signification du fait d’être un-e historien-ne au Canada, et il n’aurait pu en être autrement. Le rôle central qu’ont joué l’histoire et la recherche historique dans et autour de la Commission de vérité et réconciliation atteste de l’impact durable et de la pertinence du travail des historiens. Même les discussions universitaires conventionnelles sur la Confédération et ses histoires se dépêchaient d’être publiées en 2017, y compris celles auxquelles j’ai contribué, en ayant fait preuve de prudence et en ayant recherché des façons plus nuancées de parler de l’édification du Canada en tant que type particulier de projet national et colonial[77]. L’historiographie se définit généralement comme l’étude de l’écriture de l’histoire, mais il me semble qu’il s’agit là d’une façon trop sommaire de décrire ce qui peut être de pure forme, schématique ou fastidieux, mais peut être également une pratique intellectuelle énergique consistant à situer nos travaux au sein d’une communauté d’historiens et d’histoire, à être attentifs et proactifs devant ce que la théoricienne de la culture Sara Ahmed appelle la pratique citationnelle[78]. Lorsque nous plaçons notre recherche et notre écriture au sein de ce contexte historiographique, nous parlons du travail des autres et reconnaissons que notre propre travail est, ou sera un jour, passé semblablement au crible.

Qui a pu prétendre au titre d’historien et qui ne l’a pas pu ? Donald Wright nous a montré comment l’histoire s’est professionnalisée en tant que discipline durant les premières décennies du XXe siècle de façon à exclure les femmes et à normaliser notre quasi-absence comme allant de soi, en quelque sorte[79]. Les universitaires féministes ont contesté cette fusion historien/masculin de différentes façons durant les années 1970, 1980 et 1990, et elles continuent de le faire[80]. Sans nier le fait que le sexisme perdure et qu’il a un coût réel pour ce qui est de savoir qui se livre à un travail d’historien-ne, dans quelles conditions et de quelle façon ce travail est estimé et reconnu, je pense que nous pouvons également signaler à quel point l’engagement féministe dans la profession d’historien-ne a eu un pouvoir de transformation. On peut mesurer cela par le fait que je suis la troisième femme de suite à prononcer ce discours présidentiel, et que je serais suivie par une autre. Je pense qu’il est juste de dire que cela aurait été inimaginable en 1922, lorsqu’a été fondée la SHC/CHA, ou en 1963, lorsque Hilda Neatby fut la première femme à prononcer ce discours.

La relation entre l’histoire en tant que discipline au Canada et les histoires autochtones et la recherche savante est compliquée, voire semée d’embûches. L’histoire des Autochtones, en tant que sujet, a reçu une attention variable au cours du XXe siècle, et les historien-nes professionnels ont joué un rôle dans la multiplicité des « alliances politiques » entre colons et peuples autochtones, ce que Joan Sangster avait évoqué dans son discours de 2017[81]. W.L. Morton, président de la SHC/CHA de 1959à 1960, puis professeur dans ma propre institution, l’Université du Manitoba, avait présidé le comité d’organisation de la Conférence des Indiens et Métis de Winnipeg, oeuvrant de pair avec d’autres personnes, non autochtones, s’intéressant au travail communautaire[82]. Les choses ont changé dans les années 1970, et surtout dans les années 1980 et 1990. L’association qui a précédé l’Indigenous History Group, affilié à la SHC/CHA, fut créée en 1972. Un examen « des principaux écrits en histoire autochtone » réalisé entre 1990 et 1999 conclut que plus de choses avaient été publiées dans le courant de cette décennie que durant les cinquante années précédentes[83].

L’engagement croissant dans les histoires autochtones ne s’accompagna pas cependant d’un accroissement concomitant de la présence et de la visibilité des historien-nes autochtones dans les facultés d’histoire au Canada, ni à la SHC/CHA. En 2009, McCallum remarquait que si l’histoire autochtone était « dorénavant considérée comme un sujet légitime du travail historique », les historiens professionnels autochtones y constituaient « des anomalies »[84]. La sous-représentation d’historiens racisés au sein des départements d’histoire au Canada, et peut-être plus particulièrement en histoire canadienne, ne peut se résumer à l’invisibilité des chercheurs autochtones, mais elle n’en est pas non plus dissociable. Lors des réunions de 2019, l’historienne Afua Cooper rappela au public d’une session organisée conjointement par la Black Canadian Studies Association et la SHC/CHA que les chercheurs noirs avaient été abandonnés par la profession historique au Canada[85]. Et ces questions ne peuvent pas non plus être dissociées du fait que l’on rende naturels des processus historiques d’exclusion de, et d’inclusion à, la discipline historique, ce que l’historien Henry Yu appelle la « violence narrative de ce que l’on raconte au sujet de l’appartenance canadienne qui reproduit les réalisations politiques de la suprématie blanche »[86].

La profession historique canadienne n’est pas la seule à se trouver dans cette situation particulière. L’étude de 2017 de Frances Henry, Enakshi Dua, Carl James, Audrey Kobayaski, Peter Li, Howard Ramos et Malinda Smith montre que les chercheurs racisés et autochtones sont significativement sous-représentés dans les institutions d’enseignement supérieur au Canada en général, et que cette sous-représentation s’est accentuée au lieu de diminuer à l’ère des politiques d’équité[87]. En 2018, la Royal Historical Society a publié un rapport documenté sur les schémas de race, d’ethnicité et d’équité dans la discipline historique au Royaume-Uni, et en a conclu que l’inégalité ethnique détermine qui étudie et qui enseigne l’histoire, en plus d’exposer les expériences relatives à ce fait[88]. Dans la foulée d’une discussion suscitée par la publication d’un compte rendu de l’étude d’Ansley Erickson sur la désagrégation scolaire à Nashville, au Tennessee — rédigé par Raymond Wolters, un historien ayant un passé de publications douteuses sur la race, l’immigration et l’identité dans une revue d’extrême-droite, de suprémacisme blanc — l’American Historical Review annonça une série de changements éditoriaux et un engagement envers la « décolonisation ». Le rédacteur en chef endossa la responsabilité du « “sifflement d’admiration” raciste à peine voilé » qui avait été imprimé, et s’engagea à ce que la revue prenne « le risque d’affronter ses propres complicités potentielles avec l’incapacité de la profession de se débarrasser totalement de son manque d’ouverture envers les chercheurs et la recherche pour des raisons de race, de couleur, de convictions, de genre, de sexualité, de nationalité et une foule d’autres préjugés »[89].

En dépit de tous ces liens avec d’autres disciplines au Canada et avec l’histoire ailleurs, la sous-représentation des Autochtones et des chercheurs racisés qui perdure au sein de la profession historique au Canada en général, et à la SHC/CHA en particulier, est purement de notre fait, reflétant nos histoires distinctes de race, d’indigénéité et d’empire, nos origines linguistiques, régionales, nationales, et nos façons de les questionner, ou non. Il y a eu, au cours de la dernière décennie, quelques tentatives intermittentes de conversations au sujet de la façon dont nous pourrions édifier une profession et une organisation qui reflètent mieux les multiples histoires que nous analysons, les classes dans lesquelles nous enseignons, et les publics auxquels nous nous adressons (et plus récemment au sujet des prix et des raisons pour lesquelles certaines disciplines sont célébrées et d’autres non)[90]. Ces interventions aussi sont nécessaires, et en tant que profession et organisation savante, les historien-nes peuvent, et doivent, s’y impliquer directement.

***

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que, lorsque nous commençons par l’eau et ses histoires coloniales, nous finissions par nous-mêmes. L’eau est intime, fondamentale. Des gens ont été dépossédés dans l’intérêt de l’eau, et ils ont été dépossédés par elle. Des villes ont été bâties grâce à elle, et des communautés mises en péril et appauvries à cause d’elle. Les gens ont besoin d’eau pour vivre, et surtout pour vivre bien. Il peut y avoir trop peu d’eau, ou trop d’eau, comme nous le montre clairement le rythme rapide du changement climatique. Lorsque nous commençons par l’eau et que nous y retournons, nous revenons aussi au fait que toute histoire, d’une façon ou d’une autre, commence par le présent, dans les circonstances toujours changeantes et souvent difficiles dans lesquelles nous effectuons nos recherches, écrivons et enseignons, et auxquelles nous répondons directement ou indirectement. Le cas de Winnipeg et de la réserve de Shoal Lake 40 nous montre comment cette quintessence de l’histoire du capitalisme et de la modernité au Canada fut produite et entretenue au moyen d’un processus continu de dépossession — de terres, de travail et de ressources, y compris l’eau. Si notre analyse du Canada moderne n’est pas transformée par le fait d’admettre cela, elle n’est certainement pas bonne. De même, si la profession historique n’est pas elle-même reconfigurée par des conversations motivées par une critique de la recherche racisée et des études autochtones, nous passons à côté de l’opportunité de repenser les termes de notre relation avec le passé que nous étudions, le présent auquel notre travail doit parler et l’avenir que nous contribuons à faire advenir.